HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE PREMIER. — LA GUERRE JUSQU’À LA MORT DE PÉRICLÈS.

 

 

§ I. — ATHÈNES ET LE DIFFEREND CORINTHO-CORCYRÉEN.

La prospérité des années de paix que les Athéniens devaient à Périclès contenait le germe d’une guerre inévitable. Les États confédérés ne pouvaient pas se consoler de l’anéantissement de leur autonomie ; la splendeur d’Athènes était un sujet d’irritation pour les Mégariens et les Béotiens ; elle l’était aussi pour les habitants du Péloponnèse et notamment pour les Spartiates, dont la jalousie avait été déjà si vivement excitée par le premier essor qu’avait pris la puissance d’Athènes après l’expulsion des Pisistratides. Maintenant surtout, de quels yeux ne devaient-ils pas considérer Athènes ! Cependant, ils se bornaient à nourrir sourdement u ne colère inactive ; et quelle que fût l’amertume avec laquelle ils se voyaient de plus en plus évincés de leur position prépondérante, aucune résolution vigoureuse ne trahit leur animosité. Athènes, de son côté, évitait avec le plus grand soin de provoquer le commencement des hostilités, et Périclès, depuis le moment où il eut à sa disposition les fonds publics, consacra, dit-on, chaque année une somme de dix talents à travailler à Sparte contre le parti de la guerre[1]. Quelque incroyable que cela paraisse, il n’est pas impossible qu’il ait profité de cette façon des faiblesses de ses adversaires. Il ne voulait pas acheter la paix, mais tenir dans sa main le commencement de la guerre ; c’est pour cela qu’il lui fallait avoir de l’influence à Sparte, où les dispositions des partis oscillaient sans cesse. Corinthe seule, parmi tous les ennemis d’Athènes, suivait une politique ferme et active.

Corinthe était une ville commerçante, qui ne pouvait subsister sans flotte et sans colonies. Elle devait être jalouse de tout État qui lui disputerait l’empire des eaux et ses relations au delà des mers. Pour humilier Égine, les Corinthiens avaient autrefois soutenu Athènes ; leur irritation fut d’autant plus grande lorsqu’ils virent dans l’espace de peu d’années s’accroître, au point d’en être complètement débordés, la marine athénienne, dont ils avaient dédaigné les commencements. C’est en vain que, pendant les guerres contre la Perse, ils avaient essayé d’entraver la marche victorieuse d’Athènes  ; en vain ils avaient protesté contre la construction de ses murs ; leur situation empirait tous les jours. En effet, depuis la fondation de la confédération attique, ils se voyaient non seulement exclus de la gloire et de tous les avantages des victoires que les Grecs avaient remportées sur mer, mais Athènes leur avait enlevé leurs propres colonies, et surtout Potidée ; leur influence dans l’Archipel était anéantie, leur commerce en Asie complètement ruiné. Lorsque Mégare et l’Achaïe ouvrirent leurs ports aux Athéniens et que Naupacte devint, grâce aux Messéniens, une place d’armes de l’Attique, ils ne furent même plus les maîtres dans leurs propres eaux. Les Messéniens, de leur côté, n’entendaient absolument pas rester inactifs ; ils firent de leur ville nouvelle un port militaire, et, immédiatement après leur établissement, ils entreprirent une expédition vers l’ouest, dans le bassin de l’Achéloos, remarquable par sa fertilité, et où ils pouvaient nuire le plus facilement à la puissance de Corinthe. Ce fut certainement de connivence avec Athènes qu’ils choisirent pour but de leurs opérations Œniadæ, située dans la partie inférieure de la vallée de l’Achéloos, fortifiée par des murs et des marais, et qui de tout temps s’était montrée fidèle à Corinthe et hostile à Athènes. Ils s’emparèrent de la ville et s’y maintinrent pendant une année, jusqu’à ce qu’une armée acarnanienne, levée par les tribus voisines, les eût forcés à abandonner la place[2]. Peu de temps après parut, à l’embouchure de l’Achéloos, une flotte athénienne sous le commandement de Périclès ; elle essaya en vain, il est vrai, de prendre Œniadæ, mais les Corinthiens se voyaient constamment menacés dans leurs possessions coloniales les plus indispensables ; ils se trouvaient, sous le coup d’un véritable état de siège[3].

