HISTOIRE GRECQUE

TOME QUATRIÈME

LIVRE SIXIÈME. — THÈBES AU RANG DE GRANDE PUISSANCE GRECQUE (379-362 AV. J.-C.).

CHAPITRE DEUXIÈME. — GUERRES OFFENSIVES DE THÈBES.

 

 

§ I. — RESTAURATIONS DANS LE PÉLOPONNÈSE.

Les Spartiates n'avaient nul pressentiment des plans que méditait leur grand adversaire. En effet, pendant qu'ils ne le croyaient occupé que de sa propre patrie, il avait en vue la Grèce toute entière. Ases yeux, la guerre était une lutte pour la liberté, lutte qu'il n'avait pas entreprise dans l'intérêt particulier de la Béotie, mais à titre d'Hellène ; c'était un soulèvement national contre l'oppression de Sparte. Une fois l'injure commise contre Thèbes expiée et l'indépendance de Thèbes assurée, il fallait réparer tout ce dont Sparte s'était rendue coupable à l'égard d'autres Hellènes dans le passé, de même que dans la grande guerre de l'Indépendance on avait protégé d'abord son propre territoire, et affranchi ensuite le littoral d'outre-mer. La plus belle de toutes les contrées péloponnésiennes, la Messénie, la première victime de l'ambition spartiate, ne demeurait-elle pas toujours désolée, dépouillée de ses villes, sans commerce ni trafic, malgré les meilleurs ports, cultivée par des esclaves, tandis que les légitimes propriétaires du sol séjournaient à l'étranger, ou errants, sans patrie, se réfugiaient d'un exil dans l'autre.

Grâce aux renseignements précis qu'Épaminondas avait sur la Grande-Grèce par ses amis pythagoriciens, il savait le grand nombre de Grecs d'origine messénienne qui résidaient au delà de la mer. Une triple migration[1] y avait jadis amené les meilleurs citoyens de cette nation, et des descendants des héros d'Ira et d'Ithome était issue au bord de la mer de Sicile une génération florissante, qui formait à Rhégion et à Messana l'élite de la cité. Aussi, après la chute d'Athènes, les Naupactiens s'étaient transportés à leur tour du golfe de Corinthe à Rhégion, et la plus grande partie d'entre eux plus loin encore, sur les bords de la grande Syrte. Il y avait là, à la lisière occidentale du territoire de Cyrène, la ville d'Hespéride, colonie des Cyrénéens, qui à cette date était serrée de très près par les tribus du désert environnantes et sollicitait un nouveau renfort de citoyens grecs. Les Naupactiens obéirent à cet appel, et le même homme qui les avait dirigés à la bataille de Sphactérie, Comon, les conduisit à la côte de Libye.

Malgré leur dispersion au loin sur terre et sur mer, les Messéniens avaient conservé leur amour du pays, leur haine contre Sparte, leurs anciens cultes et leur dialecte ; ce fut par conséquent de la part d'Épaminondas une pensée aussi grandiose que politique, de ne pas se borner à utiliser les forces nationales des Messéniens contre Sparte sur divers points en dehors de la Péninsule ou à fomenter des insurrections dans leur contrée désolée, comme avaient fait les Athéniens, mais de rassembler les groupes disséminés, pour rendre à la mère patrie une somme considérable de forces nationales, de sang généreux qu'elle avait perdu par la faute des Spartiates, et pour établir près du Taygète un État dont la restauration allait inévitablement faire retomber Sparte dans la situation qu'elle occupait avant le début de sa politique de conquête[2]. Dans ce but, des envoyés partirent de Thèbes, pour aller en Italie, en Sicile et en Afrique, inviter les Messéniens au retour[3].

Ainsi agissait le vainqueur de Leuctres, Combien se trompaient ceux qui regardaient sa retenue après la bataille comme un signe de faiblesse ! C'est lui qui dominait son temps ; il était le seul qui poursuivît de grands desseins et qui dirigeât les destinées des Hellènes. Son énergie réfléchie avait élevé sa patrie profondément abaissée au rang d'État souverain de la Grèce centrale ; à son appel se réunissaient des extrémités les plus éloignées du monde hellénique les Messéniens, pour recouvrer sur Sparte leur pays, et pour transformer ainsi tout le Péloponnèse.

Mais, avant que cette transformation n'eût abouti, d'autres mouvements éclatèrent dans la Péninsule qui n'étaient pas occasionnés par Thèbes. En effet, si accoutumé que l'on fût dans ce pays à l'ancien ordre de choses, à tel point qu'on ne pouvait même se figurer le Péloponnèse sans la prééminence spartiate, le principe proclamé à plusieurs reprises et avec solennité de l'autonomie de toutes les républiques grecques y avait aussi trouvé de l'écho., et les Péloponnésiens étaient nécessairement désappointés de s'entendre répéter toujours que ce principe n'avait pour eux aucun sens, et que chez eux tout demeurerait dans l'ancien état. Quand la paix d'Antalcidas eut provoqué bien des symptômes de fermentation, l'audacieux soulèvement de Thèbes éveilla la plus grande sympathie, et quel spectacle pouvait produire sur les États vassaux de Sparte une plus profonde impression que de voir la défection de Thèbes rester impunie pendant des années, et le châtiment de la ville finalement abandonné ? C'était là une défaite de Sparte qui précéda de longtemps la perte de la bataille. Aussi vit-on alors se manifester de nouvelles tentatives de révolte ouverte contre Sparte et le parti spartiate, et il en résulta des luttes sanglantes qui ébranlèrent le système des États du Péloponnèse, avant même que ne prévalût aucune influence étrangère.

C'est ce qui arriva à Phigalia, une vieille cité bâtie dans les montagnes, sur la limite méridionale de l'Arcadie. Après la chute d'Ira, Sparte l'avait prise comme une ville ennemie, et les citoyens n'étaient rentrés en possession de leur ville qu'après de rudes combats. Aussi y avait-on gardé contre Sparte une vieille rancune, et le parti anti-spartiate y était très fort. Celui-ci s'arma et chassa les familles dirigeantes qui tenaient pour Sparte. Les expulsés se fortifièrent à Héræa[4], assaillirent de là leur patrie au moment où elle célébrait la fête de Dionysos, et firent un terrible carnage de leurs concitoyens, uniquement pour le plaisir de se venger. Car ils se savaient hors d'état de maintenir leur puissance, et, après avoir accompli leur œuvre vengeresse, ils se retirèrent à Sparte.

Des scènes semblables se répétèrent en différentes localités[5], mais en général avec un résultat tout opposé. Car dans la plupart des endroits, le parti de l'agitation était le plus faible : ses adhérents avaient été expulsés dans les dernières années, et la puissance de leurs adversaires s'était affermie. C'est pour cette raison qu'échouèrent, même à Corinthe et à Phlionte, les tentatives faites par les démocrates pour s'emparer de nouveau de leur patrie, et, dans les deux endroits, après une grande effusion de sang.

Le quartier général de la démocratie péloponnésienne était Argos. Non seulement les entreprises du parti émanaient de là, mais la ville elle-même devint le théâtre des plus ardentes discordes civiles ; car, si le gouvernement n'y était pas aux mains d'un parti appuyé sur Sparte, il n'y en avait pas moins des froissements perpétuels entre les démagogues et les hommes au pouvoir, qu'on choisissait encore de préférence dans les hautes classes. Ces derniers, las d'insupportables tracasseries, conçurent enfin le plan de se débarrasser de leurs ennemies. Le complot fut découvert, et trente citoyens des plus considérables durent le payer de leur vie. Ce n'était là que le commencement. Tout le peuple en effet se trouva du même coup en proie à la plus redoutable agitation : les orateurs populaires en profitèrent pour réclamer l'épuration radicale de la ville, qu'il fallait purger de tous les éléments anti-démocratiques, et, au jour fixé, la foule mise en fureur tomba à coups de bâton sur ceux qui, pour une raison quelconque, paraissaient suspects. Douze cents citoyens furent les victimes de la force brutale, et lorsque les démagogues, effrayés eux-mêmes de l'excès des horreurs qu'ils avaient suscitées, voulurent en arrêter le cours, eux aussi furent attaqués et tués, si bien que le calme ne revint qu'après épuisement complet causé par l'effusion du sang[6]. Ce fut là l'émeute d'Argos connue sous le nom de scytalisme[7] événement jusqu'alors sans exemple dans l'histoire grecque, et tellement inouï, qu'au dehors même on le regarda comme un effrayant signe des temps et que les Athéniens procédèrent à la purification de leur ville, estimant le peuple hellénique tout entier souillé par ces horreurs[8].

