HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA GUERRE JUSQU’À LA PAIX DE NICIAS.

 

 

§ IV. — APOGÉE ET DÉCLIN DE LA FORTUNE D’ATHÈNES.

Cependant, on poussait avec énergie les entreprises du dehors : d’après le système si brillamment inauguré par Démosthène, on chercha à faire des conquêtes dans le Péloponnèse et à y établir des places fortes. C’était la tactique suivie autrefois par les Doriens quand ils avaient conquis la péninsule, et le premier point qu’on eut en vue avait été en effet un campement dorien : c’était la colline de Solygeios, située à une demi-lieue de l’isthme, entre Corinthe et Épidaure[1]. Il y avait sur la hauteur un village corinthien non fortifié qu’il était facile de munir de retranchements et de joindre par des leurs à la mer voisine. On se proposait donc d’attaquer sur son propre territoire, après avoir graduellement resserré son domaine maritime, la seconde puissance de la péninsule. C’était un plan audacieux et qui, avec un État comme Corinthe, aussi riche et possédant tant d’esclaves, promettait de grands bénéfices. Nicias aborda près de Cenchrées avec quatre-vingts trirèmes, et quelques vaisseaux de transport passèrent de la cavalerie athénienne, qui lit preuve de beaucoup de zèle. Mais d’Argos on avait averti les Corinthiens, qui avaient occupé Solygeios. Sur la pente raide qui sépare le village de la nier, il y eut un combat sanglant. Les Athéniens furent vainqueurs, grâce à la bravoure de leur cavalerie, mais l’entreprise elle-même était manquée. Par contre, ils résolurent de se rendre maîtres de la presqu’île volcanique de Méthone, qui du territoire de Trœzène s’avance vers Égine et ne tient à la terre ferme que par une étroite langue de terre. Ils fermèrent cet isthme par un mur, et gagnèrent ainsi contre Trœzène et Épidaure un excellent centre d’opérations, si tué en face du Pirée et pouvant facilement communiquer avec lui par des signaux.

Pendant ce temps. la flotte d’Eurymédon et de Sophocle avait atteint Corcyre et s’était emparée d’Istone, avec le concours des Corcyréens, que la garnison installée dans ce nid de brigands continuait à molester. Les partisans qui s’y étaient retranchés se rendirent, en s’en remettant à la clémence du peuple athénien. Mais comme les chefs de la flotte, qui déjà à Pylos avaient dit abandonner à d’autres l’honneur de la victoire, ne voulaient pas que, pendant qu’ils iraient en Sicile, d’autres conduisissent en triomphe à Athènes les prisonniers aristocrates, ennemis acharnés de la politique athénienne, ils favorisèrent la ruse des Corcyréens. Ceux-ci craignaient par-dessus tout que leurs concitoyens ne trouvassent grâce à Athènes, et, pour cette raison, il conseillèrent traîtreusement aux prisonniers d’essayer de s’enfuir. Les généraux, instruits de cette tentative d’évasion, s’en servirent pour déclarer nulles les conventions et les promesses de sécurité faites au nom de la république. Tous ces malheureux furent livrés à la fureur du peuple, et l’exécution qui suivit surpassa par ses raffinements de cruauté tout ce que jusqu’alors on avait vu dans l’île. Le calme ne fut rétabli que lorsque la rage des partis eut englouti ses dernières victimes. C’était le repos de l’épuisement après la vengeance assouvie. Les femmes des suppliciés devinrent esclaves. Le dernier espoir des Corinthiens de rétablir leur domination dans la mer Ionienne s’évanouit à jamais ; et, pour achever la défaite de Corinthe, les Athéniens conquirent avant la fin de l’année, de concert avec les Arcananiens, la place importante d’Anactorion, à l’entrée du golfe d’Ambracie. La ville fut repeuplée par des colons venus de toutes les villes d'Acarnanie[2]

Plus les Spartiates et leurs alliés étaient paralysés et leurs forces diminuées, plus les Athéniens agissaient avec énergie. Eux seuls maintenant faisaient la guerre offensive ; n’ayant rien à craindre chez eux, ils pouvaient librement disposer de leurs forces, et la pensée qu’il leur était possible de soumettre la péninsule les rendait capables d’efforts toujours plus grands, et d’entreprises qui témoignaient en Meule temps d’une connaissance exacte du pays ennemi.

L’île de Cythère (Cérigo), prolongement méridional des montagnes du Péloponnèse, avait été de tout temps la possession la moins sine des Lacédémoniens. Avec les avantages de sa position commerciale et sa population mêlée dès l’origine, elle avait résisté avec opiniâtreté à la colonisation dorienne et rendu impossible une stricte clôture de la frontière. L’île était maintenue dans l’obéissance, comme un pays conquis, par un gouverneur spécial et une garnison spartiate. Aussi le sage Chilon avait-il dit aux Spartiates.que les dieux ne pouvaient leur accorder de plus grand bienfait que de faire engloutir Cythère dans la mer, et Démarate ne put donner au roi Xerxès de meilleur conseil qu’en l’engageant a commencer sa guerre contre Sparte par l’occupation de Cythère. Cette ile si dangereuse le devint plus encore lorsque, pendant la guerre du Péloponnèse, il s’y forma un parti démocratique qui entama des négociations avec Athènes et surtout avec Nicias. Aussi ce dernier, lorsque, pendant l’été de la huitième année de la guerre, il débarqua à Cythère avec soixante trirèmes et deux mille hoplites, réussit-il sans peine à prendre les deux villes de l'île ; il y laissa une garnison et fit entrer l'île tout entière dans l’alliance d’Athènes[3].

Immédiatement après, les Athéniens se mirent à, piller les villes de la côte de Laconie, restées sans défense ; puis il s firent une descente en Cynurie, pays frontière entre Sparte et Argos, qui donna lieu à des scènes sanglantes. C’est là que s’étaient fixés les Éginètes expulsés, auxquels les Spartiates avaient donné la ville de Thyréa pour s’en servir comme d’un poste sur leur frontière. Ils l’habitaient depuis sept ans et étaient occupés, avec l’aide de troupes lacédémoniennes, à fortifier un point bien situé sur la côte, à dix stades de Thyréa. Pendant qu’ils travaillaient, ils furent surpris par la flotte athénienne, et, comme les Spartiates n’eurent pas le courage de les aider à défendre la place mais se retirèrent dans la montagne, Thyréa fut prise sans difficulté et les Éginètes tués ou emmenés prisonniers[4].

