HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE QUATRIÈME. — JUSQU’À LA FIN DE L’EXPÉDITION DE SICILE.

 

 

§ II. — LES HOMMES ET LES PARTIS.

Pendant que ces événements avaient lieu dans le Péloponnèse, les anciennes rivalités entre les partis avaient subsisté et avaient fait voir assez clairement leur influence sur la politique extérieure.

Les partisans de la paix trouvaient que vouloir dissoudre la ligue du Péloponnèse était une entreprise aussi inutile que criminelle : ils cherchaient à démontrer à leurs adversaires combien ils s’étaient trompés sur le compte de Sparte, en la représentant comme un État en pleine dissolution, et aussi au sujet de la confiance que méritaient les alliés. Alcibiade, de son côté, pouvait affirmer avec raison que ce n’étaient pas ses conseils qui avaient causé l’insuccès final, mais bien l’indécision des Athéniens. Car si l’on prend, disait-il, les généraux tantôt dans un parti, tantôt dans un autre ; si, tout en faisant la guerre, on veut conserver les apparences de la paix ; si l’on fait partir des troupes isolées qui n’agissent point de concert et irritent l’ennemi sans pouvoir le vaincre ; on aurait tort de compter sur le succès. On a chance, avec ce système, de manquer les meilleures occasions et de convertir en accidents fâcheux tous les avantages qui se présentent. Il fallait donc prendre une décision. L’antagonisme des partis était devenu intolérable. On pouvait se demander si Nicias avait raison ou si c’était Alcibiade ; mais ce dont on ne pouvait douter, c’est qu’une politique qui oscillait sans cesse entre ces deux hommes devait être désastreuse. Il fallait ou chercher sérieusement à s’entendre avec Sparte ou faire énergiquement la guerre.

Dans ces circonstances, il ne restait que l’ostracisme, qui avait autrefois décidé entre Aristide et Thémistocle, entre Périclès et Thucydide, et réussi à délivrer l’État de compétitions intolérables. C’était un défi que se lançaient les deux hommes d’État, car ils s’étaient probablement entendus à l’avance pour inviter les citoyens à exprimer leur volonté en pleine assemblée du peuple. Pour que le gouvernement pût suivre avec fermeté une ligne de conduite, il fallait que l’un des deux adversaires cédât la place à l’autre.

Pendant qu’on se préparait à trancher la question et que les deux chefs s’efforçaient de discipliner leurs partisans, Hyperbolos réussit, d’une manière inattendue, à reprendre de l’ascendant à la tribune, en mettant à profit l’inquiétude qui précédait le moment décisif et en excitant le peuple par des discours effrontés, aussi bien centre Nicias que contre Alcibiade. Or, comme aucun des deux chefs n’était rassuré sur l’issue de la lutte et ne trouvait au fond son avantage à se défaire de son adversaire au moyen d’une faible majorité, comme aucun des deux n’était bien décidé à abandonner aux hasards d’un vote populaire sa position et son avenir politique, il arriva qu’au dernier moment Nicias et Alcibiade s’unirent contre un tiers et que, peu avant le vote, les deux partis reçurent. l’ordre d’inscrire sur les tessons le nom d’Hyperbolos, qui par ses violences s’était rendu odieux et insupportable à tous les deux, On raconte qu’Hyperbolos vécut six ans dans l’exil et mourut en 411 (Ol. XCII, 1)[1] ; d’après cela l’ostracisme doit avoir eu lieu en avril 418 ou 417 (Ol. XC, 2 ou 3)[2].

C’est ainsi que la journée qui devait décider du sort d’Athènes n’amena aucune solution décisive ; pour le plus grand malheur de la ville, les choses restèrent au même point. Le mal était d’autant plus grand que l’ostracisme tomba en discrédit parce qu’un homme peu estimable et assez insignifiant, qui ne jouissait de la confiance d’aucun parti et n’avait pas à proprement parler d’adhérents, s’était vu frappé de cette manière. Ce n’est pas pour de pareils hommes, dit le comique Platon, que l’ostracisme a été inventé[3]. L’ostracisme ne fut pas officiellement aboli, mais on ne s’en servit plus jamais depuis.

Quant aux détails de ce singulier événement, il courait déjà là-dessus dans l’antiquité plusieurs versions, entre lesquelles il nous est impossible de choisir. Outre Nicias et Alcibiade, nous trouvons par exemple mêlé à la lutte des partis, et d’une façon pour nous inexplicable, Phæax, fils d’Érasistrate, un personnage qui avait rempli les fonctions d’ambassadeur et qui était un des familiers de Nicias[4].

Un fait pourtant est certain : c’est que l’ostracisme, qui était si intimement lié à la constitution athénienne et qui avait tant contribué au développement de l’État, supposait dans l’esprit public un état de santé qui n’existait plus. La république n’avait plus la force nécessaire pour éliminer les éléments qui l’entravaient ou la troublaient. Le peuple manquait d’unité et de sérieux ; il n’avait pas cette netteté de vues qui eût permis à une imposante majorité de suivre un programme politique ; il n’y avait pas d’homme non plus qui possédât pleinement sa confiance. D’ailleurs, dans les circonstances présentes, l’exil d’un puissant chef de parti pouvait être pour l’État la cause de nouveaux et de plus grands dangers. Car on ne pouvait pas admettre qu’un homme comme Alcibiade pût consentir, en s’inclinant devant la volonté du peuple, à passer tranquillement dix ans à l’étranger ; on devait craindre de le pousser immédiatement dans le camp ennemi ; et c’est ainsi que des chefs de parti pouvaient être, loin d’Athènes, bien plus dangereux à l’État qu’en restant dans la ville. Il paraissait donc plus commode et plus sûr de garder les deux hommes d’État, qui devaient se faire mutuellement contrepoids. Le jour où cette décision fut prise fut aussi celui du dernier ostracisme, un jour de malheur pour Athènes, un triste symptôme de la décadence de la vie publique et le signe précurseur d’un avenir désastreux.

Des deux hommes d’État qui recommencèrent alors à mener la lutte des partis, Alcibiade était, comme on le pense bien, le plus actif et le plus énergique. Il réussit bientôt à convaincre ses concitoyens que les derniers succès de Sparte, dont on avait profité pour l’humilier, n’étaient pas durables. En effet, une entente sincère entre Argos et Sparte était aussi impossible qu’entre Athènes et Sparte. A Argos, les deux partis rivaux s’observaient avec une haine féroce, tout prêts à recommencer la lutte. Ce fut Bryas, le chef des Mille, qui donna le signal des hostilités en troublant par un acte d’odieuse violence la célébration d’un mariage bourgeois. La fiancée enlevée par son ordre se vengea en lui crevant les yeux pendant qu’il dormait[5] ; puis elle chercha un refuge auprès du peuple, qui se souleva en masse contre le militarisme insolent des oligarques et renversa, après qu’il eut duré huit mois, le gouvernement appuyé par Sparte.

Athènes ne prit aucune part à ces événements, mais à Sparte on avait appris à temps la révolution qui s’annonçait ; sur les instances du parti spartiate, on alla jusqu’à remettre à plus tard la célébration des Gymnopédies, pour pouvoir agir à Argos en temps utile. Mais lorsque les Spartiates apprirent à Tégée qu’Argos était entre les mains du parti populaire, ils s’en retournèrent chez eux, et rien ne put les empêcher de terminer tranquillement leur fête[6]. Cependant le traité entre les Argiens et les Spartiates n’était nullement rompu ; bien plus, le nouveau gouvernement envoya des ambassadeurs à Sparte pour v demander formellement le maintien de l’alliance ; Argos voulait demeurer clans la ligue péloponnésienne. Mais à Sparte se trouvaient aussi les représentants du parti oligarchique banni, qui se considérait toujours comme la véritable Argos, et qui protesta contre la demande des démocrates. Après de longues négociations auxquelles prirent part aussi les alliés, on se prononça contre le gouvernement nouveau[7] ; les Péloponnésiens devaient, par un effort commun, rétablir à Argos l’ancienne constitution. Mais les alliés n’avaient jamais fait preuve de beaucoup d’ardeur pour de semblables expéditions, parce qu’ils voulaient que chaque État pût modifier à son gré sa constitution ; c’est pour cette raison que Corinthe ne prit point part à l’entreprise[8].

Les Argiens, après avoir été éconduits à Sparte, durent se joindre de nouveau aux Athéniens pour pouvoir tenir contre Sparte et le parti banni ; on envoya une ambassade à Athènes, et Alcibiade fit consciencieusement ce qu’il put pour que, cette fois, l’alliance fut plus solide[9]. Aidé d’un grand nombre d’ouvriers de l’Attique, il dirigea lui-même la construction des longs murs grâce auxquels Argos ne devait plus faire qu’un avec les îles et les côtes qui composaient l’empire athénien[10] : car, maintenant comme autrefois, une ville entourée de murs et communiquant avec son port était pour Sparte aussi imprenable qu’une île. Les Spartiates firent une invasion et détruisirent une partie des murailles du port ; mais la ville elle-même tint bon, et Alcibiade, pour prévenir une nouvelle défection, lit conduire sur les vaisseaux athéniens trois cents Argiens, partisans de Sparte, pour les faire garder à vue dans les îles. C’est ainsi que, pendant l’été de l’année 417 (Ol. XC, 4), Argos fuit unie à Athènes plus étroitement que jamais, et les anciens alliés d’Argos commencèrent à se remettre de la terreur que leur avait inspirée la défaite de Mantinée.

L’autre région où la paix de Nicias n’eut jamais d’effet et où la guerre agit continué sans interruption, était celle des villes chalcidiques, sur la côte de Thrace. Il avait été décidé par le traité de paix qu’Amphipolis aussi bien que les autres villes seraient remises aux Athéniens ; mais, au moment de les rendre, on avait fait tant de restrictions que l’intention de créer des difficultés aux Athéniens était manifeste ; on semblait s’appliquer à ne jamais faire cesser dans ces contrées les causes d’intrigues et de dissensions. Les villes devaient payer un tribut, mais seulement pour contribuer à la sécurité des mers, et non comme membres de la confédération athénienne ; car elles devaient être indépendantes et maintenir pleinement leur neutralité entre Athènes et Sparte ; les Athéniens ne devaient chercher que par la douceur à les faire entrer dans leur confédération ; aussi ne devaient-ils jamais leur demander un tribut supérieur à celui qu’avait établi Aristide.

On voit, en examinant ces dispositions, qu’elles n’ont dû être prises qu’après de longs pourparlers, et que les Lacédémoniens, probablement à l’instigation des Corinthiens, voulaient profiter de cet état de choses artificiel pour garder un pied dans la maison. Le traité de paix distingue deux groupes parmi les villes de la Chalcidique ; d’abord Mécyberna, Sané et Singos, qui avaient, il nous est permis de le supposer, une garnison lacédémonienne au moment de la conclusion du traité ; en second lieu, Argilos, Stagire, Acanthos, Solos, Olynthe et Spartolos[11]. Parmi ces dernières, Olynthe n’a certainement jamais accédé au traité, et il est probable que les autres ne l’ont pas fait non plus, car il est attesté qu’un certain nombre de villes de la Chalcidique ne s’y sont jamais conformées et sont entrées avec Corinthe dans la ligue argienne.

La partie septentrionale du territoire de la Chalcidique, celle qui tient à la terre-ferme, avait donc fini par échapper aux Athéniens. Ils avaient cherché à prendre une position d’autant plus forte dans les trois presqu’îles ; ils avaient mis une garnison de clérouques athéniens dans Potidée, vainement assiégée par Brasidas[12] ; nous pouvons supposer qu’ils en firent autant à Torone après la prise de cette ville par Cléon[13]. Scione aussi, qui s’était donnée à Brasidas et que Sparte avait abandonnée dans le traité, fut prise d’assaut par les Athéniens ; ses habitants furent mis à mort et la ville donnée à des Platéens[14].

Athènes était donc complètement maîtresse des presqu’îles de Pallène, de Sithonia et d’Akté[15] ; le montant du tribut n’était pas très sensiblement diminué, de 12 à 13 talents environ[16]. Mais la forte cohésion du territoire colonial de Thrace était détruite, l’autorité de la capitale ébranlée, puisque les villes rebelles pouvaient réussir à la braver. La perte d’Amphipolis était plus grave encore que tout le reste, et la possession de l’embouchure du Strymon par Eïon était une compensation insuffisante.

Comme les villes se voyaient hors d’état de résister à la longue, elles furent obligées de chercher du secours ; d’autre part, les Athéniens devaient, eux aussi, chercher sur le continent un appui contre ces mêmes villes, dont la situation donnait lieu à bien des difficultés. Voilà comment la côte de Thrace fut continuellement le foyer de secrètes menées, le théâtre de guerres incessantes, une contrée que les flottes athéniennes devaient constamment surveiller.

C’est ainsi que, déjà en 421 (Ol. LXXXIX, 4), les villes qui avaient refusé d’adhérer au traité de Nicias[17] se joignirent avec les Corinthiens à la ligue argienne : les Corinthiens à leur tour invoquaient des traités qui, disaient-ils, ne leur permettaient pas d’abandonner ces villes ; Corinthe, comme métropole, prétendait avoir à remplir certains devoirs, et les villes trouvaient en elle un appui. La conduite peu loyale des ambassadeurs lacédémoniens qui, malgré l’ordre péremptoire des autorités, n’avaient pas livré les villes[18], avait accru leur audace. Aussi, peu de temps après, la ville de Thyssos, située près de l’Athos, fut enlevée aux Athéniens par un coup de main[19] ; pendant l’hiver suivant, nous voyons les Chalcidiens s’efforcer, de concert avec les Corinthiens, de gagner les Béotiens pour la ligne formée par Corinthe et Argos[20] ; les Olynthiens se rendirent maîtres par un coup de main de la ville de Mécyberna[21]. En 418, pendant l’été, Euthydémos arrive d’Athènes dans les eaux de la Thrace[22], et les villes se voient forcées d’agir avec prudence parce que Perdiccas est encore l’ami d’Athènes. Puis les Argiens, alors alliés de Sparte, essayent de détourner Perdiccas des Athéniens ; et c’est avec succès, bien qu’ils ne puissent le décider à rompre ouvertement avec eux[23]. Une expédition plus importante devait avoir lieu l’été suivant (417), pendant lequel Dion au pied de l’Athos se sépara d’Athènes[24] ; mais, bien que Nicias et Lysistratos eussent pris ensemble le commandement de l’armée[25], elle resta sans effet parce que Perdiccas, sur la coopération duquel on avait compté, n’était pas à son poste[26]. Pour le punir, on bloqua, vers la fin de cette même année, les ports macédoniens.