Grâce à la paix de Trente ans, ils purent enfin se mouvoir avec plus de liberté ; ils respirèrent de nouveau. Mais ils savaient très bien qu’Athènes profiterait de la première occasion venue pour rétablir sa domination dans lamer d’Occident. Au surplus, ils ne pouvaient pas se fier aux villes achéennes ; l’Acarnanie aussi était jalouse des Corinthiens, qui essayaient de dominer sur ses côtes, et penchait vers les Athéniens[4] ; l'île de Zacynthe s’était toujours montrée hostile à la Ligue péloponnésienne ; Naupacte était située, comme un poste avancé, à l’entrée même du golfe de Corinthe, et l’on savait ce qu’il fallait attendre des Messéniens, également entreprenants sur terre et sur mer, ennemis mortels de Sparte et de ses alliés et dévoués sans réserve aux Athéniens. Il s’agissait donc avant tout, comme on le comprenait très bien à Corinthe, d’attirer à soi les villes maritimes et les îles restées fidèles aux intérêts du Péloponnèse, et de rétablir les rapports avec les colonies. En un mot, Corinthe était le seul État qui suivit d’un œil vigilant tous les mouvements d’Athènes, et qui, bien que sans bruit, s’efforçât de rester en bonne intelligence avec Delphes, Thèbes et les villes maritimes de l’Argolide. Elle s’attacha le plus étroitement possible Mégare, qui pendant quinze ans s’était tenue à l’écart, cultiva ses relations avec l’Élide et les îles ioniennes et chercha à se ménager, pour le cas où elle en aurait besoin, l’appui de Sparte et de la ligue du Péloponnèse. Elle ne pouvait avoir d’autre but que de former, en réunissant des forces éparses, une marine qui fût capable de s’opposer, au moins dans les mers de l’ouest, aux flottes athéniennes ; elle devait s’efforcer d’établir dans ces eaux son hégémonie et de garantir contre toute immixtion étrangère ses rapports avec ses colonies et ses alliés de l’Occident. C’est pour cette raison aussi que les Corinthiens, pendant la guerre contre Samos, avaient voté contre l’intervention des habitants du Péloponnèse ; ils voulaient, en effet, faire reconnaître dans les questions intéressant leur politique maritime le principe de non-intervention que les Athéniens faisaient valoir pour eux-mêmes.

Ils ne manquaient pas, pour mener à bonne fin cette politique, de solides points d’appui. Il faut nommer avant tout la cité populeuse et guerrière des Ambraciotes, fidèlement attachée à Corinthe et qui, avec l’île de Leucade[5] et Anactorion, dominait dans le golfe d’Ambracie[6]. Dans l’Acarnanie aussi, Œniadee, outre Anactorion, était fidèle à Corinthe ; et, parmi les autres peuplades de la terre ferme, elle pouvait compter sur les Étoliens et les Épirotes. Mais aucun État n’entravait davantage la politique des Corinthiens que Corcyre. Dans ses luttes avec les Épirotes et les Illyriens, cette cité avait conquis de bonne heure une grande indépendance ; aussi, de mémoire d’homme, avait-elle gardé vis-à- vis de Corinthe une attitude hautaine. Une première fois, sous les Bacchiades, elle s’était détachée de Corinthe ; puis une seconde fois, après l’époque brillante de Périandre : depuis longtemps, elle s’était affranchie de tous devoirs de piété filiale envers sa métropole, et elle se tenait toujours prête à défendre, avec sa flotte de 120 trirèmes, sa complète indépendance.

Dans le. monde grec, on aimait peu les Corcyréens. Leur fortune rapide et leurs richesses les avaient rendus orgueilleux et insolents ; ils se montraient durs et arbitraires lorsque des vaisseaux étrangers venaient chercher un refuge auprès d’eux : eux-mêmes se montraient rarement dans les ports étrangers. L’égoïsme d’une politique mercantile leur faisait garder avec jalousie la région maritime dont ils occupaient le centre ; ils se souciaient peu des intérêts nationaux et considéraient une neutralité armée comme le moyen le plus propre à exploiter les avantages de leur situation entre les côtes de la Grèce, de l’Illyrie et de la Sicile. Or, du moment que Corinthe manifestait de plus en plus clairement l’intention de relever sa marine et ses colonies, la reprise des anciennes hostilités était inévitable. D’ailleurs, plusieurs villes de la côte avaient été fondées en commun par les deux États[7], et leurs habitants, d’origine différente, avaient déjà vu éclater au milieu d’eux plus d’une querelle. C’est ainsi qu’on s’était divisé an sujet des droits que les deux cités revendiquaient l’une et l’autre comme métropoles de Leucade ; Thémistocle, choisi comme arbitre, s’était prononcé en faveur de Corcyre[8]. Des complications plus sérieuses ne pouvaient manquer de se produire ; elles se produisirent plus tôt qu’on ne s’y attendait.