Nicias revint chargé de butin, après avoir accru l’empire maritime d’Athènes d’une Île riche et importante. Le peuple jugea les prisonniers éginètes et les condamna à mort comme ennemis irréconciliables de la ville. C’était une sanglante revanche pour l’exécution des Platéens, par laquelle on avait donné l’exemple de punir comme criminels des adversaires politiques. Le Spartiate Tantalos, pris avec les Éginètes, fut mis sous bonne garde avec les hommes de Sphactérie. Ceux du parti oligarchique, que Nicias avait transportés de Cythère à Athènes, furent établis dans différentes îles, et le tribut annuel de Cythère fut fixé à quatre talents[5]. Depuis l’occupation de Minou, de Pylos, de Méthone, de Cythère et de Thyréa, le Péloponnèse entier se trouvait en état de siège.

Les Athéniens, après avoir pendant quelque temps fait la guerre au Péloponnèse avec un succès constant, formèrent de nouveaux projets. Ils crurent ce que leur affirmait l’audacieux Démosthène, que le temps était venu d’agir énergiquement contre leurs ennemis de la Grèce centrale et d’y conquérir des places fortes, comme ils l’avaient fait dans le Péloponnèse, afin de remporter des avantages décisifs sur les alliés de Sparte. La Béotie était maintenant la plus redoutable des puissances, et même la seule redoutable. Il importait d’isoler cette contrée du Péloponnèse. et d’employer les forces dont on disposait dans la Grèce occidentale à humilier l’odieuse Thèbes en l’attaquant. de divers côtés à la fois. Une occasion favorable s’offrit tout d’abord à Mégare.

Ce malheureux petit pays soutirait plus cruellement que toute autre partie de la Grèce des désastres de la guerre civile. hi a de la peine à comprendre comment, malgré les ravages annuels et le blocus continu de ses côte. le petit État pouvait encore subsister. Mais. malgré toutes ces misères et le manque des denrées les plus nécessaires (l’occupation de Minoa l’avait même privé de ses salines), une nouvelle guerre entre les partis s’alluma à Mégare même : elle eut pour suite l’expulsion d’un certain nombre des plus violents parmi les aristocrates. Ceux-ci s’emparèrent de Pegæ, le port de l’ouest, bloquèrent la ville de ce côté-la aussi, et ravagèrent le pays déjà épuisé. Il se forma par suite un parti qui entra en relation avec les généraux athéniens, Démosthène et Hippocrate fils d’Ariphron ; car on aimait mieux avoir dans la ville les Athéniens que les proscrits.

La trahison fut préparée avec la plus grande prudence ; des marins athéniens débarquèrent sans être vus et, conduits par Démosthène, pénétrèrent par la porte ouverte des longs murs qui joignent Nisæa à Mégare. L’année de terre arriva à temps d’Éleusis : la garnison péloponnésienne de Nisæa fut forcée de se rendre, et la capitale eût été prise si Brasidas, qui levait des troupes dans le voisinage de l’isthme, n’avait rassemblé une armée de six mille Péloponnésiens et Béotiens. Les deux armées se trouvèrent en face l’une de l’autre dans la plaine ; niais les Athéniens n’avaient pas envie de risquer une bataille décisive sur terre pour la possession de Mégare. La ville tomba ainsi au pouvoir du parti exilé, qui inaugura son gouvernement oligarchique et terroriste en faisant condamner à mort cent partisans d’Athènes ; il réussit à arracher cette sentence à l’assemblée en ordonnant le scrutin public. Nisæa, située à peine à un quart de lieue de là, resta athénienne ; mais le plan de l’occupation de la Mégaride et du blocus de l’isthme avait échoué.

Démosthène n’en continua pas moins, sans perdre courage, ses téméraires entreprises et prépara vers la lin de l’automne. de concert avec Hippocrate, une attaque formidable contre la Béotie. On devait, en même temps, de Naupacte faire une descente sur la côte, occuper Chéronée en s’appuyant sur le Parnasse (où l’on pouvait compter sur le secours des Phocidiens), et construire un fort sur la côte de la nier d’Eubée, afin d’envelopper ainsi toute la contrée de forteresses athéniennes et d’épuiser la force de résistance de Thèbes comme ou avait brisé celle de Sparte. Dans ce but, on s’était mis en relation avec les démocrates et avec tous les ennemis de l’hégémonie thébaine ; ces négociations semblaient devoir assurer le succès. Mais c’est précisément dans ces menées de parti. dans ces alliances déloyales d’où dépendait désormais de plus en plus le succès de tontes les opérations militaires, que résidait la faiblesse du plan de campagne, par la raison qu’on était obligé de mettre dans le secret beaucoup d’étrangers peu dignes de confiance. Thèbes fut avertie, et, lorsque Démosthène se présenta avec les alliés acarnaniens devant Siphæ, le port des Thespiens, il le trouva en état de défense ; la surprise de Chéronée échoua également. D’ailleurs, on avait mal pris son temps : l’infatigable Démosthène était arrivé trop tôt ; de sorte que les Béotiens, avant d’être attaqués dans l’est, purent défendre leurs frontières contre lui et employer ensuite toutes leurs forces contre Hippocrate[6].

Celui-ci avait en effet réuni tous les hommes dont Athènes pouvait disposer, avec des métèques et des étrangers, pour envahir, en passant par Oropos, le territoire des Tanagréens. Il occupa, sur la côte en face d’Érétrie, Délion, où s’élevait un temple d’Apollon bâti tout au bord de la mer et également bien situé pour communiquer avec l’Eubée et pour dominer la vallée de l’Asopos. Outre les hoplites, il avait vingt mille hommes munis d’outils po nr les retranchements. Tout Athènes était en mouvement, dans l’espoir de frapper enfin un coup décisif dans cette lutte acharnée contre Thèbes et de s’emparer de l’importante région du littoral on débouche l’Asopos. Comme le temple était abandonné et tombait en ruines, on ne crut pas mal faire en l’occupant, d’autant plus qu’on se proposait d’expier plus tard ce sacrilège eu reconstruisant le sanctuaire[7].