Eu 416 (Ol. XCVI, 4), Chærémon, fils de Chariclès, commandait en Thrace[27]. On avait surtout en vue la Macédoine, et, au commencement de 415, c’est-à-dire avant que la seizième année de la guerre ne fût écoulée, des exilés macédoniens avec des cavaliers athéniens débarquèrent à Méthone pour inquiéter’ Perdiccas également du côté de la terre[28], taudis qu’une trêve avait été conclue avec les Chalcidiens, trêve que les Spartiates, alliés des Macédoniens, essayèrent en vain de rompre. Il faut qu’Athènes se soit bientôt après réconciliée avec le roi, car, vers la fin de l’été 414, Euétion fit une expédition contre Amphipolis avec le secours de Perdiccas. Cette fois encore, la tentative aboutit à un insuccès, bien qu’on disposait d’un grand nombre de mercenaires thraces et qu’on mit trouvé une position favorable dans l’Himéræon, après avoir fait remonter le fleuve aux trirèmes[29].

Tel était l’état des choses en Thrace après la paix de Nicias. Là, comme dans le Péloponnèse, la paix n’existait pas ; Athènes et Sparte étaient en hostilité incessante, et l’on comprend que cette guerre indirecte ait pris un caractère plus haineux et plus méchant que si l’on se fût ouvertement corn battu. Car maintenant que l’animosité était plus grande, et que le parti de la guerre, tout en redoublant d’activité, ne parvenait pas à faire rompre les traités, on cherchait sans cesse l’occasion de blesser le plus cruellement possible les Spartiates, au mépris des conventions antérieures. Pour satisfaire cette ardeur belliqueuse, on attaqua de petits États, alliés de Sparte, mais qui, au fond, n’avaient rien fait pour s’attirer la vengeance d’Athènes. L’expédition contre Mélos est un exemple de la façon dont on exécutait ces sortes d’entreprises.

Mélos est une de ces lies volcaniques qui se trouvent sur les confins de lainer de Crète, au sud des Cyclades. Occupée depuis sept cents ans par des colons doriens partis du Péloponnèse, elle considérait Sparte comme sa métropole et montrait une fidélité à toute épreuve à la ligue du Péloponnèse. II était très naturel que les Athéniens désirassent faire de cette île leur alliée, car, par sa position, elle appartenait à leur empire maritime. Lorsqu’il s’agissait d’arrondir cet empire, ils ne faisaient aucune distinction entre îles doriennes et îles ioniennes. Mélos et Théra, les seules Îles de l’Archipel qui ne fussent point encore entrées dans leur ligue, furent invitées à s’y joindre en 426 (Ol. LXXXVIII, 3). La plus éloignée, Théra, si étroitement unie à Sparte, avait immédiatement obéi. Mélos s’y était refusée et avait fait résistance. Ce refus fut considéré comme mal fondé, et, sur la liste de recensement de l’année 424 (Ol. LXXXVIII, 4), l'île figurait parmi les villes tributaires, et cela pour une somme de 15 talents[30], tandis que le tribut de Théra fut élevé de 3 a 5 talents. Il importait maintenant d’agir avec énergie ; car, si en général les Athéniens saisissaient avec plaisir toute occasion de tenir leur flotte en activité et de remplir de terreur les îles de l’Archipel, Mélos avait pour eux une importance toute spéciale.

C’était une île riche, comme le prouve le chiffre de son tribut ; une île qui pouvait être très utile et très nuisible aux Athéniens. Elle était tout près de la côte du Péloponnèse, et sa vaste rade, qui s’étend bien avant dans les terres, semblait faite pour devenir une station militaire de la marine athénienne. Les opérations commencées depuis quelque temps dans le Péloponnèse rendaient la possession de l’ile encore plus désirable. Les Athéniens étaient d’ailleurs excités contre elle par les insulaires voisins, irrités de voir les habitants de Mélos, libres de tout tribut et de toute obligation, vivre selon les coutumes de leurs ancêtres. La perspective de pouvoir faire une nouvelle distribution de terres était aussi assez séduisante ; mais ce qu’on voulait avant tout, c’était faire souffrir les Spartiates dans la personne des Doriens insulaires ; on voulait leur faire expier la défaite de Mantinée ainsi que divers actes de violence dont ils s’étaient rendus coupables, notamment la destruction de Platée.

En effet, l’expédition contre Mélos[31] a une grande ressemblance avec celle que les Spartiates avaient entreprise contre Platée. Ici comme là, une ville grecque se voit surprise et contrainte par des forces supérieures à renoncer hune alliance justifiée par des antécédents historiques et datant de loin pour en conclure une nouvelle, c’est-à-dire à se faire sans raison des ennemis de ceux qui depuis longtemps étaient ses amis et de même origine qu’elle. Il y avait pourtant cette différence que les Athéniens ne se servirent pas de faux prétextés, comme les Spartiates avaient coutume de faire en s’appuyant avec leur soi-disant politique nationale ; ils firent valoir franchement et sans détours les raisons qui les obligeaient à exiger la soumission de Mélos. Les beaux discours étaient d’autant moins de saison que les généraux athéniens, Cléomède et Tisias, n’avaient point à traiter avec une assemblée populaire, mais seulement avec le Conseil qui dirigeait les affaires de l’État. Ils refusèrent nettement de discuter la question de droit ; une pareille discussion, disaient-ils, n’est de mise que lorsque deux puissances égales se trouvent eu présence. Dans le cas présent, il s’agissait simplement de savoir ce qui était le plus utile aux deux États.

Notre intérêt, dirent les commissaires envoyés par les généraux, nous commande de consolider notre puissance maritime ; le vôtre, de conserver votre cité et vos biens. Notre intérêt commun exige que vous vous soumettiez de bon gré et que vous payiez un tribut comme les îles voisines. La neutralité que vous nous promettez ne nous suffit pas ; toute conciliation arrêtée entre nous rendrait notre puissance douteuse aux yeux des autres Grecs. Vous espérez en vain que Sparte vous secourra ; c’est inutilement aussi que vous en appelez aux dieux vengeurs de l’injustice. Car les dieux et les hommes ont voulu de tout temps que les forts commandent et que les faibles obéissent. Vous êtes partisans de Sparte ; mais, les Spartiates agissent précisément d’après les mêmes principes, et, si vous étiez les plus forts, vous ne parleriez, vous n’agiriez pas autrement. C’est ainsi que les Athéniens faisaient valoir ouvertement le droit du plus fort, tout eu cherchant à le justifier par d’impitoyables sophismes.

Ils désiraient que Mélos se soumit sans retard ; car toute tentative de résistance leur semblait ébranler leur toute-puissance sur mer. L’audace des insulaires, qui une seconde fois refusèrent leur alliance et rompirent les négociations, les exaspéra ; il fallut enfermer la ville dans un cercle de murs ; c’était une perte de temps et d’argent. lieux fois même, les Méliens réussirent à rompre les murs de circonvallation et à s’approvisionner de nouveau ; mais aucun secours n’arrivait du dehors ; bientôt ils furent réduits à une telle extrémité que la famine mélienne devint une expression proverbiale pour désigner le dernier degré de la misère humaine, et, avant la fin de l’hiver, He dut se rendre à discrétion à Philocrate, qui était arrivé avec une nouvelle armée. Il ne fallait pas compter sur la clémence. Tous les habitants capables de porter les armes dont on put s’emparer furent condamnés à mort ; les femmes et les enfants, à l’esclavage. On ne songeait qu’a se venger des exécutions sanguinaires de Sparte, et à répandre l’effroi et la terreur partout où la flotte athénienne pouvait atteindre. Cette politique violente répondait aux idées d’Alcibiade ; c’était lui du reste qui avait recommandé la plus impitoyable sévérité[32].

Mais cette manière d’exercer son influence ne pouvait suffire à l’ambition d’un Alcibiade ; déjà il portait ses regards sur un théâtre de la guerre autre que le Péloponnèse et l’Archipel. Ne pouvant par aucun moyen rompre la paix avec Sparte, cette paix qui lui pesait tant, il lui fallait d’autres entreprises pour lancer l’État dans des voies nouvelles ; des entreprise dont l’exécution ne pût être confiée qu’aux hommes les plus audacieux, et qui assurassent au général heureux une position bien supérieure à celle d’un simple citoyen d’Athènes. En effet, plus les relations de l’État s’étendaient au dehors, plus son territoire devenait considérable, plus il était impossible à l’assemblée du Pnyx de le régir, plus devenait nécessaire le gouvernement personnel d’un seul. C’est alors que les envoyés d’Égeste arrivèrent pour demander du secours ; on avait enfin trouvé un théâtre pour cette guerre si ardemment désirée.

La question sicilienne n’était pas nouvelle. Depuis longtemps la belliqueuse Athènes avait jeté des regards de convoitise sur les côtes occidentales ; déjà, lorsque Corcyre était entrée dans l’alliance d’Athènes, bien des gens n’avaient vu dans cette ile que la clef de la Sicile.

Du temps de Périclès, de pareilles idées n’avaient eu aucune chance de succès ; car sa prudence prévoyait tous les dangers qu’une politique de conquêtes pouvait susciter à Athènes. Il voyait dans la modération le caractère distinctif d’un État grec ; il ne voulait pas qu’il se laisse entrainer, comme les États barbares, par son propre poids, pour être finalement victime d’une aveugle ambition. C’est pour cette raison qu’il avait repoussé sévèrement et énergiquement toute convoitise de ce genre. Tout changea après sa mort ; car les Athéniens étaient incapables par eux-mêmes de s’imposer une sage modération. C’était trop leur demander que de leur conseiller de ne pas exercer, jusqu’aux limites du possible, ce pouvoir sans égal qu’ils possédaient ; d’autant plus que les démagogues étaient sans cesse occupés à augmenter à l’excès la confiance qu’ils avaient en eux-mêmes et à leur proposer les plans de campagne les plus insensés.

Ces plans étaient d’autant plus dangereux que le but qu’on se proposait était plus vague. Les difficultés que les luttes avec les Béotiens et les Spartiates présentaient aux Athéniens, tous les connaissaient par expérience. Mais un pays lointain, situé au delà des mers, connu d’un petit nombre d’hommes seulement et que l’on pouvait représenter sous des couleurs d’autant plus brillantes, une île où l’on était à l’abri des ennemis les plus dangereux, on la flotte sans rivale d’Athènes pouvait à elle seule décider de la victoire, devait avoir d’autant plus d’attraits qu’on était tout aussi peu disposé à rester inactif qu’à recommencer la guerre d’après l’ancien système. Jouir chez soi de tous les agréments de la paix et recevoir de l’Occident lointain l’annonce de brillantes victoires, c’est ce qui semblait aux Athéniens le sort le plus enviable.

Ne pouvait-on pas, en effet, espérer le succès le plus complet ? Il n’y avait pas dans les eaux de Sicile une flotte capable de se mesurer avec la flotte athénienne. Les Tyrrhéniens avaient perdu leur puissance ; les Carthaginois n’osaient pas se risquer avec leur flotte ; leurs propres alliés, ne pouvant compter sur eux, avaient dît, pour cette raison même, se tourner vers Athènes. En faisant la guerre à Syracuse, on pouvait compter plutôt sur le secours de Carthage et des Tyrrhéniens que sur leur résistance. La marine des Sicéliotes était si faible que Ladies, avec une escadre de vingt vaisseaux, avait pu commander en maître dans les mers de la Sicile. D’ailleurs, la guerre léontinienne avait été heureuse, et, si la paix de Gela avait tout à coup arrêté tous les succès, chacun était à même de comprendre que cette paix ne pouvait durer : il n’était pas possible d’admettre que les États secondaires se laisseraient indéfiniment tromper par les promesses douteuses des Syracusains. Syracuse était dans des conditions telles qu’elle devait nécessairement reprendre sa politique de conquêtes. Il était possible et même probable qu’il se formerait là une troisième grande puissance hellénique qui, en cas de guerre générale, pourrait causer la ruine d’Athènes. On pouvait donc penser qu’il était d’une politique prudente et prévoyante d’agir avec énergie pendant qu’on le pouvait encore.

Au surplus, disait-on, la flotte ne saurait trouver pour le moment d’autre emploi. Athènes consumait ses forces dans l’inaction ; s’arrêter, c’était reculer. L’honneur d’Athènes exigeait qu’on revint à la politique autrefois suivie en Sicile. Si la ville se montrait loche et indécise, on avait à craindre non seulement l’insolence croissante des Syracusains, mais encore une nouvelle intervention de Carthage. Athènes était appelée à défendre les intérêts de la tribu ionienne, en Occident comme en Orient.

A toutes ces considérations s’ajoutait la perspective séduis sante de vaincre la race dorienne à l’endroit même où elle s’était le plus brillamment développée, d’humilier Corinthe dans la colonie dont elle était le plus fière, de couper aux Spartiates les subsides qu’ils pouvaient tirer de file et d’isoler de plus en plus le Péloponnèse. En même temps, on espérait ouvrir pour Athènes une mine d’abondantes ressources. Le sol fertile de la Sicile pouvait devenir, par son blé, ses chevaux et autres produits, une possession d’un prix inestimable pour l’Attique[33], et, comme les ambassadeurs vantaient au peuple, dans de pompeux discours, tous les avantages de l'île et la facilité du succès, comme les Égestains offraient les subsides les plus considérables, et que par conséquent les plus brillantes conquêtes semblaient pouvoir être faites avec des fonds étrangers, il était naturel qu’une foule crédule, à laquelle on ne présentait que les beaux côtés de l’entreprise, se laissât séduire au point de ne plus voir autre chose que ces chimériques images.

Dans les gymnases et dans les halles, dans les cabarets et les boutiques, on ne parlait pas d’autre chose ; çà et là on voyait l’île triangulaire dessinée sur le sable, entourée d’une foule compacte, et formant le sujet d’une conversation animée : on découvrit des oracles de Dodone qui, disait-on, approuvaient l’entreprise ; le nom de Sicélia charmait les oreilles des Athéniens[34]. Et même, du moment qu’on se figurait l’Etna compris dans le territoire athénien, rien n’empêchait d’aller plus loin. Des démagogues exaltés avaient, déjà du temps de Périclès, proposé une expédition contre Carthage[35]. On considérait la Libye et l’Italie comme des conquêtes prochaines et assurées ; on rêvait même un empire athénien qui s’étendrait depuis les mers de la Lycie et les rivages du Pont jusqu’aux colonnes d’Hercule.

Mais tous les Athéniens ne partageaient pas cette ivresse. Ces nouveaux plans remplissaient d’inquiétude et d’appréhension un grand nombre de citoyens calmes et raisonnables. Jusque-là, Athènes avait étendu pas à pas sa puissance dans l’Archipel et les mers voisines ; même l’accroissement du nombre de ses alliés dans les îles de la mer Ionienne, tel qu’il avait eu lieu pendant la guerre, semblait commandé par les circonstances et nécessaire à la défense d’Athènes contre les États maritimes du Péloponnèse. On avait atteint là une limite naturelle ; il paraissait insensé de vouloir la franchir pour poursuivre des plans chimériques par delà la mer Ionienne. La Sicile était, an fond, si peu connue qu’il était impossible de faire un plan de campagne et d’apprécier les chances de succès. Pourtant, on en savait assez pour comprendre que ce n’était pas une île dont, on pût s’emparer d’un seul coup, mais un petit continent, avec un grand nombre de villes puissantes qu’il faudrait combattre d’abord, qui seraient difficiles à soumettre, plus difficiles encore à maintenir dans l’obéissance. Comment Athènes prétendrait-elle gouverner une province dont elle est séparée par une si vaste étendue de mer sans îles que, en saison d’hiver, trois ou quatre mois risquaient de s’écouler avant qu’un messager pût lui en apporter des nouvelles ?