A quinze milles au nord du promontoire Acrocéraunien, qui forme la limite entre la mer Ionienne et l’Adriatique, était assise, sur une langue de terre saillante, la ville d’Épidamne[9] ; elle avait été fondée par Corcyre au moment où Périandre était arrivé au pouvoir. Le commerce avec l’Illyrie l’avait rendue puissante et riche ; elle était pleine d’esclaves et de commerçants étrangers. Malgré cela, un certain nombre de familles s’étaient maintenues au pouvoir ; elles formaient une aristocratie absolument fermée, du milieu de laquelle on élisait le chef de l’État, celui-ci dirigeant les affaires avec un pouvoir presque royal[10]. Cette noblesse urbaine héréditaire faisait elle-même le négoce de terre et de mer ; elle s’était constituée en société de commerce, qui travaillait avec un capital commun pour le compte de tous ses membres. Les familles privilégiées avaient donc le monopole du grand commerce ; les métiers étaient exercés par des esclaves publics ; on avait laissé aux simples citoyens l’agriculture, le cabotage et le commerce de détail, pour pouvoir les tenir plus facilement dans un état de dépendance politique. Pendant longtemps cette constitution ne fut pas modifiée elle ne fut ébranlée que lorsque l’hostilité des Illyriens mit en danger la situation extérieure de la ville et qu’on fut obligé d’exiger de la communauté entière de plus sérieux efforts.

La première innovation fut l’établissement d’un Conseil plus nombreux ; cette mesure priva les aristocrates de leurs droits exclusifs au gouvernement. Cependant, des concessions isolées ne suffirent point à maintenir la concorde ; la ville souffrait de l’instabilité d’une constitution à moitié aristocratique, à moitié démocratique : une révolte finit par éclater, à la suite de laquelle les familles nobles furent chassées d’Épidamne. Elles s’unirent aux Illyriens pour reconquérir leur ville natale avec leur secours, et la république nouvellement fondée fut serrée de près. Elle chercha du secours au dehors et s’adressa d’abord à Corcyre. Mais là, on était fort mal disposé à son égard. Car Corcyre elle-même souffrait, comme la plupart des États grecs de cette époque, d’un excès de population et de tiraillements politiques ; les familles régnantes, qui repoussaient de toutes leurs forces les prétentions croissantes de la commune, blâmaient la révolution d’Épidamne. Alors les ambassadeurs, sur l’ordre de l’oracle de Delphes, allèrent à Corinthe.

Là, on se décida sur-le-champ à profiter de l’occasion qui s’offrait ; les circonstances ne pouvaient être plus favorables pour rétablir dans la mer Ionienne l’hégémonie de Corinthe. Forts de l’autorité de l’oracle, les Corinthiens pouvaient défendre, contre les Barbares et les partisans alliés avec eux, une commune grecque abandonnée par sa métropole ; on espérait en même temps trouver dans Épidamne un point d’appui de la plus haute importance. Aussi ne promit-on du secours qu’à la condition qu’Épidamne recevrait des colons et une garnison de Corinthe. On envoya sans tarder par voie de terre une année, qui poussa d’Apollonie à Épidamne pour augmenter les forces de la commune et relever les affaires de la ville en détresse.

Cette démarche fut le signal de la guerre : car les Corcyréens n’entendaient pas laisser tomber en des mains ennemies une de leurs colonies. Ils vinrent mouiller devant Épidamne avec quarante vaisseaux et menacèrent d’avoir recours à la force si les nouveaux colons n’étaient pas immédiatement renvoyés. Mais la ville se fiait à Corinthe, qui équipa trente- vaisseaux de guerre et invita en même temps tous ceux qui le voudraient à prendre part, soit en personne, soit en fournissant des fonds, à l’établissement d’une colonie considérable à Épidamne ; elle fit appel à tous ses alliés et emprunta de l’argent à Thèbes et à Phlionte, de sorte que les habitants de Corcyre, surpris par ce déploiement d’énergie, essayèrent sérieusement de rétablir l’entente. ils étaient, en effet, très peu disposés de leur côté à rechercher des alliances étrangères, et ils allèrent jusqu’à vouloir remettre le jugement du différend à l’oracle de Delphes. Ils donnèrent à entendre aux Corinthiens qu’en cas de refus ils saliraient prendre des mesures dont n’aurait à se louer ni l’une ni l’autre des deux cités adverses.