Trois jours après le départ des troupes, on commençait les retranchements, et le cinquième jour on acheva la construction d’un fort muni de remparts et entouré d’un fossé. Hippocrate resta à Délion pour surveiller la fin des travaux ; l’armée s’en retourna, et tout semblait marcher à souhait. Mais, en attendant, les Béotiens s’étaient rassemblés à Tanagra, et, bien que la plupart des chefs fussent peu disposés à engager la lutte avec les Athéniens, qui avaient déjà regagné la frontière, ils suivirent l’avis de Pagondas, qui parmi les onze[8] béotarques avait en ce moment-là le commandement. C’était un aristocrate thébain, ferme, énergique et d’une éloquence entraînante. Il sut persuader aux troupes qu’on ne pouvait pas permettre aux Athéniens de sortir du pays sans leur avoir fait expier leur insolente invasion. Il sut en même temps profiter d’une occasion favorable pour tomber sur les Bancs de l’ennemi qui se retirait. Hippocrate courut au secours de l’armée, qui avait fait halte à une demi-lieue de Délion. Le choc des deux armées eut lieu dans les gorges de la montagne. Quant au nombre, les Athéniens pouvaient se mesurer avec les sept mille hoplites béotiens ; mais la plus grande partie de l’infanterie légère était déjà bien loin sur la route d’Athènes. Les Béotiens avaient du reste l’avantage de l’attaque, qu’ils avaient préparée eu secret. Il y eut une mêlée terrible. Les uns avaient devant l’esprit la victoire de Coronée, les autres celle d’Œnophyta. Les Athéniens réussirent à enfoncer l’aile gauche de l’ennemi ; mais son aile droite, grâce à la puissance irrésistible de la phalange thébaine, profonde de vingt-cinq hommes, remporta une victoire complète ; de sorte que l’aile victorieuse des Athéniens fut entraînée, elle aussi, dans la fuite commune. On se servit de la cavalerie de la façon la plus efficace ; et, bien que la bataille n’eût commencé qu’après-midi et que la nuit favorisait les fuyards, Hippocrate resta avec près de :mille Athéniens sur le champ de bataille.

On les y laissa dix-sept joins sans sépulture, chose inouïe dans l’histoire de cette guerre ; car, malgré leur démoralisation croissante, les Grecs avaient toujours respecté comme chose sacrée le droit des morts, et jamais le vainqueur n’avait mis de conditions à la sépulture. Mais les Béotiens, maîtres du champ de bataille, refusèrent de livrer les cadavres avant l’évacuation de Délion ; ils affichèrent tout à coup une grande piété et se dirent en droit de, formuler une pareille exigence au nom d’Apollon. Les Béotiens mirent lin à ce débat répugnant en prenant d’assaut Délion avec l’aide des Corinthiens. La plus grande partie de la garnison s’échappa de la forteresse incendiée et se sauva sur les vaisseaux ; cieux cents hommes furent pris. La campagne entreprise coutre la Béotie avait donc échoué sur tous les points ; les Athéniens, si fiers de leurs victoires, étaient profondément humiliés et consternés d’une pareille défaite, car ils sentaient combien ils avaient encore en face d’eux d’ennemis puissants et indomptés.

Sparte aussi reprit courage. Son malheur avait commencé lorsque Brasidas s’était affaissé sous les coups dans le port de Pylos  ; sa fortune changea avec le rétablissement de ce héros, qui dès lors ne songea plus qu’à venger sa patrie de ses orgueilleux ennemis.

Brasidas, fils de Tellis, était, comme Démosthène, de ces hommes qui étaient devenus généraux sur les champs de bataille et qui avaient converti leur expérience militaire en politique belliqueuse. C’était un ardent patriote, que l’espoir de voir sa ville natale à la tête de l’Hellade remplissait d’enthousiasme ; en tout l’opposé des Spartiates de son temps, aussi ferme et entreprenant que ceux-ci étaient lourds et inertes, homme d’honneur et loyal comme les anciens Spartiates, et, pour cette raison, ennemi des familles oligarchiques parmi lesquelles on choisissait les éphores, ces éphores qui, par leur politique aussi malhonnête qu’inintelligente et vide d’idées, avaient attiré sur Sparte le malheur et la honte. Il comprit qu’on ne pouvait vaincre un ennemi puissant sans apprendre de lui, sans s’approprier ce qui fait sa force. A la fois général et homme d’État, comme les meilleurs d’entre les Athéniens, il savait encore manier la parole, l’éloquence hellénique, comme personne avant lui peut-être ne l’avait su à Lacédémone. Bien que, partout où il avait pu agir, il se fût couvert de gloire, bien qu’il eût sauvé Méthane et Mégare et qu’il eût mis la flotte athénienne en grand danger, on comprend aisément que Sparte, avec son caractère mesquin, n’ait pas assigné à cet homme éminent une sphère d’activité digne de lui. Jusqu’alors il n’avait pu trouver que çà et là l’occasion d’être utile ; il avait dû se contenter d’agir de son mieux dans une situation inférieure ; et pourtant, il brûlait du désir ardent d’arracher la politique de Sparte à sa routine et de lui montrer sa véritable voie.

Ses plans étaient très simples et très clairs. Il faut, pensait-il, que Sparte sorte de son état de siège, qu’elle reprenne l’offensive, pour rétablir l’honneur de ses armes. Athènes ne peut être directement attaquée à cause des prisonniers spartiates ; c’est un bonheur pour Sparte, qui devra chercher des moyens d’action plus efficaces. Il faut attaquer Athènes sur son domaine fédéral. C’est la leçon qu’avait donnée Mytilène, et personne ne savait mieux ce qu’on avait négligé alors que Brasidas, qui avait assisté l’incapable Alcidas lorsque celui-ci revenait de Lesbos. Il faut regagner le temps perdu et profiter de la première occasion pour transporter le haire de la guerre dans les colonies d’Athènes, de telle façon que les premiers succès ne dépendent pas d’une bataille navale : en d’autres termes, il faut chercher à atteindre les alliés athéniens par la voie de terre. Mais, pour envahir des territoires aussi lointains, on ne peut se servir d’une armée de citoyens spartiates ; il faut pour cela d’autres éléments : on prendra des hilotes.

