HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE CINQUIÈME. — LA GUERRE DE DÉCÉLIE.

 

 

§ I. — SPARTE ET LA PERSE CONTRE ATHÈNES.

Lorsque la nouvelle de la défaite arriva à Athènes, on crut d’abord impossible un pareil désastre, qui dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer. Les témoignages les plus dignes de foi ne rencontraient que des incrédules. Puis, lorsqu’enfin on ne put plus douter de cet immense malheur, des lamentations sans fin remplirent la ville entière, car il n’y avait pas une maison où l’on n’eût à pleurer des parents et des amis ; l’incertitude où l’on se trouvait sur leur sort augmentait la douleur. L’inquiétude qu’inspirait la destinée des survivants était plus douloureuse encore que la perte de ceux qu’on savait morts, bien que la triste fin de ces derniers et l’idée que tout devoir religieux avait été négligé à leur égard rendissent les regrets encore plus cuisants. Lorsqu’on sortit enfin de ce morne abattement, on se rappela la cause de tous ces malheurs, et alors toutes les colères se déchaînèrent contre ceux qui avaient conseillé l’entreprise ou qui, comme orateurs, devins ou interprètes des oracles, avaient nourri chez le peuple de vaines espérances de victoire. Enfin la surexcitation des esprits se changea en désespoir et en terreur, de sorte qu’on prévoyait des dangers plus grands encore et plus imminents que ceux qui existaient réellement. Tous les jours on croyait voir paraître devant le port la flotte sicilienne avec les Péloponnésiens, pour s’emparer de la ville privée de défenseurs ; ou croyait que la dernière heure d’Athènes était arrivée[1].

Il paraissait impossible en effet qu’Athènes résistât à ce coup. Car on ne pouvait comparer, mente de loin, les défaites que la ville avait essuyées autrefois en Égypte, en Thrace et en Béotie. On avait mis en jeu, pour vaincre Syracuse, toutes les forces militaires de la cité. Plus de deux cents vaisseaux appartenant à la marine de l’État étaient perdus avec tout leur équipement, et, si l’on fait le compte de tout ce qui à diverses reprises avait été envoyé en Sicile, on arrive, en comprenant les troupes alliées, à un total de soixante mille hommes. Dans les eaux de Naupacte, il y avait encore une escadre ; mais elle aussi se trouvait compromise et dans une situation fort désavantageuse vis-à-vis des Corinthiens, qui avaient fait de nouveaux préparatifs. Les ports et les arsenaux étaient vides, ainsi que le Trésor. Dans l’espoir d’un butin immense et comptant sur une foule de ressources nouvelles. on n’avait rien épargné ; on avait mis à contribution toutes les forces de l’État. En effet, comme on s’était laissé tromper par les promesses de subsides des Égestains, on fut obligé de dépenser par an, pour la solde des troupes, environ le double des revenus annuels. Les économies faites au début de la guerre furent bientôt épuisées, et déjà l’on s’était vu forcé de renvoyer chez eux, faute d’argent, les auxiliaires thraces qu’on voulait envoyer en Sicile. La fortune des particuliers se trouvait en même temps fortement entaillée par les prestations des triérarques, qui avaient équipé des vaisseaux et contribué de leur bourse aux frais de la guerre ; une quantité d’argent trouvé sur les prisonniers était tombé aux mains de l’ennemi.

Bien plus grave que la perte matérielle en argent, en vaisseaux et en hommes, était la défaite morale, plus dangereuse pour Athènes que pour tout autre État. Périclès s’était efforcé de faire d’Athènes et des îles un tout homogène ; déjà on en était venu à considérer les îles comme offrant plus de sécurité que le sol même de l’Attique et à y mettre en sûreté les objets les plus précieux. En développant avec intelligence le système des clérouchies, on eût rendu peu à peu impossible la défection des alliés. Mais ces idées, inspirées par la sagesse politique de Périclès, n’avaient pas été mises en pratique. La politique des démagogues avait augmenté partout l’aversion qu’inspirait la domination athénienne, et ce qui conservait à Athènes son empire sur les côtes, c’était la crainte qu’inspiraient aux villes les flottes athéniennes, aussi longtemps qu’elles régnèrent en maîtresses sur la mer. Le charme était rompu. Athènes allait arc châtiée de son égoïsme sans scrupules ; les îles les plus indispensables, celles qui paraissaient le plus étroitement unies à l’Attique, l’Eubée, Chios, Lesbos, devinrent remuantes. Partout les partis oligarchiques levaient la tète, prêts à renverser une domination odieuse : et, si les Athéniens, au faîte de leur puissance, avaient eu de la peine à vaincre quelques villes révoltées, ils avaient à craindre, maintenant qu’ils ne disposaient plus d’aucune ressource, une défection générale. Enfin, pour comble de malheur, leur propre constitution ne leur inspirait plus aucune confiance ; car, même avant le commencement de l’expédition de Sicile, les sociétés secrètes entretenaient Athènes dans un état d’esprit absolument révolutionnaire ; on était convaincu que la constitution établie ne pouvait empêcher l’État de se dissoudre au dedans, et était encore moins capable de lui garantir sa puissance au dehors.

Sparte, an contraire, clans l’espace de peu de mois, sans lever une armée, sans rien risquer ni rien perdre, avait remporté des avantages plus grands que tous ceux que la campagne la plus heureuse eût pu lui procurer. Gylippe avait fait voir une fois de plus ce que valait un Spartiate, en imprimant par son action personnelle, au moment le plus périlleux de la crise, une tournure toute nouvelle à l’événement le plus important, le plus fertile en conséquences de toute la guerre. Il était, avec plus de bonheur, le successeur de Brasidas. La considération de Sparte dans le Péloponnèse, ébranlée par la paix de Nicias, était rétablie ; elle était en bons termes avec tous les alliés, à l’exception d’Argos et d’Élis ; les Doriens d’outre-mer, qui jusque-là s’étaient tenus à l’écart, avaient été entraînés dans la lutte par l’agression d’Athènes et étaient devenus les alliés les plus zélés et les plus courageux du Péloponnèse. Et dans le nombre, il n’y avait pas seulement les États qu’Athènes avait attaqués et qui n’avaient pas encore assouvi leur soif de vengeance ; même à Thurii, le parti péloponnésien l’emporta et détourna cette ville des Athéniens, auxquels tout récemment encore elle s’était montrée si fidèle. En outre, les Athéniens avaient poussé dans le camp ennemi le plus capable de tous les hommes d’État et de tous les généraux alors vivants. Personne mieux qu’Alcibiade ne savait aiguillonner les lourds Lacédémoniens et leur imprimer un mouvement énergique ; il pouvait leur donner les Meilleurs conseils, et leur faire connaître en détailla situation d’Athènes et la disposition des lieux. Enfin ils avaient maintenant un roi belliqueux, l’entreprenant et ambitieux Agis, fils d’Archidamos, celui qui à Mantinée déjà avait rétabli l’honneur des armes lacédémoniennes. Agis s’efforçait de réparer les fautes qu’il avait commises pendant que Sparte était en guerre avec Argos, et de relever l’autorité royale, singulièrement affaiblie encore depuis 418 (Ol. XC, 3) par la création du conseil des Dix, qui accompagnaient le roi en campagne.

