HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE PREMIER. — LA GUERRE JUSQU’À LA MORT DE PÉRICLÈS.

 

 

§ IV. — PREMIÈRES HOSTILITÉS.

Les deux États étaient ainsi en face fun de l’autre, prêts à la guerre et décidés à la faire, sans cependant commencer les hostilités. Athènes voulait, par principe, se tenir sur la défensive, et Sparte n’osait faire le pas décisif. Cependant, la nation entière se demandait avec anxiété ce qui allait arriver, les uns, impatients et pressés d’agir, les autres, remplis de sombres pressentiments. Car la jeunesse, des deux côtés de l’isthme, cette jeunesse qui avait grandi pendant la paix et ne connaissait pas les terreurs d’une guerre civile, avait un vagué désir de voir se modifier un état de choses qui lui était intolérable, de voir arriver enfin le montent décisif où l’on pourrait mesurer ses forces. Il lui semblait préférable que l’antagonisme des partis vidai. sa querelle sur les champs de bataille, au lieu de miner plus longtemps, comme un poison lent, les forces vitales de la nation. Ceux qui avaient plus d’expérience et de calme songeaient aux suites incalculables que devait avoir la première rencontre sanglante des deux grandes puissances, et leur anxieuse attente trouvait son expression et sa confirmation dans les oracles menaçants qui circulaient parmi le peuple. On chercha et on trouva de funestes présages de toutes espèce ; on vit se produire des phénomènes d’une nature effrayante et en particulier un tremblement de terre à Délos, le premier, d’après une enquête exacte, qui eût frappé l'île sainte[1], alors qu’on la croyait assise sur une base inébranlable au fond de la mer. Cette nouvelle, en se répandant, augmenta l’inquiétude.

Soudain la guerre éclata d’une façon complètement inattendue : le coup ne partit ni de Sparte ni d’Athènes mais de Thèbes.

Thèbes avait traversé les vicissitudes les plus singulières. Un parti démocratique s’était emparé du gouvernement, pour faire de la ville la capitale de la Béotie, Les autres villes du pays s’étaient vues forcées par là de conclure avec allènes une alliance qui n’avait rien de naturel et que rompit la sanglante journée de Corolle. Ces luttes n’avaient servi qu’à augmenter l’animosité passionnée contre Athènes. On ne pouvait pardonner à cette ville d’avoir osé tenter d’incorporer la Béotie à l’État athénien, et, après qu’à Thèbes aussi le parti aristocratique fut revenu au pouvoir et s’y fut établi plus fortement que jamais, il n’eut pas d’autre pensée que d’anéantir eu Béotie tous les appuis de la politique athénienne et d’extirper tout ce qu’il y restait encore de sympathie pour Athènes. L’homme le plus influent de Thèbes était Eurymachos, fils de Léontiade, un ennemi juré de la politique de Périclès. Voulant de nouveau faire de sa ville natale, qui, comme chef-lieu, était à la tête de la ligue béotienne, la capitale du pays, rien ne lui paraissait mieux fait pour atteindre ce but qu’un coup de main contre Platée.

Le territoire de Platée avait été reconnu sacré par les traités la ville, liée très étroitement à Athènes, avait un gouvernement démocratique ; elle séparait aussi les Thébains du territoire de la ligue du Péloponnèse, qui commençait au delà du Cithéron, et elle leur était odieuse à tous égards. Depuis les guerres de l’Indépendance, en effet, le nom des Platéens brillait d’un éclat tout particulier ; ils avaient les relations de famille les plus honorables avec Sparte et avec Athènes ; et, encore que les institutions nationales fondées par Aristide, et notamment les assemblées fédérales à Platée, n’eussent jamais fonctionné, les Platéens eux-mêmes avaient bâti avec leur part de butin des temples magnifiques et y avaient consacré en ex-voto de riches offrandes ; Phidias et Polygnote avaient décoré leur sanctuaire d’Athéna, déesse de la guerre[2], et les fêtes en l’honneur de Zeus Libérateur, ainsi que celles qu’on célébrait tous les ans en mémoire des héros tombés pour la patrie, entretenaient la renommée de la ville dont les habitants avaient toujours été les fidèles compagnons des Athéniens partout où il y avait quelque chose de glorieux à accomplir.