Les hilotes de leur pays donnaient aux Spartiates plus d’inquiétude que leurs ennemis du dehors, surtout maintenant, à cause du voisinage des forteresses ennemies de Cythère et de Pylos. Ne s’était-on pas tout récemment débarrassé, par la plus honteuse trahison, de deux mille jeunes hilotes très aptes au métier des armes, après leur avoir promis la liberté de la façon la plus solennelle[9] ! C’est ainsi que Sparte récompensait le fidèle dévouement des hilotes à Sphactérie.

Personne ne sentait mieux que Brasidas l’ignominie d’une pareille conduite ; mais il voyait aussi la folie de l’État qui détruisait d’une main criminelle les meilleures forces du pays. Il comprit qu’il fallait employer ces forces au dehors en envoyant des généraux spartiates, avec des hilotes et des Péloponnésiens, dans les colonies disposées à rompre avec Athènes, afin d’appuyer leur rébellion et de s’y approprier les ressources nécessaires pour abattre définitivement les Athéniens : car le moins clairvoyant des Spartiates devait avoir compris que, sans flotte, il n’y avait pas de succès possible. C’est pour cette raison que, après la rupture des dernières négociations, on s’était adressé au Grand-Roi. Pendant l’hiver de l’année précédente, les Athéniens avaient capturé un plénipotentiaire royal, qui avait pour mission d’aller à Sparte afin de se rendre exactement compte des intentions des Spartiates. Maintenant une occasion se présentait pour arriver d’une façon plus digne au but ; elle était liée à la personne même de Brasidas.

Bien que Brasidas n’eut jamais commandé en chef, son nom était connu. partout ; on le tenait pour le seul capitaine et le seul homme d’État de Sparte. Les Corinthiens, avec lesquels il était en rapport, n’avaient certainement pas manqué de le mettre eu relief, de sorte que même les colonies lointaines connaissaient son nom et espéraient qu’il leur porterait secours contre Athènes. Les villes des côtes de la Thrace avaient plus besoin que d’autres d’être secourues, car elles étaient encore en armes ; Olynthe bravait toujours Athènes ; mais ces villes ne se sentaient pas assez fortes pour lui résister longtemps, et elles devaient supposer qu’elle profiterait sans tarder de ses succès présents pour rétablir sa domination en Thrace. L’exemple de Mytilène avertissait assez les rebelles du sort qui les attendait. Dans ces circonstances, il était prudent de chercher à temps du secours au dehors. Tout leur espoir était en Brasidas. Perdiccas de Macédoine, le premier roi du Nord qui ait exercé quelque influence sur les affaires de la Grèce, favorisait leurs efforts, parce qu’il était alors en guerre avec la famille princière des Lyncestes, et qu’il désirait y mettre fin le plus tôt possible avec le secours de troupes étrangères. Il envoya donc des ambassadeurs à Sparte, pour demander instamment qu’on hâtât l’envoi de Brasidas et promettre qu’il le soutiendrait de toutes ses forces.

Il ne pouvait se présenter au général spartiate une occasion plus favorable à la réalisation de ses plans. Les mines d’or de la côte de, Thrace n’étaient pas encore épuisées, et le bois pour la construction des vaisseaux s’y trouvait en abondance. Là était la meilleure côte de tout l’Archipel pour la construction d’une flotte ; lit on pouvait opérer coutre Athènes avec le plus de chances de succès ; là plus qu’ailleurs s’était conservé un âpre esprit d’indépendance, une vigueur intacte ; aucun domaine colonial n’était plus important pour les Athéniens. aucun n’était plus difficile à défendre que le littoral de la Thrace.

Malgré les perspectives les plus favorables, les autorités de Sparte n’auraient pas sans doute approuvé cette expédition si elle avait demandé des sacrifices. Mais, comme les villes de la Chalcidique se chargeaient de l’entretien des troupes et que Brasidas ne demandait pour l’accompagner que sept cents hilotes, on consentit à l’entreprise, quelque aventureuse qu’elle parût à la plupart. On crut risquer peu en la faisant. Les uns n’eussent peut-être pas été fâchés de voir l’inquiet novateur expier sa témérité avec sa noble troupe, les autres pensaient qu’après tout on pourrait bien s’emparer de quelques places, qu’on échangerait ensuite contre celles que les Athéniens avaient occupées ou contre les prisonniers spartiates ; car tout le monde à Sparte désirait arriver à la paix par le plus court chemin. Dans ces circonstances, Brasidas put réaliser l’audacieux projet de transporter tout à coup le théâtre de la guerre du Péloponnèse bloqué de toutes parts dans une colonie athénienne éloignée, où l’on pouvait non seulement agir en toute liberté, niais encore se faire des alliés et trouver des ressources. C’était, dans cette guerre, la première grande entreprise des Spartiates et la première qui fût bien conçue. C’était l’inauguration d’une nouvelle tactique, sur un autre théâtre, avec d’autres moyens et un nouvel esprit. Ce fut le moment critique de toute l’histoire de la guerre ; et il était si peu attendu que les plus clairvoyants parmi les contemporains n’avaient pas songé à la possibilité d’un tel revirement.

Le traité De la république des Athéniens en est une preuve remarquable : c’est un pamphlet politique, rédigé pendant cette même année et tout plein des expériences faites au cours de la guerre, un complément inestimable de l’histoire de Thucydide.

L’auteur est un adversaire décidé de la démocratie. Par lui nous voyons combien Athènes, après Périclès, était divisée. Les citoyens obéissent aux lois d’une même constitution ; mais les aristocrates lui sont hostiles et parlent du peuple comme d’une puissance ennemie. Les années de peste ont détruit les anciennes traditions. La population athénienne est devenue un mélange où s’infiltrent, comme un élément dissolvant, des Grecs venus de l’étranger et des Barbares attirés par l’appât du gain et des fêtes nombreuses. Athènes dégénérée est, pondes aristocrates, un séjour d’iniquité ; tout y est organisé à l’avantage des petits, qui n’ont rien à perdre ; tout est contre ceux qui possèdent et qui ont de l’éducation, car ils ont à supporter toutes les charges de la guerre, et on leur impose en campagne les fonctions militaires qui entraînent le plus de responsabilité. Les alliés sont traités comme des esclaves et se voient forcés de flatter les Athéniens, leurs juges. La marche des affaires publiques est si lente que les étrangers sont souvent obligés d’attendre une année avant de pouvoir exposer leurs griefs aux autorités.

