§ III. — LE GOUVERNEMENT DE PÉRICLÈS. Si Périclès s’est maintenu, en somme, pendant quinze ans à la tête du gouvernement[1], s’il a pu, sans violence, sans coup d’État, imposer sa volonté à une république aussi jalouse de ses droits, il dut aux circonstances une part de ce succès ; car on était las, à Athènes, des dissensions qui avaient si longtemps entretenu entre les citoyens une hostilité sans trêve. Les quarante dernières années n’avaient été qu’une longue guerre, sans cesse rallumée, entre les différents partis ; on avait vu lutter ensemble Xanthippos et Miltiade, Thémistocle et Aristide, Cimon et Éphialte, Thucydide et Périclès, et osciller toujours d’un côté ou de l’autre la commune, partagée entre les influences contradictoires d’une politique tantôt rétrograde, tantôt novatrice et hardie. La dernière bataille, la plus acharnée de toutes, avait encore accentué ce dégoût ; et une fois le parti de Cimon désarmé, la grande majorité des Athéniens voulait pour l’État le repos à l’intérieur, comme à l’extérieur une attitude ferme et conséquente. Périclès sut profiter de ces dispositions ; aussi, comme il régnait sur la ville à la façon d’un Zeus olympien, les corniques l’appelèrent-ils le fils de Kronos et de Stasis, c’est-à-dire, de la discorde civile ; en effet, les discordes passées avaient fait sa grandeur[2]. Les Athéniens étaient difficiles à gouverner, chacun voulant tout examiner et tout juger par lui-même, parce qu’en général la démocratie ne supporte pas ceux qui exigent l’obéissance. Eu outre, l’inégalité passagère entre les fonctionnaires el les simples particuliers s’effaçait, autant que possible, par la rapidité, même du roulement ; enfin, depuis l’introduction du tirage au sort, on perdait graduellement le respect des personnes investies de l’autorité publique. De nombreux changements étaient survenus depuis les guerres médiques. Pendant la période précédente, les riches et les notables avaient pris soin, dans l’intérêt même de leur classe, de ne présenter comme candidats que les plus capables. Plus tard encore, les incapables étaient écartés des charges publiques, par cela seul qu’ils pensaient d’avance au jour où ils auraient à rendre compte, personnellement et publiquement, de leur administration. Mais cette crainte diminua progressivement ; le hasard du tirage au sort gagna du terrain de plus en plus, et ainsi s’en alla l’honneur des fonctions publiques. L’archontat conserva encore quelque dignité, parce que c’était une magistrature gratuite et qui exigeait une certaine dépense ; c’est pourquoi les pauvres ne s’en approchaient pas ; mais c’était un poste d’honneur, sans influence politique. Plus les emplois administratifs perdaient de leur importance, plus la puissance directrice de l’État passait aux mains des orateurs populaires ; leur action, en effet, ne dépendait ni d’un changement annuel, ni d’une vérification de comptes ; eux, il étaient écoutés du peuple, parce qu’au lieu d’exiger l’obéissance, ils ne cherchaient que la persuasion. Donc, celui en qui la commune a foi, comme sachant juger le mieux et exposer le plus nettement les intérêts de tous, celui-là est le maître, parce qu’il est l’homme de confiance de la cité. Cette place, personne ne put la contester à Périclès ; en effet, les hommes qui vivaient à côté de lui à Athènes et qui, avec une haute autorité du reste, représentaient des idées différentes, Myronide, Tolmidès et Léocrate, le vainqueur d’Égine, ceux-là étaient de braves capitaines, mais hors d’état de disputer à Périclès la conduite du gouvernement. Mais si Périclès avait dû n’exercer son influence que comme simple particulier, il eût été bien gêné clans son action ; car il n’aurait jamais pu parler que dans des assemblées convoquées par d’autres. C’est pourquoi, s’il voulait gouverner sans toucher à la constitution, il ne pouvait point se passer de pouvoirs officiels. Or, parmi les charges qui exigeaient une capacité spéciale et qui, précisément pour cette raison, étaient conférées par le choix des citoyens, il n’y en avait pas de plus considérable que le commandement des armées ou stratégie. Elle avait grandi en importance, à mesure que déclinaient les emplois tirés au sort : et plus Athènes exerça son hégémonie fondée sur la force des armes, plus cette importance s’accrut parallèlement. On s’arrêta à ce principe, de choisir pour cet office des hommes appartenant à des familles en vue, dont le nom même fût une promesse de succès. Mais les stratèges n’avaient pas seulement le commandement en chef des troupes de terre et de mer ; ils nommaient et surveillaient aussi les triérarques, qui devaient se porter garants du bon état et du bon armement de leur vaisseau ; ils dirigeaient de plus les relations extérieures, recevaient les propositions des ambassadeurs étrangers, les introduisaient dans les assemblées du peuple, qu’ils convoquaient eux-mêmes, et préparaient les affaires soumises à la décision populaire. Ils avaient la surveillance de tout ce qui touchait à la sûreté de l’État, et, à ce titre, ils étaient autorisés à interdire les assemblées ou à les dissoudre, si, dans un moment d’excitation violente, elles pouvaient devenir un danger public. Le long apprentissage de la guerre, que Périclès avait suivi jusqu’au bout, et ce mélange si rare de prudence et d’énergie qu’il avait montré dans toutes ses opérations, lui avaient gagné la confiance de ses concitoyens ; et, là encore, il la méritait. hème les revers essuyés par la république, comme la journée terrible de Coronée, avaient ajouté à son prestige, car il avait averti les Athéniens à temps, quoique inutilement. Aussi fut-il élu plusieurs années de suite général en chef, et investi, comme tel, de pouvoirs extraordinaires, par l’effet desquels les charges des neuf autres commandants devenaient purement honorifiques, données à ceux qu’il agréait[3]. Il arriva aussi qu’une année on prit un général dans chacune des dix tribus et qu’on leur adjoignit Périclès, élu hors cadre par le vote de tontes les tribus réunies. Ainsi, pendant la durée de son administration, cette charge devint comme le centre de gravité de la vie commune ; c’est comme stratège qu’il fit passer les lois les plus importantes, c’est comme stratège qu’il fut le président effectif de la république ; et ce casque avec lequel il se fit représenter par les sculpteurs[4], ne servait point à cacher son crâne pointu, dont