Mais il n’était plus possible ni d’intimider ni d’arrêter Corinthe. Elle déclara la guerre : sur son ordre, soixante-quinze vaisseaux se rendirent à Épidamne en suivant la côte. Les habitants de Corcyre considéraient l’embouchure du golfe d’Ambracie comme la limite de leur territoire. Là, ils sommèrent encore une fois la flotte ennemie de se retirer : leurs remontrances étant restées sans effet, ils mirent immédiatement à la mer tous les vaisseaux qu.ils avaient sous la main, et battirent complètement les Corinthiens. Le même jour, Épidamne se rendit, et, dès lors, Corcyre fut maîtresse dans toute la mer Ionienne, de sorte que les côtes des alliés de Corinthe furent pillées jusqu’en Élide. Ces faits se passèrent pendant la deuxième année de la LXXXVIe Olympiade (en automne 435 ou an printemps de 434).

C’est, ainsi que, d’une querelle qui avait éclaté entre les habitants d’un port de l’Illyrie, était née une guerre qui menaçait d’embraser la Grèce et qu’on ne pouvait plus renfermer dans un rayon déterminé. Car aucun des États belligérants n’était disposé à céder, et aucun d’eux ne pouvait espérer, avec ses seules ressources, sortir victorieux de la lutte. Deux années entières furent employées à lever des troupes, à faire des préparatifs et à entamer des négociations an dehors ; car les habitants de Corcyre ne manquèrent pas d’exécuter leurs menaces, et les Corinthiens aussi furent obligés d’envoyer des ambassadeurs à leurs ennemis les plus acharnés, pour empêcher leur alliance avec Corcyre. On en était là lorsque la cause des deux partis belligérants fut portée devant le peuple athénien.

Les envoyés de Corcyre parlèrent très franchement. D’accord avec leurs principes, ils eussent préféré rester étrangers à toute alliance ; la nécessité seule les avait conduits devant l’assemblée des citoyens d’Athènes. Mais, puisque les choses en étaient là, on ne pouvait imaginer une situation plus avantageuse pour Athènes. Les Athéniens, en effet, devaient tenir avant tout à ne voir aucune flotte à côté de la leur. Or, la seconde marine de la Grèce était prête à se joindre à eux ; l’accroissement le plus considérable de leur puissance pouvait donc être atteint sans le moindre risque. En ce moment, une augmentation de leurs forces devait leur paraître doublement désirable ; car tout le monde savait qu’on pouvait considérer la guerre générale comme ayant éclaté. Quant au droit, on ne pouvait dire qu’il était violé, dans le cas où Athènes soutiendrait Corcyre ; de sanglantes luttes avaient depuis longtemps détruit tonte relation filiale avec la métropole ; cette dernière avait perdu, à force d’en abuser, les droits les plus sacrés. Corcyre était donc libre et pouvait s’allier à qui elle voulait.

Tandis que les habitants de Corcyre, d’accord avec leur propre politique, faisaient ainsi ressortir, sans vouloir s’en cacher, le point de vue de l’intérêt, les Corinthiens préférèrent se placer sur le terrain du droit colonial. La fidélité de leurs autres colonies prouvait assez, disaient-ils, que ce n’était pas la faute de la métropole si ses rapports avec Corcyre avaient toujours été mauvais. L’esprit peu endurant des habitants de Corcyre était connu de tout le monde, et les propositions qu’ils avaient faites à la dernière heure n’avaient pas été acceptables, parce que, en attendant la décision de l’arbitre proposé, ils étaient restés en possession de tous leurs avantages. Ces considérations avaient peu de poids pour Athènes ; on n’attachait guère plus d’importance aux droits qu’on acquerrait ainsi à la reconnaissance des Corinthiens. Les ambassadeurs firent plus d’impression en rappelant les traités existants ; ils montrèrent que Corinthe, comme membre de la confédération du Péloponnèse, était aussi l’alliée d’Athènes qu’il existait, il est vrai, la plus grande tension dans les rapports entre les divers alliés, mais qu’on pouvait encore éviter d’en venir aux dernières extrémités ; qu’il était temps encore d’épargner à la Grèce des calamités sans fin. Il fallait songer aussi qu’en définitive il n’y a d’utile que ce qui est juste.