Mais, avec quelque sévérité que l’auteur juge la situation intérieure, il reconnaît aussi sincèrement qu’à l’extérieur elle est très favorable. Là, le legs de l’époque de Périclès s’était conservé intact. Le succès avait pleinement confirmé l’excellence des plans de Périclès. Maîtresse de la mer, Athènes l’était de la Grèce. Ses vaisseaux fermaient le détroit de Ithion. Atalante, Minoa, Cythère, Méthone, Pylos, étaient entre les mains des Athéniens. Il n’y avait point de barrière pour les maîtres de la mer. Ils pouvaient à volonté s’éloigner du centre de leur empire, choisir à leur gré les points les plus importants des côtes, et s’y trouver à l’improviste. Une puissance continentale, au contraire, fût-elle la première entre toutes, a les plus grandes difficultés à surmonter pour faire parvenir ses forces, après de longues et périlleuses étapes, à un but éloigné.

C’est ainsi que s’exprimait l'auteur de la République des Athéniens en 424[10] ; il considérait le territoire allié comme complètement inattaquable, et, cette année même, Brasidas se mettait en route pour ébranler la puissance maritime d’Athènes en attaquant par terre ses colonies les plus lointaines. C’était la première fois que Sparte dépassait. toutes les espérances de ses partisans et de ses admirateurs.

Il est vrai que Brasidas, même après le consentement des autorités, était encore loin du but ; il s’éleva des difficultés qui, pour tout autre Spartiate, eussent été insurmontables. Dans le Péloponnèse même, il se trouva en danger ; car, si Mégare était tombée aux mains des Athéniens, il eût été obligé de s’arrêter à l’isthme. Il réussit au dernier moment à sauver cette place importante et à s’ouvrir un passage. Puis, tandis que les Athéniens étaient absorbés par leurs opérations contre Thèbes, son armée, grossie d’un renfort de mille hommes levés dans le nord du Péloponnèse avec de l’argent de Thrace, traversa la Béotie et atteignit Héraclée. Là commencèrent les véritables difficultés ; car, avant d’arriver sur le territoire de ses alliés, il fallait que Brasidas traversât la Thessalie d’un bout à l’autre. Le droit des gens, chez les Grecs, n’autorisait un pareil passage que lorsque les autorités du pays donnaient leur assentiment. Mais la plupart des Thessaliens étaient partisans d’Athènes, et, tout récemment, la fondation d’Héraclée les avait plus que jamais irrités contre Sparte. Ce n’était donc pas un risque médiocre que de traverser un pays inconnu et hostile, habité panics tribus belliqueuses, avec une armée, peu nombreuse, qui avait pour mission de pousser à la défection les colonies athéniennes. Mais Brasidas comptait sur le désordre politique qui régnait dans le pays. Dans chaque ville, comme au temps des Perses, le parti populaire était en lutte avec celui de la noblesse, sans que l’un ou l’autre eût réussi à s’assurer une prépondérance durable. Le pouvoir des anciennes familles, auquel Léotychide avait été chargé de mettre fin à cause de leur attitude antipatriotique, subsistait toujours, et la trahison que le roi de Lacédémone avait commise quarante-cinq ans auparavant allait maintenant profiter aux Spartiates. En effet, le parti qui alors avait été pour la Perse se déclara maintenant pour Sparte ; c’est donc avec lui que Brasidas entra en relation. Il comptait dans ses rangs les partisans et les hôtes de Perdiccas et des Chalcidiens ; ceux-ci allèrent à la rencontre du général jusqu’au sud de la Thessalie, pour lui servir d’escorte à travers le pays. Grâce à leur secours, Brasidas put agir avec tant de prudence et de décision que la population ne prit l’éveil que lorsqu’il fut sur le point de franchir l’Énipeus, sur la route de Pharsale. Là, des bandes de Thessaliens lui disputèrent le passage. On engagea des pourparlers. Brasidas sut calmer l’effervescence des populations : il leur persuada qu’il n’était pas venu en ennemi, comme naguère Démosthène lorsqu’il avait pénétré en Étolie ; il ne demandait qu’à passer, et encore n’entendait-il pas passer de force. Pendant que les Thessaliens rentraient chez eux pour délibérer, Brasidas, suivant le conseil de ses guides, hâta sa marche et franchit heureusement les défilés de l’Olympe avant que ]’assemblée générale des tribus thessaliennes eût pris une décision sur l’opportunité qu’il y aurait à lui accorder le passage.

Arrivé en Macédoine, Brasidas vit bientôt qu’il ne pouvait guère se fier à Perdiccas : le roi voulait se servir de lui comme d’un condottiere pour vaincre avec son aide Arrhabæos, le chef des Lyncestes, qui voulaient se maintenir indépendants dans la région des montagnes. Mais Brasidas n’était pas disposé à se mêler de luttes qui ne le regardaient pas ; il jugea qu’il était imprudent de délivrer complètement de son ennemi le roi macédonien, qui alors deviendrait pour Sparte un allié peu empressé ; il préféra donc mettre fin au différend des deux princes par un traité, malgré le mécontentement de Perdiccas qui retira immédiatement une partie des subsides promis. Brasidas, libre de ses actions, put avant la fin de l’été s’acheminer en droite ligne, en longeant la base de la presqu’île chalcidique, vers le golfe du Strymon où étaient situées les villes qui l’avaient appelé à leur secours.