plaisantaient les poètes comiques ; il indique plutôt que son titre de stratège est comme la raison d’être de sa situation politique ; et c’est aussi une opinion acceptée chez les anciens, que la stratégie continuée d’année en année fut la base réelle de sa toute-puissance, de sa souveraineté sur la république[5]. Son rôle dans la gestion des finances est moins facile à saisir. Pour la charge de surintendant du trésor, donnée à l’élection comme celle de général en chef, on n’en trouve pas trace à l’époque de Périclès ; et nous ignorons comment était organisée, en ce qui concerne les hauts emplois, l’administration financière[6]. Mais ce que nous pouvons admettre en toute sûreté, c’est que Périclès ne perdait pas de vue cette branche des services publics[7], et qu’il l’eut dans sa main pendant tout le cours de son gouvernement, soit en vertu de quelque magistrature personnelle, soit parce que des hommes à lui y occupèrent le poste principal[8]. C’étaient enfin des fonctions de grande conséquence que celles des commissaires, conférées également par l’élection ; ces hommes spéciaux devaient exécuter les décisions prises par la cité et dont l’accomplissement exigeait une direction supérieure, à la fois pratique et énergique. Les commissaires avaient pour attribution de compléter le matériel de guerre pour l’armée et la flotte, de rétablir et de consolider les ouvrages de défense, d’organiser les bites civiques et, avant tout, de veiller aux édifices publics qu’on entreprenait pour honorer les dieux et embellir la ville. Les préposés aux ouvrages publics tenaient des citoyens de pleins pouvoirs pour toute la durée des travaux, et pendant ce temps ils jouissaient d’une autorité officielle assez étendue, puisque leur action personnelle s’exerçait sur la foule des artistes, des ouvriers, des travailleurs, et sur une grande partie de cette population qui vivait en Attique d’un salaire quotidien ; ils distribuaient la besogne et surveillaient les travailleurs ; ils siégeaient comme juges dans tous les différends qu’on leur soumettait ; ils avaient à manier des sommes importantes ; et ainsi, lorsque la confiance publique les avait appelés, par des votes répétés et pour un long temps, à quelque grande entreprise de constructions, ils acquéraient une influence des plus sérieuses et des plus considérables. Donc, si Périclès fut investi des pleins pouvoirs d’une stratégie prolongée extraordinairement ; si, mieux que personne, il vit clair dans les finances de plus en plus embrouillées ; s’il en dirigea par son autorité propre l’administration suprême ; s’il fut, à plusieurs reprises et pendant de longues années, le surintendant des édifices publics ; si, comme ordonnateur élu ou athlothète[9], il put régler ou transformer les grandes fêtes nationales ; si en outre il eut assez d’influence personnelle pour gagner à ses vues, dans tous les cas importants, les votes des citoyens ; on comprend ainsi comment il put disposer à son gré de la république, pendant la guerre et pendant la paix, comment les charges réparties par le sort ne comptèrent plus pour rien clans la politique de l’État, et comment enfin il eut en réalité dans la main la puissance du Conseil et de la cité tout entière. Par là, un gouvernement conséquent et ferme, tel que tous les citoyens sensés le devaient désirer aux époques de trouble, devenait possible ; mais, en revanche, tous les principes démocratiques étaient supprimés, l’alternance des emplois, le fractionnement de l’autorité, et :même la responsabilité des officiers publics, c’est-à-dire la première garantie de la souveraineté populaire. Il put frire passer sous la rubrique nécessités urgentes de l’État, des sommes de dix talents — par exemple, celles qu’il distribua à Cléandridas et à Plistoanax —, sans que personne osât, au nom du peuple, exiger un compte-rendu exact de l’opération. Les fonctionnaires ne constituaient pas un corps qui pût faire de la résistance, parce que tous rentraient au fur et à mesure dans la vie privée. Et Périclès, revêtu d’une magistrature continue qui réglait tous les mouvements de l’activité publique, ferme et tranquille dans sa grandeur isolée, dominait de haut les agitations de l’État. Il était assez habile pour tenir toujours ses yeux fixés sur le but principal, pour éviter toute apparence extérieure qui pût lui aliéner la communauté des citoyens et exciter leur jalousie. Il savait bien que d’abord la masse verrait avec déplaisir sa puissance, si elle était accompagnée de jouissances fastueuses ; en sa qualité de philosophe, il les pouvait facilement dédaigner. Il devint donc le type de l’homme modéré et sobre. Il se fit une règle de n’assister à aucun banquet ; personne à Athènes ne se souvenait d’avoir vu Périclès, pendant toute la durée de son administration, assis à boire avec des amis. On ne le connaissait que parfaitement sérieux et concentré, méditatif et absorbé. Sa vie tout entière vouée au service public, son pouvoir associé à tant d’abnégation et de travail, devait sans doute paraître à la foule amie du plaisir un privilège peu digne d’envie. Jamais on ne le rencontrait se promenant hors de la ville, ou occupant son loisir aux causeries des places publiques. Pour lui, il n’y avait à Athènes qu’un chemin, qu’il prenait chaque jour : celui qui conduisait de sa maison à l’agora et au Conseil, siège du gouvernement, où s’expédiaient les affaires courantes. Sa vie domestique ne fut point heureuse. Il avait avant 451 (Ol. LXXXIII, 2) épousé une de ses parentes qui avait été la femme du riche Hipponicos, fils de Callias ; elle lui donna deux fils, Xanthippos et Paralos[10] ; mais les goûts des deux époux ne s’accordaient pas. La femme, habituée à la mollesse, s’accommodait mal de la nature austère de son mari ; celui-ci, de son côté, avait appris à connaître auprès d’Aspasie de Milet la séduction d’une liaison féminine reposant sur une sympathie profonde et des affinités réciproques ; ce qui lui rendait naturellement insupportable sa condition actuelle. Le divorce fut prononcé. La femme, suivant son penchant, contracta une troisième union, et Périclès reçut dans sa maison Aspasie. Aspasie, fille d’Axiochos, était une femme du genre de Thargélia, qui, originaire de la même ville, semble lui avoir servi de Modèle. Pas plus qu’elle, Aspasie ne fut l’instrument des joies grossières, comme les courtisanes vulgaires de l’Ionie et de Corinthe ; elle ne