C’étaient là des motifs suffisants pour nourrir et raviver à chaque instant la jalousie et la haine des Thébains. Mais, aussi longtemps que les deux grandes puissances avaient été unies, on n’avait cru possible aucun changement dans la délimitation des territoires. A présent, l’occasion paraissait favorable pour écraser un voisin odieux. Si les autres traités ne subsistaient plus, pourquoi respecterait-on ceux qu’on avait conclus avec Platée ? Plus on se hâterait d’attaquer, et plus le succès était probable ; on pouvait, après la réussite du coup de main, être sûr de l’approbation de Sparte, pour laquelle rien ne pouvait être plus avantageux, au point de vue de ses opérations militaires, que d’avoir sur la frontière athénienne une place d’armes amie ; autrefois déjà elle avait songé dans ce but à Tanagra.

Eurymachos s’entendit donc avec des partisans de l’oligarchie à Platée, équipa en secret une armée et envoya un soir dans cette ville — c’était au commencement d’avril[3], peu avant la nouvelle lune — trois cents hoplites ; des traîtres leur ouvrirent les portes, et, avant que les citoyens, qui après une fête publique s’étaient tranquillement livrés au repos, se doutassent de cette honteuse violation de la paix, les troupes ennemies se trouvèrent postées sur la place publique sous le commandement de deux généraux de la ligue ou béotarques, Pythangélos et Diemporos.

Lorsque les Thébains se crurent maîtres de la ville, ils voulurent donner à leur mauvaise cause une apparence de justice : ils refusèrent de céder au désir des traîtres qui voulaient qu’on saisît les chefs de la démocratie ; ils tentèrent la voie de la persuasion et espérèrent obtenir des citoyens effrayés la déclaration qu’ils étaient prêts à se joindre à la ligue des villes béotiennes sous l’hégémonie de Thèbes. Ils espéraient que, grâce au petit nombre de leurs troupes, l’adhésion de la ville paraîtrait libre, et que l’on pourrait faire croire que les Platéens n’avaient attendu qu’une occasion favorable pour rompre les liens contre nature qui les rattachaient à Athènes.

En effet, les Platéens commençaient déjà à parlementer avec les envahisseurs. huis, pendant les pourparlers, ils s’aperçurent que les Thébains étaient bien peu nombreux et se décidèrent promptement à la lutte. Ils pratiquèrent des ouvertures dans les parois de leurs maisons, pour se réunir en secret et attaquer l’ennemi tous ensemble ; et, au moment où les Thébains se croyaient parfaitement sûrs du succès, ils furent tout à coup attaqués à l’aube, après être restés debout toute la nuit sous une pluie battante, et assaillis avec une furie telle qu’après une résistance opiniâtre ils durent chercher leur salut dans la fuite.

C’est alors que leur position devint vraiment critique. Ils s’égarèrent dans les rues étroites et malpropres que barraient des chariots ; ils furent traqués par toute la ville sans trouver d’issue, car la seule porte ouverte, celle par laquelle ils étaient entrés, avait été fermée par un Platéen. La plupart de ces malheureux furent tués ; quelques-uns se sauvèrent en sautant du haut des murs ; cent quatre-vingts durent se rendre sans condition. Tout cela était arrivé avant l’approche de l’armée thébaine, arrêtée par la crue de l’Asopos. Les Thébains cherchèrent alors à faire des prisonniers sur le territoire de Platée ; ils espéraient par ce moyen se faire livrer leurs compatriotes prisonniers : puis ils se retirèrent après avoir reçu, à ce qu’ils affirmèrent, une promesse appuyée d’un serment qu’on les leur rendrait. Pendant ce temps, les Platéens se hâtèrent de mettre à l’abri dans leurs murs tout ce qui était aux champs ; puis ils tuèrent tous les Thébains qui étaient en leur pouvoir. Le messager que leur envoya Périclès pour leur déconseiller toute action irréfléchie arriva trop tard. L’horrible massacre avait eu lieu. Les Platéens nièrent de leur côté avoir fait aucune promesse concernant les prisonniers ; peut-être, en effet. n’avait-on pas eu assez de calme pour conclure une convention régulière[4]. Dans tons les cas, l’acte commis était aussi contraire à la sagesse qu’a l’humanité. Vivants, les Thébains eussent été pour Platée et ses alliés d’un prix inestimable, tandis que leur mort ne pouvait avoir d’autre suite que d’écarter à tout jamais toute pensée de réconciliation. C’est par la trahison et le meurtre que la guerre avait commencé en Grèce pendant cette nuit horrible. Un pareil début faisait prévoir à tout homme de sens à quoi on pouvait s’attendre par la suite.