Cet événement est à peu près contemporain de la bataille de Leuctres[9] ; les sanglantes querelles des autres villes paraissent avoir eu lieu dans les années précédentes, et peut-être se rattachent-elles aux négociations de 374 de même que la première paix conclue sur la base de l'autonomie générale avait provoqué des mouvements de parti analogues. Partout les anciennes règles de la vie sociale et des conventions internationales étaient ébranlées.

Dans le monde physique aussi se produisirent alors des phénomènes qui, comme les incidents naturels observés avant les guerres médiques, passèrent pour des présages menaçants. Ainsi, dans l'année de l'archonte Asteios (374/3), le monde hellénique fut effrayé par une comète d'une grandeur et d'une clarté inouïes, la poutre de feu[10], comme on l'appela, et dans la même année se placent les plus néfastes tremblements de terre qui jamais se soient déchaînés sur le Péloponnèse, l'antique séjour de Poséidon, le dieu qui ébranle la terre[11]. La ville achéenne de Boura s'engloutit dans une crevasse, et Béliké, avec le sol où elle s'élevait, s'enfonça dans la mer, si bien qu'on croyait apercevoir encore dans ses profondeurs les seuls débris restant de l'antique cité ionienne[12].

Quand la nouvelle de la bataille de Leuctres se répandit dans les villes de la Péninsule, le parti qui depuis des années avait travaillé à transformer la situation du Péloponnèse prit naturellement une nouvelle assurance. La crainte qui l'avait entravé était dissipée ; Sparte épuisée, qui ne pouvait plus sacrifier un homme, retira ses gouverneurs des places où l'on avait jusque-là reconnu la nécessité d'une surveillance spéciale. Cette mesure fut prise en apparence pour se conformer aux obligations du dernier traité, mais personne ne doutait que Sparte n'eût point fait ce pas si Cléombrote avait vaincu à Leuctres.

Il semblait maintenant facile de réaliser, dans le Péloponnèse aussi, la liberté promise aux diverses républiques ; l'interdit était levé, les mouvements libres. C'était pourtant un effort d'une incomparable difficulté que de s'engager, hors des ornières des anciens errements, dans les voies nouvelles du progrès. La puissance de l'habitude était si grande que, même après la bataille, on obéit presque généralement à l'appel de Sparte, malgré le déplaisir qu'avait inspiré dès le début toute la guerre contre Thèbes. La fermentation régnait dans toute la Péninsule, mais il manquait absolument un centre, de même qu'un objectif commun du mouvement. Sparte avait isolé tous les États ; aucun ne se risquait en avant.

Cette situation n'échappa point à l'attention des Athéniens. Athènes, lors des négociations du dernier congrès, avait sans doute poursuivi le dessein de rompre les liens de dépendance des États péloponnésiens, mais elle n'avait pas atteint son but ; elle avait même fini par reconnaître pleinement l'hégémonie de Sparte. On voulait aujourd'hui revenir sur cette occasion manquée. La place de chef-lieu du Péloponnèse semblait à présent en quelque sorte vacante ; il importait seulement de ne pas laisser une troisième puissance remplir cette lacune. Aussi, bientôt après la journée de Leuctres, les États péloponnésiens reçurent l'invitation d'envoyer des députés à Athènes pour y jurer de nouveau les conditions de la dernière paix[13]. Par cet acte, Athènes mettait en sa main le droit de veiller au maintien de la paix, à laquelle on donna lm sens encore plus impératif en décidant cette fois que tous les contractants seraient obligés de repousser avec leurs forces réunies toute attaque à l'indépendance de l'un des États ayant adhéré à la paix. C'était le premier essai d'une politique absolument neuve et hardie : Athènes se disposait à rassembler autour d'elle les républiques de la Péninsule privées de chefs, et, si c'était manquer gravement vis-à-vis de Sparte aux devoirs d'amitié obligatoires entre bons alliés que d'exploiter aussitôt pour son propre avantage la défaite des Spartiates, de déclarer leur puissance pour aussi dire éteinte et de se montrer prêt à recueillir leur succession, ce procédé ne se pouvait justifier que par le désir de prévenir de cette façon toute immixtion de la part de Thèbes. D'ailleurs, on vit bientôt que les Athéniens étaient incapables de prendre en main la direction des affaires du Péloponnèse.

Là, le mouvement prit bientôt un caractère très grave et décidé, surtout en Arcadie. Cette contrée, en effet, avait été de toutes les parties de la Péninsule la plus entravée dans son développement par la prépondérance de Sparte ; elle se composait d'un groupe (le communes urbaines et rurales, liées de toute antiquité par des cultes communs, comme ceux de Zeus Lycæos et d'Artémis Hymnia[14]. Le sommet du Lycée était la montagne sainte, l'Olympe de tous les Arcadiens[15]. Une vigoureuse race de montagnards habitait les cantons arcadiens, et les nombreux mercenaires qui en sont sortis pour conquérir gloire et richesse en Sicile, en Asie et en Égypte, témoignent du surcroît de force et d'esprit d'entreprise qui vivait dans ce peuple[16]. Aussi ç'avait toujours été une préoccupation capitale de la politique spartiate que d'utiliser cette force nationale pour ses desseins et de la tourner à son usage. Depuis que la conquête de l'Arcadie avait échoué contre la résistance des Tégéates et de leurs alliés, Sparte tendait sans relâche à empêcher en Arcadie toute formation d'une puissance indépendante. Elle exerçait l'autorité la plus absolue sur les communautés rurales établies dans les vallées de l'Alphée et de ses affluents et qui, ne tenant à la tribu que par des liens fort lâches, n'avaient même pas l'idée de suivre une politique propre. Parmi les villes du pays, Tégée était attachée à Sparte par d'anciennes conventions, et, vu son importance, on la traitait avec une prudence et des ménagements particuliers[17]. Mantinée, elle, avait subi dans toute sa rigueur l'arrêt disciplinaire prononcé à Sparte ; disséminés dans des villages, les citoyens vivaient, à ce que l'on prétendait à Sparte, pleinement satisfaits. Pourtant les Mantinéens, dès qu'ils eurent leur liberté d'action, abandonnèrent cette condition, rappelèrent les chefs populaires exilés, et, après être restés quatorze ans dispersés, ils rebâtirent leur ville[18]. Instruits par le désastre qu'ils avaient éprouvé lors du siège par Agésipolis, il détournèrent cette fois le ruisseau de l'Ophis et donnèrent à leur enceinte un soubassement de pierre qui la garantit contre tout dégât par l'eau[19].

La restauration de la ville constituait une insurrection ouverte contre Sparte, la première levée de boucliers énergique parmi ses alliés. Aussi on la considéra comme une affaire d'intérêt général pour le Péloponnèse. Les localités voisines aidèrent à bâtir, et les Éléens envoyèrent des secours pécuniaires pour hâter la construction avant que les Spartiates ne vinssent entraver l'œuvre. Mais ces derniers étaient si découragés qu'ils ne songèrent même pas à opposer un sérieux empêchement. Il leur importait seulement de parer l'atteinte ouvertement portée à leur honneur et à leur prestige. Pour ce motif, Agésilas, qui avait des relations d'amitié à Mantinée, dut chercher par des remontrances personnelles à obtenir au moins la suspension des travaux. Il demandait qu'on s'adressât à Sparte, simplement pour la forme ; il se portait garant que le consentement ne tarderait pas ; on aiderait même à la construction[20]. La commission était par elle-même d'une nature très pénible ; mais ce qui fut plus humiliant encore, c'est que les autorités de la Nouvelle-Mantinée profitèrent de l'occasion pour faire bien sentir au roi de Sparte le changement survenu dans l'état des choses. Il fut dédaigneusement repoussé, parce que, disait-on, il était impossible de modifier en rien la résolution de la république, et cet affront, il fallut que Sparte le subît sans mot dire[21]. Elle se vit donc punie tout d'abord dans le Péloponnèse même, aux lieux où elle s'était rendue coupable des plus graves attentats. Mantinée, qu'elle avait dévastée, devint le point de départ de l'insurrection nationale de l'Arcadie.

