§ III. — En Italie moins encore qu’en Sicile il ne saurait être question d’une histoire générale des villes grecques. Là, en effet, aucune union durable ne put s’établir, ni par les sanctuaires amphictyoniques ni par la puissance prépondérante de certaines villes. Là, la division des forces nationales était bien plus déplorable encore et l’antagonisme bien plus prononcé entre les villes d’origine achéenne, dorienne et ionienne, qui avaient grandi à peu de distance l’une de l’autre. Pendant les premiers siècles qui suivirent leur fondation,
la prospérité de ces villes ne fit qu’augmenter sur ce sol de Les villes achéennes, Sybaris, Crotone, Métaponte, furent
d’abord les plus puissantes ; elles cherchèrent en commun à se rendre
maîtresses des colonies fondées par les autres tribus, et c’est par suite de
cette ligue que l’antique Siris, d’origine ionienne et située entre Métaponte
et Sybaris, fut détruite de fond en comble, vers 580 av. J.-C. (Ol. L, 1). Puis, les villes
achéennes se divisèrent elles-mêmes ; Crotone et Sybaris se firent la guerre,
et cette dernière fut si complètement vaincue que les Crotoniates firent
passer sur.son emplacement les eaux du Crathis, pour en effacer les dernières
traces (510 : Ol. LXVII, 3). C’est ainsi qu’avant l’époque des
guerres médiques, les deux villes. que la réception princière de Clisthène s
nous a fait connaître comme les plus brillantes des villes grecques de En somme, l’histoire de Après la décadence des villes achéennes, Tarente fut la
ville la plus brillante et le siège principal du commerce de l’Italie méridionale.
Son opulence surtout attirait les Barbares, et, malgré le secours des
habitants de Rhégion, la ville éprouva une défaite terrible, la plus formidable,
selon Hérodote, qu’eussent éprouvée des populations helléniques (473 : Ol. LXXVI, 4)[3]. C’est ainsi que,
vers l’époque où Hiéron battait les Tyrrhéniens, la côte orientale de
l’Italie fut livrée aux Barbares, jusqu’au détroit de Sicile. Cependant, la
puissance de Tarente n’était pas anéantie. Les anciennes familles avaient, il
est vrai, péri dans la lutte ; mais là aussi on vit alors éclater ces
mouvements qui, depuis la fin du VIe siècle av. J.-C., agitaient tout le
monde grec. Les classes inférieures de la population prirent part au
gouvernement de l’État, et le changement de la constitution aristocratique en
démocratie[4]
provoqua un puissant essor, de sorte que les Tarentins purent reprendre la
lutte avec bonheur et élever à. Delphes, entre Après la défaite des Barbares, les guerres entre les
villes grecques recommencèrent, comme dans la mère-patrie. La cause
principale de ces dissensions était Sybaris, dont les citoyens, même dans
l’exil, ne cessèrent pas de songer au rétablissement de leur cité. Lors de
leur première tentative (476 : Ol. LXXVI, 1) ils espéraient être secourus par
Syracuse, et Hiéron se proposait de les soutenir avec une armée contre
Crotone ; mais le corps auxiliaire ne vint pas, et les Sybarites eurent le
dessous une seconde fois[6]. Puis, 58 ans
après la destruction de leur ville, ils se rassemblèrent de nouveau en
par-tarit de leurs colonies ; mais il ne tardèrent pas, cinq ans après avoir
reconquis leurs foyers, à être expulsés par les Crotoniates (447 : Ol. LXXXIII, 2).
