HISTOIRE GRECQUE

TOME QUATRIÈME

LIVRE CINQUIÈME. — LA DOMINATION DE SPARTE EN GRÈCE (DE 404 A 379 AV. J.-C.).

CHAPITRE PREMIER. — ATHÈNES SOUS LES TRENTE.

 

 

§ II. — LA TYRANNIE DES TRENTE.

Les révolutions qui éclatèrent après le triomphe de Sparte, dans les cités grecques, s'accomplirent partout avec la participation des factions locales ; mais cette coopération ne fut nulle part plus active que dans la cité dont la vie mouvementée avait imprimé un développement plus vigoureux et plus original à toutes les tendances politiques, c'est-à-dire à Athènes.

C'est là que les amis et les adversaires de la constitution établie s'étaient le plus nettement séparés en deux camps. Pour les uns, elle était la condition du salut ; les autres la considéraient comme la source de tous les maux, comme une organisation contraire à toute raison. Entre les deux se tenait le parti des modérés, qui ne pouvaient afficher un programme aussi précis que les amis ou les ennemis absolus de la constitution, mais qui s'accordaient avec les uns en ce qu'ils reconnaissaient les abus de la démocratie et souhaitaient sérieusement certaines restrictions à la volonté populaire, et avec les autres en ce qu'ils restaient fidèles à la constitution, considérant toute violation de ce pacte, et toute intervention de l'étranger amenée dans un intérêt de parti, comme un crime de haute trahison. Dans cette vue patriotique, ils s'unissaient aux démocrates proprement dits contre les oligarques, qui, ne pouvant recruter parmi leurs concitoyens qu'un petit nombre d'adeptes, s'étaient vus rejetés de tout temps vers l'alliance étrangère, et qui s'entendaient à excuser chez eux et chez les autres, par toutes sortes d'arguments sophistiques, leurs intelligences avec les ennemis de la république.

Nous connaissons ce parti, ses agissements perpétuels pour provoquer le désordre dans l'État afin d'ébranler le respect des lois, sa malice à exploiter, dans l'intérêt de sa cause, tout désordre comme tout malheur public. C'était le parti de ceux qui méprisaient l'homme du commun, qui regardaient la vertu et l'aptitude pour la carrière politique comme un privilège inaliénable des gens de condition ; qui regardaient la renonciation à l'empire maritime comme le premier pas à faire pour rentrer dans une voie raisonnable ; le parti dont la profession de foi politique est exposée dans l'écrit conservé sous le nom de Xénophon, et intitulé : De la République des Athéniens.

Ce que ce parti avait poursuivi au cours du dernier siècle par des tentatives répétées, ce qu'il avait réalisé en partie à l'époque des Quatre-Cents, il l'avait pleinement atteint à cette heure ; après l'installation des Trente, il était au comble de ses vœux. Grâce à l'anéantissement de la flotte et à la démolition des murailles, la ville était désarmée et séparée de la mer. Athènes n'était plus une démocratie ni une grande puissance ; elle n'était plus qu'une de ces villes comme il y en avait beaucoup dans l'intérieur de la Grèce, qui, sans avoir de desseins propres, obéissaient à une direction étrangère et plaçaient leur contingent militaire sous le commandement de Sparte. Sparte était de nouveau la tête unique ; une seule volonté dominait dans l'Hellade. La délivrance des misères de vingt-sept années de guerre, la réconciliation des tribus apparentées par leurs origines, la paix et la concorde parmi les Hellènes garanties pour longtemps par des constitutions similaires, le retour au bon vieux temps, avec ses sages institutions qu'avaient renversées les excès de la démocratie, telle était la brillante enseigne du nouvel ordre de choses, que les partisans de Sparte célébraient comme le seul salutaire et le seul légitime.

Cependant aucun d'eux ne pouvait être assez borné pour croire au succès immédiat de cette œuvre de réaction, qui faisait rétrograder toute l'histoire grecque jusqu'au temps de Thémistocle, ou même de Clisthène et de Solon. Il était à prévoir que le corps des citoyens, épuisé par la guerre et par la famine, ébranlé par une suite de coups inattendus, reprendrait quelque jour une attitude plus virile. Tout dépendait donc des mesures par lesquelles les Trente allaient consolider leur régime et appliquer leurs principes : leur parti se trouvait donc non pas au terme, mais plutôt au début de sa tâche.

C'est au milieu d'une opposition ouverte, qu'un coup d'autorité de Lysandre put seul écarter, que ce gouvernement avait été institué sur la motion de Dracontidas ; il se composait exclusivement d'hommes qui comptaient leurs adhérents dans les hautes classes de la société, mais que le peuple en général haïssait ou suspectait grandement. C'étaient en partie les mêmes personnages qui avaient causé par leur trahison la défaite d'Ægospotamoi ; ils ne s'étaient pas contentés, et c'était un fait de notoriété publique, d'accepter ce que la situation avait rendu inévitable : au lieu d'utiliser leurs relations avec Sparte pour, amener cette paix tant désirée aux conditions les plus favorables, ils avaient mis Sparte au service de leur cause ; ils s'étaient mis à couvert derrière Lysandre et s'étaient concertés avec lui pour ne lui adresser que les demandes qui répondaient le mieux à leurs intérêts égoïstes. Néanmoins, ils n'étaient pas constitués à l'état de gouvernement régulier, mais simplement à titre de commission chargée de réviser les lois organiques de l'État, qui avaient subi tant de remaniements dans les dernières années, et de les mettre en harmonie avec un état de choses modifié. C'est à cette fin seule que, sous l'autorité de Sparte, ils s'étaient vus investir de pouvoirs extraordinaires, lesquels devaient expirer à l'achèvement de leurs travaux législatifs[1].

