§ III. — SUCCÈS D’ATHÈNES. Après la marche languissante des opérations militaires durant les cinq premières années de la guerre, le sixième été vit se préparer des entreprises plus importantes et des événements plus décisifs. Les deux partis cherchaient de nouveaux points d’appui ; dans les deux États des hommes plus énergiques arrivèrent au pouvoir ; Sparte reconnut la valeur de Brasidas ; Athènes se remit peu à peu des suites de la peste, qui sévit encore une fois en 427 (Ol. LXXXVIII, 2) ; la ville reprenait courage, et sa vigueur renaissante se personnifiait dans Démosthène, fils d’Alcisthène. Grâce à un tremblement de terre qui arrêta les
Péloponnésiens à l’isthme de Corinthe, l’Attique ne fut pas envahie cette
année. Ces commotions, qui se firent sentir dans toute L’antique ville de Trachis, situé au pied de l’Œta, près
des Thermopyles, avait été ruinée par les peuplades voisines. Ses habitants,
après avoir d’abord songé à Athènes, demandèrent du secours à Sparte, qui
leur inspirait plus de confiance et que de vieilles traditions liaient à leur
patrie. Des Doriens, demeurant entre l’Œta et le Parnasse et qui se
trouvaient dans une détresse semblable, se joignirent à eux. Les plus
clairvoyants des Spartiates, dont Brasidas était sans doute le principal
organe, reconnurent tout l’avantage de la situation de Trachis. C’était une
place d’armes faite à souhait : on pouvait de là agir dans deux directions
différentes ; d’abord, contre l’Eubée, les possessions et les stations
navales qu’y avaient les Athéniens, puis à tout moment, du côté du nord,
contre les colonies de Ils purent d’autant mieux poursuivre avec énergie la
réalisation des plans qui devaient avoir pour effet d’étendre leur empire sur
terre et sur mer. Nicias, qui après la chute de Mytilène avait dû à la
victoire du parti modéré un surcroit d’influence, avait fait, cet été là, une
expédition heureuse contre l'île de Minoa. Cette île formait avec Nisæa une
station péloponnésienne qu’il fallait surveiller de Salamine. Pour plus de
sûreté, Nicias voulut être maître du port même de Mégare, et il construisit
dans ce but un château-fort à Minoa. L’année suivante (426 : Ol. LXXXVIII, 3), il
conduisit une escadre de soixante vaisseaux à Mélos pour contraindre cette
lie, importante par sa position et par ses ports, à entrer dans l’alliance
d’Athènes : car, depuis que les Péloponnésiens avaient une flotte, il
semblait d’autant plus nécessaire de ne laisser subsister dans l’Archipel
aucune puissance ennemie et d’arrondir plus complètement le domaine maritime
d’Athènes. Mais Mélos ne put être forcée, et Nicias se tourna rapidement vers
la mer d’Eubée : il débarqua ses deux mille hoplites à propos et rejoignit
sur le territoire de Tanagra à l’armée athénienne qui, sous Hipponicos et
Eurymédon, envahissait Démosthène, qui avait quitté le port en même temps que Nicias, poursuivait des plans plus vastes ; c’était un homme qui paraissait avoir toutes les qualités requises pour compléter les aptitudes de son collègue. Général et politique audacieux, sa vue portait loin, et il était plein d’expédients et d’idées neuves. Il voyait clairement qu’Athènes ne pouvait pas vaincre avec ses soldats citoyens tout seuls, mais qu’elle devait apprendre à mieux se servir de ses alliés. Son ardeur guerrière menaçait également Thèbes et Sparte ; c’était le premier tacticien d’Athènes qui sût profiter de la nature du terrain, des saisons, et employer à propos les différentes armes. Il apprit le premier à apprécier à leur juste valeur les troupes légèrement armées, et fit preuve dans ses plans- de campagne d’une puissance de combinaison comme la pratique de la guerre pouvait seule la donner. Les revers partiels ne l’abattaient pas, et il savait communiquer son courage à ses troupes et gagner leur confiance ; il était d’ailleurs bien plus sympathique à l’homme du peuple que Nicias avec son air guindé et ses allures aristocratiques. Démosthène songeait à porter dans l’ouest le fort des hostilités ; marchant sur les traces de Phormion, d’accord avec lés braves et entreprenants habitants de. Naupacte, allié des Acarnaniens et des Corcyréens, il voulait détruire la puissance de Corinthe dans les contrées de l’ouest et rendre à Athènes ces alliances continentales auxquelles elle avait renoncé depuis la paix de Trente ans. Ce fut donc lui qui reprit l’ancienne politique de Myronide et de Tolmidès. Il nous est permis, du reste, de supposer que la chute honteuse de Platée éveilla alors chez bien des patriotes, auxquels tenait à cœur l’honneur de leur ville, la pensée qu’Athènes avait grand besoin d’augmenter l’effectif de son armée de terre, et que les milices citoyennes ne suffisaient pas pour tenir en respect les ennemis qui l’entouraient. Pour plaire aux Acarnaniens, Démosthène, avec le secours des autres alliés de l’ouest, commença par faire la guerre aux Leucadiens, amis de Corinthe, dont le territoire, moitié ile et moitié continent — en perçant l’isthme, les Corinthiens en avaient fait depuis longtemps une île —, était un voisinage particulièrement dangereux pour les Acarnaniens. L’île fut ravagée, et, la population s’étant réfugiée dans l’enceinte fortifiée de la ville, les Acarnaniens demandèrent qu’on en commençât le siège sans tarder, sous prétexte qu’elle était incapable de résister[4]. Mais Démosthène était peu disposé à élever des retranchements et des murailles, d’autant plus que les Acarnaniens auraient sans doute vu de mauvais œil une garnison athénienne s’établir dans la ville. Un autre plan, dont les Messéniens lui avaient donné l’idée[5], séduisait son esprit plein d’ardeur ; il s’agissait de soumettre les Étoliens, qui inquiétaient continuellement Naupacte. Cette grande peuplade n’avait pris jusque-là aucune part
aux différends des Grecs ; son pays leur était resté ou plutôt leur était
devenu étranger. Les Étoliens, en effet, étaient de même race que les Locriens
elles habitants de l’Élide ; mais les immigrations du nord les avaient fait
retourner à l’état de barbarie et les avaient rendus étrangers à la
civilisation grecque. Ils parlaient un dialecte inintelligible, vivaient en
associations cantonales indépendantes, dépourvues de centres fortifiés et
assez éloignées les unes des autres, et occupaient l’espace compris entre
l’Achéloos et les Thermopyles. Démosthène espérait donc pouvoir, par une