L'Arcadie était un pays de montagnes fait pour une libre constitution républicaine. Elle nourrissait un peuple nombreux, sain et sobre, belliqueux et entreprenant, un peuple de laboureurs, de chasseurs et de pasteurs, qui se regardait comme la véritable nation autochtone de la Péninsule. Au temps des guerres médiques, ses forces militaires montaient en bloc à 25.000 hommes environ, dont un tiers se répartissait sur les trois grandes villes, Tégée, Mantinée et Orchoménos, le reste sur les petites villes et les agglomérations cantonales[22]. L'Arcadie, en effet, offrait une collection de tous les échantillons de république. Les formes de gouvernement datant des époques les plus diverses y subsistaient les unes à côté des autres dans les différents cantons, depuis les fondations urbaines les plus modernes, telle que la démocratique Nouvelle-Mantinée, jusqu'aux plus simples et aux plus primitives de toutes les constitutions, telles qu'elles existaient dans les cantons ruraux de la vallée de l'Alphée, chez les Parrhasiens, Cynuriens, etc., qui, domiciliés dans des localités disséminées, n'avaient de commun entre eux que leurs sanctuaires nationaux. Ce morcellement avait été favorisé par Sparte de toutes les façons, parce qu'il faisait la faiblesse du pays. Dans ces conditions, le pays était hors d'état de se défendre contre l'influence spartiate ; il offrait une route ouverte aux expéditions lacédémoniennes ; les habitants fournissaient un élément toujours prêt à servir pour les plans de guerre élaborés à Sparte, et les voix des nombreuses petites communes assuraient à Sparte la majorité clans toutes les délibérations des alliés.

Cette indigne servitude avait depuis longtemps provoqué un vif mécontentement, qui fit explosion à la chute de la puissance spartiate. Après la bataille de Leuctres se lève ouvertement le parti qui veut rendre l'Arcadie libre. Il s'éveille une conscience nationale. On sent combien il est honteux que le peuple le plus ancien de la Péninsule, le plus fort en même temps et le plus nombreux, se soit toujours vu exploiter dans son assujettissement et sa faiblesse pour des intérêts étrangers[23] ; on sent que ce même peuple est appelé à un rang tout autre dans le monde grec. Thèbes servait d'exemple, et d'exemple éclatant. La victoire du parti démocratique avait élevé Thèbes en peu d'années de la condition de vassale de Sparte à celle de grande puissance. La même pensée s'alluma aussi dans ce pays ; on voulait sortir de ce misérable régime de petits États ; il fallait rétablir une Arcadie libre, unie et forte. Ainsi naquit une agitation qui dépassa de bien loin les districts de Mantinée et s'étendit sur l'Arcadie entière.

La tâche était ici incomparablement plus difficile qu'en Béotie. Il ne s'y trouvait point de place comme Thèbes, pour devenir le centre du pays ; il fallait créer un centre nouveau, fonder une capitale nouvelle, et cela, dans une partie de la région où n'existait encore aucune ville, au milieu des cantons les plus voisins de Sparte et les plus dépendants de cette puissance.

Le parti démocratique doit avoir longtemps agi en silence, car, aussitôt après la bataille de Leuctres, une entente s'effectue entre les diverses républiques sur les mesures les plus sérieuses, et l'on met en œuvre.les résolutions les plus énergiques. On choisit l'emplacement de la nouvelle capitale, et on le choisit dans la plaine la plus fertile de l'Arcadie méridionale, près de l'Hélisson, tributaire de l'Alphée, à une distance d'un demi-mille de ce fleuve.

Ce n'est pas la préoccupation de trouver une forte position qui décida en faveur de cet emplacement ; il occupe en effet une dépression en forme de cuvette, sans citadelle, sans défense naturelle. Par contre, cette région fertile était très favorable à l'éclosion d'une grande ville ; elle offrait la possibilité d'un mélange de vie rurale et urbaine qui souriait aux tendances des Arcadiens habitués aux occupations champêtres : mais le principal avantage consistait en ce que les domaines de deux des plus importantes tribus de l'Arcadie méridionale s'y touchaient, celles des Mænaliens et des Parrhasiens.

L'Hélisson descend du massif du Mænale, et la partie méridionale de la ville nouvelle s'appela, d'après une localité mænalienne, Orestia. L'autre rive appartenait aux Parrhasiens, possesseurs du Lycée, dont les hauteurs boisées dominent à l'ouest la vallée de l'Alphée ; aussi fonda-t-on une succursale du culte de Zeus Lycæos, l'antique centre de la contrée tout entière, au milieu de la nouvelle ville. Grâce à sa situation, elle constituait un point de croisement des plus importantes routes stratégiques qui reliaient l'Arcadie, la Messénie et la Laconie ; elle était destinée à servir de lieu de rassemblement fortifié aux villages environnants, dont le territoire jusqu'alors était resté complètement ouvert aux Spartiates ; et non seulement les républiques arcadiennes se virent appelées à une existence indépendante, mais encore les tribus de même race, dont le territoire était incorporé depuis des siècles à la Laconie, les habitants de la vallée supérieure de l'Eurotas et de l'Œnonte, s'agitèrent dès que leur apparut la possibilité de se rattacher à une Arcadie restaurée, puissante. De cette façon, Sparte fut menacée dans ses propres possessions.

Le prompt et heureux choix de l'emplacement, de même que l'énergique exécution de la fondation nouvelle, se concevrait difficilement si les Arcadiens, qui se trouvaient si peu préparés à des entreprises communes et manquaient de toute direction imprimée par un chef-lieu, eussent été entièrement abandonnés à eux-mêmes. Une influence étrangère est évidente, et c'est Épaminondas précisément qu'on désigne comme le fondateur de la nouvelle capitale[24]. C'est donc de lui, nous pouvons l'admettre, qu'émanent les idées directrices ; c'est à son instigation que se' forma un gouvernement qui, choisi dans les différentes villes et districts de la contrée et investi de pleins pouvoirs, donna le branle à l'œuvre commune. Il se composait de dix personnes, deux de Mantinée, autant de Tégée, de Clitor, de chez les Mænaliens et les Parrhasiens[25]. C'est sous leur surveillance que fut poursuivie la construction de la ville, à laquelle on donna des proportions grandioses. Elle ne devait pas former, en effet, une simple place d'armes pour la protection de la frontière, une simple enceinte pour le refuge des habitants des villages en temps de guerre, mais une belle résidence entièrement organisée, une grande ville régulière, moderne, qui s'élevait subitement comme par un coup de baguette magique au sein d'une contrée peuplée de paysans et de pasteurs et métamorphosait toute une région. Une enceinte ovale de 50 stades enferma les rues et les places publiques qui s'étendaient des deux côtés du fleuve. On lui donna le nom de Grande-Ville et l'on se montra jaloux de témoigner par la magnificence du théâtre, du marché, des ponts, etc., que les Arcadiens ne manquaient ni de ressources ni de culture. Quelques riches personnages décorèrent la ville d'édifices somptueux, qui reçurent le nom de leurs généreux fondateurs. Tel était, par exemple, le Thersilion, le bâtiment destiné aux assemblées du conseil fédéral néo-arcadien[26].

Pamménès, le général thébain, était chargé de surveiller le plan et l'exécution de l'ensemble[27]. Mais il ne se manifesta aucun danger de guerre. Avec le même sentiment de sécurité qui se révèle dans le choix du lieu et la fière dénomination de la ville, on bâtit cette anti-Sparte aux frontières de la Laconie, comme s'il n'y avait plus de Sparte. Cette dernière était tellement paralysée qu'elle supportait tous les affronts et ne se risquait plus avec sa milice hors des limites du pays.

En attendant toutefois, Mégalopolis était encore une ville sans État : elle était le fruit d'un élan national, le symbole d'une unité dont la réalisation était encore un problème non résolu. En même temps qu'on entretenait la construction de la ville, on devait songer, il est vrai, à donner une constitution au pays : Mégalopolis ne devait pas servir de centre seulement aux cantons jusqu'alors dépourvus de villes, mais à toute l'Arcadie ; elle devait être le siège de l'autorité centrale arcadienne et d'une assemblée représentative de toute la contrée[28]. C'est une assemblée de ce genre que formaient les Dix Mille, comme on les nommait, pour lesquels était bâti le Thersilion. C'était une Délégation de toutes les cités arcadiennes, qui devait siéger à des époques déterminées, prononcer sur les affaires importantes du pays[29], et élire les autorités, celles-ci devant résider dans la capitale et disposer d'une armée permanente de cinq mille hommes, les Éparites[30].

Le projet de constitution fut aisément dressé, mais son exécution se heurta à d'insurmontables difficultés. Les Hellènes maintenaient obstinément les distinctions locales, et ce trait particulier de leur caractère n'était nulle part plus marqué qu'en Arcadie, où chaque groupe vivait d'une vie à part, empreinte d'un caractère bien tranché. La fusion des divers cantons en une patrie commune échoua d'abord dans les États qui continuaient à tenir avec Sparte et qui étaient hostiles dès l'origine au mouvement anti-spartiate et démocratique. Parmi ceux-ci figurait Orchoménos, un canton composé d'une ancienne ville avec une puissante citadelle, au nord de Mantinée. Cet État, outre le terroir proprement dit de la ville, s'était assujetti encore quelques localités (Méthydrion, Theisoa, Teuthis) et les gouvernait comme des capitaineries. Il y subsistait un régime strictement aristocratique, et en conséquence un ferme attachement à Sparte. La jalousie de voisinage contre Mantinée irrita ces sentiments ; et, comme les localités relevant d'Orchoménos étaient mises à contribution, à titre de communes autonomes, pour former la capitale, Orchoménos prit naturellement une attitude très hostile en face de ces nouveautés[31]. Une situation analogue était celle de Héræa, chef-lieu de neuf districts dispersés sur la rive droite de l'Alphée, les bords du Ladon et de l'Érymanthos, au point où les gorges resserrées s'ouvrent du côté de l'Élide[32].