Malgré cela, les Trente ne songeaient à rien moins qu'à légiférer : leur unique but était de s'emparer des organes encore subsistants de l'État, et de désarmer toute opposition. L'assemblée du peuple resta frappée de dissolution : les magistratures républicaines subsistèrent en apparence et furent occupées, malgré leur insignifiance, par des hommes du parti dominant. C'est ainsi que Pythodoros devint premier archonte, et donna son nom à l'année qui s'ouvrit sous le régime des Trente[2]. Le Conseil aussi demeura debout, bien que probablement incomplet ; en revanche, il fut composé uniquement de membres qui, à l'époque des Quatre-Cents déjà, s'étaient montrés partisans de l'oligarchie. Ce Conseil reçut, aussitôt après l'abolition des tribunaux populaires et la suppression de l'Aréopage, la juridiction criminelle ; et, pour ne pas laisser se produire dans une assemblée si dépendante pourtant, des résolutions libres et impartiales, on décida que les conseillers voteraient ouvertement, en présence des Trente[3]. Le Pirée, cet antique foyer d'agitation démocratique, fut placé sous l'autorité spéciale d'un Conseil des Dix, responsable de la tranquillité de cette place. Sans doute ils furent aussi nommés par Lysandre et mis sous les ordres des Trente. Dans la ville haute comme dans la ville basse, on ne toléra plus d'autres fonctionnaires que ceux qui s'offraient pour être les instruments complaisants du gouvernement nouveau.

Après avoir établi de la sorte une organisation provisoire, les tyrans préludèrent, par quelques mesures habilement calculées, à l'ère nouvelle qu'ils prétendaient inaugurer pour Athènes. Il n'était pas difficile alors de mettre au compte des abus de la démocratie tous les malheurs dont on déplorait les conséquences. Aussi, quand les Trente employèrent leur puissance à abroger quelques dispositions fâcheuses, qui choquaient tous les citoyens raisonnables, à bannir de la ville, après une procédure sommaire, quelques individus méprisables qui avaient exercé avec une audace éhontée le métier de sycophantes, et dont les dénonciations menaçaient tous les honnêtes gens, ces actes furent accueillis avec faveur par une partie considérable de la population. Après une longue période de perplexités et de désarroi, un régime énergique était le bienvenu ; la défiance à l'égard de la constitution, sentiment qui s'était répandu de plus en plus depuis les désastres de Sicile, la soif du repas, qu'on ne pouvait espérer satisfaire qu'au prix d'une restriction des libertés populaires et d'un rapprochement avec Sparte, tout cela profitait au nouveau gouvernement : avec quelque habileté, il pouvait réussir à attirer peu à peu de son côté nombre de gens du parti intermédiaire.

Cette modération ne se maintint pas longtemps. Les membres du gouvernement étaient trop hommes de parti pour se contenter longtemps de marcher avec précaution dans les voies d'une politique raisonnable ; trop de rancunes s'étaient amassées dans leur cœur, durant la longue période où la minorité des riches s'était vue sous la domination exécrée du nombre ; leur animosité longtemps contenue voulait se faire jour ; on aspirait à se venger de l'oppression subie. Or, si l'on poursuivait ce but, on ne pouvait guère s'engager dans un système destiné à amener peu à peu un revirement dans l'opinion publique et à gagner le parti modéré. L'adhésion des chevaliers, la seule classe à Athènes qui fût par principe dévouée aux oligarques, ne leur suffisait pas pour leurs desseins. Sparte même ne leur offrait pas la sécurité désirable, tant qu'elle restait à l'arrière-plan comme puissance protectrice. Aussi expédièrent-ils à Sparte deux hommes sûrs, J'Eschine et Aristote, avec mission d'y convaincre les autorités que, pour organiser les nouvelles institutions d'une façon durable et au goût des Lacédémoniens, un secours armé était absolument nécessaire. Comme ils se chargeaient de l'entretien du contingent et que Lysandre appuyait activement leur demande, sept cents garnisaires lacédémoniens s'avancèrent en Attique, sous la conduite de Callibios, et occupèrent la citadelle[4].

C'était un événement de grande conséquence. Il allait inévitablement dessiller les yeux de ceux qui avaient eu la bonhomie de croire à la modération des Trente ; tout patriote allait se révolter en s'entendant apostropher par des sentinelles spartiates, sur le chemin qui conduisait auprès de la déesse Poliade, de cette même déesse qui avait repoussé l'hommage des rois de Lacédémone. On sut alors que le gouvernement ne se souciait guère de se concilier le respect ou l'assentiment public, mais qu'il prétendait suivre une voie où il sentait le besoin d'avoir à sa disposition des armes étrangères ; on reconnut qu'il plaçait la satisfaction de ses rancunes plus haut même que son propre honneur et que son indépendance. Maintenant Callibios, Spartiate rogue et hautain, était le premier personnage d'Athènes, et les chefs des Trente ne jugeaient pas au-dessous de leur dignité de lui faire la cour, et de s'assurer par toute sorte d'avances de ses bonnes dispositions ; ils ne rougirent pas de sacrifier à sa rancune le jeune et bel Autolycos, le célèbre vainqueur de plusieurs jeux gymniques. Callibios, par dépit de la perte d'un procès, l'avait maltraité sur la voie publique ; et, comme le jeune homme s'était mis en garde, il l'avait amené comme un criminel devant Lysandre. Celui-ci désapprouva la conduite de l'harmoste, mais, après son départ, Autolycos fut puni de mort[5].

Pour prix d'une situation si humiliante, les Trente voulaient naturellement exploiter d'autant plus complètement l'accroissement de puissance que leur valait l'occupation étrangère. Ils se montrèrent dans tous leurs actes plus affranchis de scrupules et plus violents ; ils se virent forcés en outre, pour la solde des troupes, qu'ils avaient mise au compte de leur Trésor, de se procurer de l'argent par tous les moyens et de s'attaquer, à cette fin, aux propriétés publiques aussi bien que privées. Bref, par l'admission de troupes étrangères, le gouvernement du parti des oligarques dégénéra en tyrannie, incomparablement pire que toutes les tyrannies des périodes antérieures, parce qu'on voulait châtier le peuple, comme un ennemi détesté que l'on tenait enfin à sa merci.

