HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE PREMIER. — LA GUERRE JUSQU’À LA MORT DE PÉRICLÈS.

 

 

§ V. — DERNIERS EFFORTS DE PÉRICLÈS.

C’est alors que survint un nouveau malheur, une calamité en dehors de toute prévision humaine.

Depuis longtemps on avait entendu parler de terribles maladies qui sévissaient en Égypte et dans les satrapies de l’Asie, et qui s’étaient propagées jusqu’à Lemnos. A la même époque, la mortalité avait été effrayante aussi dans l’Occident, en Sicile et en Italie[1] ; plus tard, on crut en avoir trouvé la cause dans une série d’hivers humides, pendant lesquels une grande quantité d’eau s’était amassée sur le sol et sous sa surface. L’air, disait-on, en avait été empesté et les récoltes détruites. Les vents du nord annuels aussi, les étésiens qui purifient l’atmosphère, avaient fait défaut[2]. On eût dit qu’au moment où éclatait la guerre qui bouleversa l’ordre social dans le monde grec, une sympathie secrète troublait aussi l’ordre de la nature ; c’était là une idée très répandue alors ; car on était persuadé que jamais n’avaient eu lieu autant de phénomènes effrayants que depuis le commencement de la guerre[3].

L’Attique, qui se distinguait d’ordinaire de toutes les contrées voisines par son air salubre et pur, éprouva alors pour. la première fois les maux auxquels est exposé un port fréquenté. Car à peine la navigation fut-elle ouverte qu’on fut alarmé par les premiers décès. Ils se produisirent sur différents points de la Grèce ; mais, dans ces endroits, ils restèrent isolés, et disparurent ensuite. En Attique, au contraire, la maladie trouva un sol tout préparé, sur lequel elle s’implanta et se répandit d’une façon inouïe. La population entière venait justement de se réfugier de nouveau à l’intérieur des murs. lin espace étroit contenait une foule d’hommes arrachés à leurs habitudes, accablés de soucis, inquiets, troublés, dormant en plein air, privés d’exercice, et ne pouvant ni vaquer suffisamment aux soins de propreté ni se procurer une bonne nourriture. Au Pirée surtout, où la foule était plus compacte qu’ailleurs, les réservoirs d’eau n’étaient pas terminés ; il n’y avait que l’eau des citernes, et déjà les chaleurs étaient fortes. Aussi, bientôt la contagion sévit également dans la ville haute et dans la ville basse. Les autres maladies disparurent. Tous les rangs de la société furent atteints, sans distinction d’âge ni de sexe, et partout les symptômes étaient les mêmes. C’était une fièvre à forme typhique, semblable à celles qui se produisent dans les camps et les villes à la suite des misères de la guerre. On éprouvait d’abord des chaleurs dans la tête ; les yeux s’enflammaient ; puis, les organes intérieurs étaient atteints : la langue et le palais se gonflaient ; une toux douloureuse se déclarait, accompagnée de vomissements bilieux et d’une sensation persistante d’étranglement et d’angoisse. Sur la peau se montraient des pustules et des ulcères. On ne sentait pas, à l’extérieur, la chaleur du corps ; mais le feu intérieur était si grand que les malades jetaient loin d’eux tous leurs vêtements et que quelques-uns se précipitèrent dans les puits comme des fous. La plupart mouraient de cette chaleur interne après sept ou neuf jours, sans que leur corps dépérit en apparence. D’autres survivaient à la première attaque du fléau et mouraient plus tard des suites de la dysenterie et de l’épuisement. D’autres enfin en réchappaient, sans doute, mais leurs facultés étaient altérées ou ils perdaient quelque partie de leur corps[4].

La science ne resta pas oisive. Hippocrate[5] lui-même étudia la maladie. Pendant le cours ultérieur de celle-ci, il fit profiter les Athéniens de ses expériences en essayant surtout de purifier l’air par le feu ; procédé que lui suggéra, dit-on, la remarque que, de tous les habitants de la ville, les forgerons étaient les moins éprouvés. Mais, au début, tous les remèdes qu’on alla demander aux prêtres et aux médecins restèrent sans effet. On laissait, avec l’inertie du désespoir, le fléau suivre son cours. La contagion était si grande qu’amis et parents abandonnaient leurs malades, et qu’on négligeait les rites des funérailles, si sacrés pour les Grecs. Des tas de mourants et de morts gisaient autour des fontaines où ils avaient cherché un dernier soulagement ; les saints lieux furent, pour la première fois, souillés par des cadavres. Tandis que les calamités ordinaires ont coutume d’unir les citoyens, celle-ci brisa tous les liens de la famille et de la vie publique. On devenait indifférent à l’égard de la loi et de l’ordre ; le sentiment de l’honneur et du devoir s’émoussait ; on en voulait aux dieux et aux hommes[6]. Selon la différence de leur caractère, les uns s’abandonnaient à une sombre tristesse, se croyant livrés aux châtiments d’une puissance implacable, tandis que les autres, avec une licence effrénée, satisfaisaient leurs instincts les plus dépravés et cherchaient dans le vertige des jouissances immodérées la distraction ou l’oubli.