Athènes était arrivée à un moment critique de son histoire ; tout le monde le sentait ; on allait mettre en jeu l’existence même de la cité en prenant une décision de laquelle dépendait tout son avenir. Aussi, toutes les forces antagonistes qui tiraillaient en sens contraires la société athénienne furent-elles mises en mouvement et tendues à l’excès. Les riches et les pauvres, la jeune Athènes et la vieille génération, les marins et ceux qui vivaient du produit de leurs terres, les amis et les ennemis de la démocratie se trouvaient en présence. Le nombre des pauvres s’était accru pendant la guerre ; ils désiraient ardemment voir affluer dans les caisses de l’Étai de nouveaux revenus dont ils auraient leur part ; ils voulaient l’augmentation des salaires publics, de nouveaux partages de terres. Il ne fallait pas leur parler de campagnes en Thrace, dont ils auraient dû se préoccuper avant tout ; ils avaient pour ces expéditions une aversion décidée : jamais en les faisant on n’avait voulu agir avec l’énergie nécessaire, et Nicias lui-même avait préféré compter sur le secours de Perdiccas. Là, ils n’avaient devant les veux que les misères de la guerre sans compensation suffisante. Lorsqu’ils comparaient leur vie de privations avec la splendeur et l’abondance qui régnait, disait-on, dans les villes d’outre-mer, ils attendaient tout de la Sicile. Les classes aisées, au contraire, craignaient des charges nouvelles et plus considérables ; elles avaient compté sur la paix pour mettre de l’ordre dans leurs affaires ; car les plus riches seulement, c’est-à-dire le petit nombre, pouvaient suffire sans en souffrir aux exigences de l’État ; elles pesaient à la plupart des contribuables, qui désiraient un allègement des charges, d’autant plus qu’on leur savait peu gré de leurs sacrifices et qu’ils n’avaient pas dans l’État l’influence à laquelle ils pouvaient prétendre, puisqu’après tout c’était sur eux que reposait la puissance d’Athènes, la flotte et l’armée, à eux que la ville devait la splendeur de ses fêtes et de ses processions. Les citoyens payants comptaient et réfléchissaient ; ils se distinguaient par là de ceux qui, n’ayant rien à perdre, ne pouvaient que gagner au changement et qui, pour cette raison, accueillaient avec joie tous les nouveaux projets de guerre. Enfin, l’état des finances publiques n’était pas sans exercer une influence sur la façon dont les plus sensés parmi les Athéniens envisageaient la politique extérieure. Une guerre de dix ans avait complètement épuisé le Trésor et paralysé le véritable nerf de l’État. Depuis la conclusion de la paix, on avait pu, surtout par suite de l’augmentation des tributs des alliés, déposer dans l’acropole à peu près mille talents par an[36]. On amassait donc un nouveau trésor ; les finances commençaient à se rétablir[37]. Et maintenant, une nouvelle guerre allait renverser toutes ces perspectives rassurantes, avant qu’Athènes dit assez de ressources pour commencer sans emprunt et sans impositions de guerre une entreprise aussi importante, dont on ne pouvait même pas prévoir les frais.

Une pression contraire s’opposait donc à cet entraînement démesuré, et les avertissements ne faisaient pas défaut. Mais ce qui les réduisait à l’impuissance, c’est qu’on ne pouvait pas faire valoir énergiquement les vrais motifs de la résistance, attendu qu’on l’attribuait toujours aux préoccupations égoïstes des riches. C’est là ce qui avait toujours fait la faiblesse du parti de la paix, groupé, après comme avant, autour de Nicias. Il était bien en état d’obtenir quelques succès lorsque l’opinion lui était favorable et que les esprits étaient dégrisés ou fatigués, mais il ne pouvait arriver à une influence suffisante pour diriger les affaires dans les moments difficiles. Ce parti avait encore récemment perdu de sa considération parce que le maintien de la paix, qui était son ouvrage, devenait de jour en jour plus impossible. Or, en faisant tous ses efforts pour différer autant que possible une rupture ouverte avec Sparte, il avait fortement contribué, sans le vouloir, à attirer l’attention des belliqueux Athéniens sur de nouvelles entreprises.

Toutes ces circonstances favorisèrent celui qui, dans ce moment décisif, était à la tète du mouvement et qui voulait avant tout qu’Athènes déployât toute sa puissance, qu’elle profitât des circonstances favorables et se lançât en avant à pleines voiles.

Alcibiade était alors dans toute la force de l’âge. Son influence ne venait pas, comme celle de Nicias, de ce qu’une partie de la population l’avait pris pour chef : son autorité, comme celle de Périclès, était personnelle ; elle se fondait sur un ensemble de qualités par lesquelles la nature semblait l’avoir destiné à commander aux autres. Il était seul de son espèce parmi ses concitoyens. Leurs regards s’attachaient avec admiration sur cette figure qui reflétait l’image brillante de leur propre caractère ; ils espéraient que de l’invincible Alcibiade daterait une nouvelle ère de prospérité, qu’il leur procurerait de nouvelles ressources, de nouvelles assignations de terres, les trésors de la Sicile et de la Libye : &est maintenant, pensait-on, qu’Athènes devait manifester sa véritable puissance et développer toutes ses forces. Jamais Athénien n’avait joui à ce point de la faveur enthousiaste de tout un peuple.

Alcibiade avait en outre des partisans déterminés qui l’aidaient dans l’accomplissement de ses desseins, des jeunes gens entreprenants qui rendaient sincèrement justice à ses éminentes qu’alités, des patriotes qui attendaient de lui les plus grandes choses et qui étaient tout disposés à lui prêter leur appui, comme par exemple Euryptolémos[38]. Mais la plupart de ses adhérents ne lui étaient attachés que par un libertinage et des excès communs ; ils avaient dissipé leur patrimoine et vivaient de sa générosité. Ils dépendaient donc de lui, obéissaient à ses ordres, agissaient sur les masses, les entretenaient dans l’agitation, nourrissaient leurs espérances exagérées et intimidaient le parti opposé. C’étaient pour la plupart des jeunes gens de grande famille, heureux de voir un des leurs à la tète des affaires et non plus un de ces hommes du commun, plus capables de crier que de parler, ne sachant que pêcher en eau trouble sans jamais faire rien de grand ; non plus un artisan ou un marchand, mais un caractère chevaleresque, un homme de grande naissance et de manières distinguées. Ils se faisaient les instruments de son ambition parce qu’ils espéraient y trouver leur profit.

Mais ce prestige qu’Alcibiade devait uniquement à ses brillants dehors était en même temps pour lui une cause de faiblesse. Pour gouverner les antres d’une main ferme, il lui manquait cette dignité morale qui seule est capable de produire une estime véritable et un durable attachement. Malgré tous ses avantages, Alcibiade n’était après tout qu’un homme comme les autres, incapable par conséquent de les rallier et de leur servir de point d’appui, car il n’était pas sûr de lui-même ; c’était une nature pleine de contradictions, dans laquelle les bons et les mauvais penchants luttaient à l’aventure, et, pour cette raison même, malgré toute sa pénétration, manquant de clarté et de logique. Plus on apprenait à le connaître, moins on se fiait à lui ; car, en définitive, il ne songeait qu’à lui-même et à son propre intérêt. Il ne voyait dans Athènes que le théâtre de ses hauts faits ; la gloire de sa ville natale n’était que le marchepied de sa propre gloire, et ses compagnons sentaient bien qu’il ne les soutiendrait que tant qu’ils serviraient son ambition. C’est pourquoi il n’était pas fait pour rester longtemps chef de parti. En dehors de son cercle d’adhérents, il était une cause d’irritation et de scandale.

Il n’avait pas appris à maîtriser ni même à cacher sa nature tyrannique. Il alliait à une bravoure héroïque un luxe efféminé, qui convenait mieux à un satrape perse qu’à un citoyen d’Athènes. Partout où il se montrait, il voulait attirer tous les regards. Il paraissait sur la place publique en longs vêtements de pourpre qui traînaient derrière lui ; même dans la bataille, il cherchait à éclipser tons les antres autour de lui ; il portait un bouclier d’or et d’ivoire, orné, en guise d’écusson, d’un Amour lançant la fondre, emblème prétentieux des attraits irrésistibles de sa personne[39]. Il flattait le peuple dans son ensemble, à la manière des démagogues ; mais il traitait l’individu avec hauteur et insolence. Toute contradiction provoquait chez lui l’insulte et la violence, comme si ses concitoyens avaient été ses sujets. Agatharchos, le premier peintre décorateur d’Athènes, le même qui avait embelli par son art la scène d’Eschyle, avant prié Alcibiade de l’excuser s’il ne pouvait être pour le moment à ses ordres, attendu qu’il en était empêché par d’autres commandes, Alcibiade le fait enfermer dans sa maison et le force ainsi à exécuter le travail demandé[40]. Tauréas cherche à disputer la victoire à son chœur ; il le frappe devant le peuple assemblé et le chasse du théâtre[41] ; il reporte malgré elle dans sa maison sa femme Hipparète, qui voulait faire dissoudre son mariage par l’archonte[42]. On dit même qu’il enleva de l’acropole les vases d’or qui servaient aux fêtes et qu’il en fit lui-même usage[43]. Toutes ces insultes faites au droit civil et religieux restèrent impunies, parce qu’on s’était habitué à mettre Alcibiade à part et au-dessus de tout le monde, et c’est ainsi que ses concitoyens se rendirent complices de ces dérèglements ; ils encouragèrent en lui cet esprit d’insubordination qui se moquait de, leurs lois, et le laissèrent dégénérer en habitude invincible.

Cependant, Athènes était un théâtre bien trop étroit pour suffire à l’ambition d’Alcibiade. Il ne lui suffisait pas d’éclipser tous ses concitoyens par les dépenses qu’il faisait pour les fêtes publiques et l’équipement de la flotte ; il fallait que toute l’Hellade fia témoin de sa magnificence. Dans ce huit, il renouvela l’antique tradition de la maison à laquelle il appartenait par sa mère. Car si Alcméon, le contemporain de Solon, avait fondé la gloire de cette maison par ses victoires aux courses olympiques, lui aussi, en véritable Alcméonide, voulait suivre cette glorieuse carrière. Mais pour cela il lui fallait d’autres ressources que celles que lui fournissait son patrimoine, dont il avait usé avec tant de prodigalité. Aussi avait-il cherché l’alliance de la plus riche maison d’Athènes, de celle du dadouque Hipponicos, et, bien qu’il eût. profondément blessé cet homme honorable par son insolence, il n’en réussit pas moins à obtenir la main de sa fille avec une dot de dix talents[44], une dot comme on n’en avait point encore vu à Athènes. Il ne se donnait même pas la peine de cacher les intentions égoïstes qui l’avaient décidé à contracter cette union : car il avait à peine conduit dans sa maison Hipparète avec ses trésors, qu’il se mit à élever des chevaux de course sur une plus grande échelle[45]. Il se fi t construire un haras qu’admiraient les étrangers et les gens du pays, et, pour subvenir à ses dépenses, il sut se procurer de son beau-frère Callias dix autres talents qu’Hipponicos lui avait promis, disait-il, dans le cas où sa tille mettrait au monde un fils. Par ces moyens, il atteignit complètement son huit. Ce n’est pas un char qu’il envoya à Olympie, mais sept (Ol. LXXXIX, 420) ; au lieu d’un prix, il en remporta trois pendant une seule et même fête.

Cette manifestation faite à Olympie avait alors une importance toute particulière. C’était la première fois que les messagers envoyés d’Élis pour annoncer les fêtes étaient revenus à Athènes, et, si l’on avait cru dans le Péloponnèse que la guerre et la peste avaient ruiné la prospérité de la ville, on fut étonné de voir un citoyen d’Athènes afficher un luxe comme jamais prince n’en avait déployé. D’ailleurs Sparte, vers la même époque, avait été exclue des jeux Olympiques ; Élis, ennemie de Sparte, dut chercher un appui ailleurs, et, comme Alcibiade était le protecteur de la ligue séparatiste, l’auteur du traité entre Argos et Athènes, les autorités d’Élis firent tout pour lui être agréable. D’un antre côté, le luxe d’Alcibiade ne contribua pas peu à augmenter son influence dans le Péloponnèse, chez ce peuple grec sur lequel le déploiement de la richesse produisait tant d’impression.

Personne du reste n’était plus habile dans l’art d’employer les ressources d’autrui pour arriver à ses fins. Il s’était servi de la fortune d’Hipponicos pour conquérir des couronnes olympiques ; il sut se servir de son influence sur les alliés dans un but analogue. Lesbos lui envoya du vin pour célébrer les vainqueurs dans un banquet auquel il convia tous les Grecs présents aux fêtes ; Chios lui fournit les animaux pour les sacrifices et du fourrage pour ses chevaux ; les Éphésiens lui dressèrent une tente magnifique. C’est ainsi que les villes s’efforçaient à l’envi de gagner la faveur du puissant démagogue, et, si l’entretien de chevaux de prix et des victoires remportées aux fêtes olympiques semblaient annoncer un futur tyran, Alcibiade prenait déjà en réalité les allures d’un prince qui exige des tributs et qui concentre en sa personne toute la splendeur de sa ville natale. Les autres lieux de la Grèce où l’on célébrait des fêtes furent aussi témoins de sa gloire ; pour en rehausser l’éclat et en perpétuer le souvenir, il employa non seulement les poètes, mais aussi les autres artistes athéniens. Les peintres le représentaient couronné par Olympias et Pythias ; on le voyait aussi resplendissant d’une beauté voluptueuse, assis sur les genoux de Néméa. Il consacra ces images adulatrices à la déesse protectrice d’Athènes et les fit placer dans la Pinacothèque[46].