Comme, avec les lois de Solon, toutes les libertés civiles étaient suspendues, la persécution pouvait s'étendre à tous ceux qui déplaisaient ; or, on trouvait déplaisant quiconque était capable de nuire. L'industrie des sycophantes, qu'on devait faire disparaître, prit un développement inconnu jusque-là De ces misérables, les uns étaient des gens qui déjà avaient exercé le métier, et qui se bornaient aujourd'hui à changer de couleur pour conserver une carrière si lucrative ; les autres, des individus qui commençaient sous les Trente leur apprentissage, et y faisaient d'autant plus de bénéfices qu'on pouvait maintenant compter avec certitude sur le succès d'une accusation. Les plus connus de ces limiers et délateurs étaient Batrachos, d'Oréos en Eubée[6], et Æschylide.

Sous un pareil régime, une magistrature acquit une importance toute spéciale : c'est celle dont le ministère consistait dans l'application des peines, le Conseil des Onze, comme on l'appelait[7] : non seulement il fonctionnait alors sans relâche, mais les places y étaient occupées par les partisans les plus zélés des Trente ; c'étaient des hommes qui trouvaient personnellement leur plaisir à recruter des victimes et à satisfaire la vengeance des tyrans ; ils constituaient eux-mêmes un organe du parti et le rouage le plus important du gouvernement. Le plus audacieux et le plus influent d'entre eux était Satyros.

Un des premiers attentats où l'on reconnut le véritable caractère du régime, ce fut l'exécution des infortunés qu'Agoratos[8] avait dénoncés comme fauteurs de troubles et qu'on détenait encore. D'après un décret du peuple, ils devaient être jugés par un jury de 2.000 membres. Au lieu de cela, ils comparurent devant le Conseil et furent mis à mort dans la prison, entre autres Strombichidès, Calliade et Dionysodoros. On n'en resta point là Il semble qu'avec le concours de Lysandre[9] on dressa une liste de ceux qu'on avait dessein d'écarter ; elle comprenait tous ceux qui s'étaient montrés jadis les défenseurs des droits populaires. En tête figuraient Thrasybule, fils de Lycos, l'homme qui avec Alcibiade avait le plus contribué à ramener pour Athènes, délivrée après la chute des Quatre-Cents, une nouvelle ère de gloire et de prospérité, et Anytos, fils d'Anthémion, homme de basse condition mais d'une fortune considérable, qui passait pour un démocrate de vieille roche. Tous deux furent bannis.

Les exilés même étaient redoutés, surtout Alcibiade, qui n'était tombé en oubli ni pour ses amis ni pour ses ennemis. On savait que lui aussi, tant qu'il vivrait, forgerait des plans et poursuivrait de grands desseins. Il avait dépassé la quarantaine ; mais, malgré ses dérèglements, il était encore plein de force et d'activité. Dans la situation désespérée de son pays, il ne pouvait renoncer à l'idée qu'il lui était donné de reparaître encore une fois en sauveur dans sa ville natale : après comme avant, il espérait atteindre son but au moyen de la Perse.

A Suse régnait, depuis la fin de l'an 403 (Ol. XCIII, 4), Artaxerxès II Mnémon. Pour entrer en rapports avec lui, l'occasion semblait singulièrement favorable. En effet. Cyrus, dont les plans de trahison se révélaient chaque jour plus clairement, s'était entièrement attaché à Sparte ; le Grand-Roi se trouvait ainsi comme obligé de chercher ses alliés à Athènes. C'est ce que reconnut Alcibiade[10]. Après avoir gardé quelque temps, au bord de l'Hellespont, une attitude paisible et expectante, il renoua des négociations avec Pharnabaze ; celui-ci avait conservé sa satrapie après la nomination de Cyrus à la vice-royauté des provinces maritimes, tandis que Tissapherne s'était vu priver de ses charges. Pharnabaze résidait à Dascylion, sur la côte de Propontide ; il y offrit, selon la vieille politique persane, la plus cordiale hospitalité à son ancien rival, et lui assigna la ville de Gryneion en Éolide, qui lui fournit un riche revenu annuel. Alcibiade recueillit alors les avantages de son précédent séjour à la cour de Tissapherne ; il entra facilement dans la vie et le train des affaires de l'empire ; il se disposa même à partir pour Suse, afin d'y faire triompher encore ses projets conçus de longue date ; il songeait, comme l'y portaient ses penchants, à intervenir de nouveau dans le cours des événements, comme négociateur et capitaine, avec un rôle décisif.

Cependant ses ennemis ne le perdaient pas de vue : ils n'oubliaient pas qu'une fois déjà la domination de leur parti avait été renversée par lui ; il fallait donc prévenir à temps un second retour. Critias ne haïssait personne plus qu'Alcibiade, son ancien ami, preuve la plus évidente de la versatilité de sa politique ; d'autre part il savait que, si jamais le peuple cherchait des yeux un homme capable de tout sauver, cet homme serait Alcibiade, vers qui tous les regards se tournaient ; aussi longtemps que cet homme demeurerait en vie, les Trente ne pouvaient espérer que la masse des citoyens se soumettrait tranquillement à leur joug. C'étaient là des raisons suffisantes pour persécuter l'absent. Ses biens en Attique furent confisqués, son fils proscrit[11], et lui-même, comme jadis Thémistocle, déclaré hors la loi, si bien que le séjour lui fut interdit dans toute l'étendue de l'Hellade. Mais on désirait sa mort ; et pour cela le gouvernement s'adressa à Lysandre, qui se trouvait alors en Asie, afin d'obtenir son concours. Comme Lysandre, paraît-il, ne se montrait pas disposé à souscrire à cette demande, on mit en mouvement les ennemis d'Alcibiade à Sparte, Agis surtout et ses adhérents ; il s'ensuivit que Lysandre reçut de Sparte l'injonction formelle de se défaire d'Alcibiade. Probablement il invoqua dans ce but la volonté de Cyrus et Pharnabaze jugea impossible de se dérober à cette nécessité ; il dut lui-même prêter les mains à la perte de son hôte[12].

