HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE CINQUIÈME. — LA GUERRE DE DÉCÉLIE.

 

 

§ IV. — FAUTES ET MALHEURS D'ATHÈNES.

Alcibiade était revenu au bon moment dans sa ville natale pour y célébrer ses victoires et jouir tranquillement de la reconnaissance de ses concitoyens. De nouvelles tempêtes s’annonçaient ; elles devaient soumettre sa fortune à la plus rude épreuve ; car, avant même qu’il eût revu Athènes, deux hommes venus de deux côtés différents étaient entrés en scène en même temps, deux ennemis comme Athènes n’en avait encore jamais eu, et leur apparition inaugure la phase dernière et décisive de cette guerre qui, depuis vingt-trois ans, ravageait la Grèce, au milieu des vicissitudes les plus variées.

Depuis le commencement de la guerre de Décélie, on s’était habitué à faire dépendre de la Perse l’issue de la guerre que se faisaient les Grecs. Après avoir perdu toute influence sur les destinées des États méditerranéens, après s’être vu dépouiller de ses meilleures côtes et avoir été forcé, réduit à ses provinces intérieures, de cacher ses flottes dans les ports les plus éloignés, cet empire avait tout à, coup reparu comme une puissance de laquelle dépendait le sort des États helléniques. Ce n’est pas qu’il se fût relevé de son impuissance en se reconstituant au dedans ; au contraire, après l’extinction de la descendance légitime des Achéménides, il était tombé de plus en plus en décadence ; sous Darius le Bâtard, les satrapies éloignées se détachèrent, et dans le palais, gouverné par des femmes et des eunuques, il n’y avait pas d’homme supérieur capable de donner une cohésion nouvelle aux diverses parties de ce corps informe. Ce sont les Grecs et non pas les Perses qui ont relevé au rang de grande puissance cet empire tombé en décadence ; il l’ont amené à prendre de nouveau part aux affaires de la Grèce, du domaine desquelles les héros de la marine athénienne croyaient l’avoir exclu à jamais.

Le trésor du Grand-Roi allait être pour un État grec le moyen de détruire l’autre ; pour avoir l’argent des Perses, les Spartiates avaient sacrifié leur fierté dorienne, les Athéniens leurs libertés ; la honte une fois surmontée, les ambassades se suivirent sur la route de Sardes à Suse, et à la lin tous les États et tous les partis, Péloponnésiens et Syracusains, Athéniens et Argiens, oligarques et démocrates, s’accordèrent tous sur ce point que de la Perse dépendait l’accomplissement de leurs vœux. Alcibiade lui-même, après avoir combattu Pharnabaze sur l’Hellespont avec le plus grand bonheur, en était venu à faire dépendre la réussite définitive de ses plans les plus chers de l’ambassade qui, depuis l’automne de 409 (Ol. XCII, 4), était en route pour Suse. Cinq Athéniens et deux Argiens entreprirent ce voyage avec Pharnabaze. Mais des Lacédémoniens aussi se joignirent à eux, ainsi qu’Hermocrate et son frère Proxénos.

Sur ces entrefaites, Hermocrate et ses collègues avaient été destitués et bannis par suite d’une révolution démocratique survenue à Syracuse. La nouvelle en était arrivée peu après la bataille de Cyzique et avait excité parmi les troupes la plus violente effervescence. Une confiance réciproque les liait si étroitement à leur général qu’elles se déclarèrent prêtes à le reconduire à Syracuse les armes à la main. Hermocrate empêcha une défection ouverte, et fit en sorte que les chefs nouvellement nommés pussent entrer tranquillement en fonctions. Mais il ne renonçait pas pour cela au retour. En Sicile, les circonstances étaient de nature à lui permettre de compter sur une occasion de rétablir son autorité dans sa patrie. Au printemps, Hannibal avait détruit Sélinonte et Himère. Hermocrate prévoyait que les chefs du parti démocratique seraient incapables de suffire à la tâche difficile de l’heure présente. Il chercha donc, lui aussi, à se lier avec Pharnabaze, qui appréciait parfaitement sa valeur, et il espérait trouver à Suse les moyens de réaliser ses projets. Il parait que Pharnabaze voulait soumettre à un examen sérieux la politique perse en Asie Mineure et que, pour cette raison, il n’était pas fâché d’avoir avec lui des Grecs des partis les plus divers.

Mais déjà, en Asie Mineure, un événement tout à fait imprévu rendit inutiles toutes ces dispositions et anéantit les espérances de toute sorte qu’on avait fondées sur cette ambassade. Car, au moment où les voyageurs, après avoir passé l’hiver à Gordion, reprenaient avec le printemps leur route à travers la Phrygie, ils rencontrèrent un imposant cortège ; c’est un prince de sang royal, qui avec une suite nombreuse descend de Suse ; c’est Cyrus, le second fils de Darius et de Parysatis. Les Spartiates qui l’accompagnaient courent d’un air triomphant au-devant de leurs compatriotes pour leur faire part des résultats obtenus à Suse, et Pharnabaze prend connaissance des pouvoirs étendus du nouveau gouverneur, pouvoirs qui mettent fin aux siens, ainsi qu’à son influence sur les affaires gréco-perses. Il ne peut conduire plus loin les ambassadeurs ; il ne doit même pas les laisser s’en retourner chez eux ; mais, sur l’ordre de Cyrus, il faut qu’il les retienne en Asie, afin de les empêcher d’avertir les Athéniens du changement subit survenu dans le régime de l’Asie Mineure, changement qui avait pris naissance dans les appartements de Parysatis[1].

Depuis que les Perses étaient redevenus influents en Asie Mineure, il était naturel que les satrapes de ces contrées cherchassent à tirer le meilleur parti possible de cette faveur inespérée des circonstances. C’est ce qu’avaient essayé successivement Pissuthnès, Tissapherne et Pharnabaze. Mais les Athéniens avaient aidé le premier à faire défection ; Tissapherne avait compromis tout le succès de sa politique par sa lâche neutralité ; Pharnabaze, bien qu’il eût beaucoup plus d’énergie, ne pouvait pas se mesurer avec Alcibiade. Dans l’Hellespont comme en Ionie, la guerre avait été malheureuse, et c’est en pure perte qu’on avait fourni des subsides. Pharnabaze parait avoir acquis enfin la conviction qu’une entente avec Athènes était le seul moyen de faire prendre aux affaires d’Asie Mineure une tournure satisfaisante. Cependant on était peu satisfait à Suse des résultats de la politique des satrapes ; ce mécontentement, Parysatis avait su l’exploiter pour atteindre son but. Sœur et femme de Darius, elle régnait en sultane dans l’enceinte du palais ; exilée pendant quelque temps à Babylone pour ses actes de cruauté, elle était revenue plus puissante que jamais, pour diriger la politique de l’empire en se laissant guider, à la manière des femmes, par ses penchants et ses désirs. Son fils préféré était Cyrus, jeune homme plein de feu et de talent ; son plus ardent désir était de voir ce fils sur le trône des Achéménides et orné de la tiare, à l’exclusion de son frère ciné. Elle pouvait faire valoir en sa faveur qu’il était né le premier après l’avènement du père ; mais elle savait aussi qu’elle ne pourrait réaliser ses désirs sans combat, et c’est pour cette raison qu’elle voulait qu’il devint gouverneur d’une province où il pût former une armée, se couvrir de gloire et surtout faire servir à ses desseins les forces helléniques. En Asie Mineure, il fallait évidemment un bras vigoureux pour régler enfin la situation d’une manière conforme aux intérêts de la Perse. On lamait les satrapes d’avoir incliné du côté des Athéniens, dans lesquels on était bien obligé de voir des ennemis nés de la Perse ; aussi les plaintes réitérées de Sparte, et notamment la dernière ambassade, colle qui revenait avec Cyrus, avaient-elles trouvé un accueil favorable à Suse.