Dès qu’on eut appris à Sparte ce qui s’était passé en Béotie, des messagers partirent pour inviter l’armée péloponnésienne. et celle des autres alliés à envoyer à l’isthme les deux tiers de leur effectif complet. C’est là qu’Archidamos prit le commandement en chef ; c’était l’armée la plus considérable qui se fût jamais réunie pour franchir les défilés de l’isthme. Archidamos resta fidèle à son caractère. Il ne s’efforça pas d’exciter l’ardeur guerrière il fit au contraire tout ce qu’il plut pour enlever aux espérances de ses soldats ce qu’elles pouvaient avoir d’exagéré. Il ne cachait pas la haute idée qu’il avait des forces ennemies, ni le déplaisir qu’il éprouvait encore à entrer réellement en campagne. Ce ne fut que lorsque Mélésippos, son dernier messager de paix aux Athéniens, eut été renvoyé aux portes de leur ville qu’il s’avança lentement à travers la Mégaride.

C’est alors qu’on mit en usage pour la première fois le système de défense imaginé par Périclès ; lui-même, avec plus d’énergie et de liberté d’action que jamais, se mit à la tête des affaires, comme général de ]a république, conjointement avec ses collègues, qui n’étaient que les instruments de sa volonté ; il fallait des mesures extraordinaires, dont l’exécution énergique n’était possible qu’à lui.

Les alliés furent appelés aux armes ; cent vaisseaux se tenaient au Pirée prêts à mettre à la voile ; les places fortes du pays étaient sur le pied de guerre ; on exerçait les troupes et surtout la cavalerie, qui devait agir en rase campagne avec les Thessaliens. La cavalerie athénienne avait été portée à dix escadrons de cent hommes chacun ; tous les ans on la levait parmi les familles les plus nobles et les plus riches ; c’était la seule armée permanente des Athéniens, en fait de troupes de terre ; Périclès y attachait un grand prix ; c’était la lieur de la jeunesse, l’ornement et l’orgueil de la ville. Un intima l’ordre aux campagnards de se retirer en lieu sûr avec leurs femmes et leurs enfants. Tout le monde quittait ses demeures, comme du temps de l’invasion des Perses ; mais, cette fois, ce ne fut pas sur les lies ou sur les côtes voisines qu’on chercha un refuge ; pour le plus grand nombre, Athènes elle-même fut comme l'île du salut, et, pendant bien des jours, on vit les gens de la campagne trainant avec eux les objets de Ionie espèce. entrer en longues files serrées par les portes et dans les rues étroites de la ville le bétail fut transporté au delà de la mer, surtout en Eubée.

Ce fut un pénible sacrifice pour les propriétaires habitués la vie indépendante de la campagne que de quitter, pour longtemps peut-être, leurs fermes, leurs champs et leurs vignobles, d’abandonner toute leur installation, à laquelle ils travaillaient, depuis les guerres médiques et qui venait seulement d’être achevée ; ils quittaient en même temps les objets de leur culte et les tombeaux des ancêtres ; ils rompaient avec leurs plus chères habitudes ; l’idée de devoir abandonner tout cela sans combat les remplissait d’amertume et d’humiliation.