C’est ainsi que les deux puissances maritimes de deuxième rang briguaient la faveur de la première ; l’une demandait une alliance, l’autre, la neutralité seulement. Étant donnée une politique uniquement préoccupée de l’intérêt, le choix ne pouvait être douteux. Si, malgré cela, on se trouva perplexe au moment de prendre un parti, si même la première assemblée fut favorable aux Corinthiens, cela prouve combien à Athènes on hésitait à faire le pas décisif qui déchirait les traités et faisait cesser la paix. Sans doute, on eût préféré laisser Corinthe et Corcyre vider leur querelle entre elles, si l’on avait eu la certitude que les deux partis épuiseraient dans la lutte leurs forces et leur argent. Mais Corinthe paraissait pour le moment devoir l'emporter, par ses alliances et ses préparatifs, et les Athéniens ne pouvaient supporter l’idée que la destruction de l’indépendance de Corcyre ferait surgir peut-être sur les côtes du Péloponnèse une marine capable de les braver et d’entraver dans l’ouest l’extension de leur puissance. Cette considération fut décisive, et, dans une seconde assemblée, les citoyens résolurent, non pas de recevoir dans la confédération attique les habitants de Corcyre, comme ceux-ci l’avaient demandé, ni de faire cause commune avec eux contre Corinthe, mais de conclure avec eux un traité de défense réciproque ; de telle sorte que les deux États s’engageaient à repousser avec leurs forces réunies toute attaque tentée contre eux ou leurs alliés. On croyait ainsi avoir pris la position la plus favorable dans la guerre qui venait d’éclater, sans pourtant s’être rendu coupable de la rupture de la paix. Cc qui prouve encore la prudence avec laquelle on agit dans ces circonstances, c’est qu’après le départ des ambassadeurs dix vaisseaux seulement furent envoyés dans la mer Ionienne ; ce ne fut pas non plus sans intention probablement qu’on plaça à la tète de l’escadre Lacédæmonios, le fils de Cimon, qu’on supposait moins tenté que tout autre d’agir avec trop de précipitation contre les habitants du Péloponnèse[11].

Cependant, le traité qui modifiait essentiellement les rapports des différents États grecs était conclu, et les Corinthiens n’en hâtèrent que davantage leurs préparatifs, afin de tenir tète au danger croissant. Ils avaient pu réunir enfin une flotte imposante de 150 trirèmes, avec laquelle, remplis de l’espoir de vaincre, il mirent à la mer au printemps de l’année 432 (Ol. LXXXVI, 4), pour chercher l’ennemi dans ses propres eaux.

Cette fois ils passèrent, sans rencontrer de résistance, devant l’embouchure du golfe d’Ambracie, longèrent les côtes de l’Épire, et allèrent établir un camp à l’entrée du détroit de Corcyre, non loin du cap Chimérion, où la population des campagnes leur amena du renfort et leur rendit divers services ; ce camp protégeait les vaisseaux. Les Corcyréens avaient pris position, avec 110 trirèmes, près des îles rocheuses de Sybota, situées en face de la partie méridionale de leur ile, près de la côte du continent. C’est dans ce détroit que s’engagea la bataille, la plus grande que des vaisseaux grecs se fussent livrée jusque-là. Les Corinthiens avaient placé au centre les petits contingents de leurs alliés, et à l’aile droite, les Mégariens et les Ambraciotes ; eux-mêmes, avec leurs 90 trirèmes bien exercées, formaient l’aile gauche, où ils avaient en face d’eux, outre les Corcyréens, les vaisseaux athéniens, lesquels avaient reçu l’ordre formel de rester eu observation et de n’agir énergiquement que dans le cas où l’île elle-même serait directement menacée[12]. Dans ce but, les Athéniens restèrent à côté des Corcyréens, comme spectateurs de la lutte. Elle leur offrit un spectacle inattendu ; car les Grecs de l’ouest se battaient encore sur mer, comme autrefois, sans aucun art, et n’entendaient rien aux mouvements rapides des trirèmes, grâce auxquels il était possible, sans verser le sang, de désarmer et de réduire à l’inaction les navires ennemis. Il y eut un abordage de vaisseau à vaisseau ; on voyait se battre d’un pont à l’autre, comme sur la terre ferme, les hoplites, les archers, les soldats armés de javelots, et les vaisseaux, dans cette affreuse mêlée, ne pouvaient plus se détacher les uns des autres.