cherchait pas seulement le plaisir, la satisfaction de ses goûts ; elle voulut, par sa beauté et par sa culture d’esprit, attirer à elle les hommes de haute valeur, et par de telles liaisons arriver à l’influence et à la puissance. Aussi vint-elle à Athènes, au moment où on accueillait avec empressement tout ce qui était nouveau et extraordinaire, tout ce qui paraissait être un élargissement du régime traditionnel, un progrès, une conquête. On vit bientôt aussi qu’elle ne se servait pas d’artifices appris pour enchaîner les cœurs ; c’était une nature élevée, richement douée, sentant vivement le beau sous toutes ses formes, harmoniquement et heureusement développée. Pour la première fois, une femme possédait le trésor entier de la civilisation hellénique : on considérait avec un étonnement profond ce merveilleux phénomène. Elle savait, avec un charme entraînant, s’entretenir de toutes les questions qui réclamaient l’attention des esprits cultivés, parler de la politique, de la philosophie, de l’art ; si bien que les plus graves des Athéniens, et même des hommes tels que Socrate, la recherchaient pour l’écouter avidement. Mais elle ne joua à Athènes un rôle personnel que du jour où elle connut Périclès, où s’établit entre elle et lui une liaison fondée sur un amour mutuel ; car la continuité de cette vie en commun où Périclès entra avec elle prouve assez qu’une telle liaison était mieux qu’une satisfaction des sens et un caprice passager. Ce fut un véritable mariage, à qui il ne manqua, Aspasie étant étrangère, que d’être reconnu par la loi civile ; ce fut un lien serré par l’affection la plus fidèle et la plus tendre, et la mort seule le put briser : ce fut la source abondante d’un bonheur domestique dont avait plus besoin que personne l’homme d’État toujours vivant loin des distractions extérieures, et tout à son labeur sans trêve[11]. La possession d’une pareille femme fut pour Périclès, à bien des égards, un bien inappréciable. Non seulement, embellissant de tous ses agréments les heures de délassement qu’il pouvait s’accorder, elle rassérénait son esprit soucieux ; mais elle le maintenait en contact avec la vie familière ; elle avait en propre ce qui lui manquait à lui, une façon aisée et commode de vivre avec toutes sortes de gens ; elle était au courant de tout-ce qui se passait dans la ville ; les faits lointains n’échappaient pas non plus à son attention, et c’est elle qui doit avoir la première initié Périclès à l’éloquence sicilienne, alors florissante[12]. Elle le servait par les relations multiples qu’elle entretenait dans l’Attique et à l’étranger, comme par la perspicacité de son habileté féminine, due à son expérience du monde. Ainsi cette femme, la plus distinguée de son temps, vivait à côté de l’homme qui dirigeait par la supériorité de son intelligence le premier État de fa Grèce ; c’était son ami et son mari, l’objet de son dévouement fidèle ; et, si curieux que fussent les plaisants d’Athènes de rechercher tout ce qui prêtait à la critique dans la vie de Périclès, jamais aucune calomnie ne réussit à décrier cette union irrégulière et à en déshonorer la mémoire. Pour s’occuper en personne de l’administration de sa fortune, Périclès n’avait pas le temps nécessaire. Il afferma tons ses biens et laissa le produit de la location à son esclave Euangelos[13], homme sûr, connaissant exactement la mesure qui conviendrait à son maître ; cet intendant régla en conséquence le train de la maison, qui demeura fort au dessous de celui des riches familles athéniennes et répondit peu aux goûts des fils de Périclès, à mesure qu’ils grandissaient. Car il n’y avait là ni superfluité, ni dépense futile et insouciante, mais une économie tellement ménagère, que tout était compté jusqu’à une drachme et une obole[14]. Périclès était convaincu qu’une probité scrupuleuse, irréprochable, et un désintéressement rigoureux pouvaient seuls procurer à un politique une influence durable, parce qu’ainsi il ne donnait pas la moindre prise à l’envie et à l’hostilité. Après que Thémistocle eut le premier montré par son exemple comment on s’enrichit quand on est homme d’État et général d’armée, Périclès fut au contraire en cette matière l’admirateur et le fidèle disciple d’Aristide : il allait, dans sa délicatesse de conscience, bien plus loin que Cimon ; car il dédaigna par principe toutes les occasions que lui offrait sa situation de stratège pour arriver le plus honorablement du monde à la fortune. Toutes les tentatives de corruption qui se produisirent demeurèrent sans succès. L’élévation de son esprit se marque bien dans cette parole qu’il adressait à Sophocle, amoureux jusqu’en ses vieux jours : Non seulement les mains, mais les yeux d’un général doivent être continents[15]. Et même, plus ses propres sentiments étaient vifs, plus il était notamment accessible à l’attrait féminin, plus en conséquence il faut estimer haut cette égalité d’âme qu’il devait à la domination de soi-même, devenue chez lui une habitude : et rien ne fit sur les Athéniens changeants une impression plus forte, que le calme inébranlable de ce grand homme. Ainsi, sortant d’une assemblée qui s’était prolongée jusqu’au soir, il souffre qu’un citoyen mécontent de son discours le suive avec des insultes et des menaces. Il ne lui répond pas un mot, et, une fois arrivé à sa maison, il ordonne à un esclave de reconduire cet homme avec un flambeau, de peur qu’en retournant chez lui il ne fasse quelque chute dangereuse[16]. Périclès ne parlait ni longuement ni fréquemment. Il avait par-dessus tout l’horreur des mots superflus ; et quand il paraissait à la tribune, il ne manquait pas de faire cette prière, que Zeus ne lui laissât rien dire d’inutile[17]. Mais ses phrases concises se gravaient d’autant plus avant dans les esprits. Il avait de son rôle une idée trop sérieuse et trop haute pour se laisser aller à parler dans le sens de la multitude. Quand il voyait les citoyens inertes et irrésolus, il ne se gênait pas pour leur dire de dures vérités, pour les blâmer sévèrement. Dans ses discours, il cherchait toujours à rattacher un cas particulier à une question plus générale, pour instruire et élever ses concitoyens ; il revenait sans cesse à cette idée, que le bonheur de l’individu ne se peut concevoir indépendant de la prospérité de tous ; il leur montrait les titres qu’il avait acquis à leur confiance ; il développait d’une manière nette et serrée ses plans politiques ; car il ne cherchait pas à les entraîner, mais à les convaincre[18]. Le peuple ne juge que d’après des points de vue très simples ; et l’homme d’État ne jouit d’une popularité véritable et solide, que si les idées maîtresses de sa politique sont claires et saisissables, si elles répondent à la saine raison et au sens commun tout en s’adressant à la sensibilité, si elles se justifient par le succès. Or, en réalité, les principes de l’administration de Périclès étaient si simples que tous les citoyens les pouvaient comprendre ; et Périclès faisait consister la valeur particulière des Athéniens en ce fait, qu’ils ne mettaient pas leur force, comme les Lacédémoniens, dans des agissements sournois, et ne voulaient pas vaincre leurs adversaires par la fraude, par la ruse, par la finasserie. Depuis qu’Athènes avait heureusement échappé à toutes les