Dans l’enceinte de la ville, on lit, autant que possible, place aux fugitifs ; l’hospitalité s’ingénia de sou mieux pour alléger les souffrances. Mais la détresse était grande ; tout espace resté libre, consacré ou non, fut envahi ; malgré les oracles, on établit des logements au Pélasgicon[5], sous la citadelle. Des cultivateurs aisés avec leurs domestiques durent se contenter d’un abri insuffisant dans les tours du mur d’enceinte. Entre les trois murs de jonction allant d’Athènes aux ports, et partout où il avait un espace libre, on installa tant bien que mal des tentes, des cabanes, des lits. Périclès savait qu’Archidamos espérait toujours le voir tomber du pouvoir. La dernière ambassade n’avait eu d’autre but que de fournir une fois encore à ses adversaires l’occasion d’agir. Périclès avait à craindre une ruse nouvelle ; Archidamos pouvait avoir l’idée d’épargner les propriétés de son hôte, afin d’éveiller ainsi des soupçons contre lui : Périclès déclara que ses biens, si l’ennemi les épargnait, appartiendraient au peuple[6]. Dans la ville, il veilla au maintien de l’ordre le plus sévère ; toutes assemblées populaires furent interdites ; avant que l’ennemi se fut montré, Athènes était déjà en état de siège. Il fallait qu’une seule volonté fia obéie ; car les ennemis du dedans qui exploitaient, pour nuire à Périclès, toute difficulté, tout embarras, toute atteinte portée aux anciennes coutumes, étaient plus dangereux que ceux du dehors et poursuivaient le même but. Périclès avait traversé, au cours de sa vie agitée, bien des jours de péril et de détresse ; mais la partie la plus épineuse de sa tâche venait de commencer.

L’exécution des mesures que Périclès avait prises lui fut rendue plus facile par la lenteur du général ennemi, dont la conduite s’explique par le fait qu’en ce temps-là il agissait de concert avec les Thébains. En effet, tandis que ceux-ci ravageaient le territoire de Platée, les Péloponnésiens avançaient en suivant le bord opposé du Cithéron. Ils attaquèrent la forteresse athénienne d’Œnoë, située sur la frontière, au pied de la montagne et non loin des sources du Céphise, qui de là coule vers Éleusis. Là encore, les Spartiates restaient fidèles à d’anciennes traditions. Car déjà du temps du roi Cléomène, ils s’étaient concertés avec les Béotiens pour attaquer Œnoë, parce que cette forteresse était sur le chemin de Thèbes, et que, par conséquent, elle pouvait servir également de trait d’union avec le Péloponnèse et de place forte commandant le territoire d’Éleusis.

Les événements prouvèrent l’opportunité des mesures prises par Périclès. La place tint bon, malgré tous les efforts d’Archidamos, de sorte que celui-ci, désespérant du succès, conduisit ses troupes dans la plaine où le soleil de juin avait mûri les blés. Onze semaines s’étaient écoulées depuis la surprise de Platée lorsque ses troupes, avides de butin, se répandirent dans ces campagnes si bien cultivées. Éleusis, abritée par ses fortifications, ne fut point menacée. On se dirigea ensuite sur Athènes même, mais sans suivre la route directe par la gorge du Pythion ; on prit plus au nord, par le col plus large qui sépare l’Ægaléos du Parnès[7], et qui donne accès dans la partie supérieure de la plaine athénienne, dans la région dont Acharnes est le principal centre. C’était là le district le plus peuplé de l’Attique[8] ; les habitants, simples et robustes, fournissaient un contingent important à l’armée de terre ; c’étaient des charbonniers qui exerçaient leur métier sur les flancs du Parnès et des vignerons.

Là, Archidamos comptait bien que sa tactique allait produire un effet sérieux. Car à présent on pouvait voir du haut des remparts les feux de bivouac de ses troupes, qui campaient dans les champs et les vignes ; et les habitants les plus capables de se battre avaient ordre de rester spectateurs inactifs de l’incendie de leurs maisons et de leurs métairies. Sans doute, le dommage n’était pas aussi considérable qu’on pourrait se le figurer de nos jours ; car la plupart des maisons étaient simplement faites en pisé, et très modestement meublées. Cependant, la paix avait développé le luxe, et, en bien des endroits, on avait construit des villas élégantes et des maisons de campagne confortables, de sorte qu’Archidamos vit, en ce qui concerne le succès de ses mesures, ses prévisions confirmées.