C’est ainsi que Sparte, ranimée par une foi nouvelle en ses propres forces, se retrouvait à la tète de sa confédération, tandis qu’elle pouvait s’attendre à la dissolution complète de la ligue ennemie. Athènes semblait avoir perdu sans espoir sa domination sur mer, et déjà Sparte tenait prêts ses intendants militaires, pour les envoyer dans les villes révoltées contre Athènes et mettre la main sur leurs ressources. Il semblait que la victoire, comme un fruit mûr, allait tomber dans la main de Sparte. Mais, pour qu’elle fût sûre d’une victoire complète, il lui fallait une flotte. Les villes disséminées dans les îles et sur les eûtes étaient incapables de constituer à frais communs une puissance militaire, et Sparte ne pouvait pas consentir à dépendre de leurs caprices si elle voulait prendre la place, maintenant vacante, de souveraine des mers ; la jeune marine des Sicéliotes, quelque utile qu’elle fût, pouvait tout aussi peu lui tenir lieu d’une flotte qui lui appartint. Il fallait un noyau solide autour duquel pourraient se grouper les éléments qui s’offraient de toutes parts, une flotte spartiate qui réunirait autour d’elle les diverses escadres. Mais rien n’était prêt. En effet, bien que pendant la guerre on se fût de plus en plus convaincu de cette nécessité, on était loin d’avoir surmonté tous les obstacles. L’aversion qu’on éprouvait de longue date à faire sur mer des armements sérieux persistait toujours, et l’on était aussi incapable que par le passé de créer une flotte de guerre. Les Spartiates dédaignaient le service maritime ; les rares succès qu’on avait obtenus étaient dus aux classes inférieures, et constituaient par conséquent une menace pour la puissance des hoplites doriens, sur laquelle reposait l’État. D’ailleurs, la situation financière de Sparte n’avait pas changé. Elle n’avait pas de Trésor fédéral ; elle ne tirait de ses alliés aucun revenu régulier ; ses citoyens n’avaient pas de fortune particulière qui nit leur permettre de contribuer aux dépenses extraordinaires de l’État. On vit bien alors qu’Archidamos avait eu raison de dire, dès le début de la guerre, que le succès dépendrait bien moins des armes que de l’argent. On pouvait vaincre l’aversion qu’inspirait l’équipement d’une flotte, puisque les circonstances l’exigeaient si impérieusement et le rendaient en même temps beaucoup plus facile. C’était donc l’argent seul qui faisait défaut. Mais ces ressources pécuniaires, elles vinrent s’offrir aux Spartiates, d’une façon inattendue, par suite d’événements qui, dans l’intervalle, étaient survenus en Perse.

Les relations entre les États grecs et l’empire perse n’avaient jamais été complètement interrompues. Les Spartiates avaient à plusieurs reprises entamé des négociations avec le Grand-Roi, mais toujours sans résultat, car là aussi ils n’avaient pu se décider à suivre une politique franche et résolue. Il est vrai cille ces négociations étaient pleines de difficultés. Car les Perses s’en tenaient obstinément à leurs anciens principes et prétendaient conserver les côtes d’Asie Mineure ; ils n’admettaient pas d’autre hase de conciliation. Il ne pouvait donc être question d’entente, à moins que les Spartiates ne voulussent consentir à abandonner ces villes de la côte d’Asie et garantir leur retour à l’empire perse. A cette condition seulement, les Perses se montraient disposés à aider de leur argent Sparte contre Athènes. Mais, bien qu’au fond les Spartiates se souciassent fort peu de la liberté des Hellènes d’Asie, il leur répugnait, pour des raisons faciles à comprendre, d’introduire de pareilles clauses dans un traité, et de se mettre ainsi en contradiction manifeste avec leur politique nationale, telle qu’ils l’avaient affichée au début de la guerre. Ils n’avaient d’ailleurs, pas plus alors qu’autrefois, mille envie de faire manœuvrer des flottes de guerre en Asie Mineure, ce à quoi les traités, s’ils devaient profiter aux Perses, les auraient forcés.

On s’explique clone pourquoi les négociations n’avaient jamais abouti. A Suse, on voyait avec dépit que les nombreux ambassadeurs qui arrivaient de Sparte se contredisaient l’un l’autre ; et pourtant on tenait à ne pas rompre les pourparlers. C’est pour cette raison que, dans la septième année de la guerre, Artapherne fut envoyé à Sparte pour obtenir enfin une réponse nette et décisive. Mais il tomba avec ses dépêches au pouvoir des Athéniens, qui surent le gagner à leur cause, de sorte qu’il s’en retourna auprès du Grand-Roi accompagné d’ambassadeurs athéniens. Mais les négociations qui allaient être entamées en faveur d’Athènes furent interrompues par la mort d’Artaxerxès (Ol. LXXXVIII, 4 ; 425).

L’avènement du nouveau roi n’eut pas lieu sans de terribles secousses. Car le successeur légitime, Xerxès II, le dernier descendant direct des Achéménides, fut assassiné par son frère consanguin Sogdianos, et, la même année, celui-ci fut renversé à son tour par Ocos, un autre bâtard d’Artaxerxès, qui monta sur le trône sous le nom de Darius II[2]. Le nouveau gouvernement n’amena pas la tranquillité. On se révoltait partout, surtout en Asie Mineure. Pissuthnès, fils d’Hystaspe, qui plusieurs fois déjà s’était immiscé dans les affaires de la Grèce, fit défection. Il fut soutenu par des Grecs que commandait un Athénien du nom de Lycon. Il fut vaincu, grâce la trahison de ces alliés, tandis que son fils Amorgès se maintenait en Carie avec l’aide d’auxiliaires athéniens[3]. Après la chute de Pissuthnès, nous voyons paraitre en Asie Mineure Tissapherne et Pharnabaze comme principaux dignitaires du Grand-Roi. Tissapherne, en sa qualité de successeur de Pissuthnès, était satrape des provinces maritimes[4]. Il en voulait à Athènes pour avoir secouru le parti de son adversaire ; en outre, le Grand-Roi — peut-être à la suite de la guerre de Sicile et de la destruction de la flotte athénienne — exigeait des villes maritimes, qu’il considérait toujours comme sujettes de l’empire perse, le paiement des tributs depuis si longtemps suspendu. Tissapherne dut verser les sommes telles qu’elles étaient inscrites au budget de l’empire ; pour se procurer l’argent nécessaire, il fut obligé de pousser à la guerre ; et, comme l’empire perse se trouvait dans un état si misérable qu’il n’osait pas tout seul attaquer les Athéniens, malgré leur défaite, le satrape cherchait par tous les moyens à se procurer du secours chez les Grecs.

Il en trouva l’occasion en Ionie même ; car, dans toutes les villes de quelque importance, il y avait un parti perse. Elles trouvaient toutes bien lourd le poids de la domination athénienne ; leur population commerçante ne tolérait qu’avec peine un état de guerre incessante qui troublait leurs relations avec les régions de l’intérieur. Chios était la puissance la plus considérable de l’Ionie, et la seule qui l’Ut indépendante. Là, les familles aristocratiques avaient su, à force de prudence, se maintenir au pouvoir. Dès la septième année de la guerre, Athènes les avait soupçonnées de défection ; mais elles avaient fait confirmer à nouveau leur constitution par les Athéniens et avaient depuis fidèlement rempli leurs engagements. Après les grandes pertes qu’elles aussi avaient éprouvées en Sicile, elles pouvaient encore se vanter de posséder soixante vaisseaux. Leur gouvernement fut le point de départ de la conspiration qui s’ourdit alors contre Athènes. Elles se mirent en rapport avec Érythræ, située en face de Chios, sur la côte. Tissapherne entama des négociations avec les deux États et envoya, de concert avec eux, des ambassadeurs dans le Péloponnèse pour décider Sparte à se mettre à la tête du mouvement ionien ; il promit de se charger de la solde et de l’entretien des forces péloponnésiennes. C’était l’inauguration d’une nouvelle politique à l’usage des satrapes.

Pareille à la situation de Tissapherne était celle de Pharnabaze, satrape de la province septentrionale qui avait pour centre Dascylion sur la Propontide-et comprenait les contrées de l’Hellespont, la Phrygie, la Bithynie et la Cappadoce. Il gouvernait le pays troyen avec les montagnes boisées de l’Ida, si importantes pour la construction des vaisseaux, et avait entre les mains, au cas où éclaterait une guerre maritime, les points d’où l’on pouvait diriger contre Athènes les attaques les plus dangereuses. Dans le but d’attirer les Péloponnésiens dans l’Hellespont, Pharnabaze envoya à Sparte, avec de l’argent comptant, deux partisans grecs chassés de leur patrie, Calligitos de Mégare et Timagoras, chef du parti perse à Cyzique ; il cherchait dans ses promesses à renchérir sur Tissapherne. C’est ainsi que deux puissants satrapes briguaient à l’envi la faveur de Sparte, et lui offraient de l’argent et des renforts[5].

Enfin, le plus voisin et le plus implacable des ennemis d’Athènes n’était pas resté inactif. Thèbes s’était tenue fièrement en dehors de la paix de Nicias ; elle avait pris Panacton et l’avait ensuite rasée avant que la forteresse fût rendue aux Athéniens[6] ; un coup de main que les mercenaires thraces congédiés d’Athènes avaient tenté contre Mycalessos, sous la conduite de Diitréphès, avait tout récemment encore excité sa colère au plus haut degré[7]. Elle avait aussi envoyé des auxiliaires en Sicile et contribué pour sa part à la défaite des Athéniens ; elle se préparait alors à une nouvelle guerre, et s’entendit comme autrefois avec Lesbos.