Cyrus était bien fait pour répondre à l’attente de sa mère et des Spartiates. Depuis longtemps, aucun homme de cette valeur n’avait paru parmi les Perses ; il était né pour commander, se sentait appelé à accomplir de grandes choses, et avait su résister aux influences corruptrices de la cour. Fort de corps et d’esprit, il s’était habitué de bonne heure à s’exercer tous les jours ; la chasse, le service militaire et les travaux des champs avaient conservé à ses forces physiques toute leur élasticité. Il était en outre très habile et très aimable dans son commerce avec autrui, vif, entreprenant, plein d’une ambition dévorante qui l’emportait sur toute autre considération, mais en même temps assez prudent pour cacher ses vues et se ménager en secret les instruments les plus utiles. Il haïssait les Athéniens, qui avaient infligé à sa nation les humiliations les plus dures et restées jusque-là sans vengeance ; il était attaché aux Spartiates[2] et espérait, avec leur secours, se venger d’Athènes, pour les raire servir ensuite eux-mêmes à ses plans ambitieux.

Tel était l’ennemi dangereux qui rencontra en Phrygie les ambassadeurs athéniens et qui demanda même à s’assurer de leurs personnes. Mais son hostilité, vu la faiblesse de la marine perse, n’eût pas été bien dangereuse pour les Athéniens si en même temps Sparte n’avait mis à la tète de sa flotte un amiral capable de faire faire à ses concitoyens des efforts inouïs jusqu’alors, un politique qui trouvait dans Cyrus l’homme dont il avait besoin pour ruiner Athènes, comme Cyrus trouvait en lui l’instrument le plus désirable pour la réalisation de ses plans.

Lysandre, fils d’Aristocritos, avait été placé, probablement durant l’automne de l’année 408 (Ol. XCIII, 1)[3] à la tète de la flotte péloponnésienne. C’était un homme qui devait tout à lui-même : car, bien que son père fût de race héraclide, il était pauvre et ne comptait même pas parmi les citoyens de plu’ sang spartiate, sa mère, probablement une hilote, n’étant pas d’origine dorienne. Il n’avait donc aucun droit dans l’État, et, bien qu’il eût reçu avec son frère consanguin Libys l’éducation complète des jeunes Spartiates, il souffrit sans doute dès ses jeunes années bien des injustices. Sa naissance le mettait dans la même situation que Gylippe ; l’exemple de ces deux hommes servit donc à prouver la sagesse de la législation de Lycurgue, qui permettait à des jeunes garçons de talent, bien qu’ils ne fussent pas de race dorienne pure, d’entrer dans la cité pour la fortifier par le mélange d’un sang nouveau.

La situation de Lysandre dans la société spartiate exerça une influence décisive sur son développement tout entier. Le sang du père lui avait donné la fierté héréditaire d’un Héraclide ; les obstacles même qu’il eut à surmonter ne firent que stimuler son ambition et l’exciter à acquérir, avec un redoublement de zèle, toutes les qualités qui faisaient le vrai Spartiate. Plus que ses camarades il s’exerçait à être prudent, docile, souple et rusé. Il apprit à se maîtriser lui-même, à cacher ses pensées et ses projets, à dissimuler sa supériorité, à manier les hommes selon ses intérêts sans qu’ils s’en aperçussent, et à poursuivre ses desseins avec un calme inébranlable et une -fermeté à toute épreuve. Mais en même temps se développaient en lui une certaine amertume, une sourde colère contre les usages existants et le mépris des hommes auxquels il avait été obligé de se soumettre, non sans bien des mortifications d’amour-propre. Il avait moins de préjugés qu’un Spartiate de naissance et voyait mieux que d’autres ce qui faisait la faiblesse de l’État ; il embrassait du regard la situation présente et connaissait les États voisins. II haïssait Athènes, mais ce n’était pas de cette haine aveugle qui ne reconnaît à l’adversaire aucune bonne qualité ; il savait parfaitement, au contraire, apprécier la force d’Athènes, et il avait compris qu’elle ne pouvait être vaincue que par ses propres armes.

Sparte nous apparaît en lui telle que la guerre l’avait faite ; car elle s’était peu à peu modifiée au cours de cette longue lutte. On peut constater ce changement déjà dans Brasidas et dans Gylippe ; mais il est aussi complet que possible dans Lysandre. Il y avait bien toujours un vieux parti spartiate, qui tenait à certaines anciennes traditions helléniques et voulait voir inique dans les Athéniens des compatriotes ; un parti qui détestait la guerre parce qu’elle ruinait nécessairement les institutions de Lycurgue et faisait des Spartiates les serviteurs des l’erses ; un parti qui regardait la domination de Sparte sur Athènes comme peu désirable et incompatible avec l’intérêt bien entendu de Ce parti avait fait sans cesse de nouveaux efforts pour terminer la guerre par une entente sincère et avantageuse aux deux parties belligérantes. Il l’avait tenté après la bataille de Cyzique, et récemment encore sous l’archontat d’Euctémon (408/7)[4], lorsqu’Endios, l’ami d’Alcibiade, arriva pour la seconde fois à Athènes, afin de traiter de l’échange des prisonniers et sans doute aussi d’autres questions plus importantes encore. Lysandre personnifiait les tendances du parti opposé, devenu de plus en plus fort pendant la guerre, qui ne voulait de la paix à aucun prix et ne songeait qu’à détruire la puissance d’Athènes par tous les moyens possibles. Ce qui restait encore en fait d’honneur et de scrupules était mis au rang des choses surannées. Il faut employer la ruse et la mauvaise foi là où la bravoure ne suffit pas ; le renard, en rampant, arrive plus loin que le lion ; c’est avec des serments qu’on trompe les hommes, comme les enfants avec des dés : tels étaient les principes que professait Lysandre, et moins il était lui-même cupide et ami du plaisir, plus il était disposé à employer, par-out où il le pourrait, tous les moyens de corruption.

Une fois qu’il eut pris cette attitude hostile au vieux parti spartiate, il alla de plus en plus loin dans cette voie ; il devint ennemi de la constitution elle-même, et, tout en affectant es dehors de la légalité la plus scrupuleuse et un pieux attachement aux traditions spartiates, il travaillait en secret à renverser ce que l’antiquité avait légué de plus vénérable à sa ville, le double trône des Héraclides, parce qu’il voyait là le plus grand obstacle à ses plans ambitieux[5]. Il voulait assurer la domination à sa ville natale pour la dominer à son tour. En ceci aussi, il était à Sparte le pendant d’Alcibiade. Il avait appris de ce dernier comment. il fallait s’y prendre, comme général et comme négociateur, pour obtenir de grands résultats ; Alcibiade lui avait montré comment il fallait traiter les Perses et exploiter l’influence des partis politiques. Il était, comme Alcibiade, doué des talents les plus variés ; il était comme lui ambitieux et sans scrupules. Il n’avait ni le génie original de son rival, ni sa nature héroïque, ni la noblesse native de son caractère. 11lais, s’il ne possédait pas cette audacieuse assurance qui animait Alcibiade, il savait d’autant mieux découvrir les défauts de ses ennemis et en tirer parti ; s’il le cédait à l’Athénien en puissance intellectuelle, il lui était bien supérieur par la simplicité de ses manières, son calme froid, sa persévérance, sa possession de lui-même et sa vigilance.

Le choix qui tira Lysandre de son obscurité en le mettant à la tête de la flotte fut donc un événement d’une importance capitale. Là, il était à sa place : car ces fonctions exigeaient des qualités que lui seul possédait à Sparte. Il s’agissait d’employer tous les moyens qu’avaient en horreur les Spartiates de l’ancienne école, de vaincre la vieille antipathie des Doriens à l’égard des Perses et la crainte qu’inspirait une politique d’outre-mer. Il fallait pour cela un esprit fertile, un organisateur, un homme d’État au courant des affaires extérieures, assez habile pour se procurer des secours du dehors sans sacrifier pourtant l’honneur de sa patrie ni devenir l’instrument d’une politique étrangère. Les fonctions d’amiral étaient les plus indépendantes qu’il y eût dans l’État spartiate ; ces fonctions constituaient en elles-mêmes déjà une innovation et une diminution des prérogatives royales ; car les rois, primitivement les seuls chefs militaires dans l’État, étaient systématiquement exclus de ces fonctions. Aucune position ne pouvait donc paraître plus enviable à cet homme qui avait l’ambition de modifier, par d’audacieuses réformes, la constitution de Lycurgue et de combattre dans l’État les privilèges héréditaires[6].