Enfin, l’aile droite des Corinthiens fut rejetée en masse et poursuivie sans réflexion par les Corcyréens jusqu’à Chimérion, de sorte que les vaisseaux victorieux, dont l’équipage n’avait en vue que le pillage du camp, s’éloignèrent complètement du champ de bataille. Mais là, ils firent d’autant plus défaut que l’aile gauche des Corinthiens avait, dans l’intervalle, remporté les avantages les plus décisifs et les avait poursuivis avec assez d’énergie pour qu’il devint impossible aux vaisseaux athéniens de rester neutres. Ceux-ci engagèrent le combat avec les Corinthiens et se retirèrent ensuite avec les Corcyréens sur les côtes de Pile, devant les forces supérieures de l’ennemi. Les Corinthiens, croyant leur victoire complète, croisèrent dans le détroit, cherchèrent à satisfaire leur rage aveugle en tuant autant de matelots que possible — dans le tumulte, il leur arriva même tic s’attaquer à leurs propres vaisseaux, — et regagnèrent ensuite la côte du continent où les avait rejoints l’armée des Épirotes, ceux-ci guettant déjà la chute de l’orgueilleuse Corcyre. Après avoir mis en sûreté leurs morts et les débris de leurs navires, les Corinthiens reprirent la mer, bien déterminés à frapper, s’ils le pouvaient, un coup décisif avant la fin de la journée. Pour la seconde fois, les deux flottes s’avancèrent l’une contre l’autre avec tous les vaisseaux encore en état de se battre ; des deux côtés on poussait le cri de guerre, lorsque soudain les Corinthiens reculèrent et renoncèrent au combat. Une escadre venait d’apparaître à l’horizon, et ils avaient reconnu les trirèmes athéniennes. En effet, Athènes, à la nouvelle du départ de la flotte corinthienne, avait expédié un renfort de vingt vaisseaux sous Glaucon et Dracontidès ; car déjà on avait reproché à Périclès l’insuffisance du premier envoi. La vue seule de l’escadre athénienne enleva tout courage aux Corinthiens. Au moment du plus grand danger, la flotte des Corcyréens fut sauvée, et, le lendemain matin, ils s’avancèrent sur Sybota avec les trirèmes athéniennes, maintenant au nombre de trente, pour offrir une seconde bataille à l’ennemi. Mais les Corinthiens évitèrent tout engagement, et, comme les Athéniens étaient décidés à ne pas les attaquer, ils rentrèrent chez eux sans être inquiétés[13].

Cette bataille sanglante n’avait donc amené aucun résultat décisif, et les deux partis, s’attribuant la victoire, se crurent en droit d’ériger des trophées ; mais elle n’en eut pas moins les suites les plus graves. C’est dans le détroit de Corcyre que les vaisseaux de l’Attique et ceux du Péloponnèse entrèrent en lutte pour la première fois ; la paix était violée de fait, les passions furieuses déchaînées. Les Corinthiens ne pourront pardonner aux Athéniens de leur avoir arraché des mains une victoire péniblement conquise ; et, en face d’un ennemi déclaré, les Athéniens de leur côté vont être forcés d’agir avec moins d’égards et plus de décision.

De nouvelles complications surgirent à l’autre extrémité du continent hellénique, en Thrace, là où, en face des côtes de Macédoine et de Thessalie, s’avance dans la mer la longue presqu’île de Pallène.

Sur l’isthme étroit qui joint Pallène au continent thrace s’élevait Potidée, baignée par deux mers comme sa métropole Corinthe ; c’était une vaillante cité qui, immédiatement après la bataille de Salamine, s’était détachée des Perses et avait courageusement repoussé, avec l’aide des marées, le siège tenté par Artabaze[14]. Potidée était entrée dans la confédération attique, mais sans rompre avec Corinthe, car chaque année celle-ci lui envoyait un magistrat supérieur qui avait la présidence honorifique de la commune.

Après la journée de Sybota, il devint impossible de prolonger cette situation ambiguë, d’autant-plus que Perdiccas, roi de Macédoine, était hostile aux Athéniens et excitait Corinthe à agir contre les intérêts de ces derniers. Située au point le plus vulnérable du territoire athénien, Potidée menaçait de devenir un centre d’agitations ennemies : il ne fallait donc pas hésiter. La flotte qui avait pour mission de protéger contre Perdiccas les côtes de la mer de Thrace reçut immédiatement l’ordre de demander aux habitants de Potidée de démolir leur mur d’enceinte, de livrer des otages, et de renvoyer le magistrat corinthien. Potidée, effrayée, envoya en même temps des messagers à Athènes et dans le Péloponnèse ; là, on ne les écouta pas, ici on leur promit du secours. Il en résulta une défection ouverte[15] à laquelle prirent part les petites villes maritimes de la Chalcidique et les Bottiéens du golfe Thermaïque[16].