Tandis qu’ainsi les ligues les plus dangereuses se formaient de toutes parts contre Athènes, la guerre avait déjà recommencé en Grèce. Ce fut Athènes qui, cette fois, attaqua la première. Une escadre athénienne sous Pythodoros avait débarqué, au commencement de l’année (Ol. XCI, 3), par conséquent pendant le huitième été qui suivit la conclusion des traités, sur le territoire laconien, pris de Prasiæ et d’Épidauros Liméra, et avait dévasté les campagnes, à titre de représailles pour les incursions lacédémoniennes en Argolide[8].

Cet incident, assez insignifiant en lui-même, eut des suites considérables. En effet, pendant les dix premières années de la guerre, les Spartiates avaient eu le sentiment qu’ils l’avaient entreprise injustement, attendu que les Thébains, en pleine paix, avaient surpris Platée ; et les citoyens d’un certain âge, qui se plaçaient uniquement au point de vue du droit, s’obstinaient à croire que c’était là la cause des malheurs que Sparte avait éprouvés à Pylos et ailleurs. A présent, c’était Athènes qui avait rompu la paix : ce que Sparte attendait depuis longtemps était enfin arrivé ; et, comme Athènes refusait toute satisfaction, le vieux parti spartiate se sentit, lui aussi, animé d’une ardeur nouvelle. ; on crut pouvoir faire la guerre en toute sûreté de conscience et en attendre des résultats meilleurs.

Alcibiade se hâta d’exploiter cette disposition des esprits pour atteindre son but. Il décida les Péloponnésiens, après qu’ils eurent en hiver décidé la guerre et commencé les préparatifs, à faire au printemps de 413 (Ol. XCI, 3)[9] une invasion en Attique sous Agis, à une époque on déjà l’on pouvait prévoir quelle tournure prendrait la guerre de Sicile. Pendant douze ans, l’Attique avait été préservée de toute invasion, et les traces de la guerre d’ Archidamos étaient effacées ; d’autant plus désastreuses furent les nouvelles dévastations, dont on ne pouvait même pas se venger en attaquant les côtes du Péloponnèse. Ce qu’il y avait de pire, c’est que les Péloponnésiens étaient décidés à ne pas revenir à leur ancienne tactique ; au lieu de venir chaque été ravager l’Attique, ils résolurent d’y occuper d’une manière, durable une forte position ; et, malheureusement pour Athènes, Alcibiade leur indiqua le meilleur endroit[10].

Lorsque d’Athènes on porte ses regards vers le nord, on voit la haute muraille du Parnès s’abaisser à droite, vers le Brilessos. Mais, avant de confondre ses prolongements avec les collines de la Diacria, il forme une dépression profonde, dont le profil en forme de croissant dessine sur l’horizon septentrional une échancrure des plus marquées. Sur un large plateau, au-dessous de la crête de la montagne, était située Décélie, une des vieilles villes de la décapole attique, à cinq lieues de la capitale et à égale distance de la Béotie. C’est de là que partent les deux routes qui menaient en Eubée par le district montagneux de la Diacria ; l’une d’elle passe juste au pied de Décélie ; l’autre, un peu plus à l’est, traverse Aphidna. La place que les Spartiates avaient choisie commandait les deux routes. Ils se retranchèrent sur un rocher élevé, au-dessus de. Décélie, et les Athéniens n’essayèrent même pas de les en chasser. C’était là un résultat d’une telle importance que clans l’antiquité déjà on appelait guerre décélienne toute la dernière partie de la guerre du Péloponnèse.

L’occupation de Décélie est comme le trait d’union entre la guerre de Sicile et celle qui se ralluma alors entre Athènes et le Péloponnèse. Celle-ci eut tout d’abord le caractère d’une intervention en faveur des Syracusains ; mais, par rapport aux traités qu’on avait observés pendant huit ans,. c’était le commencement de la seconde guerre entre Athènes et Sparte. Le but immédiat qu’on s’était proposé ne fut pas atteint, car les Athéniens n’en envoyèrent pas moins Démosthène en Sicile avec une nouvelle armée. Mais lorsque, six mois plus tard, tout fut perdu, ils se sentirent d’autant plus incommodés par la garnison de Décélie.

L’ennemi interceptait la plus grande partie des approvisionnements de la ville, parce qu’il avait en son pouvoir les routes de l’Eubée. Sans doute, les voies maritimes restaient ouvertes, mais elles étaient beaucoup plus longues et plus difficiles ; en même temps, la possession de cette île, si nécessaire aux Athéniens, se trouvait compromise. L’ennemi avait en son pouvoir une grande partie de leur propre territoire, un grand nombre de bourgs et de villages, de terres, de forêts et de pâturages. Un tiers de l’Attique n’appartenait plus aux Athéniens, et, jusque dans le voisinage immédiat de la ville, la circulation était entravée et le trafic interrompu. Une grande partie des habitants de la campagne, sans travail et sans gagne-pain, se pressaient de nouveau dans l’enceinte de la ville. Nuit et jour les citoyens étaient obligés de monter la garde ; en un mot, tous les embarras et toutes les misères des premières années de la guerre avaient reparu, mais plus graves que par le passé. Cette fois, on n’avait plus un moment de repos. Les ravages s’étendaient sur une partie bien plus considérable du territoire, puisqu’une armée ennemie en tirait d’une façon continue ses moyens d’existence ; en outre, les esclaves qui voulaient s’enfuir de chez leurs maîtres avaient maintenant toute l’année un refuge assuré. Ils accouraient par milliers à Décélie, où ils avaient occasion de rendre à l’ennemi d’importants services[11]. Une plus grande sévérité n’eût pas empêché le mal ; on se vit obligé au contraire, pour y obvier, de les traiter avec plus de douceur[12].

Dans ces circonstances, ce ne furent pas seulement les biens et les revenus des particuliers qui diminuèrent sensiblement, mais encore ceux de l’État en général. On cessa surtout de payer les frais de justice et les amendes, qui à Athènes constituaient une partie considérable du revenu public, parce que les parties ne venaient plus à Athènes pour se faire juger, et que les tribunaux n’avaient plus le temps de siéger. D’autres ressources encore, les fermages, les droits perçus dans les marchés, etc., vinrent à manquer au Trésor, de sorte que, par suite des dépenses énormes causées par la guerre de Sicile et des pertes actuelles, Athènes tomba dans une détresse financière comme elle n’en avait jamais connu. On ne pouvait se permettre des exactions à l’égard des alliés, parce qu’on n’était même pas sûr d’encaisser les versements réguliers et qu’on ne disposait d’aucun moyen de coercition. On eut donc recours à un autre moyen pour augmenter les revenus et les rendre plus certains, sans cependant peser sur les alliés. On supprima l’impôt direct pour le remplacer par un droit de 5 % à percevoir sur les marchandises exportées ou importées dans tous les ports des villes alliées[13]. Ces impôts furent affermés, et des douaniers athéniens d’une nouvelle espèce, les είκοστολόγοι ou collecteurs du vingtième, se répandirent sur tout le domaine soumis à la république. Toutefois, cette mesure n’eut pas, à ce qu’il parait, le succès qu’on en attendait ; les douaniers attirèrent sur eux et sur Athènes la haine des alliés[14], et cette innovation ne lit qu’augmenter le désordre des finances athéniennes. Aussi, au bout de quelques années, on en revint à l’ancien système des tributs[15].

An milieu de ces cruels embarras extérieurs et intérieurs, les Athéniens n’eurent qu’une chance heureuse, c’est que les Spartiates et leurs alliés ne furent pas assez prompts à frapper un coup décisif, en profitant du premier moment de terreur. Les Athéniens eurent ainsi le temps de se recueillir et de retremper leur courage pour reprendre la lutte. Athènes était décidée aux plus grands sacrifices pour conserver sa grandeur. elle savait qu’elle n’obtiendrait rien par des négociations et des concessions ; elle était résolue à accepter le combat et à se lier à la protection des dieux.

Mais les malheurs qu’on avait éprouvés n’avaient pas seulement ébranlé les hases extérieures de la puissance athénienne : on ne manquait pas seulement d’argent, d’hommes, de vaisseaux, d’alliés fidèles, mais aussi de cette foi en soi-même qui est le premier besoin d’un grand État, et de confiance dans lu constitution du pays. On reconnaissait clairement que la ville avait mérité ses malheurs, qu’on avait commis de grandes fautes ; et ces fautes étaient si intimement liées au système démocratique que celui-ci devait nécessairement tomber lui-même en discrédit. Aussi ne voulut-on plus entendre parler des anciens organes du peuple ; les voix des ardents démagogues étaient réduites au silence, la tribune déserte. Il n’y avait point lit d’hommes éminents et universellement considérés, et c’est avec inquiétude qu’on cherchait ceux qui, dans ces temps difficiles, seraient capables de diriger les affaires. On les cherchait parmi ceux qui avaient averti à temps leurs concitoyens, et dont on se repentait amèrement d’avoir négligé ces avis. On s’adressa donc involontairement au parti de Nicias, au parti modéré, et c’est à lui que se joignirent aussi les ennemis de la constitution, qui mirent avidement à profit le mouvement de l’opinion pour ruiner l’ordre établi.