marche rapide, prévenir la réunion des tribus ; ses vues dépassaient de
beaucoup le but immédiat, car il comptait sur les dispositions favorables des
Locriens Ozoles et des Phocidiens leurs voisins, et il se voyait déjà en
esprit à la tète d’une puissante armée continentale, composée de tous les
contingents réunis de Démosthène s’était trompé sur les difficultés d’une campagne en Étolie ; il avait dans sa fortune une confiance si aveugle qu’il n’attendit même pas que les Locriens l’eussent rejoint : il ne s’émut pas davantage du refus de secours des Acarnaniens, qui lui en voulaient de n’avoir pas déféré à leurs désirs. Après quelques succès, il s’avança jusqu’à Ægition, situé à trois lieues de la mer. Là commencèrent les embarras. Car les Étoliens, faisant preuve de bien plus d’entente et de cohésion qu’on ne l’avait cru, occupaient en grand nombre les hauteurs et, sans risquer une bataille rangée, infligèrent de grandes pertes aux Athéniens. Démosthène manquait de troupes légères pour se garantir des archers ennemis. A la fin, il n’eut plus d’autre ressource que de battre précipitamment en retraite : mais cette retraite même fut désastreuse. L’habitant de Naupacte qui avait servi de guide avait péri
; Démosthène regagna la côte à travers des marais, des montagnes sans
chemins, des forêts en feu ; son collègue Proclès et cent vingt citoyens
d’Athènes avaient été inutilement sacrifiés[6] La campagne eut
pour tout résultat d’indisposer les Acarnaniens contre Athènes et d’irriter
les Étoliens, qui se mirent immédiatement, en rapport avec Corinthe et
Sparte. C’étaient probablement les Corinthiens qui, cette fois encore,
s’étaient hâtés d’agir pour profiter des circonstances. Ils doivent avoir
excité les Étoliens et choisi Naupacte, qu’ils détestaient, pour but d’une
expédition qu’ils mirent en train avec une grande rapidité. Car, pendant ce
même été, on vit se réunir au pied du Parnasse une armée péloponnésienne de
trois mille hoplites, dont cinq cents fournis par la nouvelle colonie
d’Héraclée. Une proclamation partie de Delphes invita les Locriens à se joindre
à la ligue péloponnésienne ; les villes locriennes donnèrent des otages, et
Sparte fut plus puissante que jamais au centre de Vers la fin de l’été, la grande armée péloponnésienne se trouvait sur les bords de l’Achéloos, sans but et sans plan de campagne. Mais sa présence servit à ranimer dans les districts voisins la fureur des partis. Les Ambraciotes crurent l’occasion favorable pour tenter un coup de main contre leurs anciens ennemis les Amphilochiens et les Acarnaniens. Ils occupèrent avec trois mille hoplites Olpæ, point fortifié de la côte sur le territoire amphilochien ; plus tard ils firent encore venir deux mille hommes et levèrent des auxiliaires chez les tribus belliqueuses des environs. En même temps, le général spartiate Eurylochos passa l’Achéloos et réussit à joindre ses forces à l’armée des Ambraciotes, de sorte que tout à coup le rivage du golfe d’Ambracie devint le théâtre d’une lutte acharnée et tumultueuse. Les Acarnaniens se hâtèrent de mettre leurs troupes sur pied, en confièrent le commandement à Démosthène, et décidèrent Aristote et Hiérophon, qui commandaient une escadre athénienne de vingt vaisseaux dans les eaux du Péloponnèse, à venir à leur secours. Démosthène brillait de réparer sa défaite, et, malgré les premiers froids, il parut devant Olpæ avec des hoplites messéniens et soixante archers de l’Attique, immédiatement après l’arrivée d’Eurylochos. La supériorité numérique des Péloponnésiens et des Ambraciotes était considérable ; mais Démosthène, grâce à la supériorité de sa tactique, sut si bien profiter des avantages du terrain qu’il remporta, en rase campagne, une victoire signalée sur les Spartiates. Eurylochos lui-même périt dans la bataille, et les Péloponnésiens, enfermés avec les Ambraciotes, perdirent si complètement courage qu’ils ne songèrent plus qu’à leur propre salut[9]. Démosthène profita de ces dispositions pour conclure avec le général Ménédæos un traité particulier qui lui accordait, à lui et à ses troupes, le droit de se retirer librement. Il y voyait un immense avantage, celui d’enlever tout secours aux Ambraciotes, qui avaient si légèrement commencé la lutte, et en même temps de montrer au monde avec quelle impudeur Sparte abandonnait ses alliés. En effet, aucune défaite ne pouvait déshonorer Sparte autant que ce qui allait arriver. Par suite de cette honteuse convention, les Spartiates quittèrent l’un après l’autre la forteresse cernée ; ils s’esquivèrent, laissant là leurs frères d’armes, et se mirent à fuir devant eux lorsqu’ils s’en virent poursuivis[10]. Cependant Ambracie envoya des troupes qui s’approchèrent de la côte en traversant le territoire des Amphilochiens. Démosthène, qui avait dans son armée des troupes amphilochiennes, en profita pour les déposer en embuscade dans le passage d’Idomène. Le succès répondit pleinement à son attente : tout le corps ennemi fut détruit, et les Ambraciotes reçurent un coup si rude de cette double défaite et de la trahison de leurs alliés qu’ils perdirent toute énergie et se montrèrent incapables de quelque résistance[11]. Démosthène voulait prendre Ambracie, pour détruire à tout jamais l’influence de Corinthe dans ce golfe important. Mais les Acarnaniens l’en empêchèrent. Ils aimaient mieux avoir pour voisins leurs anciens ennemis, maintenant incapables de leur nuire, quo les Athéniens. Ce qui prouve combien les Grecs occidentaux étaient jaloux de l’influence d’Athènes dans leur pays, c’est l’ardeur qu’ils mirent à régler entre eux leurs affaires, sans intervention étrangère. Car, après qu’Ambracie eut renoncé à la possession du territoire d’Amphilochie, les Acarnaniens et les Ambraciotes conclurent une paix de cent ans : toutes les guerres entre voisins devaient cesser ; on devait se secourir réciproquement contre toute attaque, à condition toutefois que les uns ne seraient jamais forcés à marcher contre Athènes, ni les autres, c’est-à-dire les Ambraciotes, contre les Péloponnésiens[12]. On voit qu’après tout on tenait des deux côtés à ménager les anciennes relations, et c’est ce qui explique comment Corinthe put remettre plus tard une garnison à Ambracie. Néanmoins, l’effet produit par les derniers événements militaires fut considérable. Les troupes athéniennes s’étaient de nouveau couvertes de gloire, même sur la terre ferme. Démosthène revint à Athènes avant la fin de l’hiver, et l’on vit resplendir dans les temples de sa ville natale les trois cents armures qu’il avait prises à l’ennemi. Des cérémonies religieuses avaient contribué de leur côté