La situation des Athéniens était, en effet, terrible. Tandis que d’habitude on cherchait un remède contre ht maladie en fuyant dans les montagnes pour changer d’air, on se voyait enfermé dans des murs au milieu d’une chaleur croissante ; les Péloponnésiens parcouraient le pays pour anéantir les derniers restes de la prospérité des campagnes, tandis qu’à l’intérieur sévissait un ennemi plus implacable encore qui abattait les hommes à coup sûr, comme des victimes sans défense. Tout commerce avait cessé ; le prix des vivres augmentait ; les pauvres souffraient double misère, et les riches s’apercevaient que tout leur argent ne leur servait de rien.

Tous les moyens paraissaient bons à la rage des partis pour faire tomber un adversaire détesté : même la détresse du moment devint une arme contre Périclès. Le parti spartiate exploita la superstition de la foule et montra dans la peste la main d’Apollon qui, par la voix de son oracle, ne s’était pas en vain déclaré l’allié de Sparte ; le dieu soutenait la bonne cause, et c’est pour cela que tout le Péloponnèse avait été épargné par le fléau. Peut-être ne fallait-il pas traiter à la légère ce crime des Alcméonides dont le poids pesait sur le premier homme de la république. Là même où ces insinuations n’étaient pas écoutées, on disait que la peste était un effet de la guerre ; et la guerre, Périclès en était l’auteur. Le même homme, disait-on, qui a ravi aux citoyens toutes leurs libertés, qui fait des discours pompeux à l’éloge de la démocratie tout en l’exploitant pour se faire une dictature contraire à la constitution, est l’auteur de la misère présente, et il est peut-être enchanté que la peste et la guerre déciment les citoyens, car il pourra d’autant plus complètement réaliser ses plans ambitieux.

Les ennemis de Périclès profitèrent du moment où lui-même partit pour Épidaure, comme commandant d’une flotte de 150 trirèmes. Épidaure résista, mais les Athéniens ravagèrent, tout le long de la côte de l’Argolide, les localités alliées de Sparte : les riches campagnes de Trœzène et d’Hermione furent dévastées ; ils prirent Prasiæ pour en faire une place forte sur la. frontière laconienne. Lorsque la flotte rentra à Athènes, les Péloponnésiens venaient de se retirer, après avoir occupé le pays pendant quarante jours pleins. La peur avait fini par les chasser, lorsqu’ils entendirent parler d’une mortalité toujours croissante et qu’ils virent planer au-dessus de la malheureuse ville la fumée épaisse des bûchers. Les deux collègues de Périclès, les stratèges Hagnon et Cléopompos, prirent le commandement de la flotte ; lui-même resta dans la ville, où l’attendait la tache la plus ingrate.

Il trouva la situation complètement changée ; les menées de ses adversaires n’avaient que trop réussi : il ne tenait plus le peuple dans sa main qui n’était qu’un mécontentement sourd était devenu une résistance ouverte ; malgré ses ordres, il y avait eu des assemblées du peuple, et le parti de ses adversaires, qui voulait la paix à tout prix, avait réussi à faire envoyer une ambassade à Sparte pour traiter[7]. Les Spartiates ne surent pas profiter du moment ; on croyait probablement que Périclès était déjà tombé et Athènes perdue : on eut des prétentions sans bornes ; bref, les négociations traînèrent en longueur et l’irritation, arrivée à son comble, se tourna, en procédant cette fois par des attaques ouvertes, contre Périclès. Il dut convoquer une assemblée pour se défendre, lui et sa politique. Il le fit ; il parut devant le peuple et lui parla, non pas sur le ton obséquieux ou en affectant la condescendance, mais avec plus de fierté, de fermeté, de sévérité et de confiance en lui-même que jamais. Jamais il n’avait démontré à ses concitoyens, comme dans cette heure de suprême danger, sa supériorité personnelle et le droit qu’elle lui donnait d’être le premier : jamais il ne l’avait fait avec autant de simplicité et de dignité, avec une absence aussi complète de fausse modestie. Il tenait à leur faire sentir qu’ils le calomniaient et le méconnaissaient parce qu’ils n’étaient plus dignes de lui.