Le peuple était devenu doux et docile ; il écoutait tranquillement des propositions que, peu de mois auparavant, il eût qualifiées de haute trahison et dont il eût poursuivi les auteurs avec acharnement ; il donna sans murmurer son assentiment aux modifications les plus importantes de la constitution, aux restrictions les plus sérieuses apportées à sa propre puissance. Car les hommes qui prirent la direction des affaires publiques demandèrent qu’on ne songeât, pas seulement à remédier aux maux actuels et à sortir d’embarras, mais aussi à prévenir le retour de semblables infortunes. Tout le mal, selon eux, venait de la légèreté avec laquelle, dans les assemblées du peuple, on prenait les résolutions les plus graves. Le conseil des Cinq-Cents, tel qu’il était, n’offrait aucune garantie de prudence dans l’expédition des affaires ; il fallait donc une nouvelle magistrature, un collège d’hommes mûris par l’expérience, chargés d’examiner tous les projets et toutes les propositions, et de ne laisser rien soumettre à la décision du peuple qu’après avis et approbation préalable.

Ces nouveaux magistrats devaient en même temps proposer, dans les cas urgents, les mesures nécessaires, rendre possible un gouvernement énergique et discret, et surtout veiller à ce que la plus grande économie présidât aux dépenses, pour réserver aux besoins essentiels de l’État les fonds encore disponibles. C’est ainsi que le peuple athénien, complètement émancipé depuis la chute de l’Aréopage, se remit lui-même en tutelle ; et ce changement était d’autant plus important que la compétence des nouveaux magistrats était illimitée et leur nombre très restreint, de sorte qu’ils pouvaient d’autant plus facilement devenir les instruments d’un parti. C’étaient dix citoyens appelés Pré-délibérants (πρόβουλοι), à cause de leurs fonctions et nommés sans doute à l’élection dans les dix tribus. Le seul que l’on connaisse est Hagnon[16], un des signataires du traité de Nicias, l’adversaire de Périclès, et par conséquent un homme qui, par ses principes politiques, tenait au parti dont Thucydide fils de Mélésias avait été autrefois le chef.

Les autorités nouvelles s’occupèrent tout d’abord de mettre de l’ordre dans les finances. On réduisit le budget des fêtes, des sacrifices, des jeux publics ; on permit aux citoyens de s’associer deux à deux pour subvenir aux dépenses d’un chœur, et aux hiérarques de supporter en commun les frais d’équipement. Peut-être le changement des tributs en droits d’entrée est-il aussi une des mesures financières prises par les Proboules.

On se prépara ensuite avec ardeur à faire la guerre. On fit venir du bois de la Thrace et de la Macédoine pour construire en toute hâte une flotte nouvelle ; on fortifia Sounion pour empêcher l’ennemi d’y établir une station maritime et de fermer la route maritime de l’Eubée, la seule qui fût encore ouverte. Le fort de Sounion servait en même temps à surveiller les esclaves qui travaillaient en grand nombre dans les mines. On concentra les troupes en rappelant les garnisons du dehors ; on en laissa pourtant quelques-unes à leur poste, surtout celle de Pylos, que l’on continua d’occuper comme auparavant. Enfin, on fit tout ce qu’on put pour surveiller les alliés, pour rendre à la ville son ancienne considération et la confiance à ses habitants. C’est sans doute aussi à la même époque que, pour réparer les pertes qu’on avait éprouvées, on publia une amnistie qui rappelait les bannis, qui rendait leurs droits civiques à ceux des condamnés dans l’affaire des Hermocopides qui n’avaient pas passé à l’ennemi[17].

Les mois d’automne et d’hiver, que les Athéniens employèrent de cette manière, furent un temps de surexcitation, d’attente universelle. On croyait brisée une puissance qui avait tenu sous son joug la moitié de la Grèce, et sa domination paraissait près de tomber. Sa chute devait donc inaugurer un nouvel ordre de choses clans toute la Méditerranée, et, depuis Suse jusqu’aux colonies italiques, tous les États étaient intéressés aux changements qu’on attendait. Tous les ennemis d’Athènes faisaient des préparatifs, soit ouvertement, soit en secret ; aucun ne voulait se priver des avantages d’une victoire prochaine. Car l’été suivant, cela ne paraissait pas douteux, Athènes allait recevoir son châtiment, et les alliés qui avaient gémi sous son joug, qui avaient été forcés de donner pour elle leur or et leur sang, attendaient avec une ardente soif de vengeance le jour où l’on obligerait les Athéniens à rendre compte de toutes les violences qu’ils avaient commises à Mytilène, à Égine, à Scione, à Mélos et ailleurs. Les alliés des Lacédémoniens étaient convaincus que quelques efforts suffiraient pour mettre fin à jamais aux misères de la guerre, et se montraient pour cette raison plus disposés à servir sur terre et sur Mer.

Les opérations militaires des Péloponnésiens avaient un double centre, l’un à Décélie, l’autre à Sparte. On avait en effet conféré au roi Agis des pouvoirs extraordinaires, le laissant libre d’agir dans le nord comme il l’entendrait, afin qu’il pût profiter immédiatement de toutes les occasions de nuire aux Athéniens. Aussi fit-il, avant la fin de l’hiver, en prenant pour point de départ son quartier général, de longues expéditions vers le nord ; il chercha à relever Héraclée, contraignit les tribus de l’Œta, les Phthiotes et les Thessaliens, à lui livrer des otages et à contribuer aux dépenses de la flotte péloponnésienne, et reçut les envoyés qui venaient des îles pour s’assurer l’appui de Sparte lors de la défection qu’elles méditaient coutre Athènes. Il fallut tenir ces négociations bien secrètes, parce que les oligarques, qui partout relevaient fièrement la tête, avaient à craindre non seulement Athènes, mais les partis populaires, dont les chefs lui étaient restés fidèles. Aussi, heureusement pour Athènes, une défection générale était impossible, parce que les Spartiates n’avaient pas les moyens nécessaires pour soutenir leurs partisans en même temps dans des endroits différents. Il fallait choisir ceux auxquels on voulait accorder la préférence ; et l’on montra à ce sujet une incertitude, une irrésolution qui ne contribua pas peu à paralyser les succès des Péloponnésiens. C’est ainsi qu’Agis envoya d’abord en Eubée trois fonctionnaires avec des troupes, parce qu’il voyait là avec raison le point le plus vulnérable de la puissance athénienne et qu’il lui semblait facile de pousser file à ]a révolte, tout en continuant les opérations militaires autour de Décélie. Mais il céda ensuite aux instances des Béotiens, qui voulaient avant tout qu’il aidât les Lesbiens, et il équipa pour ces derniers des vaisseaux et des troupes. Il morcela ainsi ses ressources et s’engagea de Décélie clans la guerre d’Asie, qu’on aurait a diriger de Sparte.

Dans la capitale aussi régnait l’indécision ; non pas qu’on dit reculé devant mie alliance avec les Perses au dernier moment ; on était embarrassé parce qu’on se trouvait en face de deux opinions contraires. Les uns voulaient qu’on soutint avant tout Tissapherne, les autres, qu’on commençait à faire la guerre dans l’Hellespont, selon le désir de Pharnabaze ; Agis de son côté, d’accord avec les Béotiens, usait de toute sou influence pour porter les premiers secours aux Lesbiens, à l’égard desquels il fallait réparer le plus tôt possible les négligences commises autrefois. Dans ces circonstances, ce fut Alcibiade qui l’emporta en décidant ses partisans, parmi lesquels l’éphore Endios, l’adversaire d’Agis, était le plus puissant, à écouter les propositions de Tissapherne[18].