Perdiccas attisait le feu : il engagea les Chalcidiens à abandonner les petites villes des côtes, qui isolément ne pouvaient tenir contre Athènes, pour aller fonder une ville commune plus avant dans les terres, près d’Olynthe, à 11 kilomètres au-dessus de Potidée. Les Corinthiens déployèrent la plus grande activité et, quarante jours après la défection de Potidée, Aristeus, fils d’Adimantos, arrivait déjà pour diriger la défense de cette ville à laquelle il était tout particulièrement attaché par des relations personnelles. Un grand nombre de volontaires s’étaient joints à lui, de sorte qu’il avait avec lui une armée de 2.000 hommes. Pendant ce temps, les Athéniens n’étaient pas restés inactifs. A la nouvelle de la défection, ils avaient envoyé dans les eaux de la Thrace quarante vaisseaux sous le stratège Callias, avec 2.000 hoplites[17]. Les escadres se réunirent en Macédoine. Mais les forces étaient insuffisantes pour faire la guerre sur un double théâtre ; aussi, lorsqu’ils apprirent l’arrivée d’Aristeus, les Athéniens, pour pouvoir agir librement contre Potidée, ne purent faire autrement que de s’entendre avec Perdiccas et d’évacuer la Macédoine. La saison les forçait de se hâter, et, après avoir vainement tenté de s’emparer par un coup de main de Strepsa[18], point important situé à l’intersection des routes de la Thrace et de la Macédoine, les troupes, longeant la côte conjointement avec la flotte, marchèrent sur Potidée.

Perdiccas avait immédiatement violé le traité qui l’avait débarrassé des Athéniens, et, pour pouvoir se donner tout entier à la guerre de Chalcidique, à laquelle il attribuait une influence décisive sur les affaires de la Thrace, il avait nommé régent en Macédoine Iolaos, son confident, et s’était mis lui-même à la tète de la cavalerie des villes révoltées. Aristeus commandait l’infanterie. Les troupes prirent position sur l’isthme, devant la ville de Potidée, pour la défendre ; elles y attendaient les Athéniens, prêtes à leur disputer l’étroit passage qui conduisait à la presqu’île de Pallène.

Les Athéniens se trouvaient entre deux ennemis ; car ils avaient derrière eux Olynthe, une autre place forte, qui communiquait par signaux avec Potidée ; ils prirent pourtant l’offensive, parce que chaque heure augmentait le danger. La lutte fut inégale. Les Corinthiens se battirent vaillamment. Ils repoussèrent leurs adversaires jusque sous les murs d’Olynthe ; mais, à l’aile opposée, les Athéniens remportaient une victoire complète. Les Potidéates et les Péloponnésiens qu’ils avaient devant eux s’enfuirent vers les portes du Potidée, et c’est ainsi qu’Aristeus, en revenant de sa poursuite, se vit coupé des deux villes. Il n’hésita pas à se frayer un passage jusqu’à Potidée, et il réussit en effet, après un combat héroïque sur mie étroite digue, à atteindre heureusement la porte de la ville, à travers les flots soulevés de la mer et les projectiles des ennemis.

La lutte avait été si courte que les Olynthiens n’eurent même pas le temps d’y prendre part. Et pourtant, les Athéniens avaient perdu 130 hommes ; Callias, leur général, était du nombre[19]. Sans tarder, ils élevèrent un rempart pour isoler Potidée de l’isthme et d’Olynthe, et, lorsque Phormion arriva avec un nouveau renfort, ils en élevèrent un second du côté de Pallène, de sorte que, comme les deux divisions de la flotte gardaient les deux côtes opposées, la ville se trouvait complètement cernée. Son unique espoir était d’être secourue du dehors. Aussi Aristeus se glissait-il entre les vaisseaux de garde pour nuire aux Athéniens par des courses et pour mettre en mouvement les Péloponnésiens au moyen de messages pressants, tandis que Phormion, avec les troupes dont on pouvait se passer pour faire le siège, s’efforçait de reprendre les places de moindre importance qui avaient fait défection dans la Chalcidique et la Bottiée.