entreprises de Sparte, qui tentait de la dominer, l’unité grecque ne
consistait plus que dans l’alliance de ces deux grands États. Mais ce lien
fut rompu à son tour après la troisième guerre de Messénie. Il y eut dès lors
une ligue et une contre-ligue. La contre-ligue attico-argienne fit de rapides
progrès, et, pendant longtemps, il sembla que Sparte allait être complètement
refoulée et que la fédération nouvelle allait, avec Athènes à sa tète,
embrasser graduellement toute l’Hellade. Ces plans, Coronée les anéantit. Dès
ce moment, les deux moitiés de La lutte avec Sparte, Périclès la voit devant ses yeux comme inévitable, ainsi que Thémistocle avait prévu la guerre médique[19]. Il pense donc qu’on doit utiliser la période de paix dont on jouit encore pour préparer Athènes à la bataille nécessaire, en ressemblant surtout et en organisant ses forces ; elle n’a pas besoin d’étendre sa puissance au dehors ; non, une puissance de ce genre n’est rien qu’un danger, ainsi que l’a prouvé avec assez d’évidence l’histoire des quinze dernières années ; tous les malheurs d’Athènes, en effet, furent la conséquence de ces entreprises hâtives, dont Périclès avait prédit l’issue sans être écouté. La prévoyance et la modération, voilà donc le premier
principe de la politique extérieure : car une puissance comme celle d’Athènes
est menacée dans son existence même par tout accident qui la rend moins
redoutable à ses confédérés. Ajouter un pouvoir continental à son pouvoir
maritime lui est impossible ; il faudrait occuper militairement Athènes ne devait pas être un État militaire, passant
d’une expédition à une autre, dans une agitation sans fin. Aussi Périclès
était-il entré en lutte avec le parti de Cimon, qui avait pour programme que
les citoyens devaient toujours être en armes contre les Perses. Il acceptait
encore moins les vues d’un parti plus jeune, qui se forma et se montra dans
les dernières années de son gouvernement, et qui enveloppait à la fois dans
ses plans de campagne l’Italie, L’enceinte d’Athènes, au moment où Périclès prit la conduite de l’État, était encore inachevée. En effet, on avait d’abord construit la partie nord des Longs-Murs, destinée à assurer, du côté d’Éleusis, les communications entre la ville et ses ports, puis le mur de Phalère ; mais, entre ces deux tronçons et les ouvrages du Pirée, il restait une lacune, une plage ouverte, où les Péloponnésiens pouvaient aborder, débarquer des troupes, les faire avancer entre les Longs-Murs, et ainsi couper Athènes de ses ports. Le système de fortification exigeait donc, pour être complet, un troisième mur, parallèle à la partie nord, et établissant avec elle une communication parfaitement sûre entre la ville haute et la ville basse. Or, les citoyens étaient peu disposés à voter des fonds pour ces travaux. On était saturé de constructions ; le mur du nord, par suite de la nature marécageuse du terrain, avait englouti des sommes qui avaient dépassé les devis ; on se voyait avec déplaisir forcé de construire une ligne supplémentaire là où deux, bien placées, auraient dû suffire : et Périclès fut obligé à plusieurs reprises de recourir à toute son éloquence pour convaincre ses concitoyens de la nécessité de ces constructions. Puis, la dépense une fois consentie, l’ouvrage n’avança que lentement, comme l’indiquent les vers malicieux de Cratinos : ...ce travail, voilà longtemps Qu’il le pousse en paroles et qu’en fait il ne touche à rien[21]. Enfin, tout fut achevé, sous la direction de Callicrate, quelques années après la trêve de Trente ans ; un chemin couvert, large de 550 pieds, long d’un mille, s’étendit jusqu’à la porte du Pirée ; et Athènes fut définitivement fortifiée comme Thémistocle l’avait voulu. De cette façon, elle forma comme une ville insulaire, absolument inabordable pour une armée de terre, réunie à la mer par une communication qu’on ne pouvait rompre, et par conséquent en état de réserver pour sa flotte toutes ses forces militaires, à l’exception des troupes nécessaires à la garnison. Athènes et le Pirée ne furent plus qu’une seule ville, mais dont les deux moitiés avaient chacune leur caractère particulier, car elles constituaient en quelque sorte une ville continentale et une ville maritime, une ville ancienne et une ville nouvelle, différant entre elles essentiel-ment. Sur le sol d’Athènes se maintinrent avec constance, dans les vieilles maisons, les traditions :des anciennes familles ; au Pirée vivait rassemblée et mêlée une population commerçante, industrielle et maritime, qui n’avait que peu d’attache à l’histoire antérieure de la contrée. Plus Périclès était opposé à tout effort ambitieux pour étendre la domination d’Athènes, plus il estimait nécessaire d’assurer celle qu’elle avait acquise. Pour lui, l’Attique et les îles devaient constituer exactement un seul État, un seul pays ; il revendiqua pour Athènes, dans l’Archipel, une sorte de souveraineté territoriale ; et, de même que des armées étrangères ne pouvaient traverser l’Attique, il interdit le libre parcours de ces parages aux vaisseaux étrangers[22]. Ainsi la mer fut l’objet d’une surveillance continue et vigilante. Partout on établit de fortes stations navales ; en quatre jours, une escadre partie du Pirée pouvait entrer clans les eaux de Rhodes, ou atteindre le Pont-Euxin avec la même célérité. Une flotte d’observation, comprenant soixante trirèmes, croisait pendant la plus grande partie de l’année clans la mer Égée ; elle servait aussi d’escadre d’évolutions, et, comme on changeait