C’est l'Ionie, en effet, qui offrait les plus grandes chances de succès ; c’est là qu’on pouvait faire éprouver à Athènes les pertes les plus sensibles. Plusieurs fois déjà les satrapes s’étaient avancés avec bonheur vers les côtes d’Ionie. La Perse avait des partisans dans toutes les villes, surtout à Éphèse, qui, de toutes les villes de la côte, faisait avec l’intérieur le commerce le plus important et qui était la plus accessible aux influences de l’Orient. Il est même probable que, déjà avant la défaite de Sicile, Éphèse s’était détachée d’Athènes et était tombée au pouvoir de Tissapherne. Maintenant, c’était Chios qui se disposait à faire défection, (Alios, le plus important de tous les États de la ligue, celui dont l’exemple devait être décisif pour toute l’Ionie. Les villes de cette contrée n’étaient point fortifiées ; elles étaient dépourvues de garnisons et de vaisseaux qui eussent pu les protéger. La satrapie de Tissapherne paraissait donc, à tons égards, le théâtre de la guerre le plus favorable. Tissapherne disposait d’ailleurs de plus de ressources que Pharnabaze, bien qu’il n’appuyai pas comme celui-ci ses offres par des subsides eu argent comptant. Alcibiade enfin avait dans les villes ioniennes un parti considérable et pouvait espérer y faire valoir son influence mieux que partout ailleurs. C’est ainsi qu’après bien des discussions on se décida à adopter les plans de ;campagne qu’il avait proposés. On renonça provisoirement à l’Eubée et à Lesbos ; mais, avant la lin de l’hiver, Chios et Érythræ, après qu’on se fût rendu compte des forces de la première par les yeux d’un député, furent reçues secrètement dans la ligue péloponnésienne, et les premiers secours leur furent accordés. Plus tard, on pensait étendre la guerre vers le nord, parce qu’on ne voulait pas indisposer Pharnabaze et qu’on savait parfaitement apprécier l’importance que l’Hellespont avait pour les Athéniens ; Décélie devait cependant rester le centre des opérations continentales. Ce fut là le plan de campagne pour l’été suivant, plan qu’acceptèrent les alliés et qu’agréa Agis lui-même, parce qu’on s’était accordé à faire de Chios, après Lesbos, l’objectif de la flotte et à confier le commandement de cette entreprise à Alcamène, selon les désirs d’Agis.

On était en train de construire la flotte. Sa force totale devait s’élever à 100 vaisseaux de guerre. Sparte s’était chargée d’en construire 25, et Thèbes autant ; les Corinthiens en fournirent 15, les Phocéens et les Locriens un nombre égal : les Arcadiens, les Pellénéens el les Sicyoniens d’un côté, les Mégariens et les villes des côtes de l’Argolide d’autre part, équipèrent les 20 qui restaient. En outre, on attendait un renfort considérable de Sicile ; à Chios, 60 vaisseaux étaient prêts. Il n’y avait pas de temps à perdre, car les mouvements en Ionie commençaient à être connus et les habitants de Chios insistaient pour qu'on se hâtât.

Et pourtant, tout marcha lentement et maladroitement. D’abord, 10 vaisseaux sous les ordres de Mélancridas valent se rendre directement des côtes de Laconie à Chios ; mais, lorsque tout fut prêt, un tremblement de terre effraya si fort les Spartiates qu’ils renoncèrent à l’expédition ; ils nommèrent amiral Chalcideus à la place de Mélancridas[19] et résolurent de commencer la guerre maritime en prenant pour point de départ non pas Gytheion, mais le rivage corinthien ; celte décision amena de nouveaux retards et de nouveaux malheurs. Car les Corinthiens se hâtèrent, il est vrai, de transporter à Cenchrées, de l’autre côté de l’isthme, 21 vaisseaux ; mais, quand ils en furent là, ils ne voulurent point troubler par un déploiement de forces militaires la célébration des jeux Isthmiques qui, avec la foire qui les accompagnait, leur procuraient de grands avantages ; et ils se montrèrent tout aussi peu disposés à agréer la proposition d’Agis, qui offrait de prendre en son nom le commandement des vaisseaux. Aussi les Athéniens eurent-ils le temps d’aller demander à Chios ;chi vaisseaux qu’on n’osa pas leur refuser, parce que le parti spartiate n’avait pas encore les moyens de faire de sa défection un fait accompli[20]. On vit même des députés d’Athènes, invités par Corinthe, assister aux jeux Isthmiques, qu’on célébra en avril ou en mai ; là, les plans des Péloponnésiens achevèrent de se dévoiler, et les Athéniens prirent les mesuras les plus énergiques pour empêcher l’expédition projetée. Car, sans parler de leur lenteur, la plus grande faute que commirent les alliés, ce fut de choisir pour théâtre de leurs préparatifs le golfe Saronique, comme s’il n’y avait plus ni Athènes ni forces ennemies. Aussi, lorsque la flotte corinthienne quitta la côte avec les vaisseaux d’Agis, elle fut attaquée par une escadre athénienne de force égale. Les Péloponnésiens reculèrent et se tinrent à distance. Mais, lorsqu’ils s’avancèrent de nouveau, ils virent venir à eux un nombre plus grand encore d e vaisseaux ennemis : ceux-ci les rejetèrent sur la côte du Péloponnèse et les enfermèrent dans une baie entourée de rochers, appelée Piræos, battus et fort maltraités. Alcamène lui-même périt dans cette affaire. C’était le premier succès que remportaient les Athéniens depuis leur défaite ; ils reprirent courage, tandis que les Péloponnésiens en furent si abattus qu’à Sparte on résolut de renoncer à la guerre d’Ionie, qui n’avait jamais été très populaire.

Et certainement on l’eût fait sans la présence d’Alcibiade. Il sut retirer les plus grands avantages du blocus de la flotte corinthienne : il lui importait avant tout de montrer que, même sans flotte, il pouvait soulever l’Ionie et ménager une alliance entre Sparte et la Perse. Il sut gagner les éphores ; il profita de leur jalousie à l’égard d’Agis, dont il s’était fait lui-même un ennemi en entretenant avec sa femme des relations coupables. Il représentait surtout à Endios qu’il y aurait grand avantage à déjouer les ambitieuses espérances du roi, qui rêvait des triomphes en Ionie. On n’a pas besoin de vaisseaux, disait-il avec une assurance qui étonnait tout le monde et entraînait les indécis : il suffit d’être à Chios avant qu’on y reçoive la nouvelle de l’accident survenu dans le golfe de Corinthe ; pour le reste, il aviserait. On revient donc sur la résolution déjà prise, et les cinq vaisseaux (Sparte n’avait pas pu en équiper d'avance) se mettent en route sous Chalcideus et Alcibiade, Une traversée rapide les conduit à leur but, et, lorsque la petite escadre jette l’ancre devant Chios, le parti aristocratique n’hésite plus à afficher ouvertement ses prétentions. Le peuple effrayé n’ose pas résister. Alcibiade, qui affirme que les vaisseaux présents ne sont que les avant-coureurs d’une flotte imposante, sait écarter par son influence toutes les difficultés. Érythræ suit immédiatement l’exemple de Chios. Enfin, Clazomène aussi se décide à déclarer ouvertement son adhésion, bien qu’on n’y eût envoyé que trois vaisseaux. Les nouveaux alliés sont invités à hâter leurs préparatifs et la construction de leurs murailles[21]. La guerre s’allume comme par un coup de fondre ; la défection de l’Ionie a commencé, et Sparte commande en maîtresse au centre de la domination ennemie. Jamais plus grands résultats ne furent obtenus avec de plus faibles moyens.

Jusque-là on n’avait pas rencontré d’ennemis, car Strombichidès, qui était parti de la côte corinthienne pour capturer l’escadre de Chalcideus, l’avait manquée. Mais alors on se décida à Athènes à faire les plus grands efforts pour sauver l’Ionie.

La défection ouverte de Chios produisit une impression immense. On avait toujours traité cette île avec des égards particuliers ; on la considérait comme la perle des villes alliées ; à l’époque des sacrifices publics, sou nom figurait dans les prières qu’on adressait aux dieux pour le salut de l’État[22], et récemment encore Eupolis, dans une comédie dont les villes alliées formaient le alunir, avait vanté Chios, la belle ville qui envoie des vaisseaux de guerre et des hommes lorsqu’il en faut, et qui est toujours docile comme un coursier qui n’a pas besoin d’être châtié[23]. La défection de Chios fut considérée comme le signal d’une révolte générale des alliés. On résolut d’user de tous les moyens et même de recourir au fonds de réserve de mille talents déposé dans l’acropole, à celui qui, d’après une loi de Périclès, ne devait être entamé qu’à la dernière extrémité, c’est-à-dire dans le cas où l’ennemi attaquerait la ville ou le port. On voyait en effet dans le soulèvement de l’Ionie une attaque dirigée contre l’existence même de l’État, et l’on crut avoir le droit d’interpréter la loi dans ce sens. On trouva ainsi les sommes nécessaires pour équiper des vaisseaux[24]. On retira des arsenaux les vieilles trirèmes mises au rebut[25]  ; on répartit les vaisseaux et les équipages selon les besoins du service. On envoya sans retard en Ionie l’escadre de blocus, c’est-à-dire la partie de la flotte la plus capable de combattre, et on la remplaça par d’antres vaisseaux. On mit aux fers les Chiotes libres qui montaient les sept vaisseaux, et on rendit la liberté aux esclaves qui s’y trouvaient : on prit les mesures les plus énergiques pour empêcher la révolte de gagner du terrain.