Lorsque Lysandre entra en fonctions, Sparte n’avait pas de marine. Il dut créer une flotte, aussi bien que les ressources pour son entretien. Il est vrai que Pharnabaze avait fait construire de nouveaux vaisseaux immédiatement après la malheureuse issue de la campagne sur l’Hellespont. On fit des coupes dans les forêts du mont Ida, et les chantiers d’Antandros, sur la côte troyenne, furent mis en pleine activité. Les habitants de la ville aidèrent autant qu’ils purent les équipages à remplacer leurs navires ; et les matelots siciliens, en revanche, prêtèrent leur concours aux habitants pour entourer leur ville de murailles. Les rapports devinrent même à cette occasion si intimes que les Syracusains furent déclarés citoyens d’Antandros[7] et bienfaiteurs de la cité. Mais ces préparatifs avaient été interrompus par les embarras de, Pharnabaze et sa volte-face politique, et LN-sandre, après avoir demandé au Péloponnèse, à Rhodes, à Chios et à Milet tous les bâtiments qu’on pouvait fournir, ne put réunir que soixante-dix vaisseaux, c’est-à-dire une flotte moins importante et moins exercée aux manœuvres que celle des Athéniens. Mais il fit aussitôt entrer la guerre navale dans une phase nouvelle en rassemblant ses forces et en choisissant, avec une grande justesse de coup-d’œil, Éphèse comme centre de ses opérations en Ionie. Lit l’influence d’Athènes avait toujours été plus faible qu’ailleurs : là il se trouvait aussi près que possible de la cour de Sardes et de ses trésors.

D’ailleurs, Lysandre fut le premier qui sut se servir de certaines forces restées jusque-là à l’état de capital absolument improductif ; c’étaient les partis oligarchiques, dont Sparte était l’alliée naturelle, mais qui jusqu’alors avaient été traités par elle avec une indifférence peu faite pour inspirer la confiance. A cette époque, l’énergie du peuple grec résidait surtout dans les efforts des partis. Combien Sparte ne pouvait-elle pas gagner en puissance en se mettant résolument à la tète du mouvement oligarchique, si elle en prenait la direction, comme Alcibiade avait fait naguère de sa ville natale le centre de toutes les tendances démocratiques ! Depuis que Sparte avait une marine, elle avait accès partout, et pouvait se mettre n’importe où en relation avec les partis ; elle pouvait obtenir les plus grands résultats en se servant des autres, et enlever à la puissance chancelante d’Athènes ses derniers soutiens. Brasidas avait inauguré cette politique : Lysandre la continua avec plus de bonheur. D’Éphèse il entra en relations avec tous les partis hostiles à la démocratie et à l’influence athénienne, les mit en rapport entre eux et avec lui-même, comme avec leur patron commun, garantit à leurs chefs le succès complet de leurs plans ambitieux, attira les transfuges du parti athénien, couvrit toute la Grèce d’un réseau de conspirations dont il tenait les fils entre ses mains, et s’assura ainsi de forces occultes dont à l’occasion il pourrait disposer en maître absolu[8].

Enfin, il noua avec Cyrus les relations les plus étroites et établit avec lui, grâce à son habileté, des rapports personnels comme Alcibiade avait voulu mais n’avait jamais pu en avoir avec Tissapherne[9]. D’ailleurs, Cyrus disposait de tout autres moyens ; la volonté du roi et son propre penchant le portaient à soutenir les Spartiates, et il trouvait en Lysandre un allié qui lui inspirait une admiration toute juvénile. Lysandre ne réussit donc pas seulement à s’assurer des subsides par un traité sérieux, mais sut aussi arracher à son hôte royal la promesse de paver quatre oboles de solde par jour au lieu de trois. Elle devint ainsi d’une obole[10] plus élevée que celle que les Athéniens étaient alors en état de payer, et cela suffit pour enlever à la flotte ennemie un grand nombre de matelots.

Jamais ligue aussi dangereuse n’avait été formée contre Athènes. L’argent, la puissance des partis, la prudence et l’énergie s’unissaient pour sa ruine, et elle ne pouvait compter, en face de ces dangers, que sur son général victorieux, qui se trouvait à la tête de la flotte avec un pouvoir illimité et qui ouvrait alors sans hésiter les hostilités en Ionie.

Cependant Lysandre, dès le début de ses fonctions de général, eut ce bonheur singulier que la situation de son plus dangereux adversaire, du seul qu’il dit à redouter, se modifia profondément. En apparence, il est vrai, Alcibiade disposait du pouvoir le plus étendu qui pût échoir à un citoyen ; mais les bases de sa puissance étaient ébranlées. L’allégresse causée par la victoire avait un moment imposé silence à la voix de ses ennemis et rendu inutiles leurs efforts ; mais eux-mêmes n’étaient ni découragés, ni changés. Alcibiade, de son côté, avait fait son possible pour réconcilier les partis ; il s’était fait l’avocat d’une liberté modérée, le défenseur énergique des intérêts du culte ; il avait choisi ses collègues parmi des hommes appartenant à des partis différents, comme Adimantos fils de Leucolophide et Aristocrate. Il voulait, comme autrefois Périclès, se tenir au-dessus des partis. Ce fut en vain. Les oligarques le haïssaient toujours ; les démocrates le soupçonnaient, et, le parti sacerdotal était resté irréconciliable. Win e au moment de sa plus grande gloire, il avait rencontré dans ce parti une obstination sans pareille, comme le prouve l’exemple du prêtre des Mystères, Théodoros, qui refusa de révoquer la malédiction qu’il avait prononcée jadis, sous prétexte qu’il n’avait maudit que le coupable et que, par conséquent, si Alcibiade était réellement innocent, l’anathème, ne pouvait l’atteindre.

Ce même parti faisait aussi un crime à Alcibiade d’être revenu au moment de la fête des Plyntéries. C’était le jour où l’on fermait le temple d’Athéna Polias et où les Praxiergides enlevaient l’image sacrée de la déesse pour la laver dans la mer et la couvrir de vêtements nouveaux[11]. Pendant cette journée, la déesse était pour ainsi dire absente et inabordable, la ville privée de sa présence et par conséquent dans le deuil, de sorte qu’on avait l’habitude de n’accomplir ce jour-là aucun acte public de quelque importance. Dans l’ivresse causée par le retour du vainqueur, on avait négligé d’observer cette coutume. Les adversaires d’Alcibiade l’accusèrent d’offense publique à la divinité, et persuadèrent à la foule crédule que ce retour d’Alcibiade le jour même où la déesse avait détourné sa face de la ville ne pouvait être qu’un présage de mauvais augure.

Plus la présence d’Alcibiade empêchait le succès de ces menées, parce que sa personne, rehaussée par la gloire de ses hauts faits, apparaissait plus séduisante aux Athéniens et leur inspirait plus de confiance que jamais, plus le peuple semblait disposé à remettre son sort entre les mains de cet homme qui, par l’énergie de son gouvernement personnel, devait relever l’État ébranlé par l’esprit de parti ; plus aussi ses adversaire faisaient d’efforts pour hâter son départ, sous prétexte qu’il ne fallait pas arrêter le cours de ses héroïques exploits, mais en réalité, afin de profiter de son absence pour recommencer leur ancien jeu qui avait déjà fait tant de mal à l’État, à savoir, leurs machinations contre le général absent. Eux-mêmes, avec une perfidie consommée, avaient contribué à su r-exciter au plus haut point l’attente de la foule ; aussi, lorsque les messages qu’on attendait de jour eu jour avec impatience n’arrivèrent pas, lorsque pour toute nouvelle on apprit que la flotte de 100 trirèmes, avec les 1.500 hoplites et les 150 cavaliers qui devaient rapidement reconquérir l’Ionie, était à l’ancre devant Andros et n’était pas même en état de subjuguer cette petite ville, lorsqu’ensuite la nouvelle arriva du nouveau quartier général à Samos que les flottes restaient inactives l’une en face de l’autre et qu’Alcibiade traitait avec les Perses, l’opinion se retourna tout d’un coup contre lui. On était convaincu que rien n’était impossible à Alcibiade. Si donc lui, l’invincible, n’était pas victorieux, c’est qu’il ne voulait pas l’être ; c’est que c’était un traître vendu aux ennemis, avec le secours desquels il voulait régner à Athènes. Enfin arriva la nouvelle que la flotte était battue : alors ses ennemis eurent partie gagnée.