C'étaient ces deux États qui, comme de solides boulevards, résistaient au courant démocratique de l'époque. Tandis que dans d'autres villes se rencontraient bien encore quelques fractions de la population qui, par ancienne tradition de famille, professaient des sentiments spartiates, jamais un parti démocratique ne s'était élevé chez eux. Or, si Sparte était hors d'état de s'opposer complètement au mouvement arcadien, elle ne devait pas négliger de pareils alliés. On prit soin en effet de couvrir Orchoménos par une garnison de mille Lacédémoniens, auxquels s'ajouta une bande de cinq cents exilés béotiens et argiens, que les Orchoméniens prirent à leur solde sous le commandement de Polytropos[33]. Héræa vers le même temps s'agrandit et se fortifia, et cette nouvelle Héræa, par opposition à la capitale démocratique, fut destinée à servir de place d'armes et de centre au parti conservateur.

La deuxième difficulté que rencontra le mouvement unitaire naquit de la résistance des petites communes du sud-ouest de l'Arcadie. C'est en leur faveur principalement qu'avait été établie la fondation nouvelle, et même les députés de ces républiques s'étaient déclarés prêts à peupler la nouvelle ville. Mais, quand les Parrhasiens durent descendre de leurs montagnes boisées et élire domicile à l'intérieur de l'enceinte, alors se réveilla dans toute sa force l'amour invétéré du sol natal ; il y eut notamment quatre communes qui se refusèrent énergiquement à abandonner leurs demeures, et il arriva ainsi que cette entreprise, qui semblait véritablement émaner de la libre volonté nationale et constituer l'accomplissement des vœux longtemps caressés de tout un peuple, dut être menée à bout par la contrainte. Lycoa et Tricoloni furent forcées de céder[34]. Les Trapézontins émigrèrent pour se soustraire à la contrainte[35]. Lycosoura, au pied du Lycée, la plus ancienne ville, d'après la légende, qu'ait éclairée le soleil de la Grèce, fut exemptée de ces mesures violentes[36]. Les habitants restèrent en place, tandis que les autres communes de l'Alphée et de ses vallées latérales renoncèrent à leur indépendance et se transportèrent dans la capitale.

Mais bien plus délicate encore était la condition des États qui étaient habitués de temps immémorial à leur indépendance et avaient leur histoire propre. Là les luttes de partis étaient inévitables, car le parti national réclamait la renonciation des villes à leur autonomie en faveur d'une Arcadie unifiée, ce qui apparaissait aux autres comme une trahison tramée dans leurs propres foyers ; ils ne voulaient pas s'abandonner ainsi eux-mêmes. Ainsi, outre les aristocrates proprement dits, qui abhorraient les réformes à cause de leur caractère démocratique, un grand nombre de citoyens de tendances modérées s'opposèrent aux prétentions du parti national, et les cités se divisèrent en moitiés ennemies. Ce fut le cas notamment à Tégée.

Les Tégéates étaient, depuis des siècles, de fidèles alliés de Sparte, et il régnait clans les familles qui dirigeaient clans ce sens les affaires publiques un esprit d'honnêteté qui se montra chez Stasippos, alors chef du parti conservateur, homme d'honneur dont on rapporte qu'il repoussa avec indignation toutes les injonctions qui l'invitaient à se débarrasser d'une façon injuste de ses adversaires. Les chefs du parti adverse étaient Callibios et Proxénos, ce dernier un des commissaires qui avaient présidé à la fondation de la non- :voile capitale. Tégée avait donc officiellement secondé cette entreprise, avait alloué des fonds dans ce but, et probablement même envoyé une partie de sa population. Mais le parti national voulait aller plus loin, et, comme le gouvernement de la république ne voulait pas entendre parler d'une renonciation absolue à l'autonomie, on en vint à des mesures violentes. Les nationalistes courent aux armes. Proxénos tombe dans la bataille des rues ; sa bande est repoussée vers l'issue de la ville du côté de Mantinée. Là, dans le bâtiment qui protégeait la porte, elle reprend pied solidement et réussit, tandis que des négociations entamées retiennent Stasippos et arrêtent la complète répression de l'émeute, à se procurer en secret du renfort de Mantinée, le principal foyer de la démocratie arcadienne. Alors la chance tourne. Le parti de Stasippos est forcé d'évacuer la ville et se retire dans un sanctuaire d'Artémis, dans un faubourg. Mais la sainteté du lieu ne protège pas les malheureux. Ils en sont expulsés, désarmés, enchaînés et conduits en ville sur un chariot. Là les attend un tribunal formé tout à fait irrégulièrement, avec l'adjonction de jurés mantinéens. Ils sont condamnés par ce tribunal et exécutés[37]. C'était un terrorisme révolutionnaire qui regardait toute opposition aux intérêts généraux comme une haute trahison, et voulait exterminer tous les éléments de résistance.

Huit cents fugitifs arrivèrent à Sparte et y demandèrent protection pour leur cause. Les éphores crurent devoir faire quelque chose pour venger l'infraction à la paix, conformément aux traités jurés, et Agésilas fut expédié avec une armée qui reçut du renfort d'Héræa et de Lépréon. Les Arcadiens se tenaient réunis à Asea, à l'exception des Mantinéens, qui dans l'intervalle avaient marché contre Orchoménos[38].

Agésilas pénétra dans le pays des Mænaliens et occupa la localité d'Eutæa, appartenant au territoire que les Mantinéens s'étaient autrefois soumis. Les habitants n'avaient pas encore, ce semble, émigré à Mégalopolis. On les traita avec beaucoup de douceur, et même on les aida à restaurer leurs murailles[39] Ils devaient reconnaître combien peu Sparte prétendait porter atteinte à leur indépendance. Puis Agésilas s'avança sur Mantinée ; les Arcadiens suivaient, mais des deux côtés on n'avait guère envie de livrer bataille. L'orgueil d'Agésilas était si profondément abaissé qu'il tenait déjà pour glorieux de s'être montré de nouveau hors de la Laconie avec une armée, d'avoir ravagé quelques campagnes, et d'avoir même offert le combat aux ennemis[40]. Sans doute la saison était devenue rigoureuse : mais le motif principal de sa retraite était la perspective de voir arriver une armée thébaine. Les Arcadiens, en effet, dans le sentiment de leur propre faiblesse et de leur insécurité, avaient cherché un appui au dehors. Ils s'étaient adressés à Athènes, parce qu'après les récentes négociations c'est de là qu'ils devaient attendre du secours. Athènes les avait repoussés ; ils trouvèrent d'autant plus d'empressement à Thèbes[41].

Thèbes avait acquis une situation solide dans le centre et le nord de la Grèce. Il lui fallait maintenant un théâtre nouveau et une tâche nouvelle, pour se montrer digne de sa grandeur, pour retremper l'ardeur guerrière éveillée, et pour fortifier dans des entreprises communes l'union qu'elle avait réalisée en Béotie et dans les régions contiguës. Elle poursuivait en effet la guerre d'indépendance pour tous les Hellènes : elle était l'appui et l'allié désigné de toutes les tribus de la Péninsule combattant pour leur liberté. L'unification politique de la Béotie servait de modèle aux Arcadiens ; il était nécessaire de contraindre Héra et Orchoménos comme Platée, Thespies et l'Orchomène de Béotie, si l'on voulait réussir à constituer un État unitaire. Seulement, en Arcadie, il n'existait pas d'État prépondérant indiqué par l'histoire, point de capitale fédérale dont il n'y eût qu'à renouveler les prétentions : il s'y trouvait au contraire une capitale toute neuve, un pouvoir central artificiellement créé, et, d'après la nature et l'histoire du pays, les fédéralistes d'Arcadie tenaient en face du parti de l'unité une situation incomparablement plus légitime que ce n'était le cas en Béotie.