à remplir les âmes d’un courage nouveau. Car, au milieu du tumulte sanglant
de la guerre, on avait résolu d’offrir à Apollon, dans son île de Délos, un
hommage solennel, hommage motivé sans doute par la disparition complète de la
peste qui n’avait cessé que pendant la cinquième année de la guerre. L’île
entière fut consacrée de nouveau au dieu clément, tous les cercueils furent
enlevés, et l’îlot de Rhénée seul destiné à l’avenir aux sépultures. C’était
l’achèvement de l’œuvre commencée jadis par Pisistrate ; on voulait sans
doute aussi, en renouvelant d’une façon brillante les fêtes de Délos,
affermir la puissance d’Athènes dans l’Archipel, donner aux tribus ioniennes,
exclues des fêtes du Péloponnèse, un centre religieux et les rattacher
toujours plus étroitement à Athènes. Mais le but principal était, sans aucun
doute, moral et religieux. On voulait calmer et élever les esprits. Les
cérémonies expiatoires célébrées à Délos devaient marquer, comme celles d’Athènes
au temps de Solon, une ère nouvelle de prospérité après une époque de
troubles et de dissensions. C’est pour cela qu’on organisa la fête d’Apollon
sur un plan nouveau, et qu’on en fit une fête nouvelle. Elle devait avoir
lieu tous les quatre ans au printemps[13] ; on y rétablit
les anciens concours mentionnés par Homère, et on ajouta, à titre
d’innovation, des courses en l’honneur du dieu. C’est sans doute le parti des
modérés qui avait fait prendre ces mesures, pour faire revivre les anciennes
traditions de plus en plus oubliées et régénérer l’esprit religieux. Aussi
voyons-nous Nicias prendre part aux fêtes de Délos avec un zèle tout
particulier, et il est très probable que, lorsqu’elles furent célébrées pour
la première fois, ce fut lui qui, comme chef de la députation athénienne, se
distingua par des largesses extraordinaires. En effet, il fit jeter en une
nuit un pont sur le détroit, large de quatre stades, qui sépare Rhénée et
Délos[14], de sorte que,
le lendemain, la foule fut étonnée de voir aménagée pour la procession une
route couverte de tapis, ornée de guirlandes, de tableaux et d’objets
précieux, par où les Athéniens firent leur entrée dans l’île. Il fit aussi
des donations en biens-fonds, consacra de nouvelles offrandes, et fit tout ce
qu’il put pour prouver à Pendant que Nicias essayait de calmer les esprits par des
fêtes pacifiques, Démosthène ne songeait qu’à imprimer à la guerre une
impulsion énergique :la lenteur des opérations, qui consommait inutilement les
ressources, lui était insupportable. Il cherchait de nouveaux moyens
d’attaque pour frapper an cœur les forces ennemies. Les expériences qu’il
avait faites pendant ses campagnes dans l’ouest le servirent à souhait. Là,
il avait surtout reconnu la valeur des Messéniens, leur esprit d’entreprise,
leur haine implacable contre les Spartiates. Les émigrés n’avaient pas plus
oublié leur patrie qu’ils n’avaient désappris leur dialecte. Dans la vieille
Messénie vivaient encore les restes de la même tribu ; le pays était en
grande partie désert, car les Spartiates n’avaient pas su utiliser leur
conquête ; toute la côte occidentale était inhabitée ; le port de Pylos[16], le meilleur de
toute la presqu’ile, restait là tombant en ruines, délaissé et inutile. L’idée
de faire profiter Athènes de cet état de choses était de celles que les
circonstances devaient suggérer, et c’est probablement pendant qu’il était en
rapport avec les Messéniens que Démosthène forma le projet de s’emparer de ce
port pour le compte d’Athènes, d’attaquer Sparte à l’endroit le plus
vulnérable, et de pousser Démosthène tint son plan secret. Il était alors sans fonctions officielles ; car, lors de la dernière élection des stratèges, ses victoires en Acarnanie n’étaient pas encore connues à Athènes. Il s’en prévalut pour se faire donner par le peuple un poste de confiance, lorsqu’au printemps Eurymédon et Sophocle furent envoyés dans la merde Sicile avec quarante vaisseaux et qu’ils furent chargés en même temps de porter secours aux Corcyréens, toujours harcelés :par les bandes des aristocrates. Démosthène accompagna la flotte comme commissaire du peuple, avec le droit de proposer pendant le trajet l’occupation des points de la côte qui lui paraîtraient offrir quelque avantage[17]. Pendant que les vaisseaux, après avoir doublé les promontoires méridionaux de la péninsule, longeaient les montagnes de la côte messénienne, Démosthène appela l’attention des généraux sur le port abandonné avec ses deux entrées étroites et le promontoire de Coryphasion, dont les roches abruptes s’élèvent au-dessus de l’entrée septentrionale à une hauteur de huit cents pieds et dominent toute la contrée voisine. Il leur proposa d’occuper la hauteur, qu’on pourrait fortifier et défendre sans peine : la garnison trouverait de l’eau de source sur la montagne même ; il se chargeait, avec six vaisseaux, de s’y établir et de s’y maintenir. Les généraux refusent. de s’arrêter. En effet, Démosthène, avec sa témérité et ses plans audacieux, était peu aimé de la haute classe. Dans sa position actuelle, qui faisait de lui en quelque sorte l’homme de confiance du peuple et lui conférait un privilège contraire à toutes les traditions, il leur était doublement antipathique. La flotte passe. Mais une tempête se déchaîne, et, malgré eux, les généraux se voient forcés de rebrousser chemin et d’attendre un temps plus favorable dans le port si bien fermé de Pylos. Démosthène renouvelle ses propositions, mais sans succès. On aurait fort à faire, lui répondait-on, si on voulait occuper tous les points abandonnés sur le littoral de la péninsule ! Les commandants en sous-ordre et les équipages ne montraient pas plus d’ardeur. Mais le mauvais temps continue, et l’ennui des troupes vient en aide à Démosthène : elles s’offrent d’elles-mêmes à fortifier la montagne. On put constater une fois de plus l’entrain et le savoir-faire des Athéniens. Comme ils manquaient d’instruments pour tailler les pierres et les mettre en place, ils cherchèrent parmi les débris du roc et de constructions plus anciennes tout les matériaux utilisables, se chargèrent l’un l’autre le mortier sur leurs épaules, et, le retenant