par un roulement régulier les navires et les équipages, toutes les forces militaires d’Athènes étaient ainsi constamment entraînées pour la guerre maritime. Grâce à cette pratique. Athènes, à un plus haut degré que Sparte elle-même, devint un État toujours prêt à combattre. On n’y chômait point pendant la paix ; loin de là, on redoublait d’activité, on mettait à profit la suspension des hostilités pour passer en revue tout le matériel de guerre, radouber les vieux navires et construire des trirèmes neuves[23]. Cette construction même fut améliorée par une suite d’inventions habiles. Parmi les -vaisseaux qui combattirent à Salamine, un grand nombre encore n’étaient pas pontés, et toute la préoccupation de Thémistocle était de se procurer des vaisseaux sveltes, agiles à la manœuvre ; au temps de Cimon, les trirèmes furent plus complètes, plus larges, plus spacieuses, afin de laisser plus de place aux hoplites : il réunit les deux parties du tillac, jusque-là séparées, par des galeries qui facilitaient les mouvements des combattants. Périclès, de son côté, imagina les mains de fer pour l’abordage des vaisseaux ennemis[24]. Le conseil des Cinq-Cents était responsable de l’entretien de la flotte et de l’arsenal, et le collège qui sortait de charge ne recevait point de couronne d’honneur, si on pouvait lui reprocher quelque négligence dans ce service public si important. Les ports militaires d’Athènes étaient disposés pour contenir cinq cents navires. Le nombre normal des trirèmes était de trois cents, toujours armées dans les chantiers, et prêtes à transporter immédiatement 60,000 hommes de troupes. On désignait d’avance les citoyens qui, en qualité de triérarques, avaient pour charge de commander chaque vaisseau, comme de le maintenir en bon état ; la mobilisation de la flotte se faisait ainsi promptement, dans de bonnes conditions, et on donnait une prime à ceux qui avaient pu mettre les premiers leur navire à la mer. Les équipages comprenaient beaucoup de métèques, d’affranchis et d’esclaves ; c’est même aux bras des esclaves qu’étaient pour la plus grande partie confiées les rames, c’est-à-dire la force vive de la flotte. Mais il y avait toujours, pour former le noyau de l’équipage, bon nombre d’Athéniens libres ; et ainsi, malgré ce mélange bigarré et hétérogène, l’armée de mer conservait encore le caractère d’une milice de citoyens athéniens. En ce qui concerne le traitement des alliés[25], l’habileté autant que l’équité de Périclès le rendaient opposé à toute mesure qui pût les surcharger et les irriter. Ce qui suffit à le prouver, c’est qu’après sa mort le taux de leurs contributions s’éleva si rapidement. En fait, la situation d’Athènes vis-à-vis d’eux était le principal soutien de sa puissance : mais cette situation même était délicate et difficile ; elle exigeait autant de politique que de prudence. Le véritable chef du peuple, pensait Périclès, devait en cette matière montrer un tact plus sûr et une conscience plus scrupuleuse que la masse des citoyens ; il devait combattre leur despotisme arbitraire et arrogant, et pourvoir à ce que les injustices de ceux qui commandent ne restassent pas impunies ; une légalité respectueuse de tous les droits, pouvant réclamer en retour l’affection et la confiance, tel était, selon lui, le véritable esprit de la souveraineté maritime d’Athènes. D’autre part, Périclès soutenait avec une résolution énergique cette théorie, qu’il ne fallait avoir aucun égard pour l’indépendance apparente des petits États. D’après lui, le droit du plus fort se justifiait pleinement en politique. C’est ce qu’Aristide avait déjà reconnu, disant qu’on ne saurait mesurer les affaires publiques à l’échelle des règles ordinaires du droit privé[26]. Athènes, en réalité, n’avait pas conquis les îles ; c’étaient les Grecs insulaires qui l’avaient spontanément appelée à l’hégémonie, et, par cette situation même, elle était forcée de se mettre à leur tête et d’accepter la suzeraineté qu’ils lui avaient offerte . Or, du moment qu’elle occupait cette place, elle devait exercer sans mollir le commandement, sous peine de compromettre sa puissance tout entière. Entourée déjà d’un cercle d’ennemis aux. aguets, chaque défection des confédérés serait l’accroissement immédiat de ces forces hostiles ; car les petits États étaient, en somme, incapables de former par eux-mêmes un ensemble et de poursuivre une politique individuelle. Une condescendance débonnaire serait une trahison vis-à-vis de la patrie, sans qu’il en pût rien sortir de salutaire pour les insulaires eux-mêmes[27]. Dans la ligue péloponnésienne, l’indépendance des alliés était également, malgré le libéralisme affecté des Spartiates, un mot vide de sens : et, s’il en restait là quelque ombre, la faiblesse de Sparte plutôt que sa bonne volonté en était cause. Du moins, la conduite d’Athènes en cette matière fut franche et loyale ; et ce fut précisément Périclès qui, sans hésitation et sans réserve, affirma ce principe, qu’Athènes n’était point tenue de rendre des comptes à ses alliés. L’argent appartient à celui qui le perçoit ; et celui-ci n’est obligé qu’à remplir les conditions du traité. Qu’il garde ou qu’il dépense ce qui reste, ce n’est point l’affaire de ceux qui paient. Ainsi, les contributions devinrent vraiment des tributs ; les alliés, des sujets ; les îles et les côtes, des provinces : et on ne fit que développer ce système en retirant aux États confédérés le droit de régler souverainement même leurs affaires intérieures, en réduisant à la connaissance des causes insignifiantes les magistrats particuliers qu’on leur laissait, en imposant aux villes des constitutions conformes aux intérêts d’Athènes, c’est-à-dire démocratiques, et en soumettant toute la vie des cités au contrôle permanent de commissaires spéciaux[28]. On en vint finalement à ce que Thémistocle avait, dès le principe, reconnu comme nécessaire et inévitable, à ce qu’il avait voulu réaliser sans euphémismes et sans ménagements. Cependant, la politique d’Athènes envers les villes maritimes variait notablement selon leur situation, leur importance et leur population. On doit d’abord distinguer entre son domaine propre et la
sphère plus étendue de son action. On attachait, en effet, une grande
importance à voir, tout le long des côtes où s’étaient établies des communes
helléniques, la puissance d’Athènes reconnue comme la première de l’Hellade.