Alcibiade avait pu en effet se rendre compte à Samos que les choses avaient changé. Les tentatives qu’il avait faites pour gagner Cyrus avaient échoué. Il chercha à faire sortir Lysandre de son port, mais sans y réussir. L’hiver s’étant ainsi écoulé sans profit, il ne lui restait plus d’autre parti à prendre que de bloquer, avec une partie de ses vaisseaux, la flotte lacédémonienne et de commencer la guerre sur le continent avec le reste de ses forces, afin de reconquérir l’une après l’autre les villes d’Ionie et d’y rétablir la domination athénienne, comme il avait réussi à le faire dans l’Hellespont. C’était pour Alcibiade comme une dette d’honneur que de rendre aux Athéniens l’Ionie, dont la défection avait été son ouvrage. Il laissa donc l’escadre de blocus devant Éphèse sous les ordres d’un de ses meilleurs capitaines, Antiochos, avec l’ordre formel de ne pas engager la bataille, tandis que lui-même commença ses opérations par Phocée ; il comptait naturellement ouvrir la campagne par une victoire navale qui lui faciliterait le succès. Mais il avait à peine commencé le siège de cette ville qu’il reçut la nouvelle d’un combat naval désastreux dans le golfe d’Éphèse. Antiochos, entraîné par son ardeur belliqueuse, avait imprudemment provoqué l’ennemi ; attaqué par Lysandre, il s’était laissé attirer à l’improviste dans un engagement sérieux qui prit une tournure très fâcheuse pour les Athéniens. Car lui-même fut coulé à fond avec son vaisseau, qui devançait les autres, et les Athéniens durent quitter leur station de Notion pour se retirer à Samos, après avoir perdu 15 vaisseaux[12].

Ce malheur n’était point imputable à Alcibiade. Antiochos lui-même n’était pas seul coupable : car il avait donné à tous les vaisseaux l’ordre de se tenir prêts à combattre, et cet ordre n’avait pas été exécuté. La discipline s’était évidemment relâchée. L’interruption de la campagne, le séjour d’Athènes, l’arrivée de nouvelles troupes, avaient exercé une influence fâcheuse sur l’esprit de l’armée navale qui s’était si bien conduite dans l’Hellespont. La solde des Athéniens, inférieure à celle des Péloponnésiens, les fatigues du service, dont ne les dédommageait aucun butin, aucune victoire, provoquaient le mécontentement et l’infidélité ; les ennemis d’Alcibiade enfin avaient dans l’armée leurs partisans, qui allèrent jusqu’à la révolte ouverte contre leur général. Thrasybule, fils de Thrason, se rendit à Athènes pour l’accuser. Alcibiade, dit-il, est seul coupable de la lenteur et de l’insuccès de la campagne ; en présence de l’ennemi, il s’oublie dans de somptueux festins avec des courtisanes ioniennes, et abandonne le commandement aux hommes les plus incapables, qu’il choisit parmi ses compagnons de débauche. Il entretient du reste avec les Lacédémoniens et avec Pharnabaze de constantes relations, qui ne peuvent avoir pour but que de leur livrer l’armée et la flotte, pour se frayer à lui-même le chemin de la tyrannie. Ces soupçons paraissaient d’autant plus fondés qu’Alcibiade, pendant sa campagne dans l’Hellespont, avait fait fortifier quelques places dont il s’était emparé. C’est là, disait-on, le commencement d’une puissance indépendante qu’il veut fonder pour lui, et c’est pour cette raison qu’il continue à se ménager l’amitié du satrape des bords de l’Hellespont, qui pourtant a si honteusement déçu l’espoir des Athéniens.

L’incertitude où l’on vivait augmentait toutes ces craintes, et, lorsque des villes de l’Asie Mineure arrivèrent des députés qui se plaignirent du commandement d’Alcibiade, ses ennemis surent exploiter la situation avec tant de ruse et d’efficacité que les Athéniens, qui récemment encore avaient reconnu dans leur conduite à l’égard d’Alcibiade la source de leurs malheurs et s’en étaient repentis avec un sentiment de profonde humiliation, repoussèrent de nouveau leur meilleur général, et cela, au moment où le danger était bien plus grand encore, sans avoir la moindre preuve de sa culpabilité, et après qu’il eut exercé pendant plus de quatre ans le commandement suprême sans s’être jamais rendu indigne de leur confiance. Pour la seconde fois, il fut destitué pendant son absence, et avec lui ses collègues, parce que, en vertu de ses pouvoirs extraordinaires, il les avait choisis lui-même. Il n’était pas assez mir de l’armée pour s’opposer à l’ordre de ses concitoyens, et il se retira dans la Chersonèse[13]. Des anciens stratèges on ne réélut que Conon et Aristocrate. Conon, qui était encore devant Andros, devint général en chef, et avec ses quatre collègues, Léon, Archestratos, Érasinidès et Aristocrate, il se rendit à Samos où, en comptant les 30 vaisseaux de l’Hellespont que Thrasybule avait commandés, 115 trirèmes se trouvaient réunies.

Alcibiade avait à peine déposé le commandement qu’on sentit les effets de la mesure qu’on avait prise. Conon était d’une nature chevaleresque et avait fait ses preuves comme général. Sa naissance et ses richesses lui faisaient dans la société athénienne ;une situation semblable à celle qu’avait eue Nicias ; comme lui, il était attaché à la constitution ; il était donc digne à tous égards de la confiance de ses concitoyens. Mais il n’avait pas les qualités éminentes de son prédécesseur, qui, bien qu’il n’eût pas pu, malgré ses efforts, trouver l’occasion de remporter de brillantes victoires sur un adversaire comme Lysandre, n’en avait pas moins, par sa. prudence et son infatigable esprit d’entreprise, réussi à faire subsister une flotte considérable sans demander d’argent à sa patrie et à conserver l’empire de la mer. Conon y renonça dès l’abord ; il réduisit la flotte à soixante-dix vaisseaux et y lit monter l’élite de ses équipages ; c’était comme un aveu qu’il se sentait incapable de continuer à faire la guerre sur une vaste échelle. Pendant plusieurs mois, il ne fit qu’une guerre de pirate, sans suite et sans plan arrêté, rançonnant divers ports de mer et cherchant à procurer à Athènes de nouvelles ressources.

C’est peut-être à cette époque qu’il faut placer le décret rendu par le peuple athénien en l’honneur du roi Évagoras de Cypre, qui vers 410 (Ol. XCII, 3) avait reconquis le royaume de ses pères[14]. Dès lors il était devenu un personnage plus important pour les Athéniens qui, ne pouvant plus compter sur le secours de la Perse, devaient rechercher avec d’autant plus d’ardeur l’alliance des vassaux mécontents du Grand-Roi. Il est donc probable que les premières relations entre Conon et Évagoras eurent lieu à cette époque.

Déjà la flotte du Péloponnèse comptait vingt vaisseaux de plus que la flotte athénienne, et chaque jour elle devenait plus nombreuse, grâce à ses revenus réguliers. Aussi, lorsque Callicratidas succéda à Lysandre dans le commandement de la flotte, il put se considérer comme le maître de la mer. En effet, bien qu’il vît tarir la source des subsides perses, que Cyrus ne consentait à payer qu’il son ami, bien que Lysandre lui-même, pour rendre à son successeur la tâche aussi difficile que possible, eût rendu à Cyrus l’argent encore disponible, sous prétexte qu’il lui avait été personnellement destiné, le nouvel amiral sut non seulement conserver les forces qui lui avaient été remises, mais encore les augmenter considérablement, et cela, de la manière la plus honorable. Car, plein d’indignation, il tourna le dos au palais de Sardes, où on l’avait fait attendre devant la porte comme un mendiant, et sut inspirer aux Ioniens une ardeur guerrière tonte nouvelle ; il réunit à Milet cinquante vaisseaux alliés, qu’il exerça avec le plus grand zèle à l’attaque ; il eut ainsi la gloire de conduire en pleine mer, avec l’argent de Milet et de Chios et sans les subsides des Perses, une flotte de cent quarante vaisseaux, telle que Sparte n’en avait jamais opposé aux Athéniens. Callicratidas réunissait l’âme chevaleresque et altière d’un vieux Spartiate à l’énergie et à l’habileté nécessaires au chef de la flotte d’Ionie. Il fit là ce que Brasidas avait tenté de faire en Thrace ; il fut le premier qui transporta avec succès sur la flotte la bravoure résolue et loyale des Spartiates[15].