Épaminondas lui-même ne songeait assurément pas à imposer aux Arcadiens une forme déterminée d'unité politique ; mais il devait s'opposer de tout son pouvoir à ce que Sparte troublât l'Arcadie dans son organisation nouvelle ; il devait faire le possible afin de mettre l'Arcadie en état pour longtemps de résister aux attaques de l'ennemi ; il donnait en même temps par là un témoignage du désintéressement de la politique nationale de Thèbes, qui ne désirait pas dominer sur des États affaiblis, mais protéger par une alliance avec des États fortifiés l'indépendance des nations grecques. Aussi fit-elle à la sollicitation des Arcadiens, auxquels se joignirent Argos et Élis, un très favorable accueil, dans le but, après avoir déjà fait prévaloir son influence déterminante dans les affaires de Messénie et d'Arcadie, de paraître dans la Péninsule les armes à la main, en qualité de puissance hellénique.

Le Péloponnèse passait toujours pour la citadelle de l'Hellade, pour la position la plus centrale, la plus sûrement défendue. Il paraissait si soigneusement barricadé par la nature avec la chaîne de l'isthme, qu'il semblait téméraire de percer cette barrière. Iphicrate y avait fait une trouée ; mais les relations de la Grèce centrale avec les différents États péninsulaires n'avaient offert, en définitive, aucune stabilité. Maintenant tout alla autrement. La crainte de Sparte était évanouie, et pour cette raison les passes de l'isthme avaient elles-mêmes perdu leur importance. Épaminondas, Polytropos et les autres généraux de la Ligue conduisirent l'armée avant la fin de 370 au delà de l'isthme, et se réunirent près de Mantinée avec les Arcadiens, les Argiens et les Éléens : il s'y concentra une armée de 70.000 hommes, dont plus de la moitié d'hoplites.

Par rapport à la défense de Mantinée, l'arrivée de l'armée était inutile, car le simple bruit de l'approche des Thébains avait suffi pour décider Agésilas à la retraite. Les Thébains allaient-ils aussi rebrousser chemin tout de suite ? C'était l'avis prédominant dans le conseil des généraux, et il paraissait d'autant plus fondé qu'à une date très proche, au solstice d'hiver, la charge des béotarques expirait, et qu'on n'avait reçu aucun pouvoir pour des entreprises ultérieures. Mais Épaminondas avait certainement dès le début conçu un autre projet ; il ne voulait pas rentrer à la maison sans avoir rien fait. Il savait que le mouvement arcadien avait gagné jusqu'aux environs de Sparte, et que les places frontières étaient mal surveillées, les Spartiates ne s'attendant à aucune attaque en cette saison. Les alliés péloponnésiens le pressaient de profiter de l'occasion présente[42] ; il pouvait espérer mettre un terme prompt et glorieux, aux bords mêmes de l'Eurotas, toute cette guerre faite contre la tyrannie de Sparte.

Aussi prit-il avec Pélopidas la responsabilité de la continuation de la campagne ; les autres généraux s'effacèrent. Ce fut l'œuvre personnelle des deux amis[43]. Ils conduisirent leurs troupes, en quatre corps[44], par les défilés de la Laconie : il les réunirent dans la vallée de l'Œnonte près de Selasia, descendirent depuis le confluent de l'Œnonte la rive gauche de l'Eurotas, et, sans rencontrer de résistance, ils se postèrent en vue de Sparte, séparés seulement par le pont de l'Eurotas de la place publique de la ville, dont la vaste étendue n'était protégée par aucune muraille ni aucun ouvrage avancé[45].

Si l'on songe à la sécurité dont les Spartiates avaient joui jusqu'à ce moment au milieu de leur vallée entourée de hautes chaînes, si l'on réfléchit que, depuis l'expédition des Héraclides, aucune armée ennemie n'était apparue dans le bassin de l'Eurotas, on comprendra la terreur inouïe qui s'empara de la population. La milice était en faible nombre et découragée ; les femmes, qui n'avaient jamais vu la fumée d'un camp ennemi, augmentaient la confusion par leurs lamentations démesurées[46]. Les villages des périèques voyaient dans l'armée des coalisés leurs libérateurs et se soulevaient contre leurs tyrans[47]. Il fallut lever les hilotes pour la défense de la ville : mais eux non plus n'étaient pas sûrs, et l'on ne savait si l'on avait plus à craindre qu'à espérer de leurs bataillons improvisés, qui se montaient à 6.000 hommes[48]. Mais le pire des malheurs était l'incertitude qui régnait parmi les citoyens eux-mêmes, où il ne manquait pas de traîtres qui croyaient que la dernière heure de Sparte était arrivée et qu'il fallait à temps se soumettre au vainqueur. Nous savons en effet combien de ferments et quel désir de nouveautés remplissaient le pays.

C'est dans cette détresse qu'Agésilas se signala. Lui qui devait se dire que sa politique avait précipité l'État dans cette situation, il déploya maintenant toute son activité pour réparer le passé et, sauver la patrie. Il fit l'impossible : il eut l'art d'attirer à lui par des voies sûres les renforts qui venaient de différents États[49] ; il maintint l'ordre dans la ville remplie de lamentations ; il retint la fureur guerrière des hommes qui auraient livré Sparte aux mains de l'ennemi, s'ils s'en étaient remis au sort d'une bataille en rase campagne ; il distribua les troupes sur les hauteurs, étouffa avec une merveilleuse présence d'esprit les trahisons tramées et fit des mutins une justice sommaire, avec une rigueur à peine autorisée par les lois[50]. La position de la ville le secondait. En effet, grâce au fleuve et à ses rives marécageuses d'une part, et de l'autre, grâce aux divers groupes de collines et aux défilés, le terrain était naturellement propre à la défense, même sans ouvrages artificiels.

Épaminondas voulut d'abord pénétrer directement au cœur de la ville par le pont de l'Eurotas. Mais, arrivé devant le pont, il aperçut les troupes sur l'autre bord près du sanctuaire d'Athéna Aléa, si savamment disposées, qu'il ne se risqua pas à forcer le passage ni à se frayer une route à travers le chemin creux qui menait à l'agora, située dans le voisinage[51]. Il descendit donc l'Eurotas, qui avec ses eaux gonflées était le meilleur allié de Sparte, en longeant le pied du Ménélæon, qui, comme le Janicule romain, domine la rive opposée à la ville. Un demi-mille en aval, il effectua le passage non sans difficulté[52], s'établit dans Amyclæ, inonda de ce point avec sa cavalerie tous les environs au sud de la ville et fit une seconde tentative pour y pénétrer. Mais les troupes, en avançant dans la dépression de l'Eurotas, furent assaillies par un corps posté en embuscade et rejetées par des charges de cavalerie exécutées simultanément[53].

Les Thébains étaient peu préparés à ce genre de combat, et leurs alliés étaient encore moins utilisables et moins sûrs. Parmi les Péloponnésiens, la plupart n'avaient d'autre but que de s'enrichir par le pillage, et, quand cette entreprise leur eut réussi à souhait dans cette région bien cultivée et jusque-là respectée par l'ennemi, ils commencèrent par profiter de la première occasion pour s'en retourner chez eux, d'autant plus que l'hiver de Laconie se faisait sentir dans toute sa rigueur.

Épaminondas, dans cette campagne entreprise à ses risques et périls, était forcé d'éviter avec le plus grand soin tout revers sérieux. Il abandonna en conséquence toute tentative ultérieure sur Sparte, descendit la vallée de l'Eurotas, et vengea les nombreux pillages dont sa patrie avait souffert par la dévastation complète du pays jusqu'à la côte d'Hélos. Les places ouvertes furent incendiées, Gytheion avec ses chantiers et ses magasins investie trois jours et prise[54]. On y plaça même une garnison thébaine, pour pouvoir continuer de là la petite guerre. Ce fut une Décélie sur sol laconien, doublement importante, parce que la population des alentours était hostile aux Spartiates et s'était jointe en grand nombre aux, coalisés. Il importait de protéger ces gens contre la vengeance de Sparte. Épaminondas crut devoir terminer là les opérations de cette année en Laconie. Des juges malveillants ont voulu, dès l'antiquité déjà, expliquer sa retraite par d'indignes motifs, soit par la corruption, — car Agésilas, à les entendre, lui aurait offert dix talents par l'intermédiaire du Spartiate Phrixos[55] — soit par l'appréhension que l'anéantissement de Sparte n'entraînât comme conséquence l'unification de la Péninsule entière, chose dangereuse pour la puissance de Thèbes. Nous pouvons être persuadés qu'Épaminondas n'agit que d'après ses propres réflexions et un jugement exact de la situation. Cette modération lui était impérieusement commandée. Les circonstances devenant de plus en plus défavorables, il lui était interdit de pousser les Spartiates aux dernières luttes du désespoir, et il lui fallait profiter du moment pour exécuter son plan favori, préparé depuis des années déjà, la restauration de la Messénie.