avec les mains jointes derrière le dos, montèrent et redescendirent sans se lasser la pente escarpée des écueils. Au bout de six jours, sous la direction de Démosthène, ils avaient mis la hauteur en état de défense. La flotte continua sa route vers Corcyre, laissant Démosthène avec cinq vaisseaux en pays ennemi[18]. Les Athéniens ne tardèrent pas à ressentir les heureux effets de ce hardi coup de main ; car le roi Agis, qui venait d’envahir l’Attique (c’était la cinquième invasion), se retira dans le Péloponnèse après une occupation de quatorze jours à cause des nouvelles reçues de Messénie. En même temps, pour mettre immédiatement un terme à l’audacieuse entreprise de Pylos, on rappela la flotte qui devait tenter une fois encore de relever le parti péloponnésien à Corcyre, et bientôt Démosthène vit du haut de son fort solitaire battu par la vague quarante-trois vaisseaux entrer dans le port, tandis que toute la plage se couvrait de troupes envoyées de Sparte en toute hâte. Mais, loin de perdre courage, il agit avec fermeté et présence d’esprit. Après avoir expédié deux de ses vaisseaux pour appeler le plus tôt possible la flotte athénienne à son secours, il plaça sa petite troupe sur les retranchements et descendit lui-même sur la plage avec soixante hommes d’élite et un certain nombre d’archers. Il n’y avait de danger que là : les points où le débarquement était facile étaient suffisamment fortifiés ; il s’agissait donc de défendre l’endroit où, à cause du peu de profondeur de l’eau, on avait jugé inutile d’élever des retranchements sérieux. C’est là qu’il fallait repousser toute tentative de descente ; car, si l’ennemi prenait pied sur la montagne, le fort et sa garnison étaient irrévocablement perdus. Les Péloponnésiens occupèrent d’abord l’île de Sphactérie, qui s’allonge entre la passe septentrionale et l’entrée méridionale du port, afin de dominer de là toute la région environnante ; puis, ils ramèrent vers la partie de la côte qui se trouvait sans défense et où la petite troupe athénienne était rangée en ordre de bataille. On voulait la punir d’avoir osé s’établir sur le sol du Péloponnèse. Mais des difficultés inattendues se révélèrent au moment de l’attaque. Un petit nombre de vaisseaux seulement pouvaient marcher de front, et ceux-là même étaient en danger, à tout moment, de toucher sur les roches du fond. La maladresse des Péloponnésiens et la peur qu’ils avaient de l’eau contribuèrent à empêcher tout succès. Brasidas, malgré son ardeur, ne put vaincre la timidité de ses hommes ; en vain il poussa son propre vaisseau sur les écueils de Coryphasion et, pour donner l’exemple, descendit sur les brisants au moyen d’une échelle. Frappé par les projectiles, il chancela et perdit connaissance. Les Athéniens étaient inébranlables, et, au bout de deux jours, leurs adversaires, au lieu de les fatiguer en faisant avancer sans cesse de nouvelles troupes, renoncèrent à combattre et envoyèrent chercher du bois à Asine, pour construire des machines de siège et pouvoir ainsi renouveler l’attaque sur un point plus favorable au débarquement. On laissa ainsi passer le moment décisif. Car, dans l’intervalle, les Athéniens arrivèrent des îles Ioniennes avec cinquante vaisseaux de guerre, dont quatre ide Chios ; les vaisseaux postés en observation à Naupacte s’étaient aussi joints à l’expédition de Messénie. Les Athéniens commencèrent par offrir la bataille en pleine mer ; puis ils pénétrèrent dans le port par les deux entrées à la fois, surprirent les vaisseaux péloponnésiens encore en désordre et les acculèrent à la côte. Ceux-ci revinrent à la charge avec une ardeur sans pareille ; car ils avaient compris tout à coup qu’il y allait de la vie de tous les Spartiates détachés dans l’île. Une terrible bataille s’engagea entre les deux escadres : à la fin, les Athéniens restèrent maîtres du port, et, bien que l’armée de terre s’accrut, constamment par des renforts venus de tout le Péloponnèse, elle fut hors d’état de secourir les Spartiates prisonniers, qui étaient là à la portée du regard, ni même de leur porter des provisions sur leur rocher désert[19]. Lorsqu’on fut au courant de la situation à Sparte, on résolut d’envoyer à Pylos les autorités elles-mêmes, pour y traiter avec des pouvoirs illimités. Elles ne purent que conclure un armistice, et même à des conditions très dures et très humiliantes pour les Péloponnésiens, qui se trouvaient là sur le rivage de leur propre pays avec toutes leurs forces de terre et de mer. Toutes les trirèmes spartiates, au nombre de soixante, furent livrées aux Athéniens pour la durée de l’armistice ; ceux-ci, en revanche, permirent simplement qu’on apportât tous les jours aux Spartiates prisonniers dans Sphactérie un nombre fixe de rations ; l'île même devait être strictement gardée jusqu’à ce qu’on eût décidé à Athènes de la guerre ou de la paix[20]. La surprise des Athéniens fut extrême eu voyant arriver au Pirée les vaisseaux qui leur apportaient la nouvelle des succès remportés à Pylos et leur amenaient en même temps les hauts fonctionnaires de Sparte. Les Spartiates voulaient la paix et se croyaient sûrs de l’obtenir. Ce n’est que dans cet espoir qu’ils avaient accepté les conditions de l’armistice. Ils voyaient devant eux une guerre sans lin ; au fond, Sparte n’avait fait jusque-là que se couvrir de déshonneur et éprouver des pertes, et l’avenir ne promettait guère de compensation. Elle était en mauvais termes avec ses alliés ; tout récemment, à ses infortunes sur mer était venue s’ajouter une défaite de son armée de terre, et, maintenant qu’elle se voyait menacée de la perte irréparable de 420 citoyens, toute hésitation cessait du coup. Ce malheur semblait encore aux Spartiates le motif le plus honorable qu’ils pussent trouver pour demander la paix ; ils agirent sans cousu tiédeurs alliés, car il leur importait d’atteindre rapidement au but. Le discours des ambassadeurs fut pressant et persuasif. Ils montrèrent qu’Athènes ne pourrait jamais faire la paix à de meilleures conditions. Une paix loyale et honnête, dirent-ils, est facile à conclure lorsqu’on ne tient pas à imposer aux vaincus des conditions intolérables, qui ne font que les pousser à une résistance désespérée. La puissance de Sparte n’est pas anéantie. Mais elle désire la paix, et elle se sentira d’autant plus tenue d’être la fidèle alliée d’Athènes que celle-ci agira