Il se présenta d’abord aux portes d’Acanthos, ville florissante bâtie sur l’isthme du mont Athos que Xerxès avait fait couper. Il n’y fut point reçu comme il l’avait espéré : car bientôt il put se convaincre qu’il n’avait pas pour lui la majorité des habitants et que tontes les cités n’étaient pas, comme il l’avait cru, sur le point de se révolter contre Athènes. Il ne demanda donc qu’à être admis à exposer franchement ses intentions devant les citoyens réunis. On le lit entrer, et, dans le discours qu’il tint à l’assemblée du peuple, il fit preuve d’une habileté qui, dans la bouche d’un Spartiate, étonne tout autant que l’incroyable rapidité avec laquelle il était arrivé de Sparte à la mer de Thrace. Il ne parla pas seulement pour les habitants d’Acanthos, mais s’adressa du même coup à toutes les villes voisines et leur développa pour la première fois son programme politique et militaire.

Toute cette guerre, dit-il, a commencé ici même, en Thrace. Dès le début, Sparte promit son secours aux villes ; des événements imprévus ont empêché jusqu’à présent l’arrivée de ses troupes. Le moment est enfin venu où elle peut tenir parole et remplir sa mission de libératrice des colonies opprimées. Soutenir les Spartiates est le devoir de tous les Hellènes, et les Acanthiens auront l’honneur de poser la première pierre dans l’œuvre de la délivrance. L’exemple d’une population aussi estimée et aussi intelligente est d’un grand poids. Aucune crainte ne doit les empêcher de Prendre part à une œuvre aussi glorieuse pour eux. Il pouvait leur affirmer de la manière la plus solennelle qu’il n’avait nullement l’intention de renverser la constitution, de livrer les amis du peuple à leurs adversaires, d’avoir recours à la violence, niais qu’il respecterait au contraire l’indépendance pleine et entière de toutes les cités ; les autorités spartiates avaient contracté vis-à-vis de lui, à ce sujet, les engagements les plus formels. Mais d’un autre côté, il ne pouvait pas permettre que la grande œuvre nationale qu’il poursuivait échouât à cause de la résistance opiniâtre de quelques villes ; en cas de refus, il se verrait obligé de se comporter en ennemi et de contraindre les habitants à se déclarer pour Sparte en ravageant leurs terres. Ruinés, ils seraient alors forcés de faire ce que maintenant ils pouvaient faire librement, sans perte et même en se couvrant de gloire.

Malgré ce discours persuasif et le danger imminent, les citoyens étaient loin d’être d’accord ; et, si leur vote définitif fut favorable à Brasidas, la cause principale en fut que les raisins étaient mirs dans les vignobles autour de la ville, et que les habitants ne, pouvaient se décider à abandonner la récolte de toute l’année. Acanthos ouvrit ses portes. C’était le premier succès que Sparte remportait sur les côtes de la Thrace ; succès non sanglant et d’autant plus glorieux qu’elle le devait à la confiance qu’inspirait l’énergie et l’habileté de Brasidas. Elle posait ainsi les fondements d’une nouvelle Ligue, grâce à laquelle elle pourrait, en respectant sagement les droits d’autrui et en reconnaissant les constitutions établies, attirer à elle les places les plus importantes de la domination maritime d’Athènes.

L’exemple d’Acanthos fut suivi immédiatement par les villes voisines, qui tiraient comme elle leur origine d’Andros, et d’abord, par Stagire et Argilos. Avant la fin de l’été, Brasidas était maître de la côte occidentale du golfe strymonien[11]. Beaucoup de villes lui envoyèrent des ambassadeurs pour l’assurer de leur dévouement, et, à l’entrée de l’hiver, vers le temps où Hippocrate était battu à Délion, il put, sans éprouver de résistance, marcher contre Amphipolis, la colonie d’Hagnon, la capitale de toute la contrée. Depuis longtemps, Amphipolis excitait la jalousie des petites villes voisines et surtout d’Argilos ; aussi mirent-elles le plus grand zèle à seconder l’entreprise.

Lorsque la nouvelle de l’expédition de Brasidas arriva à Athènes, on n’y fut pas indifférent. On déclara immédiatement la guerre à Perdiccas ; on résolut de protéger les alliés ; mais on ne sut pas prendre de mesures rapides et énergiques. Les Athéniens avaient perdu courage par suite des malheurs essuyés en Béotie. On ne put se décider à équiper une flotte pour l’envoyer en Thrace en automne, à la saison où régnaient les vents du nord. On se rendait bien compte du danger, mais on ne le croyait pas aussi pressant ; on ne put vaincre l’aversion qu’inspirait une campagne d’hiver en Thrace. La défense du littoral menacé incombait donc, en attendant, à deux hommes, responsables de tout ce qui se passait de ce côté, mais ne disposant pas de ressources suffisantes pour s’opposer avec succès aux progrès de Brasidas. L’un était Euclès, l’autre Thucydide, fils d’Oloros, proche parent de Miltiade et descendant d’une famille royale de la Thrace. Thucydide lui-même possédait des mines d’or sur la côte, avait épousé une femme thrace, et jouissait d’une grande considération dans les villes voisines.

Les deux généraux durent se partager la surveillance des points les plus importants. Euclès se chargea du commandement à Amphipolis ; Thucydide stationnait avec sept vaisseaux de guerre dans la rade de Thasos. Le choix de ce lieu ne saurait être l’effet d’un caprice de Thucydide, mais ou bien d’une convention entre les deux généraux ou d’instructions reçues d’Athènes ; et ce qui l’explique, c’est qu’on considérait le district des mines de Thasos comme particulièrement menacé[12]. La population, comme on le vit par la suite, était fort peu sûre ; on se rappelait les anciennes relations de Sparte avec les Thasiens et le projet qu’elle avait eu de s’emparer de. la Côte d’or, et l’on jugeait Thucydide plus capable que tout autre d’y prévenir une révolte par son influence personnelle.

Quant à Amphipolis, on ne crut pas devoir se hâter d’y envoyer du renfort. On se refusait à croire qu’une troupe peu nombreuse de Péloponnésiens pût mettre tout à coup en danger une ville comme Amphipolis, si bien pourvue d’armes et de provisions, protégée par un fleuve et des murailles, et dans laquelle un général athénien exerçait le commandement suprême. On se trompait pourtant, et cela, non seulement en ce qui concernait l’énergie et la prudence de Brasidas, mais encore quant aux dispositions des habitants. Eu effet, un très petit nombre d’entre eux étaient Athéniens ; la grande majorité étaient des gens d’origine diverse, une foule bigarrée, qui s’était groupée dans la nouvelle place de commerce, mais dont les éléments n’avaient ni beaucoup de cohésion entre eux ni beaucoup d’attachement pour Athènes. Les uns avaient été gagnés par Perdiccas ; d’autres étaient secrètement pour leurs compatriotes, les rebelles de la Chalcidique.