Qu’avez-vous à me reprocher ? s’écria-t-il. Je suis resté le même ; c’est vous qui avez faibli. Ce n’est pas le vaillant qu’il faut blâmer, c’est le pusillanime, celui qui a le cœur bas et la vue courte. Si la déclaration de guerre était une faute, vous êtes aussi coupables que moi ; mais vous ne pouviez faire autrement. Rompre une paix bienfaisante sans motif, c’est de la folie et de l’aveuglement ; mais renoncer librement à une domination comme la vôtre, cela est non seulement honteux, mais impossible si vous ne voulez pas vous exposer aux plus grands dangers. Pourquoi tremblez-vous ? La mer vous appartient ; toutes les côtes, tous les ports sont à vous ; il dépend de vous d’étendre encore votre empire ; car aucun peuple de la terre n’ose affronter vos trirèmes. Et vous vous tourmentez pour vos petits coins de terre et vos granges ! Sans doute, aux maux de la guerre auxquels nous devions nous attendre est venu s’ajouter un mal inattendu, qui a mis votre persévérance à la plus rude épreuve. J’honore votre douleur, mais rien ne justifie votre manque de courage ; aucun malheur ne doit vous abattre au point de vous faire abandonner avec déshonneur ce que vos pères ont conquis avec gloire : il faut bien plutôt, en songeant à la prospérité publique, supporter avec constance les malheurs privés ; car, la république une fois tombée, il n’y a plus de bonheur possible pour l’individu[8].

Une fois encore, Périclès réussit à élever jusqu’à lui un peuple affaissé sous le poids de l’infortune et qui lui avait retiré sa sympathie. Les Athéniens se décidèrent à rompre toutes les négociations et à continuer la guerre d’après son plan. Mais ses ennemis ne cessèrent point d’agir et mirent tout en œuvre pour ne pas laisser passer, sans en tirer parti, les troubles qu’ils avaient mis tant d’ardeur à fomenter. Le peu de succès des expéditions maritimes de l’année les favorisait. La flotte que Périclès avait confiée à ses collègues revint de Potidée à Athènes dans un triste état ; au lieu de forcer enfin la ville à se rendre, elle n’avait fait que communiquer la maladie aux assiégeants ; de quatre mille guerriers, plus d’un quart avaient été enlevés en quelques semaines. Chaque échec était imputé à Périclès, et il parait que, sans attendre la fin de son année de stratégie (430 : Ol. LXXXVII, 2), on eut recours à une procédure, extraordinaire pour le faire comparaitre en justice.

Simmias, Lacratidas et Cléon lui intentèrent un procès en règlement de comptes[9]. On lui reprocha des négligences dans l’administration des deniers publics ; la cour des comptes ne trouva pas ses pièces en ordre : bref, il fut condamné à une forte amende qu’il était incapable de payer. Périclès fut donc suspendu de ses fonctions et perdit d’un seul coup tout pouvoir ; il ne jouissait même plus, comme débiteur de l’État, des droits de simple citoyen ; il devait s’abstenir de prendre aucune part aux affaires publiques[10].

Il se retira dans la vie privée. Mais là, un nouveau chagrin l’attendait ; car, au déclin de l’âge, cet homme qui avait consacré toute sa vie au bien public ne devait pas avoir la consolation de se dédommager de l’inconstance de la foule au milieu des siens ou d’un petit cercle de fidèles amis. Le fléau fit de terribles ravages dans son entourage immédiat. Des deux fils que sa femme lui avait donnés, l’aîné mourut sans s’être réconcilié avec lui ; il perdit une sœur bien-aimée, puis, une série d’hommes qui étaient ses instruments et ses confidents. Périclès, si cruellement éprouvé, sentit la mélancolie de l'isolement l’envahir, mais il resta inébranlable et fort, calme et d’humeur égale ; ses ennemis ne purent lui reprocher même une heure de défaillance. C’est alors que la peste lui prit le second de ses fils, celui auquel, par allusion à la domination maritime d’Athènes, il avait donné le nom héroïque de Paralos[11]. Lorsqu’il déposa sur le front de son enfant la couronne mortuaire, son cœur se brisa, et, pour la première fois, Athènes vit le grand homme, vaincu par la douleur, gémir tout haut sur les malheurs de sa maison[12].

Pendant ce temps, ses adversaires avaient essayé de gouverner l’État, mais rien ne marchait : ils agissaient sans plan arrêté, sans décision, sans énergie. Plus ils multipliaient les entrevues avec le peuple et plus celui-ci sentait toute la différence qu’il y avait entre eux et Périclès. On s’était habitué à obéir à une volonté énergique, et c’est ainsi qu’après avoir murmuré contre Périclès, on se prit à le regretter. On se sentait abandonné, comme des orphelins, et la première consolation que les amis du grand homme courbé sous le poids de l’affliction purent lui porter fut la nouvelle du changement survenu dans les dispositions des Athéniens à son égard, de leur repentir, de leur désir de le revoir.