avec plus de générosité et de modération. Que les Athéniens songent à l’inconstance de la fortune des armes, inconstance qu’ils ont eux-mêmes si souvent éprouvée[21]. Le succès ne répondit, pas au désir des orateurs. Le peuple athénien était si enivré de son succès qu’il jugeait toute négociation superflue. Il croyait tout tenir entre ses mains. Un orgueil immense remplissait les Athéniens, et, avant que des orateurs modérés pussent lui opposer la voix de la raison, Cléon se hâta de profiter de cette disposition des esprits pour reconquérir toute son influence ; car il n’avait pas réussi encore à s’assurer la direction durable et incontestée des affaires, à la manière de Périclès[22]. Malgré le terrorisme que Cléon exerçait dans l’assemblée du peuple, il rencontrait toujours, à Athènes même, une opposition invincible : la comédie surtout parlait avec franchise. En effet, tandis que la tragédie, fidèle à sa mission, arrachait les aimes aux tristesses du présent pour les transporter dans le monde de l’idéal, la comédie avait acquis précisément au cours de ces dernières années toute sa valeur et toute son influence en flagellant les vices du temps, et en conservant aux Athéniens sur la scène le franc-parler qui avait presque disparu de la tribune. Depuis le développement des institutions démocratiques, qui rendaient impossible la marche régulière des affaires sans l’influence prépondérante d’un seul, nous trouvons constamment la comédie dans l’opposition[23]. C’est ainsi que Périclès avait été attaqué par Cratinos, Hermippos, Téléclide et autres, et qu’après sa mort Aristophane le rendit responsable de toute la guerre[24]. Pendant toute la durée des hostilités, Aristophane s’éleva contre tout ce qui révélait les tendances pernicieuses de l’époque, et il attaquait surtout à fond la politique de Cléon. Le manque de réflexion, la légèreté avec laquelle ou traitait les affaires les plus importantes, les prévarications des tribunaux, l’arbitraire des fonctionnaires, la honteuse oppression des alliés que, dans ses Babyloniens, il représentait sous la forme d’esclaves tournant la meule, tels étaient les vices de la démocratie dégénérée qu’il attaquait avec une sérieuse indignation, sans vouloir pour cela discréditer la constitution établie ni en dégoûter les citoyens, Sans doute, chez un comique, il ne faut pas peser au poids de l’or toutes les expressions, et nous sommes prêts à convenir que des rancunes personnelles ont aiguisé la pointe de ses sarcasmes ; mais en somme, on ne saurait méconnaître la sincérité des convictions du poète, qu’il faudrait tenir pour na malhonnête homme s’il n’y avait pas à ses peintures un fond d’exacte vérité. Sa droiture faisait l’admiration des alliés : ils se pressaient à Athènes pour voir le poète qui, pendant les fêtes publiques, avait le courage de dire franchement au peuple athénien ce qui est juste[25] ; c’est parce qu’il disait la vérité que Cléon le haïssait mortellement. Comme la loi qui pendant quelques années avait restreint les libertés de la scène était abolie, Cléon dut avoir recours à d’autres moyens pour se venger de son audacieux adversaire. Immédiatement après la représentation des Babyloniens[26], il l’accusa devant le Conseil de s’être moqué de la politique athénienne, pendant la fête publique des Grandes Dionysies et en présence de tant d’étrangers et d’alliés, ce qui était un procédé excessivement dangereux et fort peu patriotique[27]. L’accusation n’était pas, il est vrai, tout à fait gratuite : mais les juges ne voulurent point enlever à la comédie le droit de représenter comme un abus ce qu’elle reconnaissait comme tel dans la vie publique ; ils n’y virent point de crime coutre la sûreté de l’État, et l’accusation formulée dans ce sens fut repoussée. Cléon essaya d’un autre moyen pour atteindre son hardi contradicteur : il lui contesta son origine athénienne. Les sycophantes étaient fort experts dans ces sortes d’accusations : mais cette tentative de se débarrasser d’une opposition gênante échoua aussi. Vers cette époque, d’ailleurs, Cléon était en guerre avec certaines classes de la société tout entières, surtout avec les aristocrates, représentés dans les escadrons de cavalerie, la seule troupe permanente et la seule, d’après le plan stratégique de Périclès, qui eût l’occasion de se mesurer en rase campagne avec l’ennemi. Iléon les avait sans doute irrités en critiquant leurs services an conseil des Cinq-Cents[28]. C’est pour cela que cette troupe se constitua eu parti politique et s’unit à Aristophane, qui dès lors résolut d’agir plus vigoureusement contre le démagogue. Cléon saisit avec d’autant plus d’empressement la première occasion qui se présenta, c’est-à-dire, cette fois, l’arrivée des ambassadeurs spartiates, pour ressaisir toute son influence et la première place dans l’État. Il tenait toute prête la réponse qu’on devait faire aux ambassadeurs ; et qui traduisait bien, en effet. le sentiment général. Il exigeait que les Spartiates de Sphactérie fussent conduits prisonniers à Athènes, et qu’on rendit immédiatement aulx Athéniens leurs possessions antérieures dans le Péloponnèse et en Mégaride, Nisæa, Pegæ, Trœzène, et toute l’Achaïe. Ceci fait, un pourrait venir chercher les prisonniers et traiter de la trêve comme on l’entendrait. On pourrait croire qu’après celte réponse toute
négociation fut rompue ; car enfin, une défaite complète ne pouvait pas
amener de conditions plus dures. Et pourtant, les ambassadeurs ne refusèrent
pas absolument d’accepter cette réponse ; ils demandèrent seulement qu’on
élût des délégués avec lesquels ils pourraient continuer à traiter. Car. bien
que les Spartiates se souciassent peu des intérêts de leurs alliés, ils ne
pouvaient pas faire en séance publique, sans être sûrs du succès, des
concessions qui les eussent immédiatement brouillés avec eux. lis ne
pouvaient donc que demander la formation d’une commission, à laquelle ils
soumettraient leurs propositions en vue d’arriver à une entente. Cléon profita
de cette motion pour se répandre en invectives. On voyait bien, et il l’avait
toujours dit, que les Spartiates n’étaient jamais sincères. Leur dessein
était seulement le s’entendre en secret avec quelques nobles personnages
d’Athènes, et de duper ainsi la naïveté du peuple ; car ce qui est honnête et
juste ne doit pas redouter la publicité. Il atteignit complètement son but.