Alcibiade se rendait près du Grand-Roi, dont il pouvait attendre un accueil favorable ; il venait de s'installer pour la nuit dans la bourgade phrygienne de Mélissa, lorsque les émissaires envoyés par le satrape l'atteignirent. Alors on cerne de nuit son logement, comme le gîte d'une bête sauvage ; on l'entoure d'un épais monceau de bois et de branchages. Éveillé par l'incendie qui s'allume autour de lui, il se lève précipitamment. Il cherche son épée, elle était enlevée : il a donc dû y avoir de la trahison en jeu. Avec une vive présence d'esprit, il jette dans les flammes des vêtements et des couvertures, et s'élance au travers, suivi de sa maîtresse Timandra[13] et d'un Arcadien dévoué. Déjà il laissait derrière lui cette mer de flammes qui devait l'engloutir ; tout à coup, tandis que le feu l'éclaire, il est criblé de traits lancés à distance, et il tombe sans avoir aperçu un ennemi. Alors seulement les Barbares sortent de leur obscurité et abattent la tête du héros, pour la porter au satrape en témoignage de l'accomplissement de leur mission. La fidèle Timandra ensevelit le corps[14].

Les maîtres d'Athènes considérèrent assurément comme un grand succès la mort d'Alcibiade, en songeant aux complications qui auraient pu résulter de ses négociations avec le Grand-Roi. En attendant, des attentats isolés ne supprimaient pas les difficultés de leur situation. Le côté faible de cette situation, c'est que le gouvernement n'était pas aux mains d'un seul tyran, mais d'un collège de trente despotes. Ce nombre avait dû être primitivement destiné à couvrir les vilaines apparences d'une tyrannie ; c'était une sorte de Sénat placé à la tête de la cité : ce n'est point par hasard, à coup sûr, que, par le nombre de ses membres, il correspondait au Conseil des Anciens de Sparte ; d'autre part, l'institution des éphores marque le parti pris évident de copier exactement l'organisation politique de Sparte. Parmi tant de collègues investis d'une égale autorité, l'union ne pouvait subsister à la longue, surtout dans un gouvernement qui gouvernait sans lois et agissait arbitrairement, qui manquait d'une règle fixe et de limites. Fatalement, ces collègues devaient entrer en conflit à propos des mesures à prendre, et il ne pouvait manquer de se produire des scissions au sein du gouvernement.

En outre, on put remarquer dans le peuple, une fois remis de sa première frayeur, une agitation dont la gravité échappait à toute prévision. On commençait à voir clair dans la situation de l'État, et la question se posait chaque jour plus distinctement : Comment cela finira-t-il ? Tant qu'on ne vit frapper que ceux qui avaient soulevé la colère publique, tous ceux qui avaient la conscience en repos restaient tranquilles. A présent, c'était une autre affaire : Batrachos et Æschylide étaient toujours là pour lancer une accusation au premier signe et au gré de l'un des Trente, et les accusés avaient pour juges leurs ennemis. A présent, toute sûreté pour la vie et les biens avait disparu. Tout honnête citoyen pouvait à l'improviste devenir victime d'une délation perfide. Il n'était plus question d'intérêts de parti ; on voyait parmi les victimes de la tyrannie des hommes appartenant aux plus nobles maisons, et à qui leurs traditions de famille aussi bien que leurs convictions personnelles inspiraient la plus entière aversion pour les désordres de la démocratie. Ainsi succomba l'éminent Nicératos, le fils de Nicias ; son frère Eucrate ayant refusé d'entrer dans le collège des Trente, on s'en était déjà défait avant lui[15]. Léon de Salamine[16], Lycurgue, grand-père de l'orateur de ce nom[17], eurent le même sort. On les livra tous aux Onze, après un court semblant de procès. On entraînait les citoyens hors de l'agora et des temples ; on empêchait les parents d'ensevelir les victimes ; les marques de sympathie passaient pour un crime. Dans la plupart de ces condamnations, plusieurs motifs dictaient la perte des accusés : on voulait se débarrasser de personnages dangereux, satisfaire des rancunes personnelles, et en même temps gagner de l'argent par la confiscation des biens.

Ce dernier motif, qui avait été décisif dans l'affaire des héritiers de Nicias, prit de plus en plus le principal rôle ; et, partant de ce point de vue, on dirigea la persécution tout spécialement contre la classe des étrangers domiciliés en Attique ou métèques, qui vivaient sous la protection de l'État. L'admission en masse de ces gens, qui avaient sensiblement contribué à faire d'Athènes un centre d'industrie et de commerce, avait dès le début mécontenté les oligarques. La fortune des métèques consistait surtout en argent et en biens meubles ; on l'évaluait difficilement, et il était facile de l'exagérer : elle excitait d'autant plus la cupidité des tyrans. Comme il s'agissait ici de non-citoyens, on croyait pouvoir se permettre un peu plus de licence, et on avait même jusqu'à un certain point les apparences pour soi en représentant cette classe en général comme amie des nouveautés et peu sûre[18]. Aussi deux des Trente, Pison et Théognis, présentèrent une motion spéciale au sujet des métèques ; les divers membres du Conseil furent invités à désigner quelques individus de cette catégorie qui leur paraissaient suspects, et, pour que le vrai motif de cette poursuite ne se découvrît pas d'une façon trop palpable, on eut l'astuce d'inscrire, parmi les dix premiers que l'on avait choisis pour victimes, deux individus sans fortune[19].