Pendant quelque temps, il évita avec soin de paraître en public ; mais l’appel des citoyens devenait de jour en jour plus pressant ; le vaisseau de l’État était ballotté faute d’une direction ferme ; le vieux politique consentit enfin à reprendre une fois encore le gouvernail. On lui lit réparation d’honneur de la façon la plus complète, et on lui remit de nouveau le commandement suprême des troupes avec les pouvoirs les plus étendus. Comme gage de la confiance qu’on lui rendait, il demanda qu’on adopta un décret abolissant sa propre loi, celle d’après laquelle les enfants nés en légitime mariage devaient seuls être considérés comme fils de citoyens. On savait bien qu’en agissant ainsi, Périclès songeait avant tout à sa propre maison et qu’il désirait voir légitimer un fils d’Aspasie. Pour un Hellène, en effet, l’extinction de sa race était le plus grand des malheurs. On peut admettre néanmoins que Périclès, à un point de vue plus général, avait jugé convenable de modifier cette loi et d’en tempérer la sévérité après les ravages de la peste[13].

L’animosité contre Sparte, accrue par un incident imprévu, lui vint en aide.

Vers la fin de l’été, Sparte envoya en Perse une ambassade, afin de décider le Grand-Roi, par l’intermédiaire de Pharnace, satrape de l’Asie Mineure, à soutenir la cause du Péloponnèse. Le chef de l’ambassade était Aristeus, fils d’Adimantos, personnage qui, sans aucun doute, avait plus que tout autre poussé à cette démarche, faite surtout en vue de sauver Potidée, car les Corinthiens y étaient si bien enfermés par Phormion que leurs vaisseaux ne pouvaient ni entrer ni sortir. Trois Spartiates et un Tégéate furent en outre désignés d’office pour faire partie de l’ambassade. Celle-ci devait, en passant, détacher de l’alliance athénienne Sitalcès, le plus puissant prince barbare après le Grand-Roi. Mais les Athéniens, grâce aux efforts de Sadocos, fils de Sitalcès et leur proxène, firent arrêter l’ambassade au moment où elle allait passer l’Hellespont et se la firent livrer. Quand le peuple la vit arriver à Athènes, sa fureur ne connut plus de bornes ; la haine qu’il portait à Aristeus, le plus dangereux des Péloponnésiens, l’instigateur de la défection de Potidée, fut cause qu’on mit à mort les ambassadeurs le jour même, sans les avoir entendus. Les Lacédémoniens reconnurent dans ce terrible événement la malédiction de Talthybios, irrité contre eux parce qu’ils avaient autrefois tué les ambassadeurs du roi Darius : Xerxès avait dédaigné de se venger sur les hérauts qu’on lui avait livrés ; ils étaient revenus sains et saufs, et maintenant, pensait-on, c’était sur leurs fils, Nicolaos et Anéristos, que la Némésis s’était accomplie[14].

Si le crime commis par les Athéniens trouvait quelque excuse dans les intentions perfides de l’ambassade et dans des violences analogues de la part de Sparte, il est pourtant difficile de croire qu’il fut commis après le retour de Périclès au pouvoir. Après un pareil éclat, toute espérance de paix semblait à jamais anéantie, et les partisans de Périclès pouvaient d’autant plus facilement obtenir que l’on continuât la guerre avec toute l’énergie dont on était capable. Dès que Périclès eut repris la direction des affaires, l’abattement fit place à une ardeur nouvelle[15].

Phormion fut envoyé avec. vingt vaisseaux pour surveiller le golfe de Corinthe ; Mélésandros, avec six antres, en Carie et en Lycie[16]. On reprit avec plus de vigueur le siège de Potidée, et, l’hiver suivant, la ville fut forcée de se rendre. L’excès de la famine avait brisé une résistance qui durait depuis plus de deux ans ; les intempéries de la saison avaient mis les assiégeants eux-mêmes en si mauvais état que, pressés d’en finir et au grand déplaisir des Athéniens, ils avaient accordé aux habitants la permission de se retirer librement. La ville fut repeuplée par des colons venus de l’Attique[17]. Le succès était grand, mais chèrement acheté. L’événement avait démontré aux alliés la possibilité de la résistance, et même les finances d’Athènes n’auraient pu suffire aux frais de plusieurs sièges de cette espèce.