Les ambassadeurs partirent ; l’occasion de conclure une paix honorable et de
diviser de part en part la ligue du Péloponnèse et de En conséquence, à l’expiration des vingt jours de trêve, les hostilités recommencèrent dans le port de Pylos ; les généraux athéniens en donnèrent eux-mêmes le signal en refusant de rendre les vaisseaux qu’on leur avait livrés. Mais, malgré cet acte de violence, qu’on essaya d’excuser en prétendant, faute de bonnes raisons, que les Péloponnésiens avaient violé de leur côté les clauses de l’armistice, la situation des Athéniens empirait sensiblement. On attendait toujours, mais en vain, que les Spartiates se rendissent. Ils s’étaient ménagé plus de provisions qu’on ne pensait, el les bilotes, excités par de grandes promesses, réussissaient à pénétrer secrètement dans l’île avec une audace et une adresse extrême. Les Athéniens, au contraire, souffraient cruellement du mam-pie d’eau de source ; la surveillance de ide était très pénible ; on redoutait l’approche de la mauvaise saison : mécontentement s’accrut et, au lieu de la nouvelle d’une victoire complète et du’ butin qu’on attendait d’heure en heure à Athènes, un apprit que le succès était douteux el que la garnison demandait du renfort[30]. Pour le coup, le revirement de l’opinion fut complet. Les Athéniens se repentirent amèrement de leur conduite irréfléchie, et Cléon dut faire les plus grands efforts pour échapper à une défaite totale. D’abord, il contesta la vérité des nouvelles venues de Pylos ; niais, lorsque le peuple l’invita à aller s’assurer.par lui-même de l’état de la flotte en compagnie de Théagène (qui était probablement du parti des aristocrates), il répondit avec beaucoup de raison que ces missions-là étaient une pure perte de temps : que, si les généraux avaient du cœur, il leur serait facile, par un coup de main hardi, de mettre fin à la situation pénible de la croisière de Pylos. C’était une attaque contre Nicias, alors général ; celui-ci ne voulut point laisser échapper l’occasion de faire expier à l’odieux démagogue ses fanfaronnades. Il renonça donc au commandement pour lui et ses collègues, et proposa d’en revêtir Cléon. Celui-ci fit des difficultés ; mais les Athéniens, qui prenaient plaisir à cet arrangement tout nouveau, ne l’en tinrent pas quitte, et il fut à la fin forcé d’obéir. Il retrouva bientôt son assurance habituelle, si bien qu’il promit au peuple de lui amener dans vingt jours les Spartiates de Sphactérie ou de les y tuer[31]. Il se fit donner plein pouvoir de prendre Démosthène pour collègue[32] ; car il savait que depuis longtemps ce dernier insistait pour qu’on prît l'île de force. La fortune le seconda admirablement. Au moment où il
rejoignit Les Spartiates occupaient file comme une garnison installée dans une forteresse. Sur la plage, ils avaient mis des avant-postes ; dans la dépression du milieu, arrosée par une petite source, se trouvait leur quartier-général. A partir de là, le sol s’élève vers le nord jusqu’au sommet du rocher, le point le plus élevé et aussi la plus forte position de l’île entière. Les Spartiates y avaient construit des retranchements en se servant des débris d’anciennes fortifications. Après avoir mis hors de combat les postes avancés, les troupes de Démosthène, partagées en différents groupes, s’avancèrent vers la hauteur centrale, en criblant les ennemis resserrés dans un petit espace de flèches, de pierres et de javelots. L’incendie des bois, qui avait détruit tout abri, et l’insupportable poussière de cendres rendaient la défense très pénible. Les Spartiates se retirèrent enfin sur le sommet, décidés à s’y défendre à outrance. Ce point était inexpugnable. La journée touchait à sa fin ; les Athéniens était épuisés par la soif et l’ardeur du soleil : Démosthène lui-même était à bout d’expédients. Une heureuse idée des Messéniens ses amis et de leur chef Comon le tira d’affaire[33]. Ils avaient découvert, sous les rochers à pic. de la pointe nord, un endroit d’où l’on pouvait escalader la hauteur sans avoir besoin d’un sentier ; ils prirent ainsi les Spartiates par derrière, et ceux-ci, se voyant attaqués de tous côtés, acceptèrent enfin les propositions de Cléon et de Démosthène. Ils se rendirent au nombre de 292, dont 120 citoyens spartiates, après avoir été enfermés dans l’île pendant soixante-douze jours. On les conduisit à Athènes, en déclarant qu’à la première invasion en Attique ils seraient mis à mort. Par contre, on mit à Pylos un détachement de Messéniens qui, de là, firent avec succès des incursions dans les contrées voisines[34]. Aux dégâts causés par ces dévastations vint s’ajouter pour les Lacédémoniens le manque de sécurité chez eux, la crainte de révoltes intestines. Les hilotes commençaient à passer à l’ennemi ; on se voyait menacé de toutes les horreurs des guerres de Messénie. De plus, la flotte était perdue, et les ménagements qu’imposait le souci des prisonniers empêchaient tout emploi utile de l’armée de terre ; on en était donc réduit à une guerre défensive, sans gloire et sans succès. Mais la plus cruelle des pertes, c’était celle de l’estime de la nation. Jusque-là on avait cru impossible que des descendants de Léonidas pussent se rendre les armes à la main ; en outre, la confiance des alliés avait été déjà complètement ébranlée par la trahison de Ménédæos, et la politique égoïste des Spartiates n’était plus un mystère pour personne. Sparte. dans ces circonstances, était si fatiguée de la guerre qu’elle entra de nouveau en négociations avec Athènes. Mais Cléon, plus puissant que jamais, y était le héros du jour, le bienfaiteur de la ville, celui qui l’avait délivrée des angoisses éprouvées durant de longues années. En souvenir de ses hauts faits, on consacra dans l’acropole une statue à la Victoire[35] ; l’État lui conféra à lui-même le plus envié des honneurs officiels, le droit de se faire nourrir au Prytanée sa vie durant ; bref, il se trouvait à l’apogée de la puissance et de la gloire, admiré et. redouté du peuple, et. comme un tyran, entouré d’une troupe de flatteurs. Il se permettait de traiter avec hauteur ses concitoyens ; on put le représenter sur la scène comique remettant, à cause d’un festin, les délibérations de l’assemblée du peuple. Par contre, Nicias avait, dans la même mesure. perdu de sa considération, non seulement chez ses adversaires, mais aussi parmi ses amis politiques. Car ceux-ci ne pouvaient lui pardonner d’avoir renoncé si mal à propos à son commandement, et de s’être fait ainsi lui-même l’artisan de la puissance de Cléon. Le parti modéré était divisé et sans force : on opposa aux offres pacifiques de Sparte des prétentions sans cesse croissantes, et tontes les négociations échouèrent contre ce parti pris. Il s’agissait avant tout de trouver