Brasidas, après s’être entendu avec eux, s’avança avec ses troupes vers le Strymon ; les Argiliens, dont le territoire s’étend jusqu’au fleuve, lui servaient de guides. C’était une rude nuit d’hiver ; il neigeait, et personne ne s’attendait à être attaqué. Au point du jour, on fut surpris de voir Brasidas prendre position en aval de la ville ; le pont qui se trouvait là était si mal gardé par une poignée d’hommes qu’il s’en rendit maître sans peine. La ville ne s’attendait à rien et n’avait rien préparé. Un grand nombre de citoyens tombèrent eu son pouvoir ; une attaque vigoureuse l’eût rendu maître de la ville, mais il préféra essayer de la douceur et fit aux habitants les conditions les plus favorables. Tous ceux qui se trouvaient dans la ville, Athéniens et Amphipolitains, pouvaient y rester ou la quitter à leur choix ; il ne serait fait de mal à personne. On fut surpris et désarmé par tant de générosité. Ceux qui penchaient pour les Lacédémoniens, appuyés par les parents de ceux qui avaient été faits prisonniers devant la ville, tournèrent de plus en plus l’opinion dans leur sens, et Euclès se vit hors d’état de défendre la ville[13]. Peu d’heures après la reddition, Thucydide, qui avait quitté son poste d’observation à la première nouvelle du danger d’Amphipolis, entra dans le Strymon avec son escadre, fortifia rapidement la ville basse, Eïon, dont les habitants songeaient déjà à traiter, y rassembla les Athéniens fugitifs et défendit la place, que Brasidas pensait occuper le lendemain[14]. Car Amphipolis sans Eïon perdait pour lui la moitié de sa valeur, parce qu’il n’avait plus alors en son pouvoir l’embouchure du fleuve. Eïon fermait aussi le chemin d’en bas, celui qui côtoyait la plage. Thucydide était donc le seul qui, dans cette circonstance, eût obtenu un succès et qui, avec de faibles moyens, eût fait échouer le plan de Brasidas au moment où celui-ci se croyait déjà maître du Strymon. Et pourtant, la reddition d’Amphipolis excita contre lui la colère des Athéniens qui l’envoyèrent en exil, Il avait alors quarante-huit ans[15], et il employa depuis lors ses loisirs forcés à écrire l’histoire de cette guerre à laquelle il avait pris une part active au service de sa patrie.

Il est probable que Thucydide a été accusé et jugé coupable de haute trahison pour avoir desservi les intérêts de l’État, soit par négligence, soit par mauvais vouloir. Cet homme au cœur haut placé, qui sans doute n’avait pas caché son antipathie pour le régime démocratique alors en vigueur, devait être peu aimé des puissants du jour ; il devait être facile à des ennemis aussi influents de faire passer pour un mauvais patriote cet aristocrate, parent de princes étrangers, possesseur de vastes propriétés en Thrace, et d’exploiter à son détriment la mauvaise humeur des citoyens[16].

Thucydide lui-même, qui à ce moment décisif de son existence est son propre historien, s’est sévèrement abstenu de faire quoi que ce soit pour détourner de lui le soupçon d’une culpabilité réelle[17] : il dit simplement qu’Euclès était le gardien d’Amphipolis. Il lui suffit de ces simples paroles pour repousser toute responsabilité dans cette affaire ; car, vu la marche rapide des événements, il était impossible qu’un homme embrassât en même temps du regard ce qui se passait sur les bords du Strymon et dans le golfe de Thasos. Si donc l’un des deux généraux est coupable, c’est Euclès ; il aurait dû se rendre compte des dispositions d’Amphipolis ; il s’est laissé surprendre complètement par Brasidas, bien que les intentions de ce dernier ne fussent point douteuses ; on ne conçoit pas qu’il ait négligé de munir de retranchements et de forces suffisantes le pont du Strymon, le point le plus important et en même temps le plus facile à défendre. On aurait certainement pu s’y maintenir jusqu’à l’arrivée du secours ; or, la défection des citoyens n’eut lieu que lorsque Brasidas eut commencé à traiter avec eux et qu’il avait déjà les otages en main.

La prise d’Amphipolis produisit une profonde impression sur les amis et les ennemis d’Athènes. Celle-ci était frappée à l’endroit le plus vulnérable, sa faiblesse reconnue, sa domination sur les côtes ébranlée. Eupolis, dans sa comédie des Villes, venait de faire passer sous les veux de ses orgueilleux concitoyens toute la série des alliés tributaires[18] et maintenant la couronne avait perdu un de ses fleurons ; une des colonies les plus importantes d’Athènes, établie sur un sol acheté au prix de tant de sang, était perdue treize ans après sa fondation. une ville qui faisait l’orgueil de sa métropole, qui était pour elle une source de revenus considérables, qui lui fournissait du bois pour la construction de ses vaisseaux et qui commandait toutes les communications entre la Thrace de l’est et celle de l’ouest, entre la Macédoine et l’Hellespont.

hème maintenant. Brasidas ne songeait pas à prendre ses quartiers d’hiver ; il voulait profiter des circonstances et s’établir aussi fortement que possible en Thrace avant l’arrivée des vaisseaux ennemis. Il marcha donc avec ses nouveaux alliés, parmi lesquels il y avait d’audacieux chefs de partisans connaissant parfaitement le pays (comme Lysistratos d'Olynthe), contre les villes de l’Akè, c’est-à-dire la plus orientale des trois dentelures de rochers, celle dont le mont Athos forme au sud le point culminant. Dans cette contrée toute en rochers, comme la Maïna d’aujourd’hui en Laconie, le peuple avait conservé, malgré la mer qui l’entoure, des mœurs tout à fait archaïques ; car les Chalcidiens n’étaient là qu’en petit nombre

la plupart des habitants appartenaient à des tribus préhelléniques. pélasgiques, dont les unes avaient été refoulées du sud, des côtes de Lemnos et de l’Attique dans ces rochers, et dont les autres étaient venues du nord, des contrées des Bisaltes et des Édoniens. Il n’y avait dans toute la presqu’ile, vu sa conformation, que de petites villes, à la fois villes de montagne et ports de mer ; à l’approche de Brasidas, la plupart lui ouvrirent leurs portes. Sané seule, située non loin d’Acanthos sur le canal de Xerxès, et Dion restèrent fidèles à Athènes[19].