Il trouva la région en pleine insurrection. Les paysans, abaissés au rang d'hilotes, se soulevaient contre leurs seigneurs, et le golfe, déserté depuis des siècles, était animé par de nombreux navires sur lesquels les Messéniens accouraient d'Italie, de Sicile et d'Afrique, pour recouvrer leurs demeures dans leur pays natal. Il fallait la présence d'Épaminondas en personne pour arrêter la confusion et mener cette œuvre délicate à bonne fin. Avant tout, le nouvel État avait besoin d'un centre solide.

Il n'y avait guère à hésiter sur le choix de l'emplacement. Entre les deux principales plaines du pays se dresse, comme une corne plantée au front de la Messénie, le massif de l'Ithome avec sa double cime boisée. C'était la citadelle d'Aristodémos, le lieu où se rattachaient les plus glorieuses traditions du passé : c'est sur les terrasses de l'Ithome que les Messéniens avaient jadis combattu avec le plus de succès contre les Spartiates ; quatre-vingt-six ans auparavant, la montagne avait été encore une fois, quoique temporairement, le siège de la liberté.

A présent, il s'agissait de créer un établissement durable, de poser le fondement d'un État vivace ; et ce fut assurément un des plus beaux jours de la vie d'Épaminondas quand il lui fut donné, au milieu d'une population qui l'acclamait avec reconnaissance pour la restitution de sa liberté et de sa patrie, au milieu des bénédictions de tous les Hellènes qui reconnaissaient dans l'expiation d'un ancien forfait la justice des dieux, quand il lui fut donné d'inaugurer par des sacrifices et des prières solennelles la construction de la ville de Messène[56].

Ce fut la première ville de ce nom. Elle s'étendait au pied du haut sommet de l'Ithome, dans un bassin riche en bois et en eaux, qui s'incline vers le sud et d'où la vue est libre sur le golfe. La construction fut exécutée avec d'abondantes ressources et selon toutes les règles de l'art. L'enceinte, suivant la lisière de la vallée, fut tracée de façon à enfermer le faîte de l'Ithome avec son antique temple de Zeus ; en bas, le long d'un ruisseau, s'étendaient les places et les édifices publics. La porte principale de la ville était celle du nord, dont les restes bien conservés témoignent aujourd'hui encore de la solide magnificence de tout le travail et de l'habileté des constructeurs ; c'était la porte ouverte du côté de Mégalopolis[57]. Les deux villes furent bâties à nouveau, dans le même dessein, sous la même influence, pour être les boulevards de la liberté péloponnésienne contre l'ambition de Sparte. Les Arcadiens amenèrent pour les hécatombes de la fête célébrée en l'honneur de la fondation de Messène des victimes choisies dans leurs montagnes[58] ; les Messéniens regardaient l'Arcadie comme leur seconde patrie. C'était une vieille tradition du temps d'Aristomène ; elle fut renouvelée alors dans toute sa force. Argos aussi prit part à la fondation, et le général argien Épitélès fut après Épaminondas le plus ardent à pousser les travaux[59].

Ce n'est pas seulement dans les murailles de sa capitale que ressuscitait la Messénie ; d'autres places d'antique renommée se relevèrent alors successivement : ainsi Pylos, patrie de Nestor, Ira et l'ancien port de Méthone. Ce sont des fondations dont on ne trouve d'autres témoignages que les débris de murailles qui. se rencontrent encore dans la campagne messénienne et qu'on reconnaît comme des ouvrages de cette époque[60].

On donna une attention toute spéciale aux cultes anciens ; leur suppression avait constitué le crime principal de Sparte, leur restauration fut donc le premier devoir de ceux qui voulaient réparer le passé. Le culte le plus saint du pays était celui des grandes déesses Déméter et Perséphone, qui s'était célébré dans le bois d'Andania, la plus vieille capitale nationale, avec des initiations vénérables[61], Ces pratiques s'étaient éteintes à, la fin de la deuxième guerre de Messénie, et c'était une tâche délicate que de reprendre le fil de la tradition évanouie. On rapporte que les dieux eux-mêmes aidèrent à résoudre cette difficulté ; le héros Caucon, fondateur de ces cultes, indiqua en songe à Épitélès la place où Aristomène avait enterré les écrits sacrés, lorsqu'il lui fallut abandonner sa patrie à l'ennemi. On découvrit un rouleau d'étain sur lequel était décrit tout le cérémonial des Mystères[62] ; et, comme d'autre part des descendants des familles sacerdotales étaient revenus en Messénie, ces derniers rentrèrent dans leurs anciens sacerdoces et privilèges[63]. Après une interruption de trois cents ans, les solennités annuelles recommencèrent dans le bosquet de cyprès de Carnasion, et elles reprirent une telle vogue qu'elles ne le cédaient en importance qu'aux Éleusinies attiques. Ainsi s'accomplit après une longue dispersion la réunion du peuple et la restauration de ses cultes, pareille à celle qui eut lieu chez le peuple d'Israël après l'exil.

Naturellement, il était impossible, parmi les nouveaux immigrés, d'examiner de très près l'authenticité de leur origine. D'ailleurs, une grande partie de la nation messénienne, et justement l'élite de la race, resta à l'étranger, où ses membres occupaient les situations les plus considérées, notamment à Rhégion et à Messana. Par contre, une masse d'aventuriers affluèrent pour se mettre en possession de fonds de terre, dont une grande quantité, grâce à l'expulsion des Spartiates, n'avaient plus de propriétaires[64]. Cette circonstance fut, dès le début, fort préjudiciable à l'œuvre de restauration : elle empêcha que cette restauration de la Messénie ne fût aussi réellement nationale et compromit la, durée du développement nouveau imprimé à la contrée. On vint aussi de pays étrangers pour fonder des colonies : ainsi s'éleva, sous les auspices d'Épimélide de Coronée, la ville maritime de Corone, ville béotienne transplantée sur le golfe de Messénie[65]. Il n'est pas possible de préciser au bout de combien de temps et dans quel ordre se sont opérées ces fondations, mais il est merveilleux que cette œuvre délicate ait progressé d'une marche si rapide et sans rencontrer d'obstacles. Ce fait, comme le succès analogue obtenu à Mégalopolis, ne s'explique que par l'aptitude extraordinaire que possédaient les Grecs pour l'établissement et l'organisation des villes ; mais le principal mérite en revient sans aucun doute à Épaminondas, dont le génie ordonnateur surveillait l'ensemble, dirigeait les masses, savait gagner au progrès de l'œuvre les hommes capables, comme Épitélès, et faire prendre à cœur aux tribus voisines la renaissance de la Messénie comme une affaire d'un intérêt général pour le Péloponnèse.

Ensuite Épaminondas commença sa retraite, tout en pressant sans aucun doute par sa présence personnelle la construction de Mégalopolis. Il avait toutes sortes de raisons pour hâter la retraite, car dans l'intervalle les Spartiates avaient cherché du secours à Athènes, et les Athéniens étaient tellement effrayés par le déploiement de puissance de Thèbes dans le Péloponnèse, qu'ils levèrent sans retard toute leur armée pour sauver Sparte de la ruine et mettre des bornes à l'orgueil de ses ennemis. Dès qu'on sut la ville de Sparte sauvée, l'ardeur se modéra. Iphicrate, qui commandait l'expédition, manifesta l'intention d'enfermer les Thébains dans le Péloponnèse ; il occupa les passes qu'il connaissait bien aux environs de Corinthe[66] ; mais la route de la côte, celle qui le long du rivage oriental passait par Cenchrées, il la laissa ouverte ou la défendit si faiblement qu'Épaminondas put rentrer dans son pays sans être inquiété.

A la fin de la campagne, Épaminondas paraît être entré en contact plus immédiat encore avec les Athéniens, et il n'est pas invraisemblable qu'après avoir heureusement laissé l'isthme derrière lui il ait profité de l'occasion pour faire sentir aussi sa puissance aux Athéniens, qui, en commençant subitement les hostilités, l'avaient mis dans le plus grand danger. Il avait maintenant un motif légitime de considérer l'Attique comme un pays ennemi, et il marcha par conséquent sans scrupule à travers le territoire attique, tandis que ses bandes d'éclaireurs s'approchaient même de la ville. Les Athéniens n'osèrent pas sortir de leurs murs, d'après les instructions formelles, dit-on, qu'Iphicrate, en qualité de général en chef, avait données pour ce cas[67].

C'est ainsi qu'Épaminondas retourna chez lui, quatre mois après l'expiration légale de son commandement. Or, lorsqu'on avait organisé le régime démocratique, on avait rendu des lois sévères contre toute espèce d'abus de pouvoir, et il ne manquait pas d'envieux occupés à guetter toutes les occasions de nuire aux hommes qui étaient les héros du jour.