Au printemps de la troisième année de la guerre, les Péloponnésiens ne témoignèrent aucune envie de ravager encore l’Attique déserte et infectée par la peste. Archidamos les conduisit devant Platée, pendant qu’une flotte athénienne se rendait en Thrace, où les tribus au nord de Potidée étaient toujours encore en insurrection et où Olynthe surtout était demeurée une place d’armes dangereuse. Non loin d’Olynthe était Spartolos : on en vint aux mains sous les murs de cette ville, et les Athéniens y essuyèrent des pertes sérieuses[18].

L’Acarnanie était un troisième champ de bataille. Cette contrée paraissait aux deux partis être un terrain important et favorable à l’exécution de leurs desseins politiques ; c’était un pays très fertile, où il y avait beaucoup de places fortes, mais peu de villes pourvues d’un régime policé, un pays sans cohésion, sans direction commune. La contrée formait un groupe de communes indépendantes, qui partageaient leurs sympathies entre Sparte et Athènes ; la plupart cependant étaient pour Athènes.

Ce fut Ambracie, la plus entreprenante des colonies de Corinthe, qui donna le signal des hostilités ; il lui parut que les circonstances étaient favorables pour soumettre le pays des Acarnaniens, ses voisins. Dans ce but, les Ambraciotes s’unirent aux tribus de l’Épire et descendirent vers Stratos, la capitale de l’Acarnanie, en suivant la vallée de l’Achéloos ; les Péloponnésiens, d’accord avec eux, soutenaient l’entreprise par terre et par mer, car on espérait non seulement pouvoir enlever l’Acarnanie à Athènes, mais aussi prendre les îles de Céphallénie, de Zacynthe, voire même Naupacte, et débarrasser ainsi le golfe de Corinthe des flottes ennemies. C’est pourquoi mille hoplites venus de Sparte et commandés par l’amiral Cnémos s’étaient unis aux Ambraciotes pour attaquer Stratos. Mais l’entreprise échoua complètement faute de direction, et surtout par suite de l’amour immodéré du butin que manifestèrent les alliés du nord, bien que Phormion se vit hors d’état de secourir la ville menacée ; car une flotte de 37 vaisseaux corinthiens et sicyoniens approchait et cherchait à traverser secrètement le golfe. Non seulement le prudent et vigilant Phormion l’en empêcha, mais il l’attaqua en pleine nier avec une telle supériorité de tactique navale qu’il mit en déroute sans éprouver de pertes la flotte ennemie presque deux fois plus forte que la sienne, prit douze trirèmes et fit une foule de prisonniers. C’était la plus brillante victoire qu’Athènes eût remportée dans cette guerre[19].

Phormion savait que l’on n’était point hors de danger. Il demanda instamment du secours. On équipa vingt vaisseaux, mais, trompé par de fallacieuses promesses, on les envoya d’abord en Crète pour prendre Cydonia[20] ; ce coup de main échoua complètement. En outre, les vents du nord retardèrent la traversée, et l’on perdit un temps précieux. Les Corcyréens se montrèrent indifférents et ne prirent aucune part è tous ces combats, eux qui attachaient naguère tant de prix à l’alliance athénienne. Par contre, les Lacédémoniens, irrités de l’insuccès répété de leurs plans, réunirent en très peu de temps une nouvelle flotte de soixante-dix-sept vaisseaux. Phormion se vit dans la position la plus critique, non seulement parce que la flotte ennemie était quatre fois plus forte que la sienne, mais aussi parce que, cette fois, elle était commandée par des chefs expérimentés. Cnémos avait avec lui Brasidas, qui profita très habilement de sa supériorité numérique ; pour éviter un combat en pleine mer, il simula une attaque contre Naupacte, attira les trirèmes athéniennes tout près du rivage où elles manquaient d’espace, et, les assaillant brusquement, il en coupa neuf, tandis que les onze autres se réfugiaient à Naupacte. Toutefois les trirèmes cernées furent en partie sauvées par le courage admirable des Messéniens qui suivaient les Athéniens sur la côte, entraient dans la mer malgré leur pesante armure, et escaladaient les vaisseaux poulies défendre. De leur côté, les navires qui avaient échappé, une fois dans le port, se retournèrent et attaquèrent de nouveau l’ennemi avec tant d’acharnement et de succès que non seulement ils mirent en fuite le détachement qui les poursuivait, mais qu’ils délivrèrent leurs propres vaisseaux, en prirent plusieurs autres à l’ennemi, et forcèrent toute la flotte péloponnésienne à se réfugier dans le port de Panormos[21]. Peu après arriva l’escadre qui s’était attardée en Crète, et, comme l’été touchait à sa fin, toutes les entreprises des Péloponnésiens sur terre et sur mer avaient complètement échoué ; la supériorité de la flotte athénienne était victorieusement démontrée une fois de plus, et, malgré tous les efforts des ennemis, la puissance d’Athènes établie plus fortement que jamais dans le golfe de Corinthe.