Il obtint les plus brillants résultats. A Chios, aux habitants de laquelle il voulait avant tout témoigner sa reconnaissance, il détruisit le fort athénien, grâce auquel file eût pu être reprise ; puis il conquit l’importante ile de Téos et se rendit sans tarder à Lesbos, dont les villes étaient dans ces parages les plus fermes soutiens de la puissance athénienne et gardaient la route entre l’Hellespont et l’Ionie. Sur la côte septentrionale de l'île, à Méthymne, il y avait une garnison athénienne ; elle fut forcée de se rendre avant que Conon pût accourir à son secours de la côte d’Asie. Maintenant, Conon devait au moins chercher à conserver Mytilène, et par conséquent à s’approcher de cette ville. Pendant la traversée, on en vint aux mains. Conon vent éviter une véritable bataille, mais, tandis que ses vaisseaux s’engagent en groupes isolés, ils se séparent trop les uns des autres. Trente vaisseaux sont coupés par l’ennemi, et on est obligé de les lui abandonner ; Conon avec le reste se retire dans le port septentrional de Mytilène et en barre l’entrée. Mais Callicratidas force le passage et enferme si complètement la ville et la flotte de Conon, que celui-ci ne réussit que par une ruse à envoyer deux vaisseaux à Athènes pour annoncer à ses concitoyens sa situation désespérée[16].

Dès lors, Callicratidas put considérer la guerre comme presque terminée. Car une escadre de douze vaisseaux, que Diomédon amenait au secours de son collègue, fut prise par l’ennemi, à l’exception de deux vaisseaux, et il semblait impossible qu’Athènes pût en envoyer d’autres. Callicratidas pouvait donc se vanter d’avoir, sans le secours des Perses, rendu Sparte complètement maîtresse de la mer Égée ; car il tenait sous clef le meilleur amiral des ennemis ainsi que le reste de leur flotte. L’Hellespont était ouvert. Qu’est-ce qui l’empêchait maintenant de priver Athènes de ses dernières ressources et de la forcer de se rendre à discrétion ? Et pourtant, il se trompait sur le compte d’Athènes.

Les Athéniens ne pouvaient encore supporter l’idée de renoncer à l’empire de la mer. Aussi, lorsque l’un des deux vaisseaux envoyés par Conon fut heureusement arrivé à Athènes, la détresse du moment fit cesser toutes les divisions des partis et excita parmi les habitants un zèle dont les effets surpassèrent toute attente. On résolut à l’unanimité de construire une grande flotte avec les dernières ressources de l’État ; elle devait sauver Conon et se mesurer avec l’ennemi. On n’hésita pas à puiser largement, pour sauver l’État, dans le trésor de la déesse Poliade. On alla jusqu’à convertir d’urgence en monnaie. les statues d’or de la déesse de la Victoire, et tout ce qui se trouvait dans le vestibule du Parthénon en fait de métaux, à l’exception d’une couronne d’or, fut livré aux Hellénotames et porté de là à la Monnaie[17]  ; on vida sans doute aussi les autres compartiments du Trésor  ; on risqua les derniers capitaux de la ville[18]. Par bonheur il restait encore des vaisseaux d’abord ceux qu’Alcibiade avait pris, en tout 95, puis les 45 que, Conon avait mis en réserve et qui étaient à Samos. Mais on manquait d’équipages, bien qu’on appelât tous les hommes dont on pouvait se passer pour la défense des mers et que les chevaliers eux-mêmes consentissent à monter les trirèmes. On enrôla donc en masse même ceux qui n’étaient pas citoyens. On promit aux métèques le droit de cité, la liberté aux. esclaves[19], et c’est ainsi qu’on put, dans l’espace d’un mois, avec les secours des Samiens et d’autres alliés, réunir une flotte de 155 voiles, que l’on confia aux stratèges restés dans la ville, à Thrasyllos, à Protomachos, à Aristogène et à Périclès, le fils du grand homme d’État. C’était un effort désespéré, un dernier appel à tout ce qui restait de forces dans la cité, et c’est avec le sentiment qu’il fallait vaincre ou périr que la dernière flotte d’Athènes prit la mer[20].

Dès que Callicratidas eut reçu cette nouvelle inattendue, il laissa cinquante vaisseaux devant le port pour tenir Conon enfermé et prit position devant le promontoire méridional de Lesbos, pour y attendre en pleine mer la flotte ennemie et la détruire, car il ne doutait pas de la victoire. Mais les Athéniens, malgré leur supériorité numérique, se retirèrent timidement vers la côte d’Éolide, où se trouvent, en face du promontoire lesbien, trois flots entourés d’écueils, les Arginuses, qui semblaient aux Athéniens avoir le double avantage d’offrir une position très sûre et d’empêcher l’ennemi de les envelopper. Le centre de la flotte se trouvait près des îles ; on étendit les ailes à gauche et à droite, en double rangée, pour barrer le passage aux trirèmes ennemies.

Ce que Callicratidas avait de mieux à faire, c’était de différer l’attaque. Rien ne le pressait ; car Cyrus ne refusait plus ses subsides au général spartiate après l’avoir vu donner de telles preuves de son activité. Pour les Athéniens, au contraire, tout retard était un danger ; leur flotte ne pouvait rester inactive, si elle voulait subvenir à ses besoins ; l’ennemi, en restant immobile, l’eût contrainte à l’attaquer ou à se disperser. Il était également aisé de prévoir que l’enthousiasme n’animerait pas longtemps dans leur ensemble ces équipages ramassés à la hâte, et que la discipline se relâcherait bientôt. Mais aucun avertissement, aucune considération ne put arrêter l’ardeur impétueuse de Callicratidas, bien qu’il reconnût lui-même que l’occasion n’était pas favorable pour l’attaque. Car, pour attaquer en meule temps l’ennemi à gauche et à droite des Arginuses, il était obligé de diviser sa flotte. Lui-même s’avança à la tète de l’aile droite, et rien ne put résister à son choc impétueux ; son but était le vaisseau que commandait Périclès. Les deux navires se heurtent avec violence, et Callicratidas, qui dans son impatience se tenait tout près du bord, est précipité dans la mer. Cléarchos, qu’il avait désigné pour lui succéder, ne parvient pas à maintenir l’aile en ligne. En même temps l’aile gauche, commandée par le Béotien Thrasondas, recule, et peu à peu toute la flotte bat en retraite. Mais ce n’est là que le commencement d’une défaite complète. Car c’est alors que l’ardeur belliqueuse des Athéniens se manifeste dans toute sa force ; c’est alors que leur supériorité numérique produit tout son effet. Des 120 vaisseaux des Péloponnésiens, 43 seulement purent se sauver du milieu de cette effroyable mêlée[21].

Lorsque, après la poursuite, la flotte victorieuse se trouva réunie, on résolut d’aller, sans, aucun retard, surprendre l’escadre de blocus devant Mytilène avant que son chef pût connaître l’issue de la bataille, tandis qu’une autre partie de la flotte, sous Théramène et Thrasybule, reçut l’ordre de sauver les naufragés et de ramasser les cadavres. Mais une terrible tempête du nord-ouest, fondant des hauteurs de l’Ida, rendit toute manœuvre impossible, et lorsqu’enfin la flotte put mettre à la voile, il était trop tard. La tempête avait balayé tout le champ de bataille, et l’escadre ennemie avait eu le temps de se retirer à Chios. Mais le but principal se trouvait atteint ; la flotte péloponnésienne, jusque-là maîtresse absolue de la mec, était détruite ; celle de Conon, le novait de la marine athénienne, était libre et se réunit saine et sauve avec la flotte victorieuse.