L'attaque partit de la faction de Ménéclidas. Ce Ménéclidas parlait haut sur la place publique et cherchait à se dédommager, par le rôle de défenseur des droits populaires, de l'avortement de ses ambitieux désirs. Aujourd'hui il s'agissait d'une violation ouverte de la constitution, d'une prolongation arbitraire du commandement, acte qu'il était aisé de représenter comme le prélude d'aspirations à la tyrannie. Il n'est pas douteux qu'on engagea une procédure judiciaire. Mais lorsque vint pour Épaminondas le moment de rendre ses comptes, ce moment où toutes les infractions aux lois devaient être relevées, il présenta simplement le résumé de ce qui s'était accompli pendant ces quatre mois, et cet exposé produisit une si puissante impression que tous les complots de l'envie tournèrent à la confusion de leurs auteurs[68].

Cette courte campagne, en effet, avait, sans batailles sanglantes et sans sacrifices, produit des résultats qui modifiaient tout l'équilibre politique de la Grèce et qui élevaient Thèbes pour la première fois, dans toute la force du terme, au rang de la première puissance. On avait enfoncé les portes du Péloponnèse, parcouru d'un bout à l'autre l'inaccessible Laconie, éprouvé à son propre foyer la complète faiblesse de Sparte ; la cohésion intérieure de l'État lacédémonien était rompue par la défection des périèques, son port aux mains de Thèbes, une moitié de son territoire enlevée et reconstituée sous le nom de Nouvelle-Messénie ; l'Arcadie, Argos et l'Élide se tenaient en armes, prêtes à marcher contre Sparte sous les ordres de Thèbes ; enfin les villes récemment construites, gages d'un succès durable, ces villes qui honoraient Thèbes comme leur métropole et s'élevaient comme les éternels monuments de sa gloire, reliées à Mantinée et Argos, formaient une ceinture autour de Sparte, une ligne de postes ennemis, destinée à l'entraver pour toujours dans la liberté de ses mouvements et à opposer une digue à toutes ses futures velléités de domination. De même, la jalousie d'Athènes n'avait servi qu'à grandir la gloire des Thébains, car son plus grand capitaine n'avait pas osé affronter Épaminondas. Bref, la première campagne entreprise au dehors par les Thébains était si riche en honneurs et en succès, qu'il fut impossible de condamner l'auteur de cette fortune militaire pour infraction à des dispositions légales : il ne paraît même pas y avoir eu de débat judiciaire[69].

D'ailleurs les choses se présentaient 'manifestement sous un tel aspect, que les questions extérieures où Thèbes s'était engagée ne pouvaient être embrassées dans leur ensemble et dirigées que par Épaminondas. C'est dans sa personne que les populations de l'Arcadie et de la Messénie plaçaient toute leur confiance, et il allait pour ainsi dire de soi qu'on ne pouvait le rappeler au milieu de son œuvre. Le manquement aux dispositions constitutionnelles ne consistait donc au fond que dans le fait qu'Épaminondas n'avait pas comparu de sa personne à Thèbes, pour briguer, au commencement de la nouvelle année officielle, au mois de Boucatios, le renouvellement de sa charge de général[70].

Cependant, malgré l'éclat des succès de la première campagne, elle n'avait amené que le renversement du régime existant et n'avait rien moins que fondé un nouvel ordre de choses. Argos et l'Arcadie poursuivirent la guerre pour enlever à la puissance spartiate les derniers points d'appui qui lui restaient encore. Les Arcadiens prirent Pellana et détachèrent ainsi de Sparte la haute vallée de l'Eurotas[71] ; les Argiens attaquèrent Phlionte[72], d'accord certainement avec les Thébains, qui attachaient nécessairement de l'importance à s'assurer de quelques places sur le golfe de Corinthe, pour avoir de ce côté le libre accès de la Péninsule. L'opération était d'autant plus importante que les Athéniens continuaient à regarder comme leur devoir de surveiller les passes de l'isthme contre le nord — tant était singulier le changement de la situation — et procédaient avec beaucoup plus d'énergie qu'auparavant. Cette fois, c'est Chabrias que l'on chargea de la garde des frontières. Il rassembla à Corinthe une armée de 10.000 hommes, Athéniens, Mégariens, Achéens de Pellène, ces derniers animés d'une fidélité particulière à Sparte. Il s'y ajouta une seconde armée d'égale force, composée de Lacédémoniens et autres Péloponnésiens, soit des proscrits d'Arcadie, soit des citoyens des États qui répugnaient absolument aux récents bouleversements révolutionnaires, comme Lépréon et les villes de l'Argolide, Hermione, Épidaure, Trœzène, etc. Corinthe aussi avait passé alors et sans réserve du côté de Sparte ; car, d'une part, elle voyait sa puissance maritime compromise par Thèbes, qui cherchait à s'emparer de la mer, de Corinthe, de l'autre, elle était peu satisfaite de voir les défilés de son territoire destinés à servir perpétuellement de libre passage aux Thébains. Enfin, les Spartiates avaient noué des relations avec Denys de Syracuse, afin qu'il leur envoyât des troupes auxiliaires pour la défense de l'isthme[73]. Ainsi l'on tenait avant tout à commander ces défilés et à couper les communications de Thèbes avec ses alliés du Péloponnèse. Ce but une fois atteint, l'on était persuadé que ces derniers, à eux seuls, ne feraient rien de régulier ni de durable ; leur politique s'en irait à la dérive, comme tous les projets de ligue séparatiste formés jusque-là.

C'est dans ces conditions due les Thébains durent cette même année se mettre de nouveau en campagne. Cette fois, ils trouvèrent le mont Oneïon avec ses trois cols, les deux passes sur les plages de Cenchrées et de Lécha on et le défilé central par la gorge de Corinthe, soigneusement occupés et occupés par une armée qui, outre sa position favorable, possédait l'avantage d'une force numérique trois fois supérieure. Épaminondas s'arrêta comme devant une forteresse fermée et fut forcé d'assaillir un des passages, les ennemis ne se montrant nullement d'humeur à descendre pour livrer bataille en plaine. Il choisit le plus occidental des trois défilés, celui qui lui permettait d'arriver le plus directement à son but. Sur ce point étaient rangés les Lacédémoniens avec les Achéens de Pellène, complètement séparés, comme le comporte la disposition des lieux, des autres divisions de l'armée. Après avoir tenu les ennemis toute la nuit constamment en éveil sur toute la ligne, Épaminondas réussit le lendemain matin à les repousser à la première attaque et à les décourager de telle sorte qu'ils demandèrent un armistice et accordèrent le libre passage. Alors les Thébains se réunirent à leurs alliés, postés à Némée, et ils marchèrent de concert sur Sicyone qui, attaquée simultanément par Pamménès du côté de la mer, fit cause commune avec les coalisés[74]

Les entreprises ultérieures furent moins heureuses. Pellène, ville achéenne voisine des Sicyoniens, assise clans une forte position et habitée par de vaillants citoyens, n'était guère prenable. Une expédition contre Épidaure n'eut pas de résultat sérieux ; une attaque sur Corinthe amena même un combat malheureux[75], et la situation des Thébains prit un caractère plus critique encore par l'arrivée à Corinthe des troupes auxiliaires de Denys. La conséquence en fut qu'Épaminondas retourna dans son pays.

Cette campagne ne fut cependant pas infructueuse. D'abord, on était parvenu à détourner du sud l'attention des alliés et à procurer ainsi aux Messéniens et aux Mégalopolitains des loisirs suffisants pour continuer la construction de leurs murs. En second lieu, l'assaut de la passe de Corinthe constituait un fait d'armes brillant, et la récompense en était la possession de Sicyone. Or, le pays de Sicyone avait dès la plus haute antiquité des relations avec le littoral opposé de la Béotie, et il était de la plus grande importance, pour les opérations militaires de Thèbes, de renouer ces liens, car on était assuré d'avoir de cette façon une place de débarquement commode, et, par la vallée de l'Asopos, on avait accès dans l'intérieur de la Péninsule, qu'il serait désormais à peu près impossible au parti lacédémonien de fermer à, l'invasion. Malgré ce triple succès, la campagne, aux yeux des Thébains, qui n'attendaient d'Épaminondas (comme jadis les Athéniens d'Alcibiade) que des exploits extraordinaires et qui regardaient tout échec comme un manque de bonne volonté, la campagne était avortée ; on reprocha particulièrement au général d'avoir, après l'engagement de Léchæon, épargné les Lacédémoniens avec une impardonnable faiblesse ; et la suite de ces accusations fut qu'on le destitua de son commandement[76].