Les citoyens murmuraient et clabaudaient ; principalement les propriétaires fonciers, sur qui d’ailleurs la guerre faisait peser les plus lourdes charges et qui voyaient leur ruine se consommer sous leurs veux. Car que deviendraient-ils si ces incursions se renouvelaient tous les ans, et si l’on persistait à ne rien faire pour protéger leurs champs ? Si Périclès avait permis qu’on s’assemblait au Pnyx, peut-tare dit-on pris les résolutions les plus insensées. Au lieu de cela, on voyait des groupes se former dans les rues et sur les places pour insulter Périclès : il était pour eux l’auteur de tout le mal, le lâche, le traître. C’était, disait-on, le comble de la tyrannie qu’un seul homme eût le pouvoir d’enfermer tout un peuple dans des murailles et d’empêcher les citoyens de défendre leurs propres champs[9]

Nous voyons un exemple de ces injures dans un fragment d’une comédie d’Hermippos :

Roi des Satyres, pourquoi donc ne veux-tu pas

Porter la lance, et vas-tu débitant

Sur la guerre des discours terribles,

Alors que tu loges en toi l'âme d’un Télés ?

Quand le poignard sur la queue dure

S’aiguise, tu grinces des dents,

Depuis que l’ardent Cléon t’a mordu[10].

Cléon, le tanneur, d’accord avec quelques autres, profita de l’occasion pour prêter sa voix aux mécontents et acquérir de l’influence. Périclès permit alors à la cavalerie de sortir de la ville ; ce fut une nouvelle cause de mécontentement : pourquoi cette troupe aristocratique aurait-elle seule l’honneur de se mesurer avec l’ennemi et de défendre, dans une série de rencontres heureuses, les campagnes qui entouraient la ville ? En même temps, Périclès équipa une flotte imposante de cent vaisseaux ; il y fit monter les meilleures troupes ; lui-même resta à Athènes, au poste difficile où personne ne pouvait le remplacer. Il tenait d’une main ferme et assurée le gouvernail de l’État ; aucun tumulte ne put le décider à agir contrairement à ses convictions, et à sacrifier en rase campagne la vie de ses concitoyens. Laissez-les couper vos arbres, criait-il, aux Athéniens, ils repousseront ; les hommes ne repoussent point ! Il dominait, du haut de son calme inébranlable, l’effervescence de la foule.

Au moment où la flotte s’éloignait du Pirée, Archidamos évacua le territoire athénien, après que son armée eut ravagé durant quatre ou cinq semaines tout le nord de la contrée jusqu’à l’Eubée ; comme une nuée de sauterelles, elle se retira quand les campagnes furent complètement dépouillées. La vue de la flotte qui cinglait vers le Péloponnèse avait sans doute contribué à hâter le départ des alliés, car ils songeaient à leurs villages et à leurs familles, restés sans défense dans leur pays[11].

Les Athéniens eurent pour eux le reste de la belle saison. Leur flotte fit le tour du Péloponnèse et attaqua Méthone, un des ports les plus importants de la pointe sud de la presqu’île de Messénie, en face du groupe des îles Œnusses. L’attaque échoua, grâce à la présence d’esprit de Brasidas qui se jeta à la hâte dans la place menacée, et les Athéniens, renforcés par la jonction de cinquante vaisseaux corcyréens, longèrent la côte occidentale du Péloponnèse, où les riches propriétaires de l’Élide durent paver pour les rayages commis en Attique. Ils prirent ensuite deux places corinthiennes sur la côte d’Acarnanie et gagnèrent la libre adhésion de l'île de Céphallénie qui, avec ses quatre villes, se joignit à la ligue athénienne[12].