des fonds pour les préparatifs considérables que nécessitait la continuation de la guerre. Même le système financier de Périclès était complètement impuissant à subvenir aux frais énormes que nécessitaient des années de guerre. On avait commencé, pour ménager autant que possible le Trésor, par faire des emprunts au temple[36] ; on y avait eu recours, par exemple, pour les expéditions de Corcyre et de Macédoine. Puis, il fallut entamer l’épargne proprement dite. En 428 (Ol. LXXXVIII, 1) les deux sources étaient taries, les trésors d’Athéna et ceux des attires dieux, aussi bien que les fonds de l’État, à l’exception des mille talents mis en réserve. Il ne fallait pas songer à rendre ce qu’on devait, ni à en paver les intérêts ; on commença même à mettre la main sur les revenus annuels des temples. Ou comprend que l’État. ne pouvait pas aller loin avec ses recettes annuelles, lorsqu’on songe qu’un seul siège, comme celui de Potidée, engloutit deux mille talents[37]. Le siège de Mytilène le prouva plus clairement encore. Il fallait. trouver d’autres ressources[38]. On commença par frapper d’un impôt direct la fortune des particuliers. Cette mesure était bien dans l’esprit du système gouvernemental en vigueur ; elle faisait eu effet peser les charges de la guerre sur les classes aisées, tandis que le pauvre en était exempt. Dans Aristophane. nous voyons le démagogue menacer son adversaire de le faire inscrire sur la liste des riches afin qu’il ait à payer sa bonne part d’impôts. Le siège de Mytilène rendit nécessaire la première contribution de guerre. qui ne produisit que deux cents talents[39]. Le second moyen fut l’élévation des tributs. Bientôt après
l’affaire de Pylos et le retour de Cléon[40] et sous
l’archontat de Stratoclès, Thoudippos, politique d’ailleurs inconnu, proposa
des mesures tendant à préparer un nouveau recensement : et, dans la deuxième
ou troisième prytanie de l’année 425 (Ol. LXXXVIII, 4), passa un décret du peuple par lequel
les tributs furent en moyenne portés au double. Les alliances furent
dissoutes, les privilèges qu’elles stipulaient révoqués, et les villes même
qui jusqu’alors n’avaient pas payé de tribut furent portées sur la liste
lorsque leur situation géographique les plaçait dans les limites de ce
qu’Athènes considérait comme son territoire. On inscrivit aussi comme
tributaires toutes les villes qui, soit qu’elles se fussent détachées de En annulant brutalement toutes les conventions antérieures et en modifiant arbitrairement ses rapports avec les alliés, le. peuple athénien établissait sur de nouvelles bases le principe de sa souveraineté : plus que jamais le territoire allié était gouverné comme un empire, et la loi elle-même désigne le passé sous le nom d’ancien régime[42]. Mais pour le moment les finances y gagnèrent : la somme totale des tributs s’éleva douze on treize cents talents[43]. On conçoit l’agitation que produisirent ces innovations dans la ville et dans tout l’Archipel. Depuis Cimon, le parti conservateur avait combattu par principe tout traitement des alliés ressemblant à une exploitation intéressée ; et c’est dans le même esprit qu’Aristophane, avant qu’il pût être question d’une oppression systématique, avait représenté dans ses Babyloniens le triste sort des villes sujettes. Combien l’opposition devait être vive à présent ! Les nouveaux décrets frire’ nt appelés immoraux, injustes, impolitiques. Mais l’opposition manquait de force et de cohésion. Ceux qui voulaient la continuation de la guerre étaient forcés de reconnaître qu’il fallait aussi augmenter les ressources ; c’est pour cette raison que quelques partisans de Nicias votèrent en faveur de la loi. La politique démocratique était lancée à toutes voiles ; son orateur attitré n’avait-il pas dit nettement qu’il fallait avoir le courage de renoncer à toute politique sentimentale, et que c’était folie de compter sur la sympathie là où le plus fort seul faisait, la loi ? Il ne fallait avoir en vue antre chose que la puissance d’Athènes. On fit circuler de nouveaux oracles qui prédisaient au peuple athénien que, pareil un aigle royal, il régnerait sur la terre et la mer[44]. La loi de réforme avait passé en dépit de l’opposition ; mais, pour l’appliquer, on eut à lutter contre de nombreuses difficultés. Les villes essayèrent de Tous les moyens pour adoucir leur sort. On corrompit les membres des commissions de recensement pour obtenir des conditions plus favorables ; et la comparaison des nouveaux tributs avec les anciens prouve qu’on entra dans certaines considérations particulières en traitant avec les divers alliés[45]. Les plaintes des villes qui se croyaient imposées au delà de leurs ressources eurent pour suite une série de procès, et il est probable que les discours d’Antiphon sur les tributs des habitants de Lindos et de Samothrace furent prononcés dans de semblables occasions[46]. Le nombre croissant des procès justifia l’augmentation du salaire des juges, augmentation qui suivit la prise de Sphactérie. Les nouvelles charges qui en résultèrent pour l’État furent imputées sur les recettes devenues plus considérables. C’est ainsi que les deux principaux résultats de la politique de Cléon se trouvaient étroitement liés l’un à l’autre[47]. Pour faire exécuter la loi, on envoya dans chacun des quatre districts du territoire allié deux commissaires. Les châtiments sévères que la loi en question infligeait à ceux qui par leur faute en retarderaient l’exécution prouvent avec quelle énergie on était décidé à agir[48]. Toutefois la loi de Thoudippos ne peut pas avoir été mise en vigueur avant 423 (Ol. LXXXIX, 1). Les négociations se terminèrent par la prestation de serment des alliés au nouveau tarif. |
[1] Seconde apparition de la peste et tremblements de terre (THUCYDIDE, III, 87-89).
[2]
THUCYDIDE, III,
92-93. DIODORE,
XII, 50. Sur la fondation d’Héraclée, cf. R. WEIL, Hermes, VII, p. 381 sqq. C’est à
cause d’Héraclée que les Athéniens mirent en face, à Ptéléon, sur la côte de
[3] THUCYDIDE, III, 91.
[4] THUCYDIDE, III, 94.
[5] Les Messéniens de Naupacte représentent à Démosthène : qu'une fois victorieux il lui serait facile de soumettre aux Athéniens toute cette partie du continent (THUCYD., ibid.).
[6] THUCYDIDE, III, 95-98.
[7] THUCYDIDE, III, 98.
[8] Attaque infructueuse d’Eurylochos sur Naupacte (THUCYDIDE, III, 100-102).
[9] THUCYDIDE, III,
105-108.
[10] THUCYDIDE, III, 109.
[11] THUCYDIDE, III, 110-113.
[12] THUCYDIDE, III, 114. Cf. ULLRICH, Der
Kempf am
[13]
La fête tombe dans le mois de Thargélion (BÖCKH, ap. Abhandl. der Berlin. Akad., 1834, p. 6).
[14] Quatre stades olympiques équivalent à 740 mètres environ.
[15] SCHMIDT, De vita Niciæ, p. 9.
[16] Aujourd’hui golfe de Navarin.
[17] THUCYDIDE, IV, 2, 4.
[18] THUCYDIDE, IV, 3-4.