Périclès n’avait pris personnellement aucune part à tous ces combats dans les mers d’Orient et d’Occident. A Athènes même, il n’était plus l’homme d’autrefois. L’expédition insensée contre Cydonia prouve qu’il pouvait se passer des choses complètement en désaccord avec sa manière de gouverner. Pour diriger l’État comme il l’entendait, il fallait une parfaite santé du corps et de l’esprit ; or, ses forces étaient brisées et le ressort même de son organisme était atteint. La peste sévissait toujours à Athènes : après avoir fait le vide dans sa maison et décimé ses amis, elle le saisit lui-même ; mais, sans l’enlever tout d’un coup, elle le mina lentement, comme un poison secret, et le cloua enfin sur sa couche. L’énergie de sa volonté aussi était brisée, et, pour montrer à ses apis ce qu’était devenu le grand Périclès, il leur fit voir l’amulette que des femmes superstitieuses lui avaient donnée pour le protéger. Il était étendu là, entouré des meilleurs de ses concitoyens qui se demandaient avec anxiété ce que deviendrait Athènes sans lui ; et, tandis que, le croyant déjà privé de connaissance, ils s’entretenaient des grandes choses qu’il avait accomplies, il se redressa une fois encore et leur demanda pourquoi ils oubliaient ce qui était le plus à sa louange, à savoir, que jamais Athénien n’avait porté le deuil à cause de lui ! Ce n’était donc ni son génie, ni sa parole puissante, ni ses succès militaires qu’il prisait le plus en lui, mais sa modération, son empire sur lui-même et sa prudence ; il pouvait se rendre le témoignage que les attaques les plus haineuses n’avaient jamais pu l’entraîner à se venger de ses ennemis dans un mouvement de colère.

La guerre durait depuis deux ans et six mois lorsque Périclès mourut. Il fut enseveli au Céramique extérieur, à droite de la grande route qui conduit aux ports, non loin des sépultures des Athéniens tombés pour la patrie. L’art a conservé à la postérité son image, dans des copies excellentes. Nous devons la meilleure à Crésilas, qui fit ouvre d’artiste en reproduisant fidèlement d’après nature les traits d’un homme éminent, et en parvenant néanmoins à exprimer, d’une façon plus visible que ne l’avait pu faire la nature elle-même, la personnalité et le génie du modèle[22]. Le sérieux, la profondeur du sens moral, le courage inébranlable du politique et du capitaine, le calme royal du sage, l’image qui nous a été conservée nous les retrace avec une vérité frappante ; l’œil et le front dénotent une intelligence supérieure, tandis que nous croyons retrouver dans les lèvres délicatement formées le charme de l’éloquence qui en découlait jadis.

Personne ne salirait affirmer que Périclès ait inauguré dans la politique athénienne des principes complètement nouveaux ; il n’était pas ; comme d’autres poli tiques de génie, un de ces novateurs qui prétendent diriger dans des voies nouvelles le développement d’un peuple. Dans tous les points essentiels, il ne faisait que suivre les antiques traditions de la cité, et tous ses efforts ne tendaient qu’à maintenir la grandeur d’Athènes suries bases établies, à la fortifier et à lui donner une expression digne d’elle. Si Périclès contribua pour sa part à affranchir ses concitoyens de l’influence des familles privilégiées et à provoquer la participation de tous aux affaires publiques, il ne fit que suivre en cela les traces de Solon et de Clisthène, auxquels la république devait sa constitution. S’il partait du principe que la question de savoir quel État dominerait en Grèce devait se décider sur mer, et s’il conseillait aux Athéniens d’abandonner leurs terres et de défendre leur ville comme une île, c’étaient bien là les idées de Thémistocle qui, avec son coup d’œil pénétrant. avait reconnu les véritables bases de la puissance athénienne. Mais combien il se distinguait de son devancier par le choix des moyens et par la largeur de sa politique ! En associant à sa mission le souci de la moralité, il se montrait le fidèle continuateur d’Aristide ; et le grand historien de son temps, qui est aussi le plus sévère et le plus véridique des moralistes, a pu l’absoudre de tout reproche d’égoïsme. Ce n’est pas tout. Il ne cherchait la véritable grandeur d’Athènes ni dans ses murs ni dans ses chantiers, mais dans sa haute culture intellectuelle ; pour cette raison, il accorda le droit de cité à tout ce qui pouvait élever l’esprit et assura à ce point de vue une supériorité incontestée à sa ville natale. Or, Solon avait eu ces mêmes idées, dont les Pisistratides poursuivirent plus tard la réalisation avec un zèle digne de tout éloge. Il emprunta à d’autres États ce qui était digne d’être imité ; par exemple, comme fondateur de colonies au delà des mers, nous le voyons prendre pour modèle la politique de Corinthe. En un mot, Périclès a exercé une influence si profonde parce qu’il a réuni en lui les idées les plus grandes et les plus fécondes des temps passés, mais purifiées et coordonnées dans un imposant ensemble. La grandeur d’Athènes, qu’il poursuivit jusqu’à sa fin sans se laisser arrêter ni par ]a bonne ni par la mauvaise fortune, n’était pas une grandeur imaginée par lui, ce n’était pas un idéal né de théories philosophiques, mais le but qu’indiquait le passé, le but qu’Athènes devait atteindre sous peine de devenir infidèle à elle-même et à sa mission dans l’histoire.