On ne put pas néanmoins arrêter les progrès d’un adversaire tel qu’Alcibiade. Strombichidès cherchait avec neuf vaisseaux à se maintenir à Téos, où les Athéniens avaient bâti un château-fort pour protéger la contrée[26] : ce fut en vain. Déjà Alcibiade avait réuni autour de lui 23 vaisseaux ioniens et était maître de la mer. Il laissa a Chios les marins péloponnésiens, en qualité de troupes de terre, pour y protéger le gouvernement contre les révoltes et les agressions, prit à bord des marins de Chios, et courut à Milet pour se rendre maître de cette antique capitale de l’Ionie avec les forces qu’il venait de créer[27]. Car, au lieu d’attendre du renfort, il craignait sans cesse d’en voir arriver trop tôt au gré de son ambition. Les Athéniens ne purent faire autre chose que de prendre près de l’île de Ladé un poste d’observation, tandis que les Milésiens, gagnés par Alcibiade, faisaient défection.

Enfin Sparte obtint ce qu’elle désirait si ardemment et depuis si longtemps, des subsides de la Perse. Les succès extraordinaires du commencement de la guerre d’Ionie décidèrent Tissapherne à prendre enfin un parti et à se montrer disposé à signer pour tout de bon un traité, comme un maître qui prend à sa solde un valet après l’avoir mis à l’épreuve. A Milet, il eut une entrevue avec Chalcideus, et ce fut au nom du Grand-Roi et de Sparte qu’on rédigea l’acte que nous a conservé Thucydide[28]. La clause fondamentale du traité stipulait que les pays et les villes que le Roi ou ses ancêtres avait possédés devaient lui rester. Le Roi et les Lacédémoniens s’entendent pour empêcher les Athéniens de percevoir aucun impôt ou redevance dans lesdites villes et contrées. Aucune des deux parties ne pourra traiter isolément avec Athènes. Les Lacédémoniens considéreront comme leurs ennemis tous ceux qui feront défection au Roi, et le Roi tous ceux qui abandonneront Sparte ou cesseront d’être ses alliés.

La Perse ne s’engageait pas par ce traité à paver une solde régulière à ses nouveaux alliés, bien que cet avantage fut l’unique raison qui décida les Lacédémoniens à le signer. A tous autres points de vue, cet acte ne pouvait que les déshonorer et leur porter préjudice. Car ces mêmes Spartiates qui avaient prétendu, au début de la guerre, défendre les Hellènes opprimés livraient maintenant de leur propre gré aux Barbares toutes les villes de la côte d’Asie, et même, si l’on voulait faire valoir dans toute leur étendue les clauses du traité, la Grèce d’Europe jusqu’à l’isthme de Corinthe ; ils s’engageaient même à replacer sous le :joug des Barbares les pays délivrés par leurs ancêtres ; ils reniaient les glorieuses journées de Platée et de Mycale, et en mettaient à néant les résultats ; ils érigeaient le Grand-Roi en arbitre du différend qui divisait les Grecs, et faisaient. garantir la solidité de leur ligue par l’ennemi héréditaire de la nation. A une époque où l’empire perse était en pleine décadence et l’autorité royale tombée au point de trouver son plus ferme soutien dans la rivalité mutuelle des satrapes, la politique du Grand-Roi remportait, sans faire aucun sacrifice, le plus grand et le plus inespéré des triomphes. Les Perses voyaient les ennemis qui les avaient partout battus reconnaître pleinement l’objet de leurs prétentions surannées, cette suzeraineté qu’ils avaient revendiquée avec obstination. Tissapherne avait obtenu sans peine pour lui-même les plus grands avantages. Amorgès était écarté ; Milet et les autres villes de la côte étaient mises entre ses mains ; il était maître dans sa satrapie comme aucun de ses prédécesseurs ne l’avait été depuis la bataille de Mycale, et si, pour le moment, il avait consenti à agir de concert avec Chios et Érythræ, en les traitant sur le pied d’égalité, il avait tout lien de croire qu’il réussirait bientôt à mettre fin à l’autonomie provisoirement reconnue de ces États.

Un traité aussi honteux et aussi humiliant pour les Grecs devait nécessairement exercer l’influence la plus fâcheuse, car il émoussait chez les guerriers spartiates le sentiment de l’honneur, il révoltait les bons citoyens et faisait mépriser le gouvernement. Alcibiade, de son côté, cherchait à écarter les scrupules ; il représentait aux Spartiates qu’il fallait de l’argent pour humilier Athènes, et il donnait à entendre que les autres clauses du traité ne devaient pas être prises tellement au sérieux. De tous les Grecs, il était le seul qui gagnât quelque chose au traité. Tissapherne devenait son obligé, et il s’était forgé une arme dont il pouvait se servir contre Athènes d’abord et par la suite, s’il le jugeait à propos, contre Sparte elle-même.

La conclusion du traité n’exerça pas sur la guerre une influence sensible. Des deux côtés on reçut des renforts durant la seconde moitié de l’été, sans qu’on fit rien de décisif. Les vaisseaux péloponnésiens réussirent enfin à sortir du refuge où ils étaient bloqués, et quatre d’entre eux furent conduits en Ionie par Astyochos, le successeur d’Alcamène, qui, comme amiral lacédémonien, fut investi du commandement suprême. Les vaisseaux de Chios croisaient partout sans relâche, et ils enlevèrent encore à Athènes, en les poussant à la défection, bien des localités situées sur le littoral. lls entraînèrent même les deux villes les plus importantes de Lesbos, Mytilène et Méthymne, celle-ci jusque-là si fidèle aux Athéniens, et cela, même après que ces derniers eurent augmenté de 26 vaisseaux leur flotte d’Ionie[29].

A Samos aussi, le parti aristocratique commençait à remuer et se mettait en relation avec les Péloponnésiens, sous la direction de Cléomède et antres ; mais là, le mouvement prit un cours tout différent. Le peuple, soutenu par trois vaisseaux athéniens, se souleva contre les aristocrates ; deux cents d’entre eux furent tués, quatre cents expulsés, et leurs biens confisqués. Une sentence terrible frappa toute la noblesse de l’île : elle fut exclue de la cité, et les citoyens s’engagèrent par serment à ne jamais donner en mariage à un noble une de leurs filles, et à ne jamais prendre femme dans cette caste[30]. Ce fut là une victoire du parti populaire, une explosion qui nous fait voir combien de haine et d’animosité s’était peu à peu amassé dans les cœurs. Ce fut une défaite du parti perse et spartiate qui compensait à elle seule plu s d’un échec antérieur. Car le nouvel État s’attacha aux Athéniens de la façon la plus intime, et ceux-ci étaient maintenant si sûrs de sa fidélité qu’ils lui accordèrent une autonomie complète et les plus larges conditions d’alliance. Nous avons encore aujourd’hui une partie du marbre gravé et exposé à Athènes en l’honneur des Samiens ; le Conseil et le peuple les y louent d’avoir secoué spontanément le joug et librement embrassé le parti d’Athènes[31].