La bataille des Arginuses fut le combat naval le plus important de toute la guerre ; il y avait 275 vaisseaux d’engagés, par conséquent cinq de plus qu’à la grande bataille navale de Sybota. La nouvelle de cette défaite fut d’autant plus décourageante pour les Spartiates, qu’ils avaient suivi avec plus de joie et d’espérance la marche victorieuse de Callicratidas. On pouvait prévoir qu’après cette défaite les Perses retireraient leurs subsides, comme ne produisant aucun résultat. On ne pouvait pas s’attendre à ce que les Ioniens se sentissent disposés à faire un nouvel effort ; les alliés de Sicile, les Béotiens et les Eubéens avaient fait leur possible. Sur quoi pouvait-on fonder l’espoir d’une réussite meilleure ? Le parti de la paix l’emporta donc de nouveau, et des ambassadeurs se rendirent à Athènes pour renouveler les propositions faites après la bataille de Cyzique. On consentait à évacuer Décélie, dont l’occupation infructueuse était à charge aux Spartiates eux-mêmes ; chaque État devait garder ses possessions actuelles. Athènes renonçait ainsi à toute l’Ionie, et, maintenant qu’elle avait une flotte puissante et victorieuse à Samos, sans que l’ennemi pût lui en opposer aucune, c’était sans doute beaucoup lui demander. Athènes ne pouvait pas entretenir sa flotte sans recouvrer ses possessions maritimes ; la lutte décisive n’eût donc été qu’ajournée. Athènes n’avait rien à gagner à attendre, tandis que Sparte pouvait très bien profiter d’un armistice pour régler ses rapports avec la Perse et reconstituer une puissance devant laquelle Athènes finirait par succomber tôt ou tard. Les démocrates, partisans de la guerre, l’emportèrent donc encore. L’orateur de ce parti était Cléophon, le même qui, une première fois déjà, avait fait repousser les propositions de paix des Spartiates. Sur son avis, on les rejeta encore. On résolut de ne pas faire la paix avant d’avoir obtenu un résultat décisif, car, malgré toutes les vicissitudes qu’ils avaient éprouvées, les Athéniens se sentaient encore appelés à régner sur la mer.

C’est ainsi que les Athéniens, grâce à leur indomptable énergie et en employant leurs dernières ressources, avaient. réussi à faire encore une fois violence à la fortune des armes. Mais ils ne parvinrent pas à rétablir l’ordre à l’intérieur, ni à rendre à l’État la stabilité sans laquelle les victoires les plus brillantes étaient de nulle valeur. Les membres de la cité ne se réjouissaient plus unanimement de la victoire ; bien plus, il y avait un parti qui la voyait avec le, plus grand déplaisir, parce qu’elle était une preuve éclatante de l’énergie qui résidait encore dans le peuple et qu’elle était un obstacle à ses projets de révolution sociale. C’était le parti oligarchique, le seul qui continuât à suivre ses voies ténébreuses ; aucune défaite ne le décourageait ; l’opposition l’excitait à faire de nouveaux efforts, et, à chaque pas qu’il faisait en avant, il devenait moins scrupuleux dans le choix de ses moyens. Le mélange des esclaves et des étrangers avec la bourgeoisie semblait favorable au but qu’il se proposait, parce que ses intrigues avaient d’alitant plus de chances de succès. Rien ne répondait mieux à ses désirs que de voir refleurir en pleine vigueur le gouvernement démocratique et des démagogues comme Archédémos, Cléophon, Cligène et autres, élever la voix dans les assemblées, des gens tous dépourvus de culture intellectuelle, d’origine étrangère pour la plupart, et qui, par la grossièreté de leurs manières, contribuaient à dégoûter les honnêtes gens de la constitution établie. Toujours prêts à persécuter les généraux de l’État, ces individus se faisaient ainsi comme par le passé, sciemment ou non, les complices des oligarques.

Le compte-rendu de la bataille, que les généraux avaient rédigé après s’être concertés d’abord, disait tout simplement que la tempête avait empêché de sauver les naufragés. La mention spéciale des noms de Théramène et de Thrasybule, chargés de sauver les naufragés, avait été omise, sur la proposition de Périclès et de Diomédon ; on voulait ne donner prise à aucun soupçon personnel et accepter en commun, comme de vrais collègues, toutes les responsabilités. Mais on avait eu soin de travailler énergiquement le peuple pour le jour où devait avoir lieu la lecture du rapport sur la bataille. An lieu de l’écouter en remerciant les dieux, il laissa tout à coup éclater sa colère lorsqu’il fut question des naufragés. On tonna contre les généraux oublieux de leur devoir, et, pour toute réponse à ce message de victoire, d’une victoire qui dépassait les espérances les plus hardies, on les destitua. On ne crut même pas nécessaire d’attendre leur défense. Tout fut fait avec la plus grande précipitation. La Salaminienne porta à Samos la décision du peuple avec la nomination des nouveaux généraux ; parmi les précédents, Conon seul conserva ses fonctions, parce qu’il n’avait pas pris part à la bataille.

Deux des anciens généraux, devinant par ces procédés ce qui les attendait à Athènes, préférèrent un exil volontaire. Un autre était mort à Mytilène ; les six autres, se fiant à la justice de leur cause, retournèrent à Athènes.

Érasinidès fut la première victime. Archédémos, l’orateur populaire du moment, l’accusa de malversation et de négligence dans l’exercice de ses fonctions, et le fit mettre en prison. Les autres firent de vive voix l’exposé des faits devant le Conseil. Après qu’on eut entendu leur rapport, Timocrate, membre du Conseil, fut d’avis qu’on chargent de chaînes les généraux et qu’on les livrât au tribunal du peuple pour avoir négligé de sauver les naufragés. En approuvant cette motion, le Conseil attribua à cette affaire une importance telle qu’il fallut immédiatement la porter devant le peuple ; on le fit, en employant les formes les plus dures. En mettant les généraux en prison, on voulait les emperler d’user de leur prestige auprès de leurs concitoyens. Ce qu’il y avait d’extraordinaire dans ces mesures préparatoires mit la population en émoi, et facilita beaucoup la besogne à ceux qui en étaient les véritables instigateurs. L’organe de ce parti fut l’homme du monde aux reproches duquel les généraux devaient le moins s’attendre, Théramène.

Théramène, par la chute des Quatre-Cents, était devenu un héros de la liberté, et il jouit pendant quelque temps de la plus grande faveur auprès de ses concitoyens. Il avait été chargé de détruire le pont qui reliait l’Eubée à la Béotie et en faisait en quelque sorte, derrière Athènes, une seule contrée. Il n’avait pas réussi. Mais ensuite il avait rétabli dans les îles les anciennes constitutions ; il avait pris une part glorieuse à la guerre dans l’Hellespont et commandé une escadre à Chrysopolis. Mais son ambition n’était pas satisfaite.-Au lieu de jouer le premier rôle, il se sentait négligé ; et, comme cela lui était insupportable, cet homme inconstant, qui n’était sérieusement d’aucun parti, passa de nouveau dans le camp des ennemis de la constitution en travaillant avec ardeur à arracher de nouveau à sa ville natale les avantages qu’elle venait d’obtenir, car il était assez intelligent pour comprendre que les plus grands désordres et les plus cruelles défaites pouvaient, seuls décider ses concitoyens à renoncer à leur constitution et à abandonner le pouvoir au parti oligarchique. Il avait pourtant sa part de responsabilité dans le cas présent, et même, si quelqu’un était coupable d’avoir laissé périr les naufragés, c’était bien lui ; néanmoins, il était décidé à profiter de cette occasion pour faire les affaires de son parti, et à reconnaître la générosité de ses collègues à son égard en les accusant d’avoir négligé leurs devoirs religieux. Depuis bien des années, Athènes était le théâtre des plus indignes menées des partis politiques ; mais, que quelqu’un cherchât à faire servir une mauvaise cause à son avantage et à faire retomber sur d’autres ses propres fautes, c’était le chef-d’œuvre d’un égoïsme jusqu’alors inconnu et d’un esprit d’intrigue dont la réussite est un témoignage du désordre qui régnait dans l’État.