Qui songe à prétendre qu’il a rempli sa tâche avec une abnégation entière ? Mais, du moins, sa vie publique ne fut souillée par aucune basse convoitise, par aucun désir de richesses ou de bien-être ; et, bien que vivant au milieu d’un peuple divisé par 1Ps partis, il n’abusa jamais du pouvoir. S’il aspirait à une domination, c’était à la plus irréprochable et à la plus légitime ; car celui qui, par la puissance du génie et par la rectitude du jugement, est aussi supérieur à ses concitoyens que l’était Périclès, celui-là a non seulement le droit, mais encore le devoir d’employer au gouvernement de ses concitoyens les dons qui le destinaient à être le prince de la cité. Son devoir était de régner, tant qu’il put le faire sans violer la constitution ; s’il dominait ses concitoyens, ce n’est pas parce qu’ils s’abaissaient devant lui : c’est au contraire parce qu’ils s’élevaient jusqu’à lui et apprenaient de lui à faire le plus noble emploi de l’existence. Il pouvait espérer que les Athéniens se donneraient à lui d’autant plus volontiers qu’ils voyaient sa politique à l’œuvre dans un moment extrêmement difficile ; car ils devaient reconnaître la nécessité d’une direction unique des affaires. Athènes était devenue le centre d’un empire. Le gouvernement d’un pareil territoire ne pouvait être abandonné sans inconvénient ni danger à une assemblée de citoyens incapables, dans leur ensemble, de juger sainement des situations les plus compliquées. line fois que le plus difficile fut fait, c’est-à-dire la réunion d’un ensemble de forces nationales en un seul État collectif, dans lequel les anciennes différences de tribus tendaient même à disparaître, Athènes ne pouvait jouir d’une façon durable de ce résultat qu’en employant des moyens extraordinaires ; elle devait consentir à se laisser gouverner par une volonté unique, soutenue elle-même par la confiance publique.

Mais, demandera-t-on, comment un pareil gouvernement pouvait-il se soutenir à la longue, comment pouvait-il être continué par un autre après la mort de Périclès ? A coup sûr, le grand politique y avait pensé depuis des années, et il y avait sans cloute dans le cercle de ses intimes, avant que la peste eût fait le vide autour de lui, des hommes qui lui paraissaient capables de continuer son œuvre. Mais, même en supposant qu’il n’eût aucune raison d’espérer que la grandeur d’Athènes serait durable, cela devait-il l’empêcher de faire tous ses efforts pour atteindre le but qu’il s’était proposé ? Il s’agissait de profiter avec d’autant plus (l’énergie de ce présent qui pouvait bien ne jamais revenir. Il savait que la vraie grandeur d’une époque ne dépend pas de sa durée ; il savait que, si l’idéal le plus élevé d’une confédération hellénique était réalisé à Athènes, ce serait pour sa ville et pour son peuple un honneur impérissable. Ses espérances étaient audacieuses, mais soutenues par la plus haute prudence, et c’est pourquoi l’œuvre de sa vie, si mélancolique que fût sa fin, a été couronnée d’un succès impérissable.