En même temps, une escadre de trente-six vaisseaux s’était dirigée vers le nord par le canal de l’Eubée, pour châtier les Locriens. Deux de leurs villes furent détruites, leurs côtes rançonnées, et, pour les surveiller, on éleva des retranchements dans la petite île d’Atalante, qui reçut une garnison athénienne[13]. Enfin, il fut décidé qu’on expulserait complètement les Éginètes de leur île ; car c’étaient eux qui, par de secrètes dénonciations, avaient contribué plus que tous les autres à exciter le Péloponnèse contre Athènes. Du reste, Périclès avait besoin d’une nouvelle distribution de terres pour calmer les Athéniens ; au point de vue militaire, enfin, rien ne lui paraissait plus nécessaire que de s’emparer d’une He qui, située à mi-chemin du Péloponnèse, pouvait être, comme station maritime, indifféremment utile ou dangereuse pour les Athéniens. Les terres furent donc immédiatement distribuées à des citoyens athéniens, et les anciens habitants débarqués avec femmes et enfants sur les côtes du Péloponnèse[14].

Après les Éginètes, ceux qu’on détestait le plus comme accusateurs d’Athènes, c’étaient les Mégariens. Pour les punir, Périclès partit lui-même à la tête de 10.000 citoyens et de 3.000 métèques, tous pesamment armés, et d’une grande troupe armée à la légère. L’occasion lui parut bonne de montrer en rase campagne l’armée athénienne dans toute sa force, et de prouver en même temps au monde combien avaient tort ceux qui se fiaient à la protection de Sparte. Les contingents du Péloponnèse avaient depuis longtemps regagné leurs villes et leurs villages, et les Corinthiens se contentèrent du rôle de spectateurs pendant qu’on ravageait complètement le territoire de leurs voisins toutes les plantations furent détruites jusqu’aux portes de la ville[15]. Il y eut même, sur la proposition de Charinos[16], un nouveau plébiscite mégarien qui déclarait une guerre éternelle aux habitants de Mégare, punissait de mort tous ceux qu’on trouverait sur le territoire d’Athènes, et imposait aux stratèges athéniens l’obligation de s’engager par serment à faire deux fois par an une incursion en Mégaride ; c’était en même temps la vengeance tirée du meurtre du héraut Anthémocritos, envoyé officiellement à Mégare et massacré par les habitants ; c’était enfin, on peut bien l’admettre, une mesure stratégique qui avait pour but de rendre plus difficile aux Péloponnésiens leurs campagnes futures en ravageant complètement les pays situés sur la frontière.

On prit d’autres mesures encore et dans un but analogue. On surveilla avec soin tout le pays jusqu’à Salamine, pour pouvoir observer de là tout mouvement qui se produirait sur la côte de la Mégaride et l’annoncer par des signaux jusqu’au Pirée. On décida que les vieilles trirèmes ne seraient plus mises au rebut, mais qu’on en ferait des vaisseaux de transport, pour pouvoir attaquer avec plus d’efficacité le pays ennemi. On décréta que, pour protéger l’Attique et Athènes contre une attaque par mer, cent des meilleures trirèmes se tiendraient. toujours prêtes avec leurs triérarques respectifs : dans le même but, 1.000 talents furent déposés comme fonds de réserve ; il y avait peine de mort pour quiconque conseillerait au peuple d’employer à autre chose cette partie du Trésor[17]. Périclès voulait ainsi contraindre la république à se faire en quelque sorte violence à elle-même, et l’empêcher d’agir à la légère même lorsqu’il ne serait plus là pour la gouverner.

La diplomatie agit de son côté : elle se servit des villes alliées les plus éloignées, de celles qui avaient des relations avec les royaumes étrangers. Abdère surtout, située dans la Thrace méridionale, se rendit utile à Athènes : un grand nombre de magnifiques monnaies d’argent rendent témoignage de la richesse de cette ville et de son amour pour les arts. Un notable d’Abdère, Nymphodoros, avait marié sa sœur à Sitalcès, roi des Odryses. Ce roi thrace avait reculé ses frontières jusque vers la côte, et il s’efforçait, en s’alliant aux Hellènes, d’accroître sa puissance et son influence. Les Athéniens avaient un double intérêt à voir leur autorité s’affermir dans ces contrées : car, d’un côté, Potidée qu’ils assiégeaient tenait toujours bon, et, de l’autre, les villes de la Chalcidique persistaient dans leur révolte. Nymphodoros fut nommé proxène d’Athènes, et il réussit en effet à faire du puissant roi de Thrace un allié de la cité ; il la réconcilia en même temps avec Perdiccas, auquel on rendit Therme (plus tard, Thessalonique). De cette faon, Athènes eut tout à coup les coudées franches dans ce district colonial si important et put prévoir la fin prochaine de la plus dangereuse des querelles qui avaient éclaté jusque-là.