 

 

 



[1] Ce que Théophraste raconte des sommes d’argent qui, pendant un certain temps, allaient tous les ans à Sparte pour y acheter les consciences, repose vraisemblablement sur ce fait que Périclès introduisit dans le budget de l’État la rubrique : είς δέον, είς τό δέον : c’étaient des fonds secrets, que la confiance publique laissait à la disposition du directeur des affaires étrangères, sans lui demander d’en rendre compte. Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, I. p. 274.

[2] PAUSANIAS, IV, 25.

[3] L’extension de la domination athénienne dans la mer d’Occident a été une des principales causes de la guerre, d’après C. H. PLASS, Ueber die Ursachen des archidamischen Kriegs, Stader Programm., 1858/9.

[4] Sur l’antagonisme entre les colonies corinthiennes et les indigènes d'Acarnanie, voyez R. WEIL, Zeitschr. f. Num. [1879], p. 121 sqq.

[5] Actuellement Levkada ou Santa-Maura.

[6] Aujourd’hui golfe d’Arta.

[7] Sur la politique coloniale de Corinthe, voyez E. CURTIUS, Studien zur Gesch. von Korinth, ap. Hermes, X, 232.

[8] PLUTARQUE, Themist., 24. THUCYD., I, 136.

[9] Plus tard, Dyrrachium, aujourd’hui Durazzo.

[10] Sur la constitution d’Épidamne, voyez PLUTARQUE, Quæst. Græc., 29.

[11] Il est permis d’opposer cette manière de voir au calcul vraiment odieux que (probablement d’après Stésimbrotos de Thasos) l’on a prêté à Périclès (Cf. SINTENIS ad Plut. Pericl., 29) en le représentant comme enchanté de préparer un échec au fils de Cimon.

[12] Sur les mouvements des deux flottes, voyez THUC., I, 46-48.

[13] Bataille de Sybota et retraite des Corinthiens (THUC., I, 49-55). Cf. C. I. ATTIC., I, n. 179, d’où il appert que le collègue de Glaucon était Dracontidès, et non pas, comme le porte le texte de Thucydide, Γλαύκων Λεάγρου καί Άνδοκίδης Λεωγόρου. Le nom du troisième stratège, que Thucydide ne mentionne pas, est mutilé sur l’inscription : on lit, à la ligne 20 : ... ένει Κοιλεΐ. C’est à la bataille navale de Sybota qu’il faut l’apporter l’inscription sur bronze ayant fait partie d’un ex-voto consacré par les Athéniens à Dodone (CARAPANOS, Dodone et ses ruines, I, pl. 26, 2. FRÄNKEL, ap. Archäol. Zeitung, 1878, p. 71). Le document épigraphique qui donne le compte des dépenses faites pour les deux expéditions à Korkyra (c’est l’orthographe des inscriptions et des médailles) se trouve dans RANGABÉ, Ant. Dell., p. 415. BÖCKH, Abhandl. d. Akad. d. Wis., 1847, p. 355. C. I. ATTIC., I, n. 170. Cf. E. MÜLLER, De tempore quo bellum Pelop. initium ceperit, 1852, p. 35.

[14] Artabaze devant Potidée (HEROD., VIII, 126-129).

[15] L’histoire de la défection de Potidée dans THUCYD., I, 56 sqq.

[16] Aujourd’hui, golfe de Saloniki [Thessalonique].

[17] C’est pour la première flotte envoyée par les Athéniens (THUC., I, 57), qu’a été effectué le versement inscrit à la date de l’archontat de Pythodoros (432 : Ol. LXXXVII, 1). (C. I. ATTIC., IV n. 179. fr. a, l. 3 sqq.). L’armement de la seconde flotte, commandée par Callias (THUC., I, 61), a motivé le versement de l’année 431 (C. I. ATT., ibid., fr. b. l. 3 sqq.). Les chiffres partiels, ainsi que le total de la somme dépensée alors pour la Macédoine (ligne 9), ont disparu par suite des mutilations de la pierre. Cf. KIRCHHOFF, Zur Gesch. des athen. Staatschatzes, p. 62.

[18] έπί Στρέψαν (THUC., I, 61, d’après la correction de Pluyer ap. Cobets, Nov. Lect., p. 382). Cf. les notes de Classen au passage en question.

[19] L’épitaphe des Athéniens morts à Potidée se trouve dans KOUMANOUDIS, Έπιγρ. Έπιτύμβ. n. 9 : C. I. ATTIC., I, n. 442.