Rien d'étonnant qu'avec la marche des choses, quelques-uns des Trente se prissent à réfléchir, et qu'un autre sentiment se fît jour : il était impossible, pensaient-ils, d'aller plus loin de cette façon à l'aveugle ; il fallait songer, ne fût-ce que dans l'intérêt de leur sécurité, à trouver un appui dans le peuple et à organiser un ordre politique qui portât en lui quelque garantie de durée. La division éclata parmi les gouvernants ; il se forma une droite et une gauche, et le chef de l'opposition fut Théramène. Il rentra, sans le vouloir, dans la voie où il s'était engagé sous les Quatre-Cents.

D'après toute sa conduite lors de la catastrophe qui avait frappé Athènes, nous avons peine à croire qu'une répugnance morale l'ait empêché de s'associer à la continuation des violences, d'autant plus qu'au début, comme Critias le lui dit plus tard en face, il s'était montré un des plus ardents, et avait poussé ses collègues à la persécution sanglante dirigée contre le parti adverse. Mais, lorsque dans cette voie il se vit dépassé par d'autres et sentit son amour-propre blessé par l'influence prépondérante de Critias, qui devint réellement le chef du gouvernement, il regarda le retour opportun à une politique plus modérée comme la meilleure des précautions à prendre pour sa personne : car il était trop intelligent pour se faire illusion sur les suites fatales d'un terrorisme fanatique ; par conséquent il tenait à quitter à temps le navire dont il prévoyait le naufrage. De cette façon aussi, il pouvait espérer de monter au rang de chef de parti à côté de Critias, et, le jour où l'abus de la force aurait amené la chute de ce dernier, de conquérir par une adroite souplesse une situation conforme à ses visées ambitieuses. D'ailleurs il conservait, comme un reste de son bon naturel, un certain éloignement pour tout excès, pour toute férocité ; ce sentiment allait agir en lui comme mobile accessoire, et, se souvenant qu'il avait une fois déjà exécuté avec bonheur un habile changement de rôle, il prit vis-à-vis des autres, qui suivaient passivement Critias, une attitude de jour en jour plus hardie, élevant la voix pour avertir et faisant à ses collègues une opposition résolue.

Il avait commencé par désapprouver en détail quelques mesures, par exemple, l'occupation de l'acropole par des troupes lacédémoniennes et l'exécution d'hommes irréprochables, comme Léon et Nicératos ; puis, sans se laisser détourner par la perspective des gros bénéfices dont il aurait eu sa part, il résista résolument à tout le système gouvernemental. Il dénonça comme une folie la prétention d'exercer la tyrannie tout en restant en minorité, d'exiler des hommes courageux et de former ainsi à l'étranger une force ennemie, de se défaire de quelques individualités et de se rendre hostiles en même temps des classes entières, qui gagnaient en puissance tandis qu'on cherchait à les affaiblir ; il importait de compter avec l'opinion publique et de se créer un appui dans le peuple. Aussi réclamait-il qu'on rendit au noyau de la population, c'est-à-dire à ceux qui étaient en état de s'armer eux-mêmes, la plénitude de leur droits. Critias, par contre, professait que le moindre changement de direction serait un signe de faiblesse et une cause de danger. Il ne fallait pas s'abandonner, selon lui, à de généreuses illusions ; l'État devait être purifié une fois pour toutes de tous les éléments de corruption, et l'on tenait maintenant pour cela une occasion qui ne reviendrait plus. Aussi les Trente devaient se tenir fermement unis et agir comme un seul homme qu'entoureraient des ennemis aux aguets.

Cependant la division s'accentuait de jour en jour : ils se poussaient l'un l'autre dans un sens opposé, et à la fin, Critias comprit la nécessité de faire des concessions apparentes, afin que Théramène ne devînt pas le chef d'un parti contraire.

On se décida en conséquence à convoquer une assemblée de citoyens, afin d'asseoir, d'après le plan de Théramène, le gouvernement oligarchique sur une base plus large. On dressa une liste de citoyens sûrs, et, outre les chevaliers, que l'on considérait comme une classe à part, on fixa le nombre normal à trois mille ; nombre qui correspondait encore, et sans doute avec intention, à la division tripartite particulière aux Doriens[20]. Théramène s'éleva contre ces résolutions. Le nombre, disait-il, était trop restreint, car il excluait quantité de gens à qui l'on ne pouvait refuser un témoignage de civisme ; d'un autre côté, il était trop grand, car il n'offrait aucune garantie que les personnes désignées fussent de fidèles adhérents de l'oligarchie. Il était impossible, avec de pareilles mesures, d'aboutir à une organisation durable.

Alors Critias et ses amis se virent forcés de se frayer résolument leur voie et de procéder par coups énergiques. Un jour ils firent convoquer, pour une revue, les citoyens en corps. Les Trois-Mille se rassemblèrent sur l'agora ; les autres, répartis en plus petites-sections, sur diverses places de la ville. Ces places furent entourées de troupes, et les citoyens surpris durent livrer leurs armes aux mains des mercenaires lacédémoniens, qui les transportèrent à la forteresse. Ainsi, suivant l'exemple qu'en avaient donné les anciennes tyrannies, le peuple était désarmé ; quant aux Trois-Mille, qui gardaient leurs armes, on s'en croyait aussi sûr que d'une bande de partisans. On leur octroya quelques droits politiques, et on leur assura principalement le privilège de n'être pas condamnés sans procédure judiciaire ; disposition qui paraissait moins une protection pour les Trois-Mille qu'une arme contre le reste, car la suppression des libertés inaliénables des Athéniens était prononcée sans détour par ce fait, qu'on n'exceptait qu'un nombre déterminé de citoyens de la privation de droits où tous étaient réduits.