La politique enfin que suivait Alcibiade devait nécessairement lui susciter de nombreux adversaires. Non seulement il voulait faire cesser cette paix qu’on avait eu tant de peine à conclure, et recommencer la guerre à l’ancienne manière, mais il voulait qu’on la fit sur une plus vaste échelle et avec des moyens tout différents de ceux qu’avaient conseillé d’employer les démagogues les plus violents. De même que dans tous ses projets il avait en vue non seulement Athènes, mais la Grèce entière, de même il prétendait commander en maître non seulement sur le Pnyx d’Athènes, mais à Argos, à Mantinée, à Élis. Arracher partout les cités aux influences de l’aristocratie, tel devait être le programme d’une politique appliquée à toute la nation et dont il tiendrait les fils dans sa main ; il voulait être le chef de tous les partis démocratiques de la Grèce et les réunir en une ligue puissante, devant laquelle Sparte et tous les États aristocratiques devaient finalement succomber. La politique extérieure devenait donc aussi purement démocratique ; toutes les autres considérations s’effaçaient devant celle-là. La guerre n’était plus qu’une guerre de tendances ; ce n’étaient plus des États, mais bien des partis qui entraient en lutte : il était naturel que cette guerre devint de plus en plus générale ; qu’on la fit avec une passion, une cruauté, une haine croissantes. On devait inaugurer en Grèce une ère nouvelle, un état de choses qui rendrait impossible l’existence d’une cité comme Sparte, et Athènes devait être le foyer de cette agitation universelle. Il fallait pour cela augmenter autant que possible les ressources pécuniaires de la ville ; après avoir abandonné le parti laconien, il approuva les moyens que Cléon avait employés dans ce but. Mais il y aurait injustice à le rendre responsable, lui qui n’avait alors que vingt-huit ans, de l’élévation subite des tributs et de la détresse des alliés qui en fut la conséquence. Il est tout aussi peu prouvé qu’il ait été membre de la commission du cens lorsque Thoudippos fit sa motion. Mais son influence sur les affaires de la ligue doit avoir été d’autant plus grande plus tard, puisque des villes comme Éphèse, Chios et Lesbos ne reculèrent devant aucun sacrifice pour gagner ses bonnes grâces, dans le but d’empêcher leur situation de devenir plus mauvaise[47].

Quelque profonde, quelque étendue que fin l’influence personnelle d’Alcibiade, jamais il n’arriva à exercer un pouvoir durable, capable de pacifier l’État et de réconcilier les partis. Il ne faisait qu’exciter les passions et, provoquer partout la contradiction ; au milieu des cris d’allégresse dont la foule saluait son favori, on entendait s’élever avec une aigreur croissante la voix de la méfiance et de la haine. Les hommes d’un âge mur en voulaient à ce séducteur de la jeunesse, qui à son exemple désertait les gymnases, osait braver les coutumes et croyait que la débauche était de bon ton. Ceux qui étaient sincèrement attachés à la constitution devaient être de plus en plus convaincus qu’Alcibiade ne poursuivait d’autre but qu’un pouvoir absolu et irresponsable. Il se croyait tellement sûr d’y arriver qu’alors déjà il foulait impudemment aux pieds tout principe d’égalité civile ; et si la foule dépourvue de jugement admirait son audace, il se trouvait même dans le peuple des hommes qui savaient lui appliquer la mesure de la loi morale. C’est sur la scène notamment que le blâme se fit entendre.

Sur la scène tragique, Euripide rendait, il est vrai, ouvertement justice au héros du jour ; il le célébrait comme l’heureux auteur de la ligue argienne et approuvait complètement sa politique hostile à Sparte ; mais il savait aussi blâmer et avertir sérieusement[48]. La comédie tenait un langage plus franc et plus incisif, pour reprocher aux Athéniens l’abandon des coutumes de leurs pères et mettre en pleine lumière le contraste entre le présent et le passé. C’est ainsi que dans ses Dèmes, où les districts de l’Attique formaient le chœur, Eupolis fait descendre aux enfers Myronide, ce dernier représentant d’un temps meilleur, pour aller y chercher Solon, Miltiade, Aristide et Périclès, et les ramener sur la terre. Les vieux héros se trouvent très mal à leur aise dans la ville transformée. On les supplie, comme des dieux, de sauver la ville et de ne pas la laisser devenir la proie de jeunes libertins.

Eupolis fut bien plus mordant encore dans ses Baptes (printemps de 415 ; Ol. XCI, 1) ; il représentait dans cette pièce les fêtes licencieuses qu’Alcibiade, et ses amis célébraient la nuit en l’honneur de Cotytto[49]. Alcibiade en conçut, dit-on, contre le poète une haine mortelle. Le scandale public qu’il donnait par son mépris pour la religion lui attira en particulier la haine des prêtres, qui voyaient leur influence menacée et leurs revenus diminuer par sa faute, et celle de tous ceux de leur parti. Il faut y ajouter les orateurs populaires, comme Androclès, Cléonymos et autres, qui ne pouvaient pardonner à Alcibiade de les avoir supplantés. Il avait en outre ses ennemis personnels, qui n’attendaient qu’une occasion pour se venger du tort qu’il leur avait fait ; plusieurs, parmi ceux-ci, avaient fait partie de sa coterie. Mais ses adversaires les plus acharnés étaient les vieux ennemis de la démocratie, les partisans déclarés ou cachés de la noblesse, qui détestaient doublement Alcibiade parce qu’ils voyaient en lui un transfuge, et qui étaient obligés de se débarrasser de lui s’ils voulaient réaliser leurs projets. Les hommes de ce parti avaient marché pendant quelque temps avec Nicias, autour duquel s’étaient groupés les débris les plus honorables de l’ancienne aristocratie athénienne ; mais l’attitude de Nicias paraissait trop molle, sa politique trop honnête et trop inoffensive à ceux de ses adhérents qui étaient plus jeunes et plus ardents. Faire ouvertement de l’opposition, pensaient-ils, ne mènerait à rien ; il fallait prendre secrètement des mesures pour combattre la démocratie. C’est ainsi que la lutte entre les partis prit à Athènes un caractère tout nouveau.

Des associations secrètes de ce genre n’y étaient pas nouvelles, il est vrai. C’est au milieu de la détresse des guerres médiques qu’elles prirent naissance ; elles avaient donné lieu déjà à des tentatives de trahison au camp de Platées et pendant la bataille de Tanagre 3. Même à l’époque de Périclès, ces tendances de parti ne disparurent pas complètement ; mais après sa mort elles prirent une importance nouvelle, parce que les débordements de la démocratie provoquèrent une réaction. C’est ainsi que se formèrent, surtout à l’époque où Cléon gouvernait l’État et poursuivait au moyen d’un terrorisme démocratique toute manifestation d’opinions contraires, des associations secrètes (Hétæries), dont les membres se réunissaient sous prétexte de se divertir, mais qui prirent avec le temps un caractère politique de plus en plus décidé. Cependant, tous ceux qui avaient les mêmes opinions n’étaient pas pour cela membres de la même association ; il existait un grand nombre de cercles isolés, de tendances analogues. La participation à ces clubs était si absorbante qu’elle faisait négliger aux divers membres leurs devoirs envers la famille et la ville natale. Les membres, en effet, n’étaient pas seulement unis par des principes communs, mais ils obéissaient à une direction déterminée et s’engageaient par serment à se soutenir mutuellement devant les tribunaux et élans les candidatures aux fonctions publiques[50]. On devait s’entendre préalablement pour agir dans un but commun ; chacun devait coopérer dans la mesure de ses lumières et de ses forces, et ne ménager ni sa vie ni sa fortune.

Ces clubs étaient donc, sous tous les rapports, différents des associations politiques des anciens temps. On avait d’abord voulu se défendre contre les sycophantes : mais peu à peu on porta ses regards plus loin ; on forma de plus vastes projets. La plupart des membres appartenaient à d’anciennes familles ; ils étaient naturellement partisans de l’oligarchie : c’étaient de jeunes libertins aux passions ardentes, qui trouvaient Athènes trop petite pour leur ambition ; ils étaient imbus de sophismes et remplis de vagues théories politiques qui obscurcissaient en eux l’idée simple et nette du droit et du devoir : orgueilleux et sans scrupules, ils méprisaient les lois et les coutumes, la masse du peuple et son gouvernement. Plus la politique de l’État devenait démocratique, plus les membres des clubs aristocratiques devenaient des conspirateurs dangereux qui avaient plus de sympathie pour Sparte que pour leur propre patrie : et moins Alcibiade montrait de scrupules dans ses procédés, moins ils se faisaient un cas de conscience d’employer tous les moyens pour renverser le gouvernement de la foule et de ses favoris. Ils ne craignaient pas, à l’occasion, de faire semblant d’être des amis zélés de la constitution et de se lier pour un temps avec les ultra-démocrates, pour pouvoir, ainsi déguisés, agir avec d’autant plus de succès. C’est ainsi que se forma un parti peu nombreux, il est vrai, mais puissant par sa fermeté, ses talents et sa bonne organisation ; il était toujours comme en embuscade et croyait fermement que son tour viendrait un jour.

Parmi tous ces ennemis de la démocratie, un seul, Antiphon, fils du sophiste Sophilos[51], lutta à visage découvert contre Alcibiade. Tous les autres Athéniens qui tôt ou tard se posent en ennemis de la démocratie agissent secrètement et comme adhérents plus ou moins déclarés des clubs aristocratiques. De ce nombre était Pisandros d’Acharnes, qui à Athènes avait la réputation d’un débauché ; il était de plus né pour l’intrigue et passé maître dans l’art de feindre[52] ; il y avait aussi Hagnon, le père de Théramène, l’accusateur de Périclès et un de ceux qui avaient signé la paix de Nicias ; Chariclès, fils d’Apollodore, qui, lui aussi, sut cacher ses tendances politiques : il était alors populaire à Athènes et revêtu d’importantes fonctions publiques[53]. Enfin, un des plus remarquables de ces hommes était Andocide, fils de Léogoras. Il était d’une des plus anciennes et des plus riches familles d’Eupatrides, d’une famille dont l’histoire était honorablement mêlée à celle d’Athènes[54] ; d’ailleurs homme de talent et parlant bien, mais en butte aux fréquentes attaques des orateurs populaires à cause de ses opinions oligarchiques. Lui aussi faisait sans doute partie d’une société secrète.

Il est naturel qu’on ne s’aperçoive de l’existence de semblables associations que lorsqu’elles sont arrivées à exercer une influence décisive sur la vie publique. Et alors même, il est impossible de suivre avec certitude leur action, leurs changements d’attitude, leur importance et leur composition. Ce qui est clair, c’est que ce genre de lutte entre les partis décomposait et empoisonnait de plus en plus la vie sociale. Il avait régné jusque-là dans la vie publique une certaine candeur ; les citoyens accordaient leur confiance aux plus capables, persuadés que leur administration ne pouvait avoir en vue que le bien de l’État. Maintenant on s’informait tout d’abord du parti auquel appartenait le candidat. A côté du fanatisme politique agissait le fanatisme religieux. Et ce qu’il y avait de plus regrettable, c’est que les hommes d’opinion différente ne venaient plus se combattre comme autrefois devant le peuple, loyalement, ouvertement, la conscience nette puisqu’ils se trouvaient sur le terrain commun du patriotisme ; les menées égoïstes d’une coterie avaient remplacé les intérêts d’ordre plus élevé ; on perdait de plus en plus de vue le bien commun ; on cherchait avant tout à s’agrandir aux dépens de ses adversaires. Dans ce but, des oligarques s’unissaient avec des démagogues, des croyants fanatiques avec des libres penseurs. A ces hommes d’opinions contraires manquait le sérieux moral des convictions. Alcibiade se faisait le champion de la démocratie, non par attachement à la constitution, mais parce qu’elle seule promettait de satisfaire son ambition ; comme lui, les adversaires de la démocratie ne cherchaient que leur avantage et étaient prêts à tout trahir, même leur honneur et l’indépendance de la patrie.

Ces luttes entre les partis eurent naturellement pour effet d’abaisser d’une manière effrayante le niveau moral de la population athénienne. A mesure que les liens de famille se relâchaient, ces liaisons factices devenaient plus fréquentes ; elles imposaient même jusqu’à un certain point à leurs membres l’obligation de rompre les liens naturels. Le corps social était ébranlé et malade ; on se trouvait sur un terrain volcanique, et les dangers qui surgissaient au foyer étaient plus menaçants que ceux du dehors. A l’extérieur, Athènes était puissante, car ses revenus étaient plus grands, sa domination sur les mers moins contestée, ses ennemis plus faibles que jamais ; mais à l’intérieur, les forces de la république, qui reposaient sur les vertus civiques et le patriotisme, étaient en pleine décadence. Telle était la situation d’Athènes lorsqu’arrivèrent les envoyés d’Égeste. Ils tinrent à l’assemblée du peuple un discours fort habile ; ils montrèrent le danger qu’il y avait à laisser Syracuse soumettre peu à peu tous les États indépendants de l’île ; ils promirent de se charger des frais de la guerre. Un discuta vivement leur proposition. Les adversaires de l’expédition sicilienne voulaient qu’on refusât d’emblée, parce qu’ils prévoyaient que plus tard on manquerait d’appui ; ils conseillaient surtout de ne pas se laisser tromper par les vaines promesses des insulaires. Ainsi parlaient ceux qui pensaient que, dans l’intérêt de l’État, il fallait avant tout, en traitant les affaires étrangères, s’en tenir à la politique de Périclès ; personne n’était à cet égard plus convaincu que Nicias, qui voyait dans l’expédition de Sicile le commencement d’une guerre générale. Le parti d’Alcibiade soutenait au contraire de toutes ses forces les Égestains ; et, à la fin, il fut décidé par la majorité qu’on commencerait par envoyer des ambassadeurs, lesquels devaient se convaincre par leurs propres yeux des ressources de la ville étrangère. La mesure fut provoquée sans doute par les Égestains eux-mêmes.

C’était déjà, au fond, la victoire du parti de la guerre. Car à Égeste même, il ne fut pas difficile de tromper les Athéniens plus complètement encore qu’on ne l’avait fait dans l’assemblée du peuple athénien. On leur montra là les monuments de la ville comme preuves de la prospérité publique ; on les conduisit au sanctuaire d’Aphrodite sur le mont Éryx ; on étala devant eux une quantité de bassins d’argent, d’aiguières, d’encensoirs et d’autres ustensiles ; on donna dans la ville de somptueux festins, en ayant soin de faire servir dans différentes maisons la même vaisselle, empruntée en partie aux villes grecques et phéniciennes du voisinage ; et c’est ainsi qu’il fut impossible aux envoyés d’Athènes, entourés de Siciliens fanfarons et rusés, de se rendre compte de l’état des finances de la ville et des sommes dont pouvait disposer le Trésor public[55]. Éblouis par l’apparence d’une richesse générale, ils revinrent au printemps à Athènes ; et lorsqu’on débarqua au Pirée soixante talents d’argent comptant, que les Égestains avaient envoyés pour payer le premier mois de solde aux équipages de soixante vaisseaux de guerre, cet envoi, qui fut salué avec enthousiasme comme le premier paiement du tribut sicilien, et la description que firent les envoyés à leur retour produisirent une impression telle que, comme Alcibiade l’avait prévu, le parti de la guerre l’emporta. L’expédition fut décidée, et les généraux nommés avec des pouvoirs illimités ; ils devaient tout d’abord protéger les Égestains et ramener les Léontiniens ; puis, en ce qui concernait les affaires générales de la Sicile, agir pour le mieux des intérêts d’Athènes[56].

Ces pouvoirs étendus répondaient complètement aux désirs d’Alcibiade ; cependant il n’avait pas réussi à se faire donner à lui seul le commandement de la flotte. Il possédait trop peu la confiance publique, et la majorité n’approuva l’expédition qu’à condition que Nicias devint son collègue ; on leur adjoignit Lamachos, soldat courageux et expérimenté, destiné plutôt à commander des entreprises isolées qu’à diriger l’expédition entière. Alcibiade, Lamachos, Nicias, tel est l’ordre des noms dans les documents officiels qui nous renseignent sur les sommes votées pour cette campagne[57].