Brasidas se dirigea alors vers la presqu’ile de Sithone, qui occupe entre les deux autres une situation moyenne, pour prendre Torone. Il y avait là une garnison athénienne, et quelques vaisseaux postés en sentinelles gardaient le port. On était précisément occupé à réparer les fortifications de la ville ; mais, avant qu’on en fût venu à bout, des partisans des Péloponnésiens avaient appelé Brasidas. Sept de ses hommes, armés de poignards, avaient été envoyés en avant ; on les fit entrer secrètement dans la ville. Brasidas s’approcha pendant la nuit ; on lui ouvrit du dedans deux portes opposées, et la surprise réussit si bien que les ennemis entrèrent à la fois par deux chemins en poussant leur cri de guerre, sans que la garnison se doutât du danger.

Les Athéniens se retirèrent dans la forteresse de Lécythos, située sur une presqu’île qui s’avance au loin dans la mer, et, malgré l’état délabré des fortifications, ils repoussèrent les propositions les plus favorables. Pour la première fois, Brasidas dut employer la force, et, par de fortes récompenses, il chercha à exciter les siens à monter à l’assaut. Les assiégés le repoussèrent, mais une tour de bois, dont la base manquait de solidité, s’écroula et les remplit d’une telle consternation que la plupart s’enfuirent sur les vaisseaux. Brasidas fit mettre à mort ceux qui étaient restés, enlever partout les décombres et les murs écroulés, et consacra le lieu à Athéna, qui avait là un antique sanctuaire[20]. C’est à elle qu’il attribua son succès inespéré, et il donna à son temple la somme qu’il avait destinée au plus N’aillant combattant. C’est ainsi qu’il se montrait généreux et plein d’égards envers les divinités du pays, tandis que les Athéniens convertissaient violemment en places de guerre les sanctuaires étrangers. Brasidas employa le reste de l’hiver à mettre les villes prises en état de se défendre, au cas où elles seraient assiégées. Il fallait s’attendre à voir au printemps paraître dans ces mers toutes les forces athéniennes ; aussi demandait-il sans cesse du renfort à Sparte, et nul n’avait plus de droit que lui à la reconnaissance de ses concitoyens pour ses services et à l’appui de sa patrie.

 

 

 



[1] THUCYDIDE, IV, 42. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 748.

[2] THUCYDIDE, IV, 46-49.

[3] THUCYDIDE, IV, 53-54.

[4] C’est pour cette expédition maritime qu’a lieu le versement de 100 talents mentionné à la 9e prytanie de Ol. LXXXVIII, 4 (424) dans le C. I. ATTIC., n. 273, l. 20. Quant à la prétendue expédition des Athéniens dans l’Eubée en l’année de l’archontat d’Isarchos (424), expédition admise jusqu’ici sur la foi d’une scolie d’Aristophane (ad Vesp., 718) où l’on cite l’Atthis de Philochore, cf. KIRCHHOFF, Kleruchien, p. 20.

[5] Environ 23.575 fr.

[6] THUCYDIDE, IV, 76 sqq.

[7] THUCYDIDE, IV, 89-99.

[8] Thucydide (IV, 91) parle de onze béotarques : mais comme plus loin (IV, 93) il ne mentionne que sept villes, et que sur les inscriptions — qui ne remontent pas, il est vrai, jusqu’au IVe siècle — on trouve sept villes régulièrement représentées par leurs magistrats, il est probable que le nombre sept figurait aussi originairement dans ce passage de Thucydide. Cf. LOLLING, Mittheil. d. D. Arch. Instit., III, p. 86 sqq.

[9] THUCYDIDE, IV, 80.

[10] Ol. LXXXVIII, 4-LXXXIX, 1. Cf. KIRCHHOFF, Ueber die Abfassungszeit der Schrift vom Staateder Athener (Abhandl. d. Akad. d. Wiss., 1878).

[11] THUCYDIDE, IV, 84-88.

[12] W. ONCKENS (Brasidas und der Geschichtsschreiber Thukydides in Histor. Zeitschrift, IX, p. 298 sqq.) met en doute ces dispositions suspectes des districts miniers : elles sont pourtant assez clairement démontrées par la défection des colonies thasiennes, qui se produit immédiatement après. Nous pouvons bien, ce semble, faire à Thucydide l’honneur de croire qu’il avait une raison valable pour prendre position à Thasos.

[13] THUCYDIDE, IV, 102-100.

[14] THUCYDIDE, IV, 107.

[15] THUCYDIDE, V, 26.

[16] Sur la part prise par Cléon au bannissement de Thucydide, voyez MARCELLIN., Vit. Thucyd., 46. Cf. SCHOL. ARISTOPH., Vesp. 947. MEIER, De bonis damnat., 179. Jahrbb. für Philol., 1861, p. 685. GILBERT, Beiträge, p. 196. Thucydide a été condamné comme avant lui Phormion. Les généraux devaient, même innocents, expier les insuccès et les déceptions. Cf. HIECKE, Hochverrath des Thukydides, Berlin, 1869.

[17] ONCKEN (op. cit.), à l’exemple de Grote et de Mure, ajoute le silence de l’accusé aux indices nombreux, et dont rien n’affaiblit la valeur, qui rendent sa culpabilité vraisemblable.

[18] Les Πόλεις d'Eupolis furent représentées vers le moment où les Spartiates transportèrent la guerre en Thrace. Cf. MEINEKE, Fragm. Com. Attic., II, 500. Les villes y figuraient avec leurs armes (GILBERT, Beiträge, p. 149).

[19] THUCYDIDE, IV, 109.

[20] THUCYDIDE, IV, 110-116.