Désormais on continua toujours plus audacieusement. L'inimitié personnelle d'un des gouvernants, la possession d'une fortune tentante, étaient des motifs suffisants pour un procès criminel. La soif de vengeance et de spoliation s'irritait par la satisfaction même. Les maisons et les ateliers furent soumis à des perquisitions, les caisses brisées, les offrandes et les dépôts saisis. Divers membres du gouvernement dressaient, d'un commun accord, la liste de leurs victimes ; de cette façon, ils s'unissaient plus étroitement les uns aux autres, mais en même temps ils se séparaient des esprits moins violents, et c'est ainsi que se produisit une scission entre ultras et modérés, scission de jour en jour plus notoire. Théramène, qui combattait sans ménagement le gouvernement sanguinaire des prétendus honnêtes gens, devint insupportable, et sa chute une nécessité.

Après avoir secrètement armé une troupe d'amis dévoués, Critias convoqua le Conseil et intenta une accusation capitale à Théramène ; son réquisitoire était en même temps une apologie de sa propre politique. Dans les révolutions, dit-il, il est impossible que le sang ne coule pas ; c'est une chose que doit comprendre tout homme qui se sent appelé à y concourir : il faut être assez viril pour dominer ses sentiments. Athènes est le foyer de la démocratie, que nous combattons comme le vice fondamental de la société ; elle est devenue, pour son malheur, une grande république, et s'est développée au milieu de toutes les folies de la liberté populaire. Après beaucoup d'efforts, nous avons renversé enfin la souveraineté du peuple et fondé une oligarchie, seule capable de maintenir un accord durable entre Athènes et Sparte. Nous devons, par conséquent, tenir ferme et ne tolérer aucune opposition dans l'État, à plus forte raison dans notre propre sein. Or Théramène ne cesse pas de nous régenter, de nous impliquer dans des embarras de toutes sortes ; il est notre adversaire, et, comme au début il a marché de concert avec nous, qu'il a même contribué plus que personne à amener l'état de choses actuel, que maintenant il nous abandonne pour conserver une retraite ouverte dans les dangers évidents de notre situation, il est non seulement un adversaire, mais un traître, et le plus dangereux qu'on puisse imaginer. Ses façons ne sauraient nous étonner : il n'est par lui- même, comme l'indique le sobriquet qu'on lui donne[21], qu'une girouette sans consistance et sans caractère. Comme membre des Quatre-Cents, comme accusateur des amiraux, il a trahi et perdu les siens. Attendrons-nous que ce procédé lui réussisse encore ? Nous rendons tous hommage à Sparte, comme au siège de sages institutions. Croyez-vous qu'on y supporterait qu'un éphore insultât sans cesse la constitution et se mît en travers des décisions de ses collègues ? Réfléchissez donc si vous voulez conserver au milieu de vous ce traître égoïste et vous laisser dominer par lui, ou s'il ne convient pas de mettre un terme à ses menées, et d'enlever une fois pour toutes l'espoir du succès à tous ceux qu'assiègent les mêmes tentations.

Théramène se justifia avec courage. Il présenta l'accusation contre les généraux des Arginuses comme un cas de légitime défense, et, pour rendre à son adversaire ses attaques personnelles, il remonta au passé de Critias, si peu propre à éveiller la confiance, et notamment aux soulèvements des paysans de la Thessalie dirigés par lui[22]. Certes, celui qui minait l'organisation actuelle méritait la mort ; mais il demandait à tout auditeur impartial qui ce reproche atteignait. Était-ce l'homme qui s'était tenu fidèlement aux côtés de ses collègues, qui s'était borné à élever la voix contre leurs écarts, qui les avait pressés d'établir leur domination sur un fondement assuré, ou bien l'homme qui se donnait pour tâche de pousser les autres à des mesures toujours plus excessives, de faire détester le gouvernement chaque jour davantage et d'accroître la foule de ses ennemis ? Théramène cherchait à rejeter les griefs qu'on lui imputait sur celui de qui ils émanaient. Déjà, poursuivit-il, une troupe de citoyens fugitifs s'est établie à Phylé, pour rallier autour d'elle de plus en plus de mécontents. Ceux-là, dans leur propre intérêt, n'ont rien à souhaiter avec plus d'ardeur que de voir l'état des choses à Athènes devenir de jour en jour plus intolérable ; celui qui y contribue le plus est leur meilleur allié. Comme j'ai résisté aux Quatre-Cents, quand ils bâtirent la citadelle du Pirée pour la livrer aux Lacédémoniens, je me sens forcé aujourd'hui de m'opposer à tous ceux qui veulent anéantir Athènes comme État. Les Spartiates eux-mêmes ne l'ont pas voulu, eux qui pourtant tenaient le sort de la ville entre leurs mains. On me reproche d'avoir un pied dans les deux partis ; mais que faut-il penser de celui qui travaille contre les deux partis, et qui, après la chute du pouvoir populaire, s'applique à saper aussi de toutes ses forces le gouvernement de ceux qui se considèrent comme les meilleurs citoyens ? Mes idées sur l'État n'ont pas varié. Je suis l'ennemi déclaré d'une démocratie qui met le souverain pouvoir aux mains des petites gens, tous affamés qui, pour gagner une drachme, se jettent sur les emplois publics ; de cette démocratie qui n'aura point de repos qu'elle n'ait donné aux esclaves les mêmes droits qu'aux citoyens. Mais je suis l'ennemi non moins résolu de ces partisans dont la fureur sauvage ne sera satisfaite que quand ils auront assujetti la cité déshonorée au joug de quelques tyrans[23].

L'impression de ce discours fut si forte que, bravant le regard sombre de Critias, un bruyant assentiment se produisit involontairement sur les bancs des conseillers. Plusieurs étaient depuis longtemps acquis aux vues de Théramène, comme Ératosthène et Phidon ; un tiers de l'assemblée avait même été nommé par Théramène, et plus d'un commençait à avoir clairement conscience que rien n'était plus désirable, dans leur propre intérêt, que d'entrer à temps dans la voie de la douceur et de la prudence.