Il était évident que, dans tonte cette affaire, on voulait profiter de l’absence de ceux des citoyens qui avaient encore le sentiment de l’honneur et du droit, de tous ceux qui étaient capables de se battre, et de la présence d’une minorité composée en grande partie d’hommes faibles et âgés. Le droit manquait de défenseurs ; on commença donc par restreindre, contrairement à la loi, la liberté de défense des accusés, tandis que, récemment encore, Aristarchos, qui avait, au su de tout le monde, livré une place frontière aux ennemis et qui était tombé au pouvoir des Athéniens, s’était vu accorder un temps illimité pour sa défense. Quant aux généraux qui en un jour avaient rendu l’empire de la mer aux Athéniens, on leur permit à peine de faire un rapport succinct, comme s’il avait fallu, pour sauver l’État, que le procès fia terminé le plus tôt possible. Cette narration courte et simple, faite avec dignité par des hommes intègres, était une preuve irrécusable de leur innocence ; et, lorsqu’on consulta les citoyens sur la question de savoir s’il fallait approuver ou rejeter l’accusation formulée par le Conseil, la plupart se montrèrent prêts à la rejeter. Le vote allait commencer, et le résultat n’était pas douteux. Il ne restait donc à ceux qui avaient juré la perte des généraux d’autre moyen que de faire ajourner le procès par un expédient improvisé Al n’était pas possible, dirent-ils, de compter exactement, à cause de l’obscurité croissante, les mains des votants. Mais on trouva qu’il faisait encore assez clair pour décider, par un vote précipité, que le Conseil ferait, dans la prochaine assemblée du peuple, une proposition au sujet de la loi d’après laquelle on devait juger les accusés. C’était confondre, contrairement aux usages, deux actes de procédure complètement distincts ; les citoyens n’avaient pas encore approuvé, en effet, l’acte d’accusation. En même temps et contrairement aux principes fondamentaux du code athénien, on refusa de recevoir des cautions pour les prisonniers. C’est ainsi que les conjurés surent faire servir leur défaite à leur avantage.

La fête des Apaturies, qui avait lieu pendant ces journées du mois de Pyanepsion (octobre), leur permit de mettre à profit le délai qu’ils venaient d’obtenir ; c’était, à Athènes, la fête de famille, qui réunissait dans des sacrifices communs tous les membres d’une même tribu et ravivait par conséquent dans toute la ville tous les sentiments de consanguinité. Théramène trouva là une excellente occasion pour exciter contre les généraux les citoyens et leurs femmes ; et, bien qu’il fût impossible de déterminer combien de ceux qui n’avaient pas reparu étaient tombés les armes à la main et combien auraient pu être sauvés peut-être par des recherches ultérieures faites sur le champ de bataille, on n’en répétait pas moins que c’était la faute des généraux si, cette fois, tout le monde était vêtu de noir et avait la tète rasée ; qu’il fallait les condamner à mort, parce qu’ils avaient négligé les devoirs les plus sacrés d’un général. C’est ainsi que, par un honteux abus des sentiments d’humanité, on excita de nouveau les passions les plus violentes, et ce fut au moment de leur plus grande effervescence que se réunit la deuxième assemblée.

On l’ouvrit par un décret du Conseil, rédigé par Callixenos, un homme qui a déshonoré son nom en se faisant, en dépit de l’honneur et malgré le cri de sa conscience, l'instrument du parti des traîtres. Il n’était plus question d’examiner avec calme ce qui s’était passé ; il semblait qu’on en eût fini avec l’accusation et la défense ; il ne s’agissait plus que de condamner l'un après l’autre les accusés. On procéda d’ailleurs d’une façon tout à fait extraordinaire. Tous les Athéniens devaient se grouper par phylæ, comme ils avaient coutume de le faire quand il s’agissait d’accueillir ou d’expulser un citoyen. On divisa donc l’agora en dix compartiments ; on plaça dans chacun d’eux deux urnes devant lesquelles devaient passer l’un après l’autre tous les votants ; dans chacun aussi, un héraut devait inviter à haute voix ceux qui jugeaient les généraux coupables pour avoir négligé de sauver les naufragés à déposer leur vote dans la première des deux urnes, et les autres le leur dans la seconde.

Cette manière de procéder ne peut avoir eu d’autre but que d’intimider les citoyens[22]. Car, comme les urnes, ainsi guenons devons le supposer, étaient isolées et qu’on votait avec une seule tessère, chaque vote pouvait être contrôlé. Celui donc qui passait devant la première urne sans y déposer son vote encourait immédiatement le reproche d’être indifférent à la violation des devoirs les plus sacrés, et s’exposait à être maltraité par une populace fanatisée. Car on avait tout fait pour surexciter les passions. On alla jusqu’à produire, au dernier moment, un individu qui prétendait s’être sauvé après la bataille dans une corbeille à grains. Il décrivit la fin lamentable de ses camarades qui, selon lui, l’avaient chargé, au cas où il reverrait sa patrie, de faire son possible pour faire punir les généraux de leur impiété.

Pourtant, le droit aussi trouva ses défenseurs ; plus d’un se servit pour le défendre d’une arme dont l’usage était alors plus légitime quo jamais, de l’accusation d’illégalité. Elle fut portée contre Callixenos par Euryptolémos, fils de Pisianax ; et, si on ne voulait pas rompre avec les plus vénérables traditions, cette question introduite dans le débat devait être vidée dans une séance spéciale, avant qu’il fût donné suite à la proposition du Conseil. Elle ne fit que soulever la colère du peuple contre ceux qui voulaient l’empêcher d’agir comme il l’entendait. Un certain Lyciscos osa même proposer que tous ceux qui feraient une objection fussent jugés comme complices ; on exigea des prytanes, c’est-à- dire des membres de la section du Conseil qui avait alors la direction des affaires, de passer à l’ordre du jour et de faire voter les citoyens sans se préoccuper de l’accusation portée par Euryptolémos. Les prytanes, responsables de toute violence faite à la constitution. résistèrent ; mais ils se laissèrent intimider par les menaces furieuses de Callixenos, qui fit à leur égard les mêmes propositions que Lyciscos avait faites contre Euryptolémos. Ils cédèrent tous, à l’exception d’un seul, désigné par le sort pour être ce jour-là président de l’assemblée ; c’était Socrate, fils de Sophroniscos : celui-là déclara avec fermeté que nulle violence ne pourrait le contraindre à agir contre les lois de l’État.

En attendant, Euryptolémos avait trouvé avec ses amis une autre voie, par laquelle il espérait atteindre plus sûrement son but. Il retira son accusation touchant l’illégalité de la procédure, et opposa au décret du Conseil provoqué par Callixenos une contre-proposition, pour laquelle le président lui donna la parole. Il eut ainsi l’occasion de prendre la défense des accusés et de rappeler une série de détails utiles, sans toutefois braver ouvertement la volonté despotique de la foule.

Il fit preuve de beaucoup d’intelligence, en demandant que les généraux fussent jugés d’après la loi la plus sévère qu’il y eût pour punir les délits commis contre l’État. Mais, dit-il, lorsqu’il s’agit de la vie de généraux athéniens, il faut bien se garder de les juger tous ensemble, d’une façon sommaire et arbitraire. Le rôle que chacun joua pendant la bataille est bien loin d’avoir été le même pour tous. L’un d’eux, Lysias, qu’on avait élu à la place d’Archestratos, tué à l’ennemi, était lui-même au nombre de ceux qui, dépourvus de tout secours, voguèrent pendant quelque temps à l’aventure sur un radeau : peut-on le traiter comme les autres  ? Ceux des naufragés qui ont été sauvés rendent aux généraux le témoignage qu’ils ont sagement accompli leur devoir. Si les mesures qu’ils ont prises n’ont pas atteint leur but, il convient d’en rendre responsables ceux auxquels on en avait confié l’exécution, à moins qu’ou ne veuille considérer la tempête comme une excuse suffisante pour tous. Je ne demande pas qu’on fasse grâce aux coupables : mais comment pouvez-vous refuser, dans une question de droit aussi difficile, ce à quoi peut prétendre même le traitre convaincu de son crime, je veux dire, une audience et une procédure régulière, à des hommes qui ont détruit 70 vaisseaux ennemis et, en définitive, sauvé l’État ? Si donc vous ne voulez pas travailler pour les Spartiates, déshonorer la ville et charger votre conscience, accordez aux généraux tous leurs droits. Fixez un jour auquel vous voterez d’abord, conformément à l’ordre établi, sur l’opportunité de l’accusation ; on vous soumettra ensuite les chefs d’accusation, et enfin, vous permettrez à chacun de se défendre !