[19] THUCYDIDE, IV, 13-14.
[20] THUCYDIDE, IV, 16.
[21] THUCYDIDE, IV, 17-20.
[22] Thucydide appelle Cléon un démagogue, qui avait en ce moment auprès du peuple un crédit extraordinaire (THUC., IV, 21). Cf. WALLICHS, Thukydides u. Kleon, p. 16.
[23] Sur le caractère conservateur de la comédie athénienne, cf. LEO, Quæst. Aristoph., p. 20.
[24] PLUTARQUE, Pericl., 3. ARISTOPHANE, Acharn., 523 sqq.
[25] ARISTOPHANE, Acharn., 628 sqq.
[26]
Les Babyloniens ont été représentés en mars 426 (Ol. LXXXVIII, 2), un an
avant les Acharniens. Sur le signe que portaient au front les
Babyloniens (HESYCH.,
s. v. Ίστριανά),
cf. MEINEKE, Fragm.
Com. Attic., II, p. 973. GILBERT, Beiträge,
p. 148.
[27] ARISTOPHANE, Acharn., 503. Cf. 631 sqq.
[28]
Il est question d’une imputation déshonorante articulée par Cléon contre les
chevaliers, d'une accusation λειποταξίου
(SCHOL. ARISTOPH., Acharn., 6. Equit.,
226).
[29] THUCYDIDE, IV, 22.
[30] THUCYDIDE, 23-26.
[31] THUCYDIDE, IV, 27-28. WALLICHS, Thukydides
und Kleon, p. 21 sqq.
[32] THUCYDIDE, IV, 29. Depuis quand Démosthène était-il stratège ? DROYSEN (ap. Hermes, IX, p. 18) suppose qu’il fut élu avant le départ de Cléon. Dans ces derniers temps. DROYSEN (ibid.) et GILBERT (Beiträge, p. 10 sqq.) ont soutenu, en étudiant de très près la question, que les élections des stratèges avaient lieu à la fin de Munychion. Cf. LÖSCHCKE, De titul. Attic. Les raisons qu’ils donnent sont fort plausibles ; mais il reste toujours difficile de comprendre à quel procédé avaient recours les Athéniens quand ils avaient à l’aire des expéditions dans des contrées lointaines ou des escadres à envoyer dans le Nord, toutes occasions dans lesquelles on ne pouvait pas attendre pour partir le milieu de l’été. C’est pour cela que je me croyais en droit d’admettre que, au moment où on avait déplacé le commencement de l’année, on avait, pour des motifs d’opportunité faciles à comprendre, maintenu les élections des stratèges à la fin de l’ancienne année. Les généraux nouvellement nominés pouvaient alors, durant les mois d’hiver, surveiller par eux-mêmes les préparatifs, arrêter les nouveaux plans stratégiques et commencer άμα τώ έαρι une action concertée à l’avance. Il semble que cette année stratégique est encore celle qui s’accorde le mieux avec la manière dont Thucydide compte les années de la guerre.
[33] Les Messéniens prennent part aussi bien à la défense de Coryphasion (THUCYD., IV, 3, 9) qu’à l’attaque de file (PAUSAN., IV, 26). Thucydide (IV, 36) mentionne, sans le nommer, leur chef Comon.
[34] Démosthène reste sur la côte du Péloponnèse, en qualité de stratège, après la prise de Sphactérie. Voyez C. I. ATTIC., n. 273, l. 16, document daté de la 4e prytanie de l’archontat de Stratoclès (425).
[35] PAUSANIAS, IV, 36, 6.
[36] Abaissement du taux de l’intérêt (C. I. ATTIC., I, p. 146 sqq.).
[37] THUCYDIDE, III, 17. Environ 11.788.125 fr.
[38] Sur la crise financière à Athènes, voyez KIRCHHOFF, Zur Gesch. d. athen. Staatsschatzes, p. 47.
[39] THUCYDIDE, III, 19 : c’est l’είσφορά.
[40] Sur la part prise par Cléon à ces mesures, voyez GILBERT, Beiträge, p. 129 sqq.
[41]
Les nombreux fragments d’inscriptions provenant des marbres sur lesquels
étaient gravées les nouvelles listes d’estimation (C. I. ATTIC., n. 37) ont
été pour la première fois complètement rapprochés et commentés par U. KÖHLER, Urhunden und
Untersuch. zur Gesch. des del.-att. Bundes, p. 63 sqq. 142 sqq. Les
nouvelles taxes, variables suivant les villes comportent tantôt plus tantôt
moins du double des taxes antérieures. Dans certains cas tout à fait
exceptionnels. comme pour Thasos, on conserve le tarif suivi jusque-là,
probablement par suite de conventions particulières. Mélos n’a pas encore payé
sa contribution (15 talents) : les villes de
[42] Άρχαία άρχή d’après KÖHLER, op. cit., p. 64.
[43] Total des tributs au temps de la paix de Nicias (ANDOCID., De Pace, § 9. ÆSCHIN., De fals. leg., § 175). Total des recettes d’Athènes en 422 (Ol. LXXXIX, 2, ARISTOPH., Vesp., 660). Plutarque s’exprime d’une façon inexacte (PLUTARQUE, Aristid., 24).
[44] ARISTOPHANE, Equit., 1087. Autres oracles de même espèce (ibid., 60. 996 sqq.).
[45]
Allusion à l’élévation des taxes et aux irrégularités commises dans les
opérations, ap. ARISTOPH., Equit.,
314. 759. 803. 839. 1034. Vesp., 667. 698. Cf. KÖHLER, op. cit., p. 150.
[46] ANTIPH., Fragm., p. 115, 118-110, éd. Blass. Cf. KÖHLER, op. cit., p. 150.
[47] L’auteur du discours contre Alcibiade, faussement attribué à Andocide, est seul parler d’une influence dominante exercée par Alcibiade dans
l’affaire de l’élévation des tributs. KÖHLER (op. cit., p. 150 sqq.) a parfaitement montré le peu de créance que mérite cette allégation. Qu’Alcibiade ait fait partie des 10 (ou, selon Kirchhoff, des 8) τακταί, c’est encore un fait dont le même pseudo-Andocide est seul garant (In Alcibiad., § 11) et qui prête au soupçon. Plutarque ne dit nulle part qu’Alcibiade se soit mêlé de ces questions financières.
[48] On rencontre ailleurs de ces pénalités instituées contre les prytanes et proèdres. KÖHLER (op. cit., p. 65) compare, à ce point de vue, les amendes prévues par la loi relative à l'έπιχειροτονία νόμων (DEMOSTH., In Timocr., § 22), amendes qui ne dépassent pas 1000 drachmes, avec celles de la présente loi, qui vont jusqu’à 10.000 drachmes.