Critias comprit que de plus longs discours n'aboutiraient à rien ; un vote régulier aurait eu pour conséquence l'acquittement de Théramène et la victoire des modérés. Il eut donc recours, comme il y était depuis longtemps résolu, aux moyens violents, contre ses propres collègues. Après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec ses amis, il fit entrer une troupe armée dans l'enceinte ; il déclara qu'un chef d'État consciencieux avait le devoir de ne pas permettre que ses adhérents fussent égarés par des discours hypocrites ; lui et ses amis ne se rendraient pas coupables d'une lâche condescendance. Les lois nouvelles décrétaient qu'aucun membre des Trois-Mille ne serait jugé sans l'autorisation du Conseil ; mais Théramène, comme traître et ennemi de la constitution, était déchu de ce privilège ; en conséquence, il rayait son nom de la liste des citoyens jouissant de leurs droits, et prononçait contre lui la peine de mort.

Théramène s'élança vers l'autel avant que les sbires qui s'avançaient eussent pu mettre la main sur lui. Il conjura le Conseil de ne pas souffrir un tel arbitraire. Après lui, Critias pourrait à son gré exclure un chacun du corps des citoyens ; pas un conseiller, pas un des Trente n'était sûr de sa vie. Sans doute, l'autel même ne le protégerait pas ; mais tous du moins allaient connaître manifestement que, pour des gens comme Critias, les lois divines et humaines n'ont rien de sacré. Il fut entraîné par les Onze hors du Conseil, à travers l'agora, où quelques-uns de ses amis voulurent encore prendre sa défense. Il les en empêcha lui-même, et prit la ciguë avec une tranquillité d'âme qui valut à cet homme sans caractère la gloire d'un héros à ses derniers moments[24]. Il vida la coupe mortelle à la santé du cher Critias, lui prédisant ainsi qu'il le suivrait bientôt.

La mort de Théramène eut une influence très sensible sur l'attitude des Trente. On venait d'écarter une opposition incommode qui paralysait le gouvernement, de déjouer la formation d'un parti modéré dans le comité gouvernemental et le Conseil ; la faction victorieuse s'était vue forcée, pour se débarrasser de Théramène, de violer ses propres lois et d'enlever à l'un des membres du gouvernement la sûreté précaire qu'elles garantissaient ; dans l'intérêt de sa propre conservation, il importait à présent d'employer tous les moyens d'un terrorisme sans merci. L'acte de violence qu'on venait de commettre, acte dont nul sophisme ne pouvait déguiser l'horreur, acheva d'émousser les consciences ; et poussa les tyrans dans leur voie avec une force infernale.

Ils en vinrent à des mesures plus étendues que celles appliquées jusqu'alors, surtout en vue de réduire la masse de la population urbaine, qui de tout temps apparaissait aux partisans des institutions oligarchiques comme la racine de tout le mal. Pour entreprendre une guérison radicale, on utilisa la nouvelle liste des citoyens, en enlevant à tous ceux dont le nom y manquait non seulement la pleine jouissance de leurs droits politiques, mais même le droit de demeurer à Athènes. On procéda beaucoup plus rudement que n'avait fait par exemple Périandre, lorsqu'il voulut contraindre ses sujets citadins à retourner là la vie de la campagne[25]. Cette fois-ci, la majorité des Athéniens furent expulsés de leur maison paternelle, et, jusqu'à nouvel ordre, l'accès de la ville, la fréquentation de l'agora et des temples, leur furent interdits. Le vide et le silence devaient régner dans Athènes ; il fallait que toute conjuration, ou même toute délibération en commun sur l'état présent des choses, devînt impossible. Même dans la campagne on inquiéta les fugitifs. On confisqua nombre de biens-fonds ; on les adjugea aux membres du gouvernement, avec lesquels on prétendait former une nouvelle classe de grands propriétaires fonciers. On colorait cet impudent système de rapines en représentant le morcellement des terres comme le malheur d'Athènes. Plus les tyrans amassaient d'argent et de biens, plus leur domination semblait solidement fondée. Tout ce qui se rattachait aux brillantes époques de la démocratie fut anéanti avec préméditation. Les édifices grandioses de la cité maîtresse des mers, notamment les arsenaux[26], furent démolis, et les matériaux vendus au profit de la caisse gouvernementale. Le local des assemblées du peuple fut transformé ; elles ne devaient plus se tenir sur les gradins en forme de théâtre du Pnyx. On ne voulait plus de ces assemblées, qui restaient en séance pour entendre de longues discussions : on retourna la tribune de façon que le visage de l'orateur regardât l'acropole, comme cela avait lieu anciennement, avant que le Pnyx n'eût été disposé pour les séances de l'assemblée populaire[27]. Désormais les citoyens ne purent plus écouter que debout les actes officiels que, du haut de la tribune, l'autorité voulait bien leur communiquer, afin qu'après une courte station il leur fût loisible de retourner à leurs affaires. Cette modification constituait donc une mesure vraiment réactionnaire, destinée à mettre fin d'un seul coup aux désordres des assemblées, et il ne faut voir qu'un tour spirituel donné après coup à l'arrêté gouvernemental, dans l'intention qu'on lui prête d'empêcher désormais les orateurs de montrer la mer, et de rappeler ainsi la puissance passée d'Athènes.

De plus, pour mettre un terme à la perversité du peuple, et à cette fausse éducation en vertu de laquelle le premier venu se sentait appelé à dire son mot sur les affaires publiques, l'enseignement de la rhétorique fut soumis à une rigoureuse surveillance. On ne laissait enseigner que ce qui paraissait compatible avec les maximes des tyrans, et, avant toute chose, il fallait tenir éloignées de toute instruction supérieure les couches inférieures de la population ; la puissance inhérente à l'instruction devait être le privilège de l'aristocratie[28].