Cette proposition fut en effet mise aux voix, et l’affaire parut prendre une tournure favorable. C’est alors qu’eut lieu un nouvel incident concerté d’avance. Tout à coup, un certain Ménéclès obtient un ajournement : peut-être avait-il annoncé un phénomène. céleste de mauvais augure ; tout Athénien pouvait ainsi interrompre une délibération publique. Les conjurés profitent du délai obtenu pour exciter et intimider de nouveau leurs concitoyens, et l’impression du dernier discours s’efface. Lorsqu’on reprend le vote, la proposition d’Euryptolémos est rejetée ; on fait passer celle du Conseil ; la sentence est prononcée, et les généraux sont livrés aux Onze pour être mis à mort.

C’est ainsi que mourut le fils de Périclès et d’Aspasie, auquel son père avait fait un présent funeste en lui accordant les droits de citoyen d’Athènes ; et avec lui moururent Érasinidès, Thrasyllos, Lysias, Aristocrate et Diomédon. Diomédon, le plus innocent de tous, lui qui avait voulu que toute la flotte se mit à la recherche des naufragés, parla une dernière fois an peuple : il désirait que le jugement portât bonheur à la cité, et il invita ses concitoyens à offrir aux dieux sauveurs les sacrifices d’actions de grâces qui leur avaient été promis par eux, les généraux, après la victoire. Ces paroles ont sans doute touché plus d’un unir ; mais elles n’eurent d’autre effet que de rendre la mémoire des martyrs plus vénérable aux yeux de la postérité. La meilleure preuve de leur innocence, c’est la série de ruses et de violences qu’il fallut employer pour les perdre, ainsi que la honte et le repentir qu’éprouvèrent leurs concitoyens lorsqu’ils reconnurent qu’ils avaient été indignement trompés par une coterie de traîtres[23].

Dans ce triste épilogue de la victoire des Arginuses il reste plus d’un point obscur, puisqu’il s’agit de menées dont nous ignorons les auteurs et les motifs. Mais il n’est pas possible d’expliquer la conduite de Théramène à l’égard des généraux uniquement par le désir d’échapper à une poursuite, d’autant plus que nous ne voyons nullement qu’il fiel véritablement en danger. Seule, l’influence d’un parti a pu aveugler à ce point les citoyens ; et ce parti n’était autre que celui des oligarques. Comme ils formaient une minorité, ils se voyaient réduits à suivre des voies tortueuses, dans l’emploi desquelles ils excellaient. Ils avaient leurs instruments dans le Conseil et dans l’assemblée populaire. A partir de la motion de Timocrate, tout avait été concerté, tout incident était prévu, tous les moyens préparés, depuis la persuasion insinuante jusqu’au plus grossier terrorisme. Ce qui caractérise les oligarques, c’est la perfidie avec laquelle ils choisissent pour agir le moment on l’armée est absente, la façon dont ils exploitent les passions religieuses pour atteindre leur but politique et font cause commune avec le sacerdoce, en outre, l’astuce avec laquelle ils accommodent aux plans de leur parti les principes juridiques, sans qu’on puisse indiquer avec précision le point où commence la violation du droit. Parvenir, à force d’excitations systématiques, à exalter peu à peu les passions du peuple, l’aveugler au point d’en faire un instrument passif, s’en servir pour déshonorer la démocratie et ravir à l’État le fruit de ses plus glorieuses victoires, c’était là un succès pour ce parti oligarchique aux yeux duquel tout triomphe de la démocratie était un scandale.

 

 

 



[1] XÉNOPHON, Anabase, I, 1.

[2] Aux Spartiates en général et à Lysandre en particulier (XÉNOPHON, Hellen., II, 1, 14).

[3] Dodwell donne une autre date, mais je tiens pour plus exacte la chronologie établie par HAACK (Diss. chronol. de postremis belli Peloponnes. annis, Stendal, 1822. Cf. Xénophon, Hellenica, éd. L. Dindorf. 1853, p. XXXVIII). C’est aussi l’avis de BÖCKH (Staatshaushaltung, II, p. 21), de PETER (Vorrede zu den Zeittafeln der griech. Geschichte, 1858, p. VI).

[4] C'est la date donnée par Androtion. Cf. USENER in Jahrbb. f. Philol., 1871, p. 311 sqq. GILBERT, Beiträge, p. 361.

[5] Sur les plans révolutionnaires de Lysandre, voyez ARISTOT., Polit., p. 194, 30. 207, 5.

[6] Sur la nauarchie de Lysandre, voyez XÉNOPHON, Hellen., I, 5, 1-10. DIODORE, XIII, 70. PLUTARQUE, Lysand., 3 sqq.

[7] XÉNOPHON, Hellen., I, 1, 16.

[8] PLUTARQUE, Lysand., 5. 13. 26. DIODORE, XIII, 70. VISCHER, Alkibiades und Lysandros, p. 63.

[9] XÉNOPHON, Hellen., I. 5. 6. PLUTARQUE, Lysand., 5.

[10] Environ 16 centimes.

[11] Sur les Πλοντήρια, voyez MOMMSEN, Heortologic, p. 427.

[12] XÉNOPHON, Hellen., I, 5, 11. DIODORE, XIII, 71. PLUTARQUE, Alcib., 35.

[13] XÉNOPHON, Hellen., I, 5, 16. Cf. DIODORE, XIII, 71. PLUTARQUE, Alcib., 36. Lysand., 5. CORN. NEP., Alcib., 7. JUSTIN, V, 5, 3.

[14] C. I. ATTIC., I, n. 64.

[15] Sur Callicratidas, voyez XÉNOPHON, Hellen., I, 6, 1.

[16] XÉNOPHON, Hellen., I, 3, 16-18. DIODORE, XIII, 77.

[17] Sur la monnaie frappée d’urgence sous l’archontat d’Antigène, voyez BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 33. C’est là τό καινόν χρυσίον (ARISTOPH., Ran., 720. PHILOCHORE ap. SCHOL., ibid.).

[18] Cf. KIRCHHOFF, Urkunden der Schatzmeister (in Abhandl. d. Berl. Akad., 1864), p. 55.

[19] Les esclaves qui combattirent aux Arginuses reçurent en effet la liberté et en même temps — sinon tous, du moins une partie d’entre eux — des lots de terre dans le territoire de Scione, qui n’avait pu être totalement réparti en 422 entre les Platéens, ceux-ci étant peu nombreux. C’est de cette façon que KIRCHHOFF (Kleruchien, p. 9) explique le vers des Grenouilles (Ran., 604) et le passage de l’Atthis d’Hellanicos, cité à cet endroit par le scoliaste.

[20] DIODORE, XIII, 97. XÉNOPHON, Hellen., I, 6, 19.

[21] XENOPHON, Hellen., I, 6, 27-38.

[22] G. LÖSCHCKE (in Jahrbb. f. klass. Philol., 1876, p. 757 ) conteste la façon dont j’envisage le mode de votation adopté alors et ne trouve là rien d’extraordinaire, approuvé en cela par FRÄNKEL (Geschwornengerichte, p. 18) et GILBERT (Beiträge, p. 379). Mais qui donc soutient que deux urnes suppriment le scrutin secret ? Seulement, quand on vote en public avec un seul caillou (XÉNOPH., Hellen., I, 7, 9), il y a là une pression évidente. Les détails même dans lesquels entre le narrateur indiquent bien qu’il s’agit d’une procédure tout-à-fait anormale.

[23] Grote a essayé de justifier la conduite des Athéniens et d’établir la culpabilité des généraux, mais HERBST (Die Schlacht der Arginusen, p. 17) a exposé l’état exact de la question, tel qu’il ressort du texte de Xénophon. Comparé à Xénophon, Diodore (XIII, 101) n’est pas une autorité, et l’on est mal venu à excuser la conduite de Théramène en disant qu’il n’avait que ce moyen de se défendre lui-même. Lysias lui-même (In Eratosth., § 36) n’approuve aucunement la condamnation. Sur le repentir des Athéniens, voyez XÉNOPHON, Hellen., I, 7, 35. SUIDAS, s. v. έναύειν. DIODORE, XIII, 103. PLATON, Apolog., p. 32 a. Callixenos, incarcéré avec quatre autres, s’échappe durant la révolution oligarchique, revient à Athènes après la chute des Trente, et meurt de faim, objet de l’exécration générale (XENOPH., ibid.).