Les citoyens étaient donc restés fidèles à l’opinion qui avait prévalu le jour du dernier ostracisme, à savoir, que le système le plus sûr était d’unir dans une activité commune les deux Athéniens qui se ressemblaient le moins. On espérait que la lenteur prudente de l’un et le génie audacieux de l’autre se compléteraient de la façon la plus heureuse, tandis qu’en réalité l’énergie du commandement, d’où dépendait le succès de l’entreprise, allait être paralysée dès le début par cette association.

Personne n’était plus malheureux que Nicias. Il n’avait jamais eu d’autre principe que la plus grande prudence, et maintenant il devait, de concert avec un homme qui aimait à jouer gros jeu et qui était son ennemi passionné, diriger une expédition qu’il considérait comme la plus insensée et la plus ruineuse que les Athéniens eussent jamais entreprise. Il était indigné de la légèreté avec laquelle on avait voté une pareille équipée, sans s’être rendu compte des difficultés qu’elle présentait ou assuré des moyens de la mener à bonne fin ; il résolut de tout tenter pour faire revenir ses concitoyens sur leur décision et ne craignit pas, bien que le procédé fût illégal, d’insister, devant l’assemblée qui fut convoquée cinq jours plus tard afin de régler les détails de l’armement, pour qu’on remît tout entière à l’ordre du jour la question de la guerre.

Il sentait combien était importante, pour lui et pour la cité entière, la décision qu’on prendrait ce jour là Il ne se laissa donc arrêter ni par l’impatience et le mécontentement de la foule, ni par l’irritation du parti de la guerre et la précaution qu’avait eue Alcibiade de répartir dans toute l’assemblée ses partisans, avec mission d’intimider et de désorienter ses adversaires ; il parla avec plus de courage et de force que jamais, et parvint réellement à faire entendre encore une fois la voix de la prudence et de la raison à ses concitoyens avant qu’ils ne missent à exécution leur fatal projet.

Il repoussa d’abord le reproche de timidité personnelle ; puis il dépeignit la situation de l’État. La paix obtenue, selon lui, n’était qu’une courte pause, d’une durée incertaine ; c’étaient toujours les mêmes ennemis qui guettaient l’occasion de la rompre ou qui n’avaient même pas déposé les armes. Les villes de la Chalcidique persévéraient impunément dans la révolte. Et nous, continua-t-il, qui n’avons pas un moment de sécurité dans nos foyers, nous qui ne sommes pas parvenus à reconquérir notre propre territoire, nous nous lançons dans une guerre nouvelle, interminable peut-être, plus importante que toutes les précédentes, dans une guerre qui n’a aucun but raisonnable ! Car lors même que nous remporterions les plus grands succès, il est impossible de conserver un pays comme la Sicile ; le moindre échec au contraire nous précipitera dans les plus grands dangers et doublera le nombre de nos ennemis, auxquels maintenant déjà nous pouvons à peine faire face. Et pourquoi entreprenons-nous cette guerre, dans laquelle nous risquons tout ce que nous possédons ? Est-ce parce que nous craignons Syracuse ? Le danger dont elle pourrait nous menacer est imaginaire. Devons-nous faire la guerre dans l’intérêt d’Égeste ? Les Égestains sont pour nous des étrangers et ne peuvent nullement prétendre que nous risquions notre vie et notre territoire parce qu’ils sont en guerre avec leurs voisins. Ou bien ferons-nous la guerre pour satisfaire l’ambition de quelques jeunes gens sans jugement et sans expérience, qui aspirent aux commandements et à la gloire, et qui, après avoir dilapidé leur fortune, espèrent trouver là l’occasion de remettre leurs affaires en ordre ? Quant à accueillir les alliés nouveaux qui nous offrent au loin leurs services, il n’y a à cet égard qu’un principe raisonnable à observer : il ne faut entrer en relation qu’avec ceux qui peuvent fournir des secours équivalents à ceux qu’ils demandent. Certes nous avons de bonnes raisons d’être sur nos gardes vis-à-vis d’un État qui trouve ses alliés naturels dans. ceux qui, chez nous, sont partisans de l’oligarchie. J’espère donc que ceux de nos concitoyens qui ont pour eux l’expérience et la maturité du jugement ne seront pas empêchés par un amour-propre déplacé ou des menaces de suivre un conseil dicté par la prudence. Quant au Prytane, président de l’as« semblée, j’attends de lui qu’il ne se fera aucun scrupule, puisqu’il s’agit du salut de l’État, de se mettre au-dessus de vaines formalités et de soumettre aujourd’hui pour la seconde fois au vote la question de l’envoi d’une flotte en Sicile[58].

La discussion commença. Quelques voix s’élevèrent en faveur de Nicias ; la plupart furent contre lui. Alcibiade parla le dernier.

Il repoussa d’abord les attaques personnelles que Nicias, contrairement à son habitude, avait cette fois-ci dirigées contre lui avec une grande véhémence. S’il faisait de grandes dépenses et aimait le luxe, Athènes en avait la gloire et le profit. Quand à son inexpérience des affaires publiques, il avait montré dans le Péloponnèse comment, sans frais et sans dangers, on peut humilier et affaiblir un ennemi comme Sparte ; car non seulement Athènes, avait trouvé dans la presqu’île dorienne de solides alliances, mais dès à présent des contingents péloponnésiens répondaient à l’appel d’Athènes, et ce résultat était son œuvre. Nicias exagérait dans son intérêt les difficultés de la guerre projetée. Les villes siciliennes avaient une population mêlée, aimant les changements et disposée à recevoir les étrangers. Les Sicéliotes n’avaient pas de patrie, au sens où l’entendaient les Hellènes de ce côté de la mer. Ils étaient d’ailleurs désunis et insuffisamment équipés. Il était indigne d’Athènes de n’accorder nulle part sa protection aux États étrangers qu’après avoir timidement calculé les chances de succès, et de ne songer qu’à sa propre sécurité. A l’époque de sa plus grande gloire, elle avait fait la guerre en même temps aux Perses et aux Péloponnésiens. Une flotte comme celle d’Athènes suffisait pour protéger la patrie et pour remporter de nouvelles victoires. D’ailleurs, la parole donnée obligeait à maintenir la résolution prise. L’orateur ne s’adressait donc point, comme Nicias, aux hommes d’âge, mais aux jeunes et aux vieux, et il comptait bien que, d’après la coutume des ancêtres, l’ardeur de la jeunesse s’unirait à l’expérience des vieillards pour l’honneur et la gloire de la cité[59].

Le discours d’Alcibiade était habile, brillant et d’une force entraînante. Il eut pour effet de rendre les Athéniens plus belliqueux et plus déterminés qu’ils ne l’avaient été dans l’as semblée précédente ; et, lorsque les Léontiniens et les Égestains renouvelèrent leurs pressantes demandes de secours, il ne pouvait plus être question de la victoire du parti de la paix. Mais Nicias ne renonça pas encore à tout espoir. Il essaya d’arriver à son but en donnant à ses concitoyens une idée de l’énormité des frais de la guerre, qui retomberaient tout entiers sur eux ; car, disait-il, les promesses des alliés d’outre-mer sont incertaines ou chimériques. Les soixante talents seront dépensés en peu de semaines ; et qui vous garantit que les Égestains donneront tous leurs trésors et les ustensiles de leurs temples pour entretenir des troupes étrangères ? Ces considérations pouvaient bien faire une impression profonde : sur la classe aisée ; ils restèrent sans effet sur la foule, qui n’avait point de sacrifices à faire.

Après le discours d’Alcibiade, toute hésitation eût paru une injure faite à l’honneur d’Athènes ; plus les préparatifs étaient imposants et plus on comptait sur le succès et les profits de l’entreprise. C’est pour cette raison que l’orateur populaire Démostratos invita Nicias à spécifier sans ambages l’importance des armements qu’exigeait la guerre ; et, lorsqu’il demanda 100 trirèmes, un nombre correspondant de vaisseaux de transport, 3000 hoplites, une quantité considérable de troupes légères, et d’autres préparatifs considérables, les Athéniens n’en furent nullement émus ; dans leur enthousiasme fébrile, ils accordèrent tout ce qu’on voulut et donnèrent aux généraux des pouvoirs illimités.

Tel fut le résultat des deux assemblées du peuple qui eurent lieu à Athènes le 19 et le 24 mars[60]. L’opposition de Nicias n’eut donc d’autre effet que d’augmenter considérablement les frais de l’expédition et d’absorber d’une façon tout à fait disproportionnée les forces de l’État. Les Athéniens n’en devinrent que plus orgueilleux, leurs espérances plus exagérées, sans que pour cela les chances de succès devinssent plus grandes. Car plus on envoyait. de matelots et de soldats, plus leur entretien devait être difficile en pays étranger et naturelle la méfiance des États neutres, qui ne pouvaient voir dans de pareils préparatifs que l’intention de faire des conquêtes. Mais on ne songeait pas à tout cela. Toute opposition se trouvait écartée, et l’on se mit à agir avec énergie. La ville et les ports se changèrent en un vaste camp ; le peuple se pressait pour se faire porter sur les listes d’enrôlement ; on rédigea des ordres pour les alliés.

Mais, malgré, le courage et l’énergie des Athéniens, les choses ne se passaient pas comme autrefois quand la ville entreprenait une guerre juste. Il n’y avait ni cette assurance joyeuse qui accompagne une action mûrement pesée, ni la certitude du succès, ni l’entente cordiale entre les citoyens. Dans d’orageuses assemblées, on avait imposé silence à tous les scrupules ; mais, le calme une fois revenu et dans des groupes moins nombreux, ils reparaissaient sans cesse, et c’est ainsi que se répandit dans la population un malaise, une anxiété dont on ne pouvait se rendre maître, une pénible tension des esprits ; on regardait autour de soi avec inquiétude ; on prêtait l’oreille pour saisir quelque présage de l’avenir. On se rappelait les voix plaintives qui, pendant les dernières délibérations, avaient retenti du haut des toits au moment où les Athéniennes célébraient les fêtes d’Adonis[61]. Delphes fit entendre de sérieux avertissements. Une voix divine révéla à Socrate qu’il ne fallait pas compter sur le succès de l’entreprise, et Méton mit, dit-on, le feu à sa maison pour se faire dispenser du service militaire comme atteint de folie, ou pour pouvoir, en considération de l’incendie, garder son fils auprès de lui.

Ces inquiétudes et ces terreurs des Athéniens devinrent un instrument entre les mains des partis, qui agissaient en secret parce qu’une opposition ouverte était impossible. Les ennemis d’Alcibiade en particulier déployaient une activité infatigable. Jamais, en effet, il n’avait été plus influent ; et si l’on avait réussi à empêcher qu’il ne commandât seul l’expédition, il passait pour en être l’âme ; c’est uniquement de son esprit plein de ressources qu’on attendait le succès, et on pouvait prévoir que, loin de la patrie et avec l’aide d’une armée belliqueuse, il paralyserait l’action de ses collègues, d’autant plus que Lamachos, avec son tempérament de feu, devait préférer à toute autre une tactique audacieuse, et que sa pauvreté faisait de lui l’inférieur d’Alcibiade. L’idée qu’Alcibiade allait réaliser ses plans ambitieux, qu’il réussirait à joindre à tous les dons de la fortune la gloire militaire, était intolérable à ses ennemis ; ils résolurent de tout faire pour le renverser avant qu’il pût revenir dans sa patrie en vainqueur tout-puissant. Des hommes des partis les plus divers se liguèrent dans ce but et ourdirent des intrigues dont-il est difficile de suivre les fils déliés[62].

Six semaines environ s’étaient écoulées depuis la dernière assemblée, et les préparatifs, faits avec un zèle infatigable, étaient presque terminés, lorsqu’un événement inouï remplit soudain la ville de terreur. En une seule nuit, les nombreux Hermès en marbre qui entouraient une partie du marché et qui se trouvaient placés devant les maisons particulières et les temples, furent brisés presque sans exception, de sorte que, le lendemain matin, on vit les tètes qui surmontaient les piliers carrés abattues ou mutilées et les rues jonchées de débris[63].

Des dégâts nocturnes, causés par des hommes en état d’ivresse, n’étaient pas rares à Athènes ; mais un sacrilège de cette importance était inouï ; un grand nombre d’habitants devaient avoir agi de concert ; ils devaient avoir des intentions et poursuivre des plans dont on n’avait aucune idée ; et plus la chose était inexplicable, plus était grande l’attente et l’inquiétude de tous les habitants. On était indigné du déshonneur infligé à la ville. Car, avec quelque indifférence qu’on passât d’ordinaire devant les Hermès, ils étaient non seulement pour la ville un ornement caractéristique et admiré de tous, mais encore uni signe de l’ordre public ; ils étaient la preuve de l’esprit religieux dont Athènes se vantait depuis si longtemps ; leur forme antique en faisait à elle seule des monuments vénérables du culte que tant de générations s’étaient transmis intact, et des symboles de la protection divine. Mais ce n’était pas tout. Bien plus inquiétante était la pensée qu’au sein même de la ville existaient des partis qui s’unissaient pour commettre de semblables méfaits. De pareils hommes, pensait-on, ne respecteraient rien de ce qui était constitué dans l’État ou consacré par la loi et les coutumes. Ce fut donc en vain que les plus sensés conseillèrent à leurs concitoyens de ne pas prendre la chose trop au sérieux, disant que ce n’était qu’une nouvelle tentative pour empêcher le départ de la flotte par de fâcheux pronostics et que les Corinthiens y avaient peut-être prêté la main afin de détourner de leur colonie une guerre menaçante.

Le Conseil crut qu’il était de son devoir de se charger de l’enquête, et, comme, pour le malheur d’Athènes, il avait si peu d’initiative qu’il ne pouvait traiter une affaire de quelque importance sans consulter le peuple, tous les citoyens furent aussitôt invités à prendre part aux recherches de la police. Ceci donna aux chefs de parti une grande liberté d’action, et une agitation fiévreuse s’empara de toutes les classes de la population athénienne.

Le premier qui maintenant se met en avant et poursuit évidemment un plan déterminé, c’est Pisandros. Il s’efforce de représenter la découverte des sacrilèges comme intéressant au plus haut. point l’intérêt public, comme une affaire d’État, devant laquelle toute autre préoccupation devait être ajournée ; il provoque un décret du peuple qui promet une récompense de 10.000 drachmes[64] à celui qui fournira le premier indice. En même temps on investit le Conseil de pouvoirs extraordinaires, et l’on institue une commission d’enquête permanente. Mais on ne fit aucune découverte. En vain les commissaires et les conseillers tenaient leurs séances, L’anxiété en devint plus grande ; l’air semblait devenir de plus en plus lourd, les esprits de plus en plus inquiets, comme le désiraient ceux qui voulaient exploiter dans un but égoïste les passions de la foule. C’étaient pour la plupart des ennemis de la constitution, notamment Pisandros et Chariclès, qui, il est vrai, prétendaient maintenant être les amis les plus vigilants de la démocratie et les membres les plus zélés de la commission d’enquête. C’est à des gens de cette espèce que profitait le sacrilège dont les Hermès avaient été victimes ; il est donc très probable qu’ils en furent directement ou indirectement les auteurs[65]. Ils étaient aussi mieux en mesure que personne d’empêcher qu’on n’en dénonçât les auteurs au peuple et que la commission n’arrivât à quelque résultat ; ils surent enfin faire entrer toute l’affaire dans une phase nouvelle en agissant de concert avec les démagogues comme Cléonymos[66] et Androclès[67], toujours prêts à se joindre à ceux qui voulaient renverser Alcibiade, et avec les fanatiques comme Diopithe, qui reparaissaient alors sur la scène politique.