 

 

 



[1] Sur la domination des Trente, voyez XÉNOPHON, Hellen., II, 3 sqq. LYSIAS, Orat. in Eratosthen., In Agorat., In Nicomach., etc., et, à l'occasion, Isocrate et autres orateurs : chez les modernes, LACHMANN, Gesch. Griechenlands von Ende des peloponnes. Krieges bis Alexander, 1839. SIEVERS, Gesch. Griechenlands von Ende des peloponn. Erieges bis zur Schlacht bei Mantineia, 1840. SCHEIBE, Oligarch. Umwälzung zu Athen am Ende des peloponn. Krieges und das Archontat des Eukleides, 1843. WEISSENBORN, Hellen, 1844 (p. 197 sqq.). Xénophon adopte dans ses deux premiers livres le système chronologique employé par Thucydide. Vu la négligence de sa narration et le pitoyable état du texte, on n'y peut établir une chronologie que par voie de combinaisons et de rapprochements.

[2] Pythodoros avait fait partie des Quatre-Cents, dont le collège. était devenu la pépinière des Trente (PLAT., Alcib., I, p. 119. DIOG. LAERT., IX, 54). Il avait reçu une éducation philosophique, comme son collègue Aristote. Cf. BERGK, Reliq. Com. Attic., p. 100.

[3] Sur les innovations des Trente, voyez SCHEIBE, op. cit., p. 66. La suppression des jurys héliastiques se comprend d'elle même ; la destitution de l'Aréopage résulte, suivant RAUCHENSTEIN (in Philologus, X, p. 605), d'un texte de Lysias (I, 30). SCHÖMANN (Griech. Alterth., I3, p. 581) est d'un autre avis. Cf. ci-dessous, § IV.

[4] XÉNOPHON, Hellen., II, 3, 14. DIODORE, XIV, 4. Peut-être est-ce Lysandre en personne qui a fait entrer les troupes et installé l'harmoste, après avoir pris Samos et mis à exécution, sur la côte de Thrace, les mesures violentes dont il assuma la responsabilité.

[5] PAUSANIAS, I, 48, 3. IX, 32, 8. PLUTARQUE, Lysand., 45. COBET, Prosop. Xenoph., p. 54.

[6] ARCHIPP. ap. ATHEN., Deipnos., p. 329 c.

[7] K. FR. HERMAN (Staatsalterthümer, § 139) se prononce, comme MEIER (De bonis damnatorum, p. 188), contre l'identité des ένδεκα sous les Trente et sous la démocratie. Il est cependant impossible d'admettre deux collèges des Onze, investis d'attributions analogues. Ce qu'on peut accorder, c'est que l'ancienne charge fut réorganisée et prit une tout autre importance. Cf. SCHEIBE, op. cit., p. 68.

[8] Sur Agoratos, qui affirmait avoir pris part au meurtre de Phrynichos, et qui s'arrogeait en conséquence le droit de cité, voyez LYSIAS, Orat., XIII, § 70 sqq.

[9] Sur le κατάλογος, voyez RAUCHENSTEIN, in Philologus, XV, p. 338, et la note au passage susvisé de Lysias (Orat., XXV, § 16).

[10] EPHOR. ap. DIODORE, XIV, 11. CORN. NEPOS, Alcib., 10.

[11] ISOCRATE, De bigis, § 40 et 46.

[12] D'après Éphore, Pharnabaze ne voulait pas laisser porter à la cour, par un autre que lui, les renseignements concernant Cyrus. Cependant, ceci n'explique pas le meurtre. Aussi il est probable qu'il faut voir là la main de Cyrus, qui devait plus que personne redouter Alcibiade. Cf. GROTE (XII, p. 124, trad. Sadous).

[13] D'après Athénée (Deipnosoph., p. 574), elle s'appelait Théodote.

[14] FRICKE (Untersuchungen über die Quellen Plutarchs im Leben des Alkibiades, p. 110) rapporte à Théopompe les récits concernant la mort d'Alcibiade que nous trouvons dans Cornélius Nepos, Plutarque, Justin et Diodore, et à Éphore la tradition quelque peu différente conservée par Diodore.

[15] LYSIAS, Orat., XVIII, § 4, 6.

[16] ANDOCIDE, De Myster., § 94.

[17] Vit. X Orat., p. 841. CLINTON, Fasti Hellenici ad ann. 337. D'après SCHEIBE (op. cit., p. 101), ce Lycurgue n'est point le père de Lycophron.

[18] L'oppression de la classe commerçante répondait bien aux principes politiques des oligarques, qui voulaient couper court aux tendances mercantiles de la cité. Cf. PS. XÉNOPHON, De republ. Athen., 2.

[19] LYSIAS, Orat., XII, § 6. XÉNOPHON, Hellen., II, 3, 2.

[20] Les Trois-Mille étaient une nouvelle édition de la Délégation ou comité représentatif des citoyens.

[21] On l'appelait κόθορνος (XÉNOPHON, Hellen., II, 3, 31. SCHOL. ARISTOPH., Ran., 47). Le cothurne étant une chaussure qui s'adapte également bien aux deux pieds, désigne l'άμφοτερισμός en politique (POLLUX, Onom., VII, 90, 91. Cf. Rhein. Museum, XX, p. 390).

[22] Sur la vie antérieure de Critias, voyez XÉNOPHON, Hellen., II, 3, 36. Memorab., I, 2, 24.

[23] XÉNOPHON, Hellen., II, 3,35 sqq. Xénophon est sympathique à Théramène : son récit est complété par Lysias (Orat.,XII, § 77). Cf. SCHEIBE, op. cit., p. 93.

[24] Les libéraux refusèrent absolument de le reconnaître pour un martyr de leur cause. En revanche, il trouva des juges indulgents pour sa mémoire dans l'école d'Isocrate. Cf. VOLQUARDSEN, Untersuch. über die Quellen des Diodoros, lib. XI-XVI, 1868, p. 63.

[25] DIOG. LAERT., I, 7.

[26] LYSIAS, Orat., XIII, § 46. ISOCRATE, Areopagit., § 66.

[27] Sur les changements apportés au Pnyx, cf. E. CURTIUS, Attische Studien, I, p. 56.

[28] XÉNOPHON, Memorab., I, 2, 31.