A la fin de la première année de la guerre, les Péloponnésiens se trouvaient fort humiliés : à eux incombait la responsabilité d’avoir commencé une guerre désastreuse, dont les traces s’étaient déjà profondément imprimées au sol de la patrie ; ils s’étaient trompés dans leur espoir de voir tomber Périclès ; leur tactique s’était trouvée d’un bout à l’autre insuffisante. On avait vu une fois de plus que la ville était imprenable, qu’elle dominait les mers, que sa politique était pleine de vigueur. Le Péloponnèse, par l’adhésion de Céphallénie, était plus exposé que jamais aux attaques des Athéniens : en Thrace, les Corinthiens devaient renoncer à toutes leurs espérances, et, si après le départ des Athéniens ils remportèrent quelques avantages avec leurs vaisseaux sur les côtes d’Acarnanie, en somme, ils avaient éprouvé d’amères déceptions. Périclès, au contraire, malgré toutes les tracasseries dont il avait été l’objet, eut la satisfaction de se voir conférer, à lui le politique éminent, l’honneur de prononcer au nom de l’État l’oraison funèbre des guerriers morts pendant la première année de la guerre.

Ils étaient peu nombreux. Périclès pouvait d’autant plus facilement s’écarter de la marche ordinaire de semblables discours et passer, des morts que l’État honorait déjà par des fun é- railles et par le soin qu’il prenait de leurs familles, à la communauté des vivants et à la peinture de cette patrie elle-même pour laquelle les citoyens avaient marché à la mort. Quel spectacle imposant que cette réunion plénière des citoyens groupés autour des tombeaux du Céramique, et Périclès leur parlant du haut d’une tribune ! Les misères indicibles de la guerre étaient encore vivantes dans le souvenir de tous ; autour d’eux étaient les champs abandonnés, les fermes détruites par l’incendie ; dans peu de mois on pouvait s’attendre à une détresse semblable ; et, pendant ce temps qui infligeait des pertes sensibles à tous, ils devaient non seulement renoncer à tous les agréments de la vie, mais aussi à la jouissance de leurs droits, de leurs libertés les plus chères. Et pourtant, ils se serrent autour de l’homme qui tient entre ses mains leur destinée, et ils écoutent avec enthousiasme ce discours qui leur met devant les yeux la gloire de leur ville, devenue le modèle de tous les Hellènes. Avec une noble franchise, l’orateur fait l’éloge de leur constitution, démocratique, il est vrai, et dans le plein sens du mot, parce qu’elle se propose le bien du peuple tout entier et accorde des droits égaux à tous les citoyens, mais, par cela même, plus capable que tonte autre de faire arriver les plus éminents aux premières places dans l’État. Il vante les hautes jouissances intellectuelles qu’offre là ville, l’amour désintéressé de la vertu et de la sagesse qui anime les citoyens, leur généreuse hospitalité, leur tempérance, leur activité aussi que n’ont affaiblie ni la paix ni l’amour du beau, de sorte qu’Athènes, en toute circonstance, est et sera un sujet de légitime admiration pour les contemporains et la postérité.