 

 

 



[1] Après la première guerre de Messénie, fondation de Rhégion (STRABON, p. 257), puis, de Messana par Anaxilaos (PAUSANIAS, IV, 23. 8) : émigration de Naupacte en Sicile et à Rhégion (PAUSANIAS, IV, 26, 2) : la majeure partie des émigrants pousse, sous la conduite de Conon, jusqu'à Evhespéridæ. Ceux-ci avaient espéré un instant que les Athéniens les ramèneraient à Naupacte (PAUSANIAS, IV, 26, 3), mais la paix de 371 avait déçu leur attente.

[2] Une preuve qu'Épaminondas se préoccupait tout particulièrement des Messéniens, même avant la bataille de Leuctres. c'est qu'avant d'engager la bataille, on alla chercher à Lébadée le bouclier d'Aristomène, et qu'on en orna un trophée érigé à la vue de l'ennemi (PAUSANIAS, IV, 32, 6).

[3] PAUSANIAS, IV, 26, 5. DIODORE, XV, 66.

[4] Sur Héræa, voyez E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 346. TH. WISE, Excursion in the Peloponnese, I, p. 73.

[5] DIODORE, XV, 40. Diodore place ces troubles après 374. Les raisons que fait valoir contre lui GROTE (XV, p. 32, 1, trad. Sadous) ne sont pas décisives.

[6] DIODORE, XV, 57-58.

[7] Σκυταλισμός, signifie bastonnade, tuerie à coups de bâton. Les Argiens avaient probablement l'habitude de se réunir avec un bâton à la main, habitude à laquelle les Spartiates avaient renoncé de bonne heure (PLUTARQUE, Lycurgue, 11).

[8] PLUTARQUE, Reip. ger. præcept., p. 814 b.

[9] Diodore le place en 370 (Ol. CII, 3), quelque temps après la bataille de Leuctres.

[10] DIODORE, XV, 50. MARM. PAR., § 83. C. I. GRÆC., II, p. 322. L'expression désigne bien une queue de comète, comme l'atteste Aristote (ap. SENEC., Quæst. Nat., VII, 5.)

[11] DIODORE, XV, 49.

[12] DIODORE, XV, 48-49. Cf. E. CURTUIS, Peloponnesos, I, p. 466 sqq.

[13] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 1. Les Éléens protestent contre cette prétention (Ibid., VI, 6, 2.)

[14] Zeus Lycæos et Artémis Hymnia apparaissent sur de vieilles monnaies arcadiennes frappées longtemps avant la fondation de Mégalopolis (PINDER und FRIEDLÆNDER, Beiträge zur älteren Münzkunde, p. 85 sqq. WARREN, Essay of Greek Federal Coinage, p. 30.

[15] Sur l'Arcadie, voyez E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 164 sqq.

[16] Les mercenaires arcadiens avaient une réputation proverbiale (HERMIPP. ap. ATHÉNÉE, I, p. 27. Cf. THUCYDIDE, VII, 57). Cf. XÉNOPHON, Anab., VI, 2, 10.

[17] HÉRODOTE, IX, 26. PLUTARQUE, Quæst. grec., 5.

[18] Épaminondas a été l'instigateur de l'entreprise (PAUSANIAS, IX, 14, 4). Cf. HERTZBERG, op. cit., p. 351. Pour ce qui est de la chronologie, Xénophon est plus exact que Pausanias.

[19] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 3. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 236.

[20] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 4.

[21] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 5.

[22] E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 274.

[23] Ce sont les idées exprimées par le Mantinéen Lycomède (XÉNOPHON, Hellen., VII, 1, 23).

[24] PAUSANIAS, VIII, 27, 2.

[25] PAUSANIAS, VIII, 27, 2.

[26] PAUSANIAS, VIII, 32, 1. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 285.

[27] PAUSANIAS, VIII, 27, 2.

[28] FREEMAN, History of federal government, p. 199. W. VISCHER, Schweiz. Museum, 1864, p. 305.

[29] DIODORE, XV, 59.

[30] HESYCHIUS, s. v. Cette milice recevait une solde (XÉNOPHON, Hellen., VII, 4, 33).

[31] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 11. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 220 sqq.

[32] STRABON, p. 337. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 394.

[33] DIODORE, XV, 62. XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 14.

[34] PAUSANIAS, VIII, 25, 7.

[35] Les Trapézontins se rendent dans leur colonie homonyme du Pont (PAUSANIAS, VIII, 27, 6).

[36] PAUSANIAS, VIII, 27, 6 : 38, 1.

[37] Sur la lutte des partis à Tégée, voyez XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 6-9.

[38] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 10 sqq.

[39] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 42.

[40] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 21.

[41] DIODORE, XV, 62. DEMOSTH., De Megalopol., § 12.

[42] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 23.

[43] DIODORE, XV, 62. Cependant, les deux chefs ne prennent cette responsabilité qu'au moment d'envahir la Laconie (PLUTARQUE, Pelopid., 24).

[44] DIODORE, XV, 64. XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 25. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 264.

[45] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 27.

[46] ARISTOTE, Polit., p. 46, 4. XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 28.

[47] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 25. 32.

[48] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 28.

[49] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 29.

[50] PLUTARQUE, Agesil., 32.

[51] PLUTARQUE, Agesil., 32.

[52] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 30.

[53] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 31. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 239 sqq.

[54] XÉNOPHON, Hellen., VI, 5, 32.

[55] C'est Théopompe qui accuse Épaminondas d'avoir reçu un viatique de ses ennemis (PLUTARQUE, Agesil., 32). BAUCH (Épaminondas, p. 49) y voit un pur sarcasme.

[56] PAUSANIAS, IV, 26. DIODORE, XV, 66. PLUTARQUE, Pelopid., 24. La construction fut commencée en 370/369 (Ol. CII, 3), et dura quatre années, d'après POMTOW, Epameinondas, p. 80.

[57] Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 138 sqq.

[58] PAUSANIAS, IV, 27, 6.

[59] PAUSANIAS, IV, 26, 7 : 27, 6 sqq.

[60] Le texte de Pausanias (IV, 21) est confirmé par les restes de murailles qui se rencontrent à Pylos, Ira, Méthone (E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 181. 153. 170). D'après Scylax (V. 46), Méthone appartient à la Laconie, ainsi qu'Asine : c'est la raison pour laquelle NIEBUHR (Kleine Schriften, II, p. 119) suppose que la partie la plus méridionale de la région a été réunie seulement plus tard à la Messénie. Xénophon passe absolument sous silence l'affranchissement de la Messénie.

[61] PAUSANIAS, IV, 1, 8 : 27, 6.

[62] PAUSANIAS, IV, 26, 8.

[63] Sur la rénovation des Mystères et initiations par Méthapos d'Athènes, voyez SAUPPE, Inschrift von Andania (in Abhandl. der Götting. Gesellsch. der Wissenschaften, 1860, p. 220).

[64] DIODORE, XV, 66.

[65] PAUSANIAS, IV, 34, 4. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 166. La ville s'appelait auparavant Æpia.

[66] Iphicrate était au mont Oneïon, au rapport de Xénophon (VI, 5, 51), qui critique ses dispositions stratégiques.

[67] PAUSANIAS, IX, 14, 7. Cf. THIRLWALL, History of Greece, V, p. 149. La critique de GROTE (XV, p. 78, 1, trad. Sadous) porte à faux.

[68] CORN. NEPOS, Epamin., 8. APPIAN., B. Syr., 41. Plutarque dit que l'accusation visait également Pélopidas (PLUTARQUE, Pelopid., 25). Appien compare Épaminondas à Scipion l'Africain (dans Tite-Live, XXXVIII, 51).

[69] Il n'y eut pas de ψήφος (PAUSANIAS, IX, 14, 7. CORN. NEPOS, Epamin., 8).

[70] SIEVERS (Gesch. Griech., p. 277), affirme sans motif qu'Épaminondas et Pélopidas ne furent pas élus béotarques pour l'année 369 ; il a contre lui ce fait, que Pélopidas, lorsqu'il mourut, était revêtu de cette fonction pour la treizième fois (PLUTARQUE, Pelopid., 34).

[71] DIODORE, XV, 67.

[72] XÉNOPHON, Hellen., VII, 2, 4.

[73] XÉNOPHON, Hellen., VII, 7, 20.

[74] DIODORE, XV, 69. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 484.

[75] XÉNOPHON, Hellen., VII, 1, 19. DIODORE, ibid.

[76] Épaminondas est soupçonné par ses concitoyens d'avoir épargné les Spartiates par une inclination particulière qu'il avait pour eux (DIODORE, XV, 72).