Déjà Aristide avait noué des relations dans le Pont-Euxin ; Périclès
entreprit d’y envoyer une expédition maritime, environnée d’un éclat
particulier, pour y montrer aux Barbares comme aux Hellènes ce qu’était la
ville du Pallas[29].
Le but poursuivi était de seconder les vues des villes grecques de ce pays et
d’établir avec elles des rapports d’amitié ; mais, en général, on se contenta
de l’autorité morale à laquelle Athènes pouvait prétendre en retour du
protectorat accordé à toutes les cités grecques de la mer[30]. Il y a telles
localités maritimes, par exemple Nymphæon, située à l’angle extrême de la mer
Noire, qui ont été momentanément incorporées dans la ligue, comme tributaires[31]. Mais, en somme,
le Pont-Euxin resta en dehors du domaine propre d’Athènes, ainsi que Parmi les centres fédéraux, les cités, comme on s’habitua à les appeler par abréviation, les petites îles de population ionienne s’étaient attachées très étroitement à Athènes, comme à leur métropole naturelle. Elles avaient en majorité renoncé volontairement à entretenir une marine propre, et cette incapacité de se défendre avait déterminé leur situation politique. Aussi, bien qu’elles n’eussent point perdu, en droit, leur autonomie, en fait, il ne leur restait plus qu’à. recevoir docilement les ordres des Athéniens. Mais il n’en était pas de même pour les grandes îles, qui possédaient des vaisseaux de guerre. Elles devaient aussi, d’après les traités, fournir des contingents, mais on respecta leur droit de souveraineté ; on leur laissa leur constitution ; on leur accorda même, au moins clans la forme, de participer en une certaine mesure aux décisions d’une importance relative ; ou s’appliqua à reconnaître leur zèle, à l’honorer publiquement : c’est ce que certifièrent les Mityléniens eux-mêmes, quand ils entrèrent en négociations avec Sparte. Ces États avaient, de leur côté, d’autres localités dans leur dépendance ; et ils faisaient à leurs voisins des guerres auxquelles Athènes ne prenait part que si elle était appelée par l’un ou l’autre des belligérants. On connaît surtout son intervention dans la lutte qui mit aux prises Samos et Milet. Après la soumission de Thasos et d’Égine, Samos fut, de toutes les îles confédérées, celle qui revendiqua le plus énergiquement son indépendance. Elle était devenue, du reste, depuis longtemps, la première puissance maritime de l’Archipel ; elle avait dès lors conservé son magnifique port militaire et ses colonies propres ; ses habitants avaient contribué plus que tous les autres Ioniens à l’affranchissement des îles et des côtes de l’Asie-Mineure ; aussi Athènes les avait-elle traités avec les plus grands égards. Leur marine était florissante, leur gouvernement aux mains d’une aristocratie distinguée par sa culture intellectuelle, qui cherchait à comprimer le mouvement démocratique, à repousser toute immixtion d’Athènes, à assurer résolument sa propre domination. Il s’agissait particulièrement de la possession de Priène, située en face de Samos, entre son domaine continental et le territoire de Milet. Dans la sixième année de la paix générale conclue par Périclès, la guerre éclata ; les Milésiens, ne pouvait défendre Priène, se tournèrent vers Athènes, où ils furent soutenus par le parti démocratique de Samos. Athènes prétendait que le litige fut remis à sa décision. Comme le gouvernement samien s’y refusait, Périclès, en qualité de stratège, prit immédiatement la mer avec quarante vaisseaux, et, sans qu’il se produisit de résistance sérieuse, une constitution démocratique fut établie à Samos par des commissaires athéniens ; puis, pour garantir le nouvel ordre de choses, on prit parmi les familles nobles cinquante hommes et autant d’enfants, qu’on envoya comme otages à Lemnos, sous la garde des Athéniens qui y résidaient. Mais le parti oligarchique n’était rien moins que découragé. Ses chefs, s’échappant de Samos, se procurèrent du renfort auprès de Pissuthnès, satrape de Sardes[34] ; ils s’allièrent avec Byzance, réussirent à délivrer leurs otages, surprirent de nuit la garnison athénienne, et proclamèrent alors ouvertement leur défection. La situation était des plus graves : c’était le commencement d’une guerre fédérale. Tout alimentait l’incendie : l’aversion des alliés pour le paiement des contributions de guerre n’avait fait que croître pendant les années de paix ; les Perses entraient en ligne ; la flotte phénicienne était mobilisée ; on appelait Sparte à la rescousse. A la tète du mouvement était un disciple de Parménide, Mélissos, fils d’Ithagène, qui se signala comme général par son intelligence et son activité ; sous ses ordres, les aristocrates marchèrent en avant avec tant d’audace, qu’après avoir rétabli leur suprématie politique ils reprirent sans différer les opérations sur le continent, dans le but évident de s’y établir fortement et de se mettre en communication avec l’intérieur. La plus grande énergie pouvait seule sauver le prestige d’Athènes. Périclès se montra devant Samos avec soixante navires[35], en détacha seize, partie dans la mer de Carie, pour y surveiller les mouvements de la flotte phénicienne qui devait faire voile au printemps, partie vers Chios et Lesbos, pour appeler aux armes les troupes alliées ; il mit à la tête de l’expédition son collègue Sophocle qui, l’année précédente, avait été vainqueur avec son Antigone. Pour lui, avec le reste des trirèmes, il défit la flotte simienne, forte de soixante-dix voiles, qui arrivait de la côte ; et, muni de nouveaux renforts, il bloqua Samos par terre et par mer. C’est alors qu’on signale l’approche des Phéniciens. Tandis que Périclès vole à leur rencontre avec tous ses vaisseaux disponibles, les assiégés, profitant de son éloignement, forcent le blocus sous la conduite de Mélissos et deviennent maîtres de la mer pendant quatorze jours, si bien qu’ils peuvent se ravitailler abondamment en armes et en vivres[36]. Mais Périclès reparaît, bat Mélissos, et rétablit le blocus. L’été venu, de nouveaux stratèges arrivent, parmi lesquels Hagnon et Phormion, avec quatre-vingt-dix trirèmes équipées à neuf, et on prolonge extraordinairement les pouvoirs de Périclès. Grâce aux machines de siège construites par son habile ingénieur Artémon, il réussit, neuf mois après le début de la campagne, à faire capituler Samos[37]. Elle dut livrer ses trirèmes, raser ses murailles, donner des otages, payer les frais de la guerre, modifier sa constitution selon la volonté du vainqueur, et renoncer à toute indépendance. L’île d’Amorgos, autrefois sa vassale, fut dès lors incorporée parmi les confédérés tributaires d’Athènes. Le document où les trésoriers d’Athènes ont porté en compte les sommes sorties de la caisse publique pour cette guerre montre. qu’elles ont dépassé 1.276 talents (7.520.820 fr.)