Ce succès, il est vrai, ne fut pas visible tout d’abord ; car jamais peut-être un grand politique ne fut plus injustement jugé et plus gravement méconnu, même parmi les meilleurs de son peuple, que Périclès. Les témoignages contemporains prouvent avec quelle répugnance on reconnaissait sa grandeur, et combien on cherchait à échapper au sentiment pénible d’une admiration sans réserve par des critiques haineuses et par des calomnies. Durant l’époque de trouble qui précéda la guerre, une appréciation impartiale de ses mérites était impossible. Tous les partis étaient contre lui, et aristocrates et démocrates ne s’entendaient que pour le calomnier. De même plus tard. D’ordinaire, après la mort des grands hommes, on voit l’opinion porter sur eux un jugement plus équitable : ce ne fut point le cas pour Périclès. On le rendit responsable des malheurs qui suivirent. Il y eut dans l’administration des abus et des défauts qu’on considéra comme les suites de sa politique : ou le rendit solidaire de ceux qui, après lui, se mirent à la tête de leurs concitoyens, sans voir l’abîme qui le séparait des démagogues de l’âge suivant[23]. C’est en cela qu’il fut méconnu par bien des historiens et philosophes, même par Platon et par Aristote[24].

Nous devons d’autant plus de reconnaissance au seul homme qui nous permette de retrouver les traits primitifs de cette image si défigurée ; d’autant plus rémunératrice est la tâche de celui qui, conduit par Thucydide, suit avec une pieuse admiration les traces que ce grand esprit a laissées dans l’histoire de son peuple.

 

 

 



[1] NIEBUHR, Röm. Geschichte, II, p. 573. (2e édit.).

[2] Ces deux raisons, l’excès d’humidité et l’absence des vents étésiens, sont données par Diodore (XII, 58. Cf. GROTE, VIII, p. 187, trad. Sadous). Dans sa pensée, elles ne s’appliquent pas à l’Attique même, mais aux régions où le fléau a pris naissance.

[3] THUCYDIDE, I, 23. Sur les épidémies considérées comme marquant des époques dans la vie des peuples, voyez NIEBUHR, Vorträge über alte Geschichte, II, p. 64.

[4] L’exemple de Thucydide lui-même (II, 48) prouve bien cependant qu’on pouvait aussi se rétablir complètement.

[5] Sur Hippocrate, voyez Philologus, IV, p. 204.

[6] C’est alors cependant que Sophocle composa en l’honneur d’Asclépios un péan auquel on attribua une influence sur la cessation du fléau (Sophocle, éd. Bergk, p. XX.

[7] THUCYDIDE, II, 59.

[8] THUCYDIDE, II, 60-65.

[9] Plutarque donne les noms des accusateurs : Simmias, d’après Théophraste (cf. PLUTARQUE, Pericl., 35, Præc. reip. ger., p. 805), Lacratidas, d’après Héraclide de Pont, et Cléon, d’après Idoménée. Le point visé par l’accusation était le détournement : κλοπήν αύτοΰ κατεψηφίσαντο, όλίγου δέ καί θανάτου έτίμησαν (PLATON, Gorgias, p. 515 a).

[10] PLUTARQUE, Pericl., 35. DIODORE, XII, 45. — THUCYDIDE, II, 65. Thucydide, écrivant pour des Athéniens, n’avait pas besoin, en rapportant la condamnation, de mentionner à part la destitution, qui en était la conséquence nécessaire.

[11] On avait reproché à Périclès d’avoir donné à son fils le nom du héros Paralos (SUIDAS, s. v. Περικλής).

[12] PLUTARQUE, Pericl., 36.

[13] La perte totale subie par la population de l’Attique à la suite des deux apparitions du fléau est évaluée par Thucydide (THUCYDIDE, III, 87). De là l’expression de Diodore : ύπέρ τού μυρίους (XII, 58).

[14] HÉRODOTE, VII, 134. THUCYDIDE, II, 67.

[15] THUCYDIDE, II, 65, 4.

[16] THUCYDIDE, II, 69.

[17] THUCYDIDE, II, 70. Thucydide dit que les assiégés en étaient venus à se manger entre eux.

[18] THUCYDIDE, II, 79.

[19] THUCYDIDE, II, 80-84.

[20] THUCYDIDE, II, 85.

[21] THUCYDIDE, II, 86-92.

[22] Sur Crésilas, voyez BERGK, ap. Zeitschrift f. Alterthumswiss., 1845, p. 962. BRUNN, Gesch. d. griech. Künstler, I. p. 262. Archäol. Zeitung, 1860, p. 40. CONZE, ap. Archäol. Zeitung, 1868, p. 1 sqq. FRIEDRICHS, Berlins antike Bildwerke, I, p. 124.

[23] Isocrate, lui, a soin d’opposer le désintéressement de Périclès à la cupidité des démagogues postérieurs (ISOCR., De pace, § 126).

[24] Sur les jugements des contemporains au sujet de Périclès, voyez SAUPPE, Quellen Plutarchs in Leben des Perikles, p. 6. Cf. RÜHL, Quellen des plut. Perikles, ap. Jahrhb. f. Philol., 1868, p. 657.