La mutilation des Hermès, disaient-ils, n’est pas un fait isolé ; il y a tout un ensemble de tendances funestes ; la ville est remplie d’hommes pour lesquels rien n’est sacré ; ce sont là des signes de dépravation qu’il faut surveiller. Il faut donc que l’enquête partielle s’étende à tout le domaine du culte public ; il faut que toute dénonciation faite à ce sujet soit l’objet d’une récompense publique. Cette proposition ayant été acceptée, l’enquête, qui d’abord n’avait en vue qu’un crime isolé, menaça de dégénérer en un procès de tendance, susceptible de prendre des proportions immenses dans une ville où il était de bon ton d’afficher des airs de libre penseur[68]. Désormais tout délateur était sûr d’être écouté ; ou disposait de pièges où l’on pouvait faire tomber tous ceux qui avaient quelque tache à leur réputation.

Des semaines se passèrent encore sans que rien d’important survint. Il sembla un instant que le souci de la campagne projetée allait faire oublier tout le reste. La flotte était dans les ports prête à faire voile ; le vaisseau de Lamachos, qui insistait pour qu’on se hâtât, se trouvait déjà dehors dans la rade. L’influence d’Alcibiade n’avait pas diminué, bien que les sourdes menées des clubistes et des démagogues eussent ébranlé le sol sous ses pieds. Il pouvait conserver encore l’espoir de monter sans opposition à bord du vaisseau amiral ; car déjà tin avait fixé le jour de l’assemblée du peuple où les rapports des généraux sur l’ensemble de l’expédition devaient être entendus et les derniers ordres donnés. Mais c’est précisément ce jour-là que ses adversaires avaient choisi pour manifester leurs intentions, et les discussions militaires qui devaient avoir lieu pendant la séance furent interrompues d’une façon inattendue par un certain Pythonicos. Il se présenta en exhortant à haute voix et solennellement ses concitoyens à ne pas attirer sur eux de grandes calamités. Il affirma qu’Alcibiade, leur général, était un sacrilège ; qu’il avait parodié les mystères d’Éleusis dans la maison de Poulytion, un libertin de ses amis, et profané par ses blasphèmes ce que l’État avait de plus sacré. On amena un esclave qui avait tout vu et qui nomma ceux qui avaient pris part à ce crime, entre autres Alcibiade[69]. La plupart des accusés s’enfuirent avant le commencement du procès, et confirmèrent par là la vérité de la déposition.

Soudain on oublia tout le reste, et le peuple se remit à suivre avec passion les procès criminels. De nombreuses dénonciations furent faites par des clients, des esclaves et des femmes, surtout en ce qui concernait les Mystères. Les confiscations et les exécutions étaient à l’ordre du jour. Léogoras, père d’Andocide, échappa à grand’peine à une condamnation. Il y eut quelques victimes même dans les rangs de l’oligarchie ; les véritables auteurs du mouvement n’étaient plus capables de le maîtriser, depuis que les passions étaient déchaînées et que les menées des divers partis se croisaient eu tous sens. On s’en prenait surtout à Alcibiade et à ses amis ; lui-même était désigné de plus en plus clairement comme la source de toute impiété, de tout désordre dans l’État. Ses plus proches adhérents furent intimidés et sa personne rendue suspecte de toutes les manières possibles. Sa dignité de stratège le protégeait contre une accusation ordinaire ; il se maintenait encore, bien que dans la situation la plus critique, car il était entouré d’ennemis qui l’épiaient sans avoir en face de lui d’adversaire déclaré qu’il pût combattre ; il se trouvait comme enlacé de filets qu’il ne pouvait déchirer. Enfin il fut attaqué ouvertement par Androclès, qui accusa Alcibiade, devant le Conseil et dans la forme extraordinaire usitée pour les crimes d’État, d’avoir profané les Mystères et d’être le chef d’une société secrète qui avait pour but le renversement de la constitution. Le Conseil convoqua le peuple pour lui demander s’il approuvait ou non l’accusation portée contre le général de son choix.

Le moment décisif était venu. Alcibiade rassembla toutes ses forces pour l’emporter ce jour-là sur ses ennemis. Il ne demanda pas qu’on repoussât l’accusation, mais exigea l’enquête la plus rigoureuse, prêt à subir, s’il était trouvé coupable, le châtiment le plus sévère ; dans le cas contraire, il entendait conserver intactes ses fonctions et sa dignité.

Grâce à l’attitude décidée d’Alcibiade, les choses prirent une tournure à laquelle Androclès et ses partisans ne s’étaient pas attendus. Ils avaient compté sur une destitution immédiate du stratège ; la flotte serait partie, et Alcibiade, privé de l’appui d’une jeunesse belliqueuse, aurait succombé à coup sûr sous les assauts de ses ennemis. Maintenant la situation n’était plus la même. L’armée d’expédition attendait son chef, sous lequel seul elle espérait être victorieuse et faire du butin ; les troupes auxiliaires du Péloponnèse refusaient de partir sans lui ; lui-même, plein d’assurance, était prêt à se défendre et pouvait compter, en cas d’enquête, sur un parti puissant. Il ne restait plus qu’à essayer d’une ruse nouvelle. On fit proposer au peuple par quelques-uns de ses orateurs de ne pas donner suite à l’affaire, afin de ne pas impliquer le général dans un procès au moment décisif ; il pourra, disaient-ils, se défendre à son retour.

Ce fut en vain qu’Alcibiade, qui voyait bien l’astuce de ses adversaires, supplia ses concitoyens de ne pas écouter cette proposition. Jamais, disait-il, on n’a placé un général accusé d’un tel crime à la tète d’une pareille force armée. Pour marcher avec courage au-devant de l’ennemi, il fallait qu’il fût à l’abri de toute calomnie haineuse, qu’il possédât pleinement la confiance de ses concitoyens. La foule ne comprenait même pas ce dont il s’agissait. Alcibiade vit ses amis et ses ennemis voter contre lui, et l’on décida, à une immense majorité, l’ajournement du procès.

Dès lors le peuple versatile ne s’occupa plus que de la flotte.

On était au milieu de l’été (au commencement de juillet[70]) et les cent trirèmes athéniennes — soixante à marche rapide et quarante pour le transport des troupes — étaient prêtes à faire voile ; si l’on voulait que quelque chose fût fait avant la fin du l’année, il ne fallait pas tarder davantage. On fixa donc le jour du départ, et le matin, de bonne heure, les troupes défilèrent par le Dipylon pour aller s’embarquer. C’était une armée d’élite ; 1500 citoyens pesamment armés à leurs frais, 700 équipés aux frais de l’État, et un escadron de cavalerie ; de plus, 750 guerriers du Péloponnèse.

Athènes entière les accompagna jusqu’au port, les citoyens pour rester le plus longtemps possible avec les leurs, les proxènes et les étrangers comme témoins curieux d’un spectacle aussi extraordinaire. Depuis la paix, six ans et quatre mois s’étaient écoulés, pendant lesquels on n’avait fait que des expéditions peu importantes et en général assez courtes. L’émotion causée par cette formidable entreprise était d’autant plus grande ; et, si dans d’autres circonstances on avait vu au Pirée des flottes plus considérables, jamais on n’en avait vu d’aussi magnifique. C’était un ensemble de forces comme jamais État grec n’en avait déployé à lui seul. C’est que l’État et les particuliers avaient fait des efforts extraordinaires. On avait en vue non seulement des batailles navales et des débarquements, mais des marches de troupes, des sièges et des conquêtes ; il fallait s’attendre à une longue absence ; les approvisionnements avaient été faits en conséquence. On eût dit une colonie équipée pour s’établir en pays ennemi. Les citoyens riches qui partaient comme triérarques étaient animés de la plus vive émulation. Chacun voulait que ses rameurs fussent les plus exercés, ses armements les plus imposants, l’équipement de ses vaisseaux le plus complet. L’État donnait à chaque marin une drachme entière de solde par jour[71], c’est-à-dire un tiers de plus qu’à l’ordinaire. Les triérarques payaient encore de leurs propres deniers un supplément aux thranites, c’est-à-dire aux rameurs du rang supérieur, qui avaient la besogne la plus fatigante, ainsi qu’aux pilotes. Les vaisseaux étaient peints à neuf et ornés d’armoiries de bon augure. On sentait l’influence d’Alcibiade, auquel il importait beaucoup qu’Athènes partit aux yeux de toute la Grèce non seulement puissante mais brillante et glorieuse, comme si elle allait au-devant non pas d’une guerre difficile et d’un succès douteux, mais d’une victoire facile et certaine.

Lorsque toutes les troupes furent à bord, le signal retentit ; au bruit qui avait rempli le port succéda un silence solennel. Le héraut éleva la voix et prononça la prière d’usage. Les équipages de tous les vaisseaux la répétèrent ensemble ; le peuple qui se pressait sur le rivage se joignit à eux ; les autels fumèrent ; les coupes circulèrent ; on fit des libations, on entonna le man, et, lorsque les sacrifices furent terminés, les rames frappèrent les flots. Les vaisseaux, formant une longue file, sortirent du port l’un après l’autre ; arrivés en pleine mer, ils se rangèrent sur une seule ligne, et une joyeuse course vers Égine ouvrit la campagne. Des hauteurs de Munychie, le peuple les suivait du regard, profondément ému. Car maintenant seulement la décision qu’il avait prise si légèrement, au milieu du tumulte des assemblées, se présentait à lui dans toute sa gravité. Maintenant seulement il songeait à la grande distance qui allait le séparer de ses proches, à l’incertitude du revoir et du succès. De graves pensées changèrent en mélancolie l’orgueil et la joie des spectateurs. N’étaient-ce pas en effet des mers et des côtes inconnues vers lesquelles naviguaient ceux qui leur étaient chers ? Et en pensant aux sommes énormes que avilie et ses habitants avaient dépensées pour cette flotte, tandis que la guerre les menaçait de toutes parts dans leur propre pays, ceux qui restaient sentirent malgré eux leur cœur se serrer en retournant à leur travail quotidien.

Cependant, la flotte quitta Égine, et, après avoir fait le tour du Péloponnèse, se rendit à Corcyre. Les vaisseaux alliés l’y attendaient : 34 trirèmes et 2 pentécontores rhodiennes, auxquelles les rapports de Rhodes avec la Sicile donnaient une importance spéciale ; en outre, 30 vaisseaux de transport chargés de blé et avant à bord des boulangers, des charpentiers et des artisans de toute espèce ; 100 vaisseaux plus petits, appartenant à des particuliers et requis par l’État, ainsi qu’un grand nombre de bâtiments équipés par des commerçants qui se joignirent volontairement à l’expédition. Les hoplites étaient maintenant au nombre de 5.100. Avec les archers crétois. les frondeurs rhodiens et d’autres troupes légères, parmi lesquelles se trouvaient les démocrates fugitifs de Mégare, l’armée entière était forte d’environ 6.500 hommes. Le service des 134 trirèmes exigeait 25.460 hommes d’équipage. En comptant ces derniers et les serviteurs qu’amenaient avec eux les guerriers, et en négligeant le nombre indéterminé des matelots employés sur les vaisseaux de transport et les artisans, on arrive à la somme de 36.000 hommes, qu’Athènes envoyait avec sa flotte en Sicile[72].

Trois vaisseaux devancèrent les autres pour reconnaître les côtes de Sicile. La flotte suivait, divisée en trois escadres, commandées chacune par un des généraux désigné par le sort. On atteignit ainsi la côte d’Italie, qu’on longea ensuite dans la direction du sud. Les premières expériences qu’on y fit ne furent pas encourageantes. Car naturellement on refusait de croire que les chefs d’une pareille flotte n’étaient venus que pour trancher des questions de frontières. Les villes, à l’exception de Thurii, furent d’un abord difficile, méfiantes et peu hospitalières. Tarente et Locres ne voulurent même pas permettre aux matelots de puiser de l’eau. Ou se trouvait comme en pays ennemi, sans oser pourtant recourir à la force. C’est là qu’on vit pour la première fois que la grandeur de la flotte diminuait les chances de succès.

Rhégion, qui, lors de la première expédition de Sicile, avait servi de quartier général aux Athéniens et avait tenté de les accaparer pour les faire servir à ses desseins, fut cette fois-ci très réservée : elle leur permit seulement de dresser un camp en dehors de la ville, près de l’Artémision[73] C’est de là qu’on voulait partir pour opérer en Sicile ; c’est là aussi qu’on discuta pour la première fois à fond le plan de campagne.

Nicias tenta encore une fois de réduire le plus possible la portée de l’entreprise. Les promesses des Égestains, lorsqu’on les eut sommés de tenir parole, avaient été trouvées absolument mensongères, comme il l’avait prédit ; il fallait, selon lui, contraindre Sélinonte à faire la paix, essayer de faire quelque chose pour Léontini et s’en retourner ensuite. Ces propositions, comme il pouvait s’y attendre, furent vivement combattues par ses collègues. Mais eux non plus n’étaient pas d’accord. Lamachos voulait qu’on marchât sans tarder contre Syracuse ; la plus grande confusion devait y régner, puisque jusqu’au dernier moment on avait refusé de croire à l’approche d’une flotte athénienne. D’après lui, toute hésitation clans l’attaque rendait le succès douteux ; plus on attendrait, plus la ville serait préparée et 1 ile unie contre l’ennemi commun. Alcibiade ne pouvait guère méconnaître l’excellence de ce plan. Mais son but principal n’était pas un succès rapide. Il voulait s’établir dans l'île ; il voulait une guerre qui lui permit de jouer le premier rôle ; il voulait avant tout, en faisant valoir ses qualités personnelles, se créer un parti en Sicile. Il profita donc de la timidité de Nicias pour faire adopter un plan de campagne moins téméraire. Il fallait, selon lui, gagner les villes siciliennes par de prudentes négociations, s’assurer les ressources considérables dont elles disposaient, attirer les mécontents, les transfuges et les esclaves, afin de prendre vis-à-vis de Syracuse l’attitude d’une puissance sicilienne et de la réduire en la privant du secours de ses alliés[74].

Alcibiade se trouvait maintenant tout à fait dans son élément. Il conduisit une partie de la flotte sur la côte orientale de He, s’empara sans difficulté de Naxos, effraya les Syracusains dans leur propre port par des courses audacieuses, prit possession de Catane, et assura ainsi aux Athéniens, dans l'île même, une base d’opérations bien située, un port d’où ils pouvaient inquiéter Syracuse et conquérir le reste de l’île. C’est ainsi que, après avoir laissé passer l’occasion la plus favorable de tenter un coup de main inattendu, on adopta un plan de campagne dont le succès dépendait entièrement des qualités personnelles d’Alcibiade ; l’on ne pouvait douter que les Sicéliotes, d’un naturel si versatile, et les Sicules aborigènes ne se laissassent gagner par d’habiles négociations. Tout à coup on vit aborder sur la côte de Catane la Salaminienne, l’aviso officiel d’Athènes, qui intima à Alcibiade l’ordre de revenir sans tarder à Athènes pour se justifier devant le peuple de l’inculpation d’avoir profané les Mystères et pris part à la mutilation des Hermès[75].

Immédiatement après le départ de l’armée, de nouveaux troubles avaient éclaté à Athènes. Les chefs de parti, qui n’avaient pas encore atteint leur but, mirent à profit les circonstances devenues plus favorables, ce vide, cette attente inquiète qui tourmentait les esprits. Dans les rues, tout rappelait aux passants l’affaire mystérieuse des Hermès ; au stimulant de la curiosité vint s’ajouter le besoin d’émotions, qui pour le peuple était devenu une habitude. Beaucoup de bons citoyens étaient absents. Les chefs de parti étaient restés ; la commission d’enquête subsistait toujours et attisait le feu des passions ; le fantôme de la tyrannie reparut[76], et, pour empêcher le peuple de se calmer, on lui rappela ce qu’avait fait Hippias[77].

Le premier résultat qu’on obtint, ce fut un revirement de l’opinion à l’égard d’Alcibiade. Ses ennemis mirent à profit son absence pour l’attaquer ; et ce fut avec le plus grand succès, puisque tout son parti était sur la flotte. Ceux de ses amis et de ses parents qui étaient restés à Athènes furent persécutés, mis en prison, condamnés. Bientôt la situation devint plus intolérable que jamais ; les citoyens les plus honorables succombaient sous les accusations de gens de la pire espèce[78]. Il n’y avait plus de sécurité pour personne ; même la conscience d’être innocent ne donnait plus d’assurance, car le peuple était disposé à tout croire, et les choses les plus insensées plus volontiers que tout le reste. On prétendait qu’à Argos des amis d’Alcibiade tramaient des complots contre la démocratie. On avait vu dans l’isthme des troupes lacédémoniennes[79] ; on était persuadé qu’elles avaient agi de concert avec les conjurés, et qu’Alcibiade travaillait en Sicile à renverser le gouvernement populaire à Athènes. Le regret d’avoir naguère fait de lui un dieu rendait plus violente la colère qu’il inspirait.

Puis vinrent des dénonciations en masse, qui détournèrent momentanément d’Alcibiade l’attention publique. D’abord (vers la fin de juillet), ce fut Dioclide qui accusa 42 Athéniens qu’il prétendait avoir reconnus au clair de lune, lors de la mutilation des Hermès[80]. Il n’y avait aucune preuve à l’appui de cette allégation, et pourtant Pisandros, comme si le salut de l’État était en question, osa proposer les mesures les plus extraordinaires. On supprima les droits et prérogatives des citoyens[81] ; la question fut appliquée à des Athéniens libres ; pendant un jour et une nuit toute la cité resta sous les armes ; on tremblait devant les ennemis du dedans et du dehors, sans qu’il fût possible de prouver qu’il y eût un danger réel. En attendant, on emprisonnait coupables et innocents ; des hommes dévoués à la constitution, comme Eucrate, frère de Nicias ; des partisans d’Alcibiade, comme Critias fils de Callæschros, et des aristocrates, comme Léogoras et Andocide[82]. Il ne pouvait être question de procédés réguliers ; on était sous l’empire de la passion aveugle. C’était une justice semblable à celle des États despotiques, où tout événement extraordinaire est regardé comme l’indice d’un crime de lèse-majesté. Là, le despote soupçonneux, c’était le peuple, ne flairant partout que conjurations et trahisons, et dirigé dans sa déraison par des hommes qui, au fond, ne demandaient que le renversement de la constitution.

Or, comme la plus triste fin attendait les prisonniers, Andocide se décida à faire une nouvelle déposition[83]. On était d’autant plus disposé à lui promettre l’impunité que l’on espérait apprendre de lui la vérité plus que de tout autre, car dès le début il avait passé pour être un des complices ; la statue d’Hermès qui se trouvait devant sa maison et qui était d’une rare beauté avait été épargnée[84] ; ce fait singulier accrut les soupçons qu’on avait à son égard. Andocide déclara alors que le sacrilège avait été commis à l’instigation d’un certain Euphilétos par les membres d’une association dont il faisait lui-même partie. Sa déposition était en opposition complète avec celle de Dioclide. Ou les compara, et alors seulement on réfléchit qu’au fait le crime avait été commis non pas pendant la pleine lune, mais au moment de la nouvelle lune. Bref, Dioclide fut convaincu d’être un menteur effronté et de s’être laissé corrompre, et, après avoir été célébré peu de jours auparavant comme le bienfaiteur et le sauveur de la patrie, il fut mis à mort comme coupable de haute trahison.

Enfin le calme parut se rétablir ; le danger était passé ; on respirait plus librement : tout le monde croyait que les véritables auteurs du sacrilège étaient découverts et punis. Mais on trouvait cependant qu’on n’en savait pas assez ; on ne voulait pas convenir qu’au fond il n’y avait pas eu de danger réel, que la constitution n’avait pas été menacée, et qu’on s’était si vivement inquiété d’une mauvaise plaisanterie imaginée par une société de buveurs. Il fallait que l’excitation des esprits se fixât sur un objet déterminé ; elle se reporta sur Alcibiade, bien qu’il n’eût pas été accusé par Andocide. Ses ennemis se rapprochèrent de nouveau ; oligarques et démagogues se réunirent, pour frapper un coup décisif, à ceux dont le zèle se préoccupait avant tout de la religion de l’État. On remit sur le tapis l’affaire des Mystères. A cet égard, Alcibiade, sans contredit, s’était oublié ; et cela signifiait alors, aux yeux du peuple, afficher des prétentions à la tyrannie. Les événements d’Argos, la marche des Spartiates, les mouvements des Béotiens sur les frontières de l’Attique, tous ces faits furent rapprochés les uns avec les autres, en dépit de la logique, et considérés comme l’œuvre d’Alcibiade, qui voulait livrer sa patrie aux ennemis. Thessalos, fils de Cimon, qui appartenait au parti oligarchique, accusa Alcibiade devant le peuple d’avoir manqué de respect aux déesses d’Éleusis en parodiant leurs mystères avec ses amis[85]. En donnant des détails tels que le doute paraissait impossible, en se bornant du reste prudemment à exposer les faits, et en laissant au peuple le soin d’en tirer les conséquences, il atteignit complètement son but.

Alcibiade fut rappelé au milieu d’une entreprise qui, commencée comme elle l’avait été, ne pouvait être menée à bonne fin que par lui. Il n’était pas assez puissant pour refuser d’obéir aux ordres de ses concitoyens ; mais il était décidé à ne pas comparaître devant le tribunal. Lorsque la Salaminienne revint à Athènes sans l’accusé, il fut condamné à mort par contumace ; ses biens furent confisqués et les prêtres le maudirent comme traître[86].

Ce fut la première victoire que les menées des partis remportèrent à Athènes sur l’État et ses intérêts ; ce fut la fin d’une lutte qui avait pendant des mois agité le peuple athénien et qui avait mis en mouvement dans son sein tous les éléments destructeurs, l’animosité froide et la passion, l’insolence et l’hypocrisie, la terreur superstitieuse et l’arrogance frivole. C’était une victoire de la révolution sur la loi et la coutume, et c’est pour cela que la société civile avait été gravement atteinte, non seulement à la surface par des bannissements, des confiscations et des condamnations capitales, mais aussi dans sa vie intime ; le sentiment du juste et de l’injuste s’était émoussé, le sens moral obscurci. Tous les jours, en effet, on brisait les liens les plus sacrés ; on abandonnait ceux qu’on avait pris pour caution ; on rendait sans honte de faux témoignages. On en était venu à conduire au banquet du Prytanée, couronné et monté sur un char d’honneur, un homme comme Dioclide, bien que l’on sût, même avant de l’avoir démasqué, que l’argent seul pouvait le décider à parler ou à se taire. Les procès ordinaires ne suffisaient plus à occuper les esprits blasés ; on suivait avec une ardeur fiévreuse les voies d’une justice criminelle qui marchait dans les ténèbres, et l’on s’habituait à renoncer en sa faveur aux droits civiques les plus importants. Accusation devenait synonyme de condamnation. Aussi la plus grande partie des procès étaient-ils intentés à des absents. Le patrimoine des familles passait par enchère publique à des étrangers, tandis que les nombreux fugitifs ne servaient qu’à dévoiler aux ennemis, qui l’épiaient de loin, la triste situation de la société athénienne. Plus-tard, il est vrai, on rendit leurs biens à la plupart des bannis, mais les vieilles blessures ne guérirent point ; la méfiance et le manque de sécurité subsistèrent ; et, au grand détriment de la confiance publique, la mutilation des Hermès resta, malgré toutes les recherches, un mystère pour les Athéniens[87].

On eut recours à des moyens extraordinaires pour détourner enfin de ces choses l’attention des Athéniens, et notamment pour contraindre les poètes comiques à ne pas représenter sur la scène, comme ils en avaient l’habitude, les événements de l’été. C’est pour cette raison que, à l’époque où se préparaient les comédies nouvelles pour les fêtes dionysiaques de l’hiver et du printemps, on vota une loi qui interdisait aux poètes toute allusion personnelle à la chronique du jour[88]. L’auteur du projet de loi était un orateur populaire, nommé Syracosios. Bien des personnes devaient tenir à ce qu’on cessât enfin de remuer ce bourbier, celles surtout auxquelles leur mauvaise conscience faisait redouter les sarcasmes et la colère des poètes. Il est donc probable que la loi de Syracosios a eu principalement pour auteurs ceux qui par leurs intrigues astucieuses avaient renversé Alcibiade et dont le premier désir, une fois leur but atteint, était qu’on oubliât le passé[89].

Les trois comédies qui furent représentées aux grandes Dionysies (mars 414 ; Ol. XCI, 2) firent bien voir, en effet, que la liberté de la scène était restreinte ; et pourtant, c’est sous ce régime de contrainte que la muse d’Aristophane produisit la plus audacieuse et la plus fière de ses œuvres, comme si elle avait voulu montrer que l’art véritable sait triompher de toutes les entraves et qu’il porte en lui-même, comme un droit inaliénable, son indépendance. En effet, les deux pièces de ses concurrents, les Bambocheurs, représentés sous le nom d’Amipsias, et l’Ermite de Phrynichos, trahissent la colère des poètes qui renoncent à contrecœur à leur liberté habituelle. Phrynichos maudit publiquement Syracosios en l’accusant de lui avoir enlevé le plus beau sujet qu’il pût traiter ; le héros de sa pièce est un homme de l’espèce de Timon, bien connu alors à Athènes, un misanthrope profondément dégoûté de toute la société. Le génie d’Aristophane, au contraire, plane dans sa spirituelle gaieté au-dessus de toutes les misères du présent, et les Athéniens virent s’élever dans ses Oiseaux une ville bâtie entre ciel et terre, une bienheureuse Nouvelle-Athènes, inaccessible à ses ennemis, inoffensive dans sa sécurité, maîtresse du monde et en même temps des dieux ; car les dieux sont, eux aussi, obligés de reconnaître cette fondation nouvelle, sous peine d’être privés de l’odeur embaumée des sacrifices. Mais cette ville aérienne, bâtie sur les nuages, n’est point sans avoir quelque relation avec l’Athènes réelle. Les deux Athéniens qui émigrent pour chercher le bonheur auprès des Oiseaux ne peuvent plus vivre chez eux, dans cotte Athènes soi-disant libre, où tout honnête homme est menacé d’un procès criminel, où, sur la place publique et dans les rues, il a à redouter les sbires, et au dehors, sur toutes les côtes, la Salaminienne. Aussi a-t-on bien soin, en construisant la ville des Oiseaux, de tenir à distance les vilaines gens. Tous ceux qui veulent entrer de force, tous ceux qui alors criaient le plus fort à Athènes, les faiseurs de lois, les marchands d’oracles, les devins, les délateurs, les commissaires de police, les sophistes vantards et fripons, sont impitoyablement repoussés, afin qu’ils ne troublent pas la paix de la ville nouvelle. C’est ainsi qu’Aristophane exposait aux yeux de ses concitoyens un monde fantastique et plein de charme, un monde rempli d’une poétique beauté, bien fait pour élever et reposer les esprits, mais qui laisse voir aussi, comme dans un miroir fidèle, la légèreté du caractère athénien et montre en les stigmatisant les vices de leur société[90].

 

 

 



[1] THUCYDIDE, VIII, 73, 3.

[2] La date du dernier ostracisme (qui n’a jamais été légalement aboli) est fixée d’après l’interprétation que donne COBET (Plat. Com. Reliq., p. 143) d’un passage de Théopompe, cité par le scoliaste d’Aristophane (ad Vesp., 1008), où il est dit qu’Hyperbolos, mort en 411 à Samos d’après Thucydide, a vécu six ans en exil. Cf. VISCHER, Alkibiacles und Lysandros, p. 57. KIRCHHOFF, (in Hermes, I, p. 5) tient pour la date de 418. Cf. aussi GILBERT, Beiträge, p. 231.

[3] MEINEKE, Com. Reliq., II, 669.

[4] Plutarque se trouve en présence de deux traditions qu’il conserve côte à côte dans la Vie de Nicias (§ 11), et dont l’une, celle de Théophraste, parlait d’une rivalité politique entre Alcibiade et Phæax, l’autre (peut-être d’après Théopompe), d’un conflit semblable entre Alcibiade et Nicias. ZURBORG (in Hermes, XII, p. 193 sqq. XIII, p. 141 sqq.) suppose que Nicias a mis en avant Phæax, et Alcibiade Hyperbolos, chacun se dérobant derrière un agent insignifiant : mais une pareille tactique n’est guère admissible quand il s’agit d’ostracisme, où la personne est tout. On dit qu’Hyperbolos avait fait de l’opposition aux deux rivaux à la fois, et je suis persuadé avec SELIGER (in Jahrbb. für Philol., 1877, p. 745) que le fait n’est pas controuvé. Il est impossible d’éclairer tous les détails d’une affaire qui sort tout à fait de l’ordinaire et sur laquelle les anciens n’étaient déjà plus d’accord. Zurborg ne parvient pas, cette fois non plus, à ébranler ma pleine confiance en la véracité de Thucydide, à qui fait écho le comique Platon.

[5] PAUSANIAS, II, 20, 2.

[6] THUCYDIDE, V, 82, 1-2.

[7] THUCYDIDE, V, 82, 3.

[8] THUCYDIDE, V, 83, 1. Les Corinthiens se comportèrent encore de la même façon plus tard (XENOPH., Hellen., III, 2, 25).

[9] THUCYDIDE, V, 82-84. Le texte original du traité dans le C. I. ATTIC., I, n. 50.

[10] Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 381.

[11] THUCYDIDE, V, 18, 5.

[12] THUCYDIDE, IV, 135. La clérouchie est mentionnée ailleurs (II, 70). Cf. KIRCHHOFF, Ueber die Tributpflichtigkeit der Kleruchien (Abh. d. Berl. Akad., 1873), p. 7.

[13] Torone devient clérouchie d’après KIRCHHOFF, op. cit., p. 10.

[14] THUCYDIDE, V, 2, 1. Cf. KIRCHHOFF, op. cit., p. 8.

[15] THUCYDIDE, V, 18, 8.

[16] Les tributs payés par les villes étaient à la cote suivante : Potidée 6 talents (15 talents depuis la 19e année). Torone 6 talents (12 talents depuis la 30e année). Scione et Thrambos 6 talents (plus tard 9 talents). Acanthos 3 talents. Olynthe 2 talents.

[17] THUCYDIDE, V, 26, 3. Cf. 30.

[18] THUCYDIDE, V, 21.

[19] THUCYDIDE, V, 35. Cf. KÖHLER, Delisch-attischer Bund, p. 177.

[20] THUCYDIDE, V, 38.

[21] THUCYDIDE, V, 39.

[22] C. I. ATTIC., I, n. 180, l. 9.

[23] THUCYDIDE, V, 80.

[24] THUCYDIDE, V, 82, cf. 35. KÖHLER, op. cit., p. 175.

[25] C. I. ATTIC., I, n. 189, lig. 19-20.

[26] THUCYDIDE, V, 83.

[27] C. I. ATTIC., I, n. 181, lig. 3-4.

[28] THUCYDIDE, VI, 7.

[29] THUCYDIDE, VII, 9. Peut-être est-ce là la cinquième expédition mentionnée par le scoliaste d’Eschine (II, 31). Cf. WEISSENBORN, Hellen, p. 173.

[30] Environ 88.420 fr.

[31] Le récit en est tout au long dans THUCYD., V, 84-116. D’après Kirchhoff, il faut rapporter à cette expédition le document inséré dans le C. I. ATTIC., I, n. 54, et de plus le versement relaté au n. 181, lig. 6-7.

[32] BÄHR ad Plut. Alcib., 15. HERTZBERG, Alkibiades, p. 117.

[33] Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, I, 401 sqq.

[34] Il y avait un oracle de Dodone ordonnant de Σικελίαν οίκίζειν, mais sur le sens duquel les Athéniens se méprirent (PAUSAN., VIII, 11, 12). Sur la colline Sicélia près d’Athènes, cf. LOLLING (Νέα Έλλάς, 1874, n. 3), à l’opinion duquel je me suis rangé dans mon Atlas von Athen.

[35] Dans l’assemblée des trirèmes (ARISTOPH., Equit., 1303), la plus âgée des trirèmes fait part à ses sœurs du bruit inquiétant qui court, à savoir, qu’Hyperbolos aurait demandé 100 vaisseaux pour une expédition contre Carthage.

[36] Environ 7.244.000 francs.

[37] THUCYDIDE, VI, 26. Après la paix de Nicias, Athènes emploie l’excédant de ses revenus à reconstituer le Trésor qui, sauf les 1000 talents de réserve, se trouvait complètement épuisé. ANDOCIDE, De pace, § 8 sqq. Cf. KIRCHHOFF, Gesch. des athenischen Staatsschatzes, p. 47 sqq.

[38] PLUTARQUE, Pericl.,7. Alcibiad., 32.

[39] PLUTARQUE, Alcib., 16.

[40] PLUTARQUE, Alcib., 16.

[41] PLUTARQUE, Alcib., 16.

[42] PLUTARQUE, Alcib., 8. Cf. HERTZBERG, Alkibiades, p. 126.

[43] PLUTARQUE, Alcib., 13. Plutarque s’en réfère a un pamphlet lancé par les ennemis d’Alcibiade.

[44] Environ 60.000 fr.

[45] Sur l’ίπποτροφία d’Alcibiade, cf. HERTZBERG, op. cit., p. 123.

[46] Sur ces portraits d’Alcibiade vainqueur aux jeux, voyez BENNDORF, Vasenbilder, p. 15.

[47] Le discours du Pseudo-Andocide contre Alcibiade (§ 11) est seul à attribuer quelque influence à Alcibiade sur l’élévation des tributs : Plutarque n’en dit mot dans la biographie du personnage. S’il parle des présents offerts à Alcibiade (Alcib., 12), il ne faut pas en conclure que les villes mentionnées dans ce passage ont cherche à éviter de cette faon une augmentation de leur tribut, car Chios était autonome et ne payait par conséquent de tribut d’aucune sorte ; Méthymne était dans le même cas, et le reste de l'île de Lesbos était aux mains des clérouques athéniens, non soumis aux redevances.

[48] Cf. HERBST, Rückkchr des Alkibiades, p. 26. HERTZBERG, op. cit., p. 130.

[49] Sur les Βαπταί d’Eupolis, voyez MEINEKE, Quæstion. Scenic., I, p. 42.

[50] Les clubs constitués en sociétés secrètes s’appelaient έταιρεΐαι (έταιρίαι) ou ξυνωμοσίαι έπί δίκαις καί άρχαίς. Cf. KRÜGER, Dionys. Historiogr., p. 363. VISCHER, Die Oligarchische Partei, p. 16.

[51] Sur Antiphon, voyez KÖHLER, Del.-att. Bund, p. 150.

[52] Cf. MEINEKE, Fragm. Comic., I. p. 176.

[53] THUCYDIDE, VII, 20. Cf. WATTENBACH, De Quadringentorum Athenis factione, p. 11.

[54] Sur Andocide, voyez BLASS, Attische Beredsamkeit, I, p. 268.

[55] THUCYDIDE, VI, 46.

[56] THUCYDIDE, VI, 8. Kirchhoff rapporte à ce premier vote l’armement de 60 vaisseaux, avec un effectif de troupes correspondant, qui se trouve mentionné dans le C. I. ATTIC., I, n. 55.

[57] Le document inséré au C. I. ATTIC., I, n. 182, lig. 8-14, relate trois versements successifs destinés à l’expédition de Sicile, sous l’archontat d’Arimnestos. La dimension de la lacune indique qu’il y a dû y avoir là, outre le nom de Nicias, au moins deux autres noms de généraux. Il est probable, par conséquent, que l’expédition a été conduite par six stratèges, parmi lesquels ceux que cite Thucydide, c’est-à-dire Alcibiade, Lamachos et Nicias, étaient seuls στρατηγοί αύτοκράτορες.

[58] THUCYDIDE, VI, 9-14.

[59] THUCYDIDE, VI, 16-18.

[60] Sur la date de ces deux assemblées, cf. DROYSEN (in Rhein. Mus., 1835, p. 163).

[61] Sur la coïncidence des délibérations avec les Adonies, Plutarque (Alcib., 18) est fort peu précis : Aristophane (Lysistr., 380) est au contraire très net. Comme les Adonies proprement dites étaient une fête d’été (PLAT., Phœdr., p. 276 B), on est obligé d’admettre que cette fête d’Adonis se composait de différents actes, dont l’un se passait au printemps et l’autre au fort de l’été.

[62] Sur ces intrigues, voyez HERTZBERG, Alkibiades, p. 167.

[63] ARISTOPHANE, Lysistrata, 1094. Les sources historiques sont THUCYD., VI, 26 sqq. 60 sqq. ; PLUT., Alcibiad. (d’après Éphore, suivant Fricke) ; ANDOCID., De Mysteriis et De reditu. ISOCRAT., Orat., XVI. DROYSEN (in Hermes, III et IV) a été le premier à faire l’historique de l’incident dans son ensemble. On donne comme date du sacrilège nocturne la nouvelle lune (PLUTARQUE, Alcibiad., 20. DIODORE, XIII, 2). Cette date tombe devant l’observation faite par GROTE (X, p. 166, trad. Sadous) que, s’il en eût été ainsi, Andocide aurait nécessairement parlé de la nouvelle lune. Il faut dire aussi que le mensonge de Dioclide eût été par trop grossier, car il prétendait avoir vu les profanateurs éclairés par la pleine lune. Peut-être a-t-il simplement parlé d’un clair de lune, sans ajouter de la pleine lune, comme on le dit plus tard pour rendre la chose plus piquante. D’après GÖTZE (in Jahrbb. für klass. Philol., Supplem. VIII, p. 577), le fait, eut lieu dans la nuit du 8 au 9 juin.

[64] Environ 9.370 fr.

[65] En admettant que des membres des clubs oligarchiques ont été les auteurs du scandale, je suis loin de voir là une intrigue machinée dès le début par le parti oligarchique. Ce n’est qu’après coup qu’on exploita l’affaire dans un but politique et qu’on en fit peu à peu un moyen de battre en brèche la popularité d’Alcibiade. D’après Isocrate, ce sont bien les oligarques qui ont imprimé aux idées cette direction (ISOCR. Orat., § 347). C’était là l’opinion la plus favorable à Alcibiade. Elle était, du reste, parfaitement fondée, et elle n’est point en contradiction avec ce que clic Thucydide (IV, 15. 89. VIII, 47. 50. 60) qui attribue aux démocrates le bannissement d’Alcibiade. GILBERT (Beiträge, p. 253 sqq.) soutient particulièrement, comme étant la seule exacte, la manière de voir de l’historien. On résout la contradiction en admettant qu’il y a eu, entre oligarques et démocrates, une coalition équivoque. Nous n’avons pas affaire à des caractères politiques bien nets et fermes. Pisandros d’Acharnes (cf. GILBERT, op. cit., p. 255), le héros de la comédie homonyme de Platon, n’aurait pas, selon moi, joué un rôle dans l’assemblée des Quatre-Cents, s’il avait été foncièrement démocrate. Lui et Chariclès (cf. GILBERT, op. cit., p. 258) appartiennent déjà à cette catégorie de gens qui changent volontiers de couleur au dehors suivant l’intérêt de leur parti.

[66] ARISTOPHANE, Nub., 353. Cf. Vesp., 19 sqq.

[67] ARISTOTE, Rhet., 102, 21. THUCYDIDE, VIII, 65. C’est sans doute par suite de sa coopération au procès des Mystères qu’il fut nommé polémarque (MEINEKE, Fragm. Com., II, 14).

[68] Sur cette exploitation du sacrilège au profit des passions religieuses, voyez LOHECK, Aglaophamus, p. 1024.

[69] La dénonciation de Pythonicos à l’assemblée dans ANDOCID., De Myster., § 11. Sur Poulytion, voyez PLUTARQUE, Alcib., 19.

[70] Le départ de la flotte a eu lieu θέρους μεσοΰντος ήδη (THUCYDIDE, VI, 30) et Arimnestos étant encore archonte (ISÆUS, VI, § 14, p. 77 éd. Schömann. Rhein. Mus., IV, p. 170. C. I, ATTIC., I, n. 102). Cf. ci-dessus.

[71] Environ 0,80 c.

[72] Sur la grandeur des armements, voyez BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p.371. Cf. WÖLFFLIN (in N. Schweiz. Museum, 1866, p. 251). Sur les sources à consulter pour l’expédition de Sicile, voyez HOLM, Geschichte Siciliens, II, p. 312 sqq.

[73] THUCYDIDE, VI, 44. HOLM, op. cit., II, p.20.

[74] THUCYDIDE, VI, 47-50.

[75] THUCYDIDE, VI, 61. PLUTARQUE, Alcib., 21.

[76] THUCYDIDE, VI, 15. 28.

[77] Hippias redivivus (PHILOCHOR. ap. Fragm. Histor. Græc., p. 402).

[78] THUCYDIDE, VI, 53.

[79] THUCYDIDE, VI, 61.

[80] ANDOCID., De Myster., § 337 sqq. : dénonciation faite au Prytanée (ibid., § 45).

[81] On suspendit le décret de Scamandrios. qui était à Athènes le bill d’habeas corpus (ANDOCID., ibid., § 43). Cf. MEIER-SCHÖMANN, Attischer Prozess, p. 635. GILBERT, Beiträge, p. 271.

[82] ANDOCID., ibid., § 47.

[83] Le motif qui pousse Andocide à faire sa déposition est, on le voit bien, le désir de se dégager pour son propre compte (ANDOCID., ibid., § 48 sqq. Cf. THUCYD., VI, 60).

[84] L’hermès qui se trouvait devant la porte d’Andocide (PLUTARQUE, Alcib., 22) n’a pas été le seul épargné. Voyez là-dessus KIRCHHOFF in Hermes, I, p. 9.

[85] Le texte de l’είσαγγελία de Thessalos se trouve dans PLUTARQUE, Alcib., 22.

[86] THUCYDIDE, VI, 61. PLUTARQUE, Alcib., 22. On avait appliqué à Alcibiade l’έρήμη δίκη ou procédure contre les contumax.

[87] THUCYDIDE, VI, 60.

[88] SCHOL. ARISTOPH., Aves, 1297. SCHOL. ARISTID., III, p. 444 Dindorf. Cette dernière scolie est trop embrouillée pour qu’on puisse inférer quelque chose relativement à Alcibiade. D’après DROYSEN (in Rhein. Museum, IV, p. 59). elle contenait une interdiction spéciale concernant les Hermocopides.

[89] Syracosios est représenté dans les Πόλεις d’Eupolis comme un fougueux démagogue. Aristophane l’appelle la pie (κίττα. Aves, 1297). Néanmoins, c’étaient bien les oligarques qui avaient le plus intérêt ut ne sua flagitia palam castigarentur (COBET, Platon. com. relig., 41).

[90] GILBERT (Beiträge, p. 264) recherche les indices qui trahissent la partialité secrète des trois poètes. Il les considère comme les adversaires du parti qui exploitait à son profit le procès des Hermocopides. On trouve, en effet, dans les pièces signalées des allusions transparentes aux événements du jour. Dans les Oiseaux, souillure des hermès (v. 1054) : la Salaminienne (v. 1204) : prix proposé pour qui tuera un tyran mort depuis longtemps (v. 1073), manière de tourner en dérision les primes accordées aux dénonciateurs (Cf. ANDOCID., De Myst., § 27). Dans le Μονοτρόπος de Phrynichos, on recommande à Hermès de ne pas se blesser en tombant, pour ne pas donner lieu à quelque dénonciation (MEINEKE, Fragm. Com., II, 601). Les Κωμασταί d’Amipsias sont peut-être ceux qui ont le plus hardiment effleuré la chronique du jour. Comme ils ont pourtant échappé heureusement au danger, c’était peut-être une raison de leur accorder le prix. Cf. l’Hypothesis I des Oiseaux. KÖCHLY (Ueber die Vögel des Aristophanes, 1857) a déjà fait remarquer fort judicieusement le rôle de justicier que prend l’auteur des Oiseaux.