[38]. La guerre de Samos, menée de part et d’autre avec une énergie étonnante, eut des conséquences d’une très grande portée. Le seul État qui pouvait devenir un danger pour .Athènes était définitivement abattu ; d’autre part, une campagne aussi courte et aussi brillante affermit singulièrement l’autorité de Périclès ; l’échec même subi momentanément par les Athéniens ne servit qu’à leur prouver une fois de plus qu’il était l’homme indispensable. En même temps, Byzance fut forcée de rentrer dans la ligne[39]. Lesbos et Chios restèrent dès lors les seuls États autonomes de hi confédération ; tous les autres étaient également les sujets d’Athènes, bien que, dans les villes du continent opposé, on ne pin établir aussi rigoureusement que dans les îles voisines la suprématie d’Athènes, et notamment sa juridiction. :Unis il y avait encore bien d’antres différences dans la situation des alliés. Certaines villes continuaient à paver leur tribut d’après
le taux primitif fixé par Aristide ; on les appelait les
villes qui se sont imposées elles-mêmes ; c’étaient probablement
celles qui avaient adhéré volontairement à la ligue, et qui, en conséquence,
étaient privilégiées. Avec un autre groupe de villes, entrées dans la
confédération après les victoires de Mycale et de l’Eurymédon, on avait
établi des conventions particulières, qui réglaient à la fois leurs devoirs
envers le chef-lieu et leur constitution propre, et qui demeurèrent la base
des relations ultérieures. Nous connaissons aujourd’hui, par des fragments,
des traités semblables conclus avec Érythræ et Colophon[40]. Nous constatons
dans ces villes la présence de commissaires athéniens[41] et de
commandants, pour mettre en train la constitution nouvelle ; et non seulement
des fonctionnaires de ce genre étaient en exercice an moment même où les
villes entraient dans la ligue, mais aussi on les employa plus tard à
protéger, selon les occasions, les intérêts de la capitale, et, avec l’aide
des garnisons athéniennes, à garantir la sécurité et la soumission du
territoire fédéral. La diversité des conditions et des droits, à l’intérieur du domaine fédéral, contribua essentiellement à assurer la domination d’Athènes. C’est en effet ce qui diminuait le danger d’une insurrection générale. Les alliés, en outre, disséminés sur un large espace, appartenant à des races différentes, rivaux parce qu’ils étaient voisins, et ainsi séparés les uns des autres, ne pouvaient arriver à se soulever tous en masse contre Athènes. Un seul sentiment leur était commun : la peur d’une flotte de guerre toujours près d’eux. Leur assujettissement à la juridiction athénienne avait aussi ce résultat, qu’ils évitaient tout ce qui pouvait provoquer le mécontentement de la capitale et exercer une fâcheuse influence sur l’issue des procès. Donc, si nous regardons en arrière, nous assistons à toute l’évolution d’un État ; évolution des plus remarquables, accomplie pas à pas, montant de degré en degré. Le germe en fut un groupe de contingents fournis par les
Grecs maritimes qui combattaient les Perses, et qui, volontairement, formèrent
avec Athènes une ligue particulière. Cette union, s’étant ainsi établie
accidentellement, eut pour conséquence une action militaire commune et
l’extension méthodique de la confédération maritime, grâce aux campagnes de
Cimon, d’abord jusqu’au littoral de l’Hellespont et de Pendant tout ce temps, l’administration du territoire fédéral s’était aussi graduellement perfectionnée. Aristide avait commencé à fixer les contributions obligatoires de chaque État d’après l’évaluation statistique de ses ressources, sur les bases d’un contrat réciproque. Ce tarif resta le principe du budget de l’empire, qui fut établi pour la première fois après sa mort ; et ce qui, primitivement, avait été réglé sous la forme d’un traité, fut plus tard stipulé par les autorités de la capitale. Le second fait est le groupement des communes confédérées
en districts ou quartiers. Une telle organisation était sans précédent dans
l’histoire de Quand le succès eut dépassé de beaucoup les prévisions des
Athéniens, l’établissement de nouvelles circonscriptions administratives
devint nécessaire. On créa le quartier de
l’Hellespont, pour s’annexer les deux rives de ce détroit, les villes
de Ainsi, l’habileté et l’énergie des citoyens d’Athènes a transformé en unité politique l’unité naturelle des pays maritimes, sur qui repose toute l’histoire des Hellènes. Une ligne de côtes, longue d’environ 1.200 milles géographiques[44], habitée par des républiques de même espèce, mais éparses à l’excès et difficiles à réunir, a formé pour la première fois un ensemble ; l’organisation administrative et militaire en a fait un empire, dont la cohésion a été maintenue par un régime rigoureux. La mer Égée devint si bien une province de l’empire athénien, que la seule apparition d’une flotte lacédémonienne au nord du Péloponnèse était considérée comme une violation du territoire[45]. De même que le Grand-Roi possédait le continent opposé, et Sparte, la péninsule dorienne, Athènes revendiqua pour elle toute la région maritime jusqu’au Pont-Euxin, et s’attribua la souveraineté sur les villes même qui, en fait, conservèrent leur indépendance. |
[1] L’information qui attribue à Périclès 40 ans de carrière politique (PLUT., Pericl., 16), et qui émane probablement de Théopompe, est, d’après KÖHLER (Mittheil. d. D. A. Instit. in Athen, III, p. 107) un calcul fondé sur des didascalies.