Les Athéniens avaient maintenant, vis-à-vis des Spartiates, l’avantage de pouvoir de nouveau défendre la cause nationale en Ionie ; ils avaient pour leurs entreprises un point sur et bien situé ; delà ils pouvaient énergiquement combattre les progrès de la défection. Ils reprirent Mytilène et Clazomène ; Chalcideus fut vaincu et tué sur le territoire de Milet ; Chios fut attaquée, et cette ile florissante, qui n’avait pas souffert depuis les guerres médiques, fut si cruellement ravagée, à la suite de trois débarquements, que les habitants commencèrent à être fort mécontents de la politique de leur gouvernement. Vers la fin de l’été, on vit arriver enfin une nouvelle flotte athénienne de 48 vaisseaux avec 3,500 hoplites, sous Phrynichos fils de Stratonide, Onomaclès et Scironide. Ils avaient l’intention de prendre Milet, pour mettre fin d’un seul coup au soulèvement de l’Ionie. Ils livrèrent aux Milésiens, aux Péloponnésiens et aux Perses une bataille dans laquelle les alliés doriens d’Athènes, les Argiens, à la suite d’une attaque désordonnée, furent repoussés avec de grandes pertes par les Ioniens, tandis que les Athéniens remportèrent de tels avantages sur les Péloponnésiens qu’ils purent immédiatement entreprendre le siège de Milet[32]. Si l’on ne venait la dégager, la ville était perdue et la puissance de l’ennemi anéantie en Ionie. Mais, avant qu’elle ne fût entièrement cernée, une nouvelle flotte s’approcha.

C’était Hermocrate, le plus dangereux ennemi des Athéniens, qui maintenant encore venait leur arracher une victoire certaine. Il était parvenu à se faire envoyer dans la mer Égée avec vingt vaisseaux de Syracuse et deux de Sélinonte, pour continuer à faire à Athènes une guerre implacable et lui porter un coup mortel. Les démocrates de Syracuse le virent partir avec plaisir ; aussi ils n’avaient pas contrecarré ses plans et s’étaient contentés de limiter ses moyens de telle façon qu’il ne pût rien entreprendre par lui-même. Il s’était rendu immédiatement dans le Péloponnèse, y avait activé les préparatifs et s’était joint à la flotte qui se trouvait prête à Gytheion. Les escadres réunies formaient un nombre total de 35 vaisseaux, qui partirent sous le Lacédémonien Théramène pour se joindre aux forces d’Astyochos. Peu après la bataille de Milet, ils entrèrent dans le golfe d’Iasos. Alcibiade, qui avait assisté à la bataille, courut à cheval à Iasos, pour amener sans délai ce secours inespéré[33] Les Athéniens, pleins de courage, avaient envie de se mesurer dans le golfe de Milet avec les flottes réunies ; mais l’avis du prudent Phrynichos finit par prévaloir. Il déclara que c’était une témérité inexcusable de risquer dans une bataille une flotte qu’on avait équipée en épuisant les dernières ressources. On se retira à Samos, et la victoire de Milet resta sans effet[34]. Les ennemis, pour plaire à Tissapherne, se rendirent à Iasos, prirent la ville pour son compte et lui livrèrent, comme des sbires zélés, Amorgès prisonnier[35].

Bien que, pendant l’hiver suivant, aucun événement important n’eût lieu sur le théâtre de la guerre, les affaires prirent en somme une tournure plus favorable pour Athènes ; la situation de Chios devenait de plus en plus mauvaise, et de graves dissentiments éclataient entre les membres de la ligue ; d’abord entre Chios et Astyochos, dont l’inaction irritait les insulaires ; puis. entre Tissapherne et la flotte péloponnésienne. Le satrape pava à Milet la première solde ; chaque homme à bord reçut, comme il l’avait promis à Sparte, une drachme par jour. Mais il déclara qu’à l’avenir il ne pourrait plus donner que la moitié, jusqu’à ce que le Grand-Roi l’eût autorisé à Haver une drachme entière.

La solde des marins avait augmenté par suite de l’expédition de Sicile ; il est probable qu’après la guerre les Athéniens l’avaient ramenée à un taux moins élevé, de sorte qu’une demi-drachme était le tarif ordinaire[36]. On ne pouvait prouver à Tissapherne qu’il s’était engagé par contrat régulier à donner davantage ; mais son procédé causa une profonde irritation. non seulement parce qu’il était égoïste, mais parce que la solde plus élevée pavée par la Perse était le moyen le plus efficace d’affaiblir la marine athénienne en lui enlevant ses équipages. C’est pour cela qu’Hermocrate surtout, qui trouvait abominable la façon dont on faisait la guerre et la dépendance où l’on se trouvait vis-à-vis des Perses, protesta avec beaucoup de vivacité contre la conduite du satrape, et ce ne fut qu’avec peine qu’on parvint enfin à s’entendre. Tissapherne se déclara disposé à verser trois talents par mois pour cinq vaisseaux, c’est-à-dire 36 mines au lieu de 30 par vaisseau et 3 3/5 oboles au lieu de 3 par homme. Il crut pouvoir allouer cette augmentation sans l’assentiment préalable du Roi.

Ces honteux marchandages à propos de suppléments de solde produisirent la plus fâcheuse impression, et le mécontentement eût été plus grand encore si le riche butin qu’on lit à Iasos n’avait dédommagé les équipages. Aussi les Péloponnésiens se montrèrent-ils peu disposés à attaquer vigoureusement les Athéniens, dont la flotte comptait maintenant 184 vaisseaux, et, en général, à suivre en Ionie un plan de campagne arrêté ; ils préférèrent faire quelques courses isolées dirigées de Milet en divers endroits, par exemple à Cnide, qui s’était détachée de Tissapherne. Cependant, le mécontentement causé par le premier traité signé avec la Perse en lit conclure un second. On fit entendre aux Perses que les Péloponnésiens pouvaient bien avoir maintenant plus de prétentions qu’à l’époque où, sous Chalcideus, ils avaient commencé la campagne d’Ionie avec quelques vaisseaux. On modifia en effet quelques points de détail pour donner satisfaction à l’amour-propre national des Grecs ; la question des subsides fut mieux déterminée ; au fond, rien n’était changé.

L’événement le plus important de cet hiver fut le changement qui survint dans la position d’Alcibiade. Il avait rendit aux Spartiates les plus grands services ; tous leurs succès étaient son ouvrage. Celte importance usurpée parmi étranger blessait déjà profondément la susceptibilité spartiate ; il faut ajouter à cette jalousie la haine mortelle de ses ennemis, qui le poursuivait avec une violence croissante, tandis que ses partisans avaient ou péri, comme Chalcideus, ou perdu leur position, comme Endios. Le plus dangereux des ennemis d’Alcibiade était Agis, qui se voyait complètement éclipsé par lui. La séduction de la reine Timæa était un scandale public des plus révoltants ; on s’en moquait sur la scène athénienne[37] et on prétend qu’Alcibiade lui-même, avec son insolent orgueil s’était vanté que ses descendants posséderaient un jour le trône des Héraclides. Or, depuis qu’on croyait pouvoir se passer d’Alcibiade, sa vie était en danger dans le camp lacédémonien ; car, si on voulait se débarrasser de lui, sa mort seule pouvait prévenir les effets de sa vengeance. C’est ce que voulait la haine de ses ennemis ; c’est à leur instigation que les autorités de Sparte ordonnèrent à Astyochos de tuer Alcibiade. Mais il fut, dit-on, averti par Timæa. Depuis longtemps il se tenait prêt, et il avait dès le début profité de ses négociations avec Tissapherne pour s’assurer une position auprès de lui. Comme allié de Sparte, Alcibiade avait atteint son but. La moitié de l’Attique était au pouvoir de l’ennemi ; dans le golfe de Milet stationnait une flotte payée par la Perse. Il avait appris à ses compatriotes ce qu’il en contait d’avoir Alcibiade pour ennemi. Maintenant tout allait changer de face, et, cette fois encore, grâce à lui seul. Il quitta donc secrètement le camp péloponnésien et. se rendit à Magnésie, au quartier général du satrape, qui, fidèle aux traditions de la politique perse, reçut avec joie à sa cour le puissant chef de parti[38].

Tout cela était arrivé immédiatement après la bataille de Milet, et bientôt les Lacédémoniens s’aperçurent que l’homme qui avait conclu une alliance avec la Perse était aussi en état de la dissoudre. En effet, cette soudaine diminution de solde qui mettait en danger l’existence même de la ligue était déjà l’œuvre d’Alcibiade qui, à peine échappé aux poignards des Spartiates, avait déjà trouvé moyen de se venger d’eux.

De male qu’à Sparte il avait été Spartiate, de même, à la cour du satrape, il vécut en grand seigneur perse..Il était à l’aise dans chaque position nouvelle, comme était né pour y vivre, et il changeait, selon les circonstances, de mœurs et de langage comme de vêtement. Bientôt l’aventurier fugitif fut le confident et le ministre de Tissapherne, et, là comme à Sparte, il dirigeait la politique extérieure. On n’avait pas alors à Suse plus qu’il Sparte de programme arrêté. On recommençait à se mêler des affaires maritimes de la Grèce, et on ne faisait en cela que suivre certaines traditions instinctives de la politique des Achéménides. Les Perses n’avaient conservé que leur orgueil et leur mépris du peuple grec ; il leur manquait la connaissance exacte de la situation des divers États. Alcibiade arrivait donc à temps pour indiquer à Tissapherne la route qu’il devait suivre.