Leur courage ne faiblit pas. Ils s’adressèrent à la mère-patrie, d’abord à
Sparte, puis à Athènes, et leurs demandes de secours finirent par amener de
l’Hellade des expéditions qui, pour la première fois, eurent une influence
décisive sur les destinées de En somme, la connaissance de la mère-patrie avec la péninsule occidentale n’avait progressé que lentement, de sorte que, même pour les Athéniens, une expédition dans l’Adriatique était devenue une expression proverbiale pour désigner une entreprise hasardeuse[7]. Ce ne fut que lorsqu’ils entrèrent en relations plus étroites avec l’Ionie qu’ils se rapprochèrent en quelque sorte de l’Italie, qui depuis longtemps était intimement liée avec les ports de l’Ionie, comme notamment Sybaris avec Milet. On apprit à connaître de mieux en mieux les attraits de l’Italie ; ce furent surtout les vastes champs de blé autour de Siris qui attirèrent l’attention d’Athènes, depuis que celle-ci était devenue une puissance maritime. Les Athéniens croyaient avoir des droits sur cette antique contrée ionienne, dont le poète Archiloque avait célébré la beauté ; il circulait des oracles qui leur en assignaient la possession ; et lorsque pendant un certain temps ils durent s’attendre, comme les citoyens de Phocée, à renoncer à leur patrie, ils prirent la résolution, ainsi que Thémistocle le déclara à Eurybiade, d’émigrer à Siris. L’audacieux Thémistocle pensait beaucoup à ces lointains rivages d’Occident ; il leur emprunta même le nom de deux de ses filles, Italia et Sybaris[8]. Ses projets se réalisèrent sous Périclès, qui activa d’une main sûre les relations de l’Attique avec l’Occident. Des Sicéliotes de talent furent appelés à Athènes : on conclut des traités avec certaines villes, comme par exemple avec Rhégion (Ol. LXXXVI, 4), et, sous la direction d’Athènes, une colonie grecque vint s’établir sur le territoire des Sybarites. La fondation de Thurii ne devait pas, il est vrai, être
une expédition militaire, mais une œuvre de paix, entreprise pour effacer
l’antique mésintelligence des tribus. Il semblait plus facile d’y réussir sur
cette terre que partout ailleurs, parce que là, dès le commencement, le
mélange avait été plus complet, et qu’à Tarente, la seule ville dorienne de
la région, il ne régnait rien moins qu’un dorisme exclusif. Thurii, du reste,
s’attacha aux principes de la politique nationale, aux lois de Charondas ;
Athènes, protectrice de la nouvelle colonie, s’acquitta de son rôle avec
beaucoup de prudence et évita tout ce qui pouvait trahir des vues
ambitieuses. Et pourtant, l’œuvre ne put prospérer sans conflit ; car la
jalousie des villes italiennes fut vivement excitée. Les Tarentins surtout y
virent une menace pour la prépondérance de leur ville, à laquelle aucune cité
de La fondation de Thurii avait rendu très fréquents les rapports entre Athènes et la Grande-Grèce[11]. Thurii avait sans cesse besoin de nouvelles forces, et, jusque vers le milieu de la guerre du Péloponnèse, un grand nombre d’Athéniens vinrent s’y établir, soit sur l’invitation du gouvernement, soit de leur propre mouvement ; c’étaient surtout des métèques qui avaient de la fortune et qui se sentaient mal à leur aise chez eux à cause des menées des sycophantes ; beaucoup d’alliés aussi émigrèrent parce qu’ils trouvaient trop lourdes la domination d’Athènes, l’élévation des tributs et autres exigences. Mais ce n’était pas le mécontentement seul qui poussait les Hellènes à traverser la mer ; c’était le désir, alors très vif et très répandu, de voir les contrées occidentales, l’attrait multiple qu’exerçait le pays d’outre-mer sur des hommes amis des voyages, la renommée des cités splendides dans lesquelles le luxe brillait d’un tel éclat, la vie à meilleur marché qu’on menait dans ces campagnes riches en blé et en troupeaux, et enfin cette culture intellectuelle variée, propre au pays, qui était venue avec la prospérité[12]. C’est ainsi que le goût des Tarentins pour les fêtes avait
fait naître un genre de poésie badine qui mettait en scène les personnages de
la tradition populaire, les héros et les dieux, en les poursuivant de ses
plaisanteries et de ses sarcasmes ; elle égayait l’action en y mêlant des
scènes de la vie journalière. Ces poèmes remplis de saillies spirituelles
conservèrent toujours le caractère de l’improvisation. Mais le sérieux ne