C’est ainsi que Périclès mettait eu relief aux yeux de ses concitoyens le caractère propre de leur république, et leur dépeignait le peuple athénien comme il devait être. Il leur montrait ce qu’il y avait de meilleur en eux, pour les fortifier, les élever au-dessus d’eux-mêmes, pour les exciter au sacrifice, à la constance, à une bravoure raisonnée. Ils quittèrent les tombeaux armés d’un nouveau courage et rentrèrent chez eux décidés à affronter tout ce que leur réservait la destinée. Aussi, lorsque Archidamos envahit une seconde fois l’Attique, ils se soumirent de meilleure grâce à ce qu’ils ne pouvaient éviter. Ils n’avaient pas cultivé les champs ravagés l’année précédente, et les Spartiates durent traverser rapidement les campagnes les plus fertiles pour trouver de quoi vivre dans les régions de l’est, jusqu’au cap Sounion. Déjà le système de Périclès inspirait plus de confiance, et l’on prenait, son parti de ce qui, une année auparavant, avait paru intolérable.

 

 

 



[1] C’est ce qu’affirme Thucydide (II, 81, en contradiction expresse et probablement voulue avec le texte d’Hérodote (VI, 98), comme le remarque avec raison CLASSEN, ad Thucyd., loc. cit. Cf. KIRCHHOFF, Entstchungszeit des herodot. Geschichtswerks, p. 18.

[2] Statue d’Athéna et peintures de Polygnote à Platée (PAUSANIAS, IX, 4, 1).

[3] THUCYDIDE, III, 56, à la fin du mois, et quatre mois (en adoptant la correction de KRÜGER ad Thucyd., II, 2) avant la fin de l’archontat de Pythodoros ; par conséquent, si l’on fait le calcul exact, le dernier jour d’Anthestérion, lequel, dans l’octaétéride attique, commençait le soir du 4 avril 431 avant J.-C. La pleine lune tombait le 7 avril (BÖCKH, Zur Gesch. der Mondcyclen, 1855, p. 78). Thucydide fait partir de cet événement la série des années de guerre qu’il fait toutes commencer, comme la première, au printemps et finir avec l’hiver.

[4] Thucydide (II, 3, 6) semble suspecter la sincérité de l’apologie des Platéens.

[5] THUCYDIDE, II, 17. On a trouvé récemment à Éleusis un décret rendu sur la proposition du devin Lampon et relatif au Pélasgicon (P. FOUCART, ap. Comptes rendus de l’Acad. d. Inscr., 2 avril 1880).

[6] D’après Justin (III, 7) les propriétés de Périclès furent, en effet, épargnées et cédées par lui au peuple : Thucydide (II, 13) dit seulement que Périclès, en prévision du cas, s’était prémuni contre le soupçon.

[7] Les Lacédémoniens entrent en Attique έν τής δεξιά έχοντες τό Αίγάλεων όρος (THUCYD., II, 19).

[8] THUCYDIDE, II, 20. Dans ce passage, le nombre a été évidemment mal transcrit.

[9] THUCYDIDE, I, 21. PLUTARQUE, Pericl., 33.

[10] HERMIPPOS ap. PLUTARQUE, Pericl., 33.

[11] Que le départ de la flotte ait, influé sur la retraite de l’armée, c’est là un fait vraisemblable et que Diodore (XII, 12) affirme en termes exprès. Néanmoins, GROTE (VIII, p. 161, trad. Sadous) est d’un autre avis.

[12] THUCYDIDE, II, 25, Un document inséré dans le Corp. Inscr. Attic. (IV, 179 fr. b) contient un versement στρατία τή περί Πελοπόννησον Σωκράτει (?) Άλαιεΐ, Ηρωτέα Αίξωνεΐ (ligne 10), et en outre, au cours de deux prytanies postérieures, des versements au nom de ce Καρκίνος que Thucydide (II, 25) mentionne avant Protéas et Socrate. Cf. KIRCHHOFF, Zur Gesell. d. athen. Staatsschatzes, p. 65.

[13] THUCYDIDE, II, 26. 32. Il reste encore des débris des fortifications élevées à Atalante (LOLLING, Mittheil. d. D. Jnstit. in Athen, I, p. 237).

[14] THUCYDIDE, II, 27.

[15] THUCYDIDE, II, 31.

[16] PLUTARQUE, Reipubl. ger. præc., 15.

[17] THUCYDIDE, II, 24.