La Perse, lui dit-il, ne doit pas être l’alliée d’un État grec ; il est de son intérêt que les deux grandes puissances soient faibles. La manière la plus sûre et la moins conteuse de faire la guerre, c’est d’affaiblir les Hellènes les uns par les autres et de ne permettre à aucun État de devenir prépondérant. Ce n’est pas seulement Athènes qui est dangereuse ; Sparte l’est aussi, et d’autant plus qu’ayant pris pied en Ionie, l’idée pourra facilement lui venir d’étendre sa puissance à l’intérieur du continent, ce à quoi ne songera jamais un État maritime. C’est pour cela que, sur le partage de l’empire, on peut beaucoup mieux s’entendre avec Athènes qu’avec Sparte. Il ne faut pas que Sparte devienne orgueilleuse ; il faut l’amorcer avec de l’argent, sans jamais la satisfaire. Le mieux serait de gagner les divers chefs d’escadre par des présents qu’on ferait à volonté ; la Perse tiendrait ainsi sous sa dépendance les personnages les plus influents.

C’est ainsi qu’Alcibiade donnait des conseils ail satrape et agissait en son nom. On repoussa avec ironie les demandes d’argent des habitants de Chios. On leur dit qu’ils étaient les plus riches capitalistes de la Grèce, et qu’ils voulaient faire payer aux autres des entreprises dont ils auraient tout le pro-lit. La flotte phénicienne fut tenue à distance, et l’on évita tout ce qui pouvait, amener la fin de ;a guerre. Les États belligérants devaient s’entre-détruire, pour faire tomber à la lin comme de lui-même le pouvoir entre les mains du Grand-Roi[39].

Tissapherne était charmé de ces conseils, qui flattaient eu même temps son avarice et la haine qu’il portait aux Grecs. Il laissa faire Alcibiade, se crut délivré par lui de tout embarras, le combla d’honneurs à sa cour, et donna même au nouveau parc de Sardes le nom de sou bienfaiteur. Mais, au fond, Alcibiade ne travaillait que pour lui. Car, de même qu’au service de Sparte il avait gagné la faveur de Tissapherne, de même auprès de Tissapherne il s’efforçait de mériter la reconnaissance des Athéniens.

Depuis avait quitté la flotte du Péloponnèse, il s’était rapproché de ses compatriotes. Ceux-ci savaient maintenant qu’il n’avait pas l’intention de triompher d’Athènes avec Sparte. En brisant avec les Spartiates, il était redevenu l’allié d’Athènes. C’est grâce à lui que la flotte phénicienne, qui, réunie a celle du Péloponnèse, pouvait détruire Athènes, était retenue au fond de la mer de Syrie ; c’est lui qui mettait obstacle au paiement de la solde, qui divisait le quartier général ennemi, qui faisait expier à Chios sa défection et donnait aux Athéniens le temps de rassembler leurs forces. Il paraissait inadmissible qu’il voulut toujours rester dans le camp des Perses. Lui-même d’ailleurs commençait à s’occuper directement d’Athènes et à entrer en relation avec elle. Car il voulait y retourner, et il ne pouvait atteindre son but qu’au moyen de nouvelles luttes entre les partis. Des dissensions intérieures devaient lui frayer le chemin de la patrie.

 

 

 



[1] THUCYDIDE, VIII, 1.

[2] Darius Nothus ou le bâtard. D’après DIODORE, XII, 71, THUCYDIDE, VIII. 58 et le Canon royal, son avènement date de décembre 424.

[3] THUCYDIDE, VIII, 5.

[4] THUCYDIDE, VIII, 5. Cf. NIKOLAI, Politik des Tissaphernes, Bernburg. 1863.

[5] THUCYDIDE, VIII, 6.

[6] THUCYDIDE, V, 39 sqq.

[7] THUCYDIDE, VII, 29.

[8] THUCYDIDE, VI, 104.

[9] THUCYDIDE, VII, 19.

[10] On trouvera une description plus détaillée de Décélie et des environs dans E. CURTIUS, Sieben Korten zur Topographie von Athen. Taf. VII.

[11] Le nombre des esclaves fugitifs (artisans pour la plupart) dépassa 20.000 (THUCYD., VII, 27). Cf. BÖCKH, Bergwerke von Laurion, 1814, p. 123.

[12] ARISTOPHANE, Nub., 5. On parle d’une prétendue ordonnance rendue à ce sujet (ANON., Probl. Rhet. ap. WALZ, Rhet. Græc., VIII, p. 411). Cf. MEIER, De bonis damnatorum, p. 50. Thucydide est seul à parler d’une tentative faite par Démosthène pour créer aux Lacédémoniens des embarras analogues (THUCYD., VII, 26).

[13] D’après BÖCKH (Staatshaushaltung, II, p. b88), c’est en 413 qu’a été introduite, à titre d’essai, l’είκστή τών κατά θάλασσαν (THUCYD., VII, 28), qui représentait un principe nouveau appliqué au traitement des alliés.

[14] Dans les Grenouilles, représentées en 405, on maudit encore un eikostologue (ARISTOPH., Ran., 303).

[15] D’après Xénophon (Hellen., I, 3, 9), on recommençait à lever des tributs en 409. Cf. BÖCKH, ibid. KÖHLER, Del. -att. Bund, p. 152. GILBERT (Beiträge, p. 288 sqq.) cherche à démontrer que l’είκοστή a été perçue jusqu’a la fin de la guerre.

[16] THUCYDIDE, V, 19. 24, PLUTARQUE, Pericl., 32. LYSIAS, Orat, XII, § 65. Outre Hagnon, nous connaissons un proboule du nom de Sophocle (ARISTOT., Rhet., III, 18) que je ne puis me résoudre à identifier, comme le font la plupart, avec le poète tragique. WATTENBACH (De Quadringentorton Athenis factione, p. 22), pense que ce pourrait être Sophocle, fils de Sostratide (THUCYD., III, 115). Les proboules paraissent avoir prolongé au-delà d’une année la durée de leur office.

[17] Sur le retour des άτιμοι, voyez MARCELLIN., Vit. Thucyd., p. 6. BEKKER, Hermes, XIII, p. 431 Cf. KIRCHHOFF, Ueber die Poleten urkunde aus Ol. XCI, 4 (in N. Jahrbb. für Philol., 1860, p. 247).

[18] Sur les plans et les hésitations des Spartiates, voyez THUCYDIDE, VIII, 6, 8. 12.

[19] THUCYDIDE, VIII, 6.

[20] THUCYDIDE, VIII, 9.

[21] THUCYDIDE, VIII, 14.

[22] SCHOL. ARISTOPH., Aves, 880.

[23] Fragm. Com., II, 509.

[24] BÖCKH, Staatshaushaltung, II, p. 74. C. I. ATTIC., I, n. 181.

[25] D’après HERBST, Rückkehr des Alkibiades, 1843, p. 51, on avait encore sous la main les 100 meilleures trirèmes, que l’on devait, comme les mille talents, tenir en réserve (THUCYD., II, 26). Mais alors, pourquoi Thucydide (VIII, 15) ne parle-t-il que de l’argent ?

[26] THUCYDIDE, VIII, 16.

[27] THUCYDIDE, VIII, 17. PLUTARQUE, Alcib., 24.

[28] THUCYDIDE, VIII, 18. Cf. NIKOLAI, Politik des Tissaphernes.

[29] THUCYDIDE, VIII, 22.

[30] THUCYDIDE, VIII, 21. Cf. C. CURTIUS, Urkunden zur Geschichte von Samos [Wesel, 1873], p. 1.

[31] C. I. ATTIC., I, 55.

[32] THUCYDIDE, VIII, 25.

[33] THUCYDIDE, VIII, 26.

[34] THUCYDIDE, VIII, 27.

[35] THUCYDIDE, VIII, 28.

[36] Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 383.

[37] ATHEN., Deipnosoph., p. 547 d. BÄHR ad Plut. Alcib., p. 200.

[38] THUCYDIDE, VIII. 45. HERTZBERG, Alkibiades, p. 249 sqq. C. F. RANKE, zu Meinekes Aristoph., p. XLIV.

[39] THUCYDIDE, VIII, 45-46. PLUTARQUE, Alcib., 24.