[2]
CRATINUS ap. PLUT., Pericl.,
3. Κρόνος est en
même temps le représentant des vieilles traditions, tandis que Στάσις est
[3] L’expression souvent répétée : ό δείνα καί συνάρχουτες, indique la primauté du général en chef même dans les circonstances ordinaires. On ne rencontre que dans des cas exceptionnels un στρατηγός αύτοκράτωρ. Il y a encore, pour exprimer la même idée, l’expression technique : πάντα τά πράγματα έπιτρέπειν (THUC., II, 58). Cf. SCHÖMANN, De comitiis, p. 314. BERGK, Relig. com., p. 58. VISCHER, Epigr. Beiträge. GILBERT, Beiträge, p. 43. LÖSCHCKE (De titulis, p. 24) cite le terme συστράτηγοι équivalant à συνάρχοντες. Cf. DIOD., XIII, 69. Ces stratèges sont les στρατηγοί έξ άπάντων (BÖCKH ad SOPH., Antig., 190. Cf. ATHEN., p. 213 e). Le rôle de la stratégie aux mains de Périclès peut servir à expliquer le sens du mot στρατηγός dans Sophocle (Antig., 8).
[4] Cf. Archäol. Zeitung, 1860, p. 40. CONZE, Archäol. Z., 1868, p. 2.
[5] PLUTARQUE, Pericl., 16. Cf. NIEBUHR, Vorles. über alte Geschichte, II, p. 67.
[6] On ne peut pas démontrer que la fonction de Trésorier général ait existé avant l’archontat d’Euclide. Le seul passage où figure ce titre (PLUT., Aristid., 4), sans autre garantie que celle d’Idoménée. un auteur sujet à caution, ne saurait, comme le fait remarquer KÖHLER (Del. -att. Seebund, p. 151), passer pour un témoignage faisant autorité. Comment était organisée au Ve siècle la direction supérieure des finances, c’est ce que nos informations ne nous disent pas. Mais un office de Trésorier ayant la haute main sur l’administration financière est absolument incompatible avec le droit public tel qu’il était avant l’archontat d’Euclide. Le στρατήγιον est le centre de l’État : les propositions du stratège règlent par surcroît le budget : l’État attique, à cette époque, est surtout organisé en vue de sa puissance militaire. Cf. DROYSEN ap. Hermes, IX, p. 10 sqq.
[7] Thucydide indique bien l’importance qu’attache Périclès à l’administration des finances (THUC., II, 13). Cf. DIODORE, XII, 38.
[8] Sur les fonds maniés par le stratège, voyez PLUTARQUE, Pericl., 23.
[9] Voyez M. MEIER, Panathenäen (Allgem. Encycl. der Wiss. und Künste) p. 286. Sur les præcipuæ auctoritatis Pericleæ præsidia, cf. TROMP, De Pericle, 1837, p. 108.
[10] Xanthippos, fils de Périclès, était marié depuis plusieurs années avec la fille d’Isandros lorsqu’il mourut de la peste en 430 (PLUT., Pericl., 36. SINTENIS, op. cit., p. 276). Par conséquent, le mariage de Périclès avec la femme séparée d’Hipponicos est antérieur à 451. Cf. HIECKE, De pace Cimonica, p. 44.
[11] Sur l’union de Périclès et d’Aspasie, voyez PLUT., Pericl., 24. SUIDAS, s. v. Άσπασία. Cf. FILLEUL, Siècle de Périclès, [Paris, 1872] I, p. 385. BECQ DE FOUQUIÈRES, Aspasie de Milet, Paris, 1872.
[12] Aspasie enseignant à Périclès l’éloquence κατά τόν Γορίαν (PHILOSTR., p. 361. 11, éd. Kayser).
[13] PLUTARQUE, Pericl., 16.
[14] Sur la vie privée de Périclès, voyez les textes rassemblés par SINTENIS ad Plut., p. 89. TROMP, De Pericle, p.79.
[15] PLUTARQUE, Pericl., 8.
[16] PLUTARQUE, Pericl., 5.
[17] PLUTARQUE, Pericl., 8.
[18]
Sur Périclès orateur, cf. O. MÜLLER, Literaturgeschichte, II, p. 306 (II, p. 496-504,
trad. Hillebrand). BLASS, Attische
Beredsamkeit, p. 37.
[19] PLUTARQUE, Moral., p. 223, Didot. Cf.
ULLRICH, Hellen. Kriege, p. 16.
[20] PLUTARQUE, Pericl., 20. Cf. Alcibiad.,
17. On a une preuve de rapports antérieurement établis entre Athènes et
[21] CRATINUS ap. PLUT., Pericl., 13. MEINEKE, Fragm. Com., II, 218.
[22] L’Archipel est le domaine d’Athènes, un domaine par lequel personne n’a la permission de διίεναι έπί πολέμω (THUC., V, 47. CLASSEN, ibid.).
[23] BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 208.
[24] PLINE, VII, § 56.
[25]
Sur la politique de Périclès à l’égard des alliés, voyez BÖCKH, op. cit.,
I, p. 524. 528. U. KÖHLER, Urkunden
und Untersuchungen zur Geschichte des delisch -attischen Bundes (Abh. d.
[26] D’après Théophraste (ap. PLUT., Arist., 25), Aristide se serait lui-même trouvé perplexe entre les principes de sa morale et les exigences de la politique.
[27]
Intervention athénienne à Milet vers 450 (C.
I. ATTIC., Suppl. ad vol. I, n. 22 a. Cf. XENOPH., Rep. Athen., 3, 10-11. KIRCHHOFF, Ueber
die Abfassungzeit der Schrift vom Staate der Athener, ap. Abhandl. d.
Berl. Akad., 1878, p. 3).
[28] BÖCKH, op. cit., I, p. 533.
[29] PLUTARQUE, Pericl., 20.
[30] Sur la politique d’Athènes à l’égard des villes grecques de la région, voyez KÖHLER, op. cit., p. 113 sqq.
[31] CRATEROS ap. HARPOCRAT. et PHOT., s. v. Νυμφαίον. Autres villes du Pont-Euxin portées sur la liste d'estimation (KÖHLER, ibid., p. 74. KIRCHHOFF, ap. C. I. ATTIC., I, n. 37, p. 23).
[32] Kelenderis, située plus loin encore, figure, sur la liste d’estimation, dans le Καρικός φόρος : la Δώρος mentionnée par Cratéros et appartenant à la même province doit être, suivant l’hypothèse de KÖHLER (ibid., p. 121), la ville phénicienne, où les Athéniens ont bien pu s’établir