faisait pas non plus défaut ; le rire sur les lèvres, En Italie, en effet, le cuivre servait à déterminer la valeur de toutes choses ; la livre de cuivre (libra-λίτρα), divisée en douze onces, représentait l’unité monétaire et l’unité de poids, et le système monétaire réglé d’après cet étalon se répandit aussi en Sicile. Les marchands et les colons grecs le trouvèrent tout fait ; ils apportèrent de leur côté les monnaies usitées dans leur pays, et elles eurent cours à côté des autres. Mais ce furent Corinthe et Athènes qui exercèrent l’influence la plus considérable. Corinthe, tout en adoptant le poids d’or babylonien, s’était fait de, bonne heure son système à elle ; avant Athènes, elle avait remplacé comme type monétaire ses monnaies d’or par des monnaies d’argent ; et le statère corinthien en argent, avec ses subdivisions en tiers, sixièmes et douzièmes, empruntées à l’Asie-Mineure[15], eut bientôt droit de cité chez les Achéens d’Italie, les Crotoniates, les Sybarites, etc. Mais, à la longue, les deux systèmes monétaires ne purent subsister ainsi indépendants l’un de l’autre ; et, dans l’intérêt du commerce, les Corinthiens renoncèrent à leur ancienne division, donnèrent au statère (pièce de deux drachmes) la valeur de dix litres, et frappèrent des monnaies d’argent (νόμος-nummus) équivalentes à un dixième de statère, et par conséquent à une livre de cuivre. C’est ainsi que les Corinthiens, si bien placés pour servir d’intermédiaires entre l’Orient et l’Occident, ont les premiers établi un rapport entre les trois métaux précieux, et ont fondu avec le système de la drachme de l’ancien monde le système italique de la livre[16] ; ils ont même compté par litres dans leur propre patrie. A côté des Corinthiens, les Athéniens ont introduit aussi leur système monétaire en Occident, surtout en Étrurie, à Tarente et en Sicile[17]. C’est justement à l’époque où leurs relations avec le sud de l’Italie devinrent très fréquentes qu’ils surmontèrent leur aversion pour les monnaies de cuivre[18]. L’homme d’État et poète Dionysios, l’homme de cuivre, connu pour les avoir introduites[19], était un des chefs des colons qui s’établirent à Thurii. Cependant, plus l’Occident, à tous les points de vue,
semblait se rapprocher des Athéniens, plus il était naturel qu’Athènes conçût
des plans nouveaux, qu’on ne voulût plus s’en tenir à la politique de
Périclès, qui n’avait employé que des moyens pacifiques pour faire valoir le
prestige de la cité dans la mer Occidentale, et qu’on pensât à y jouer le
rôle d’une puissance souveraine. Ces projets devaient bientôt être encouragés
par des alliances conclues avec différents États. Lorsque Corcyre fut reçue
dans la confédération attique, on avait déjà en vue |
[1]
TIM., fragm.,
63 Göller. D’après JUSTIN.,
XX, 3. STRAB.,
p. 262, la défaite des Crotoniates sur les bords de
[2] Sur l’ambassade envoyée en Achaïe (POLYB., II, 7, 7), voyez TH. MÜLLER, De Thuriorum republica, p. 24.
[3] Sur les combats des Tarentins et des Iapyges, voyez LORENTZ, Tarentinorum res gestæ, 1838, p. 9.
[4] ARISTOTE, Polit., p. 108, 7.
[5] BRUNN, Geschichte der griechischen
Künstler, I, p. 90.
[6] DIODORE, XI, 48.
[7] Seeurkunden, p. 137.
[8] PLUTARQUE, Themist., 32.
[9] Archäol. Zeitung, XXXVII, p. 149.
[10] POLYÆN., II, 10. TH. MÜLLER, De Thuriorum republica, p.
30.
[11] Sur Thurii, Voyez MEIER, Opusc. Academ., I, p. 213.
[12] Les vases trouvés à Canusium, Rubi, Gnatia et ailleurs, témoignent de la prospérité à laquelle étaient parvenues de petites localités d’ailleurs inconnues (O. JAHN, Vasen K. Ludwigs, p. XXXVI).
[13] PLATON, Protagoras, p. 317.
[14] Sur les connaissances géographiques d’Euctémon, voyez Ora maritima, 350. MÜLLENHOFF, Deutsche Alterthumskunde, I, p. 108 sqq.
[15]
L’étalon corinthien n’est pas, comme on le croyait autrefois (BÖCKH, Metrolog.
Untersuch., p. 97), emprunté Athènes, mais dérivé pour son propre compte du
talent d’or babylonien. Cf. J.
BRANDIS, Das Mass-Gewicht-und Münzwesen im Vorderasien, p. 60. 159.
[16] MOMMSEN, Gesch. des rom. Münzwesens,
p. 81, 83.
[17] Le tétradrachmon a été d’un grand secours au commerce athénien (MOMMSEN, op. cit., p. 328).
[18] BEULÉ, Monnaies d’Athènes, p. 73.
[19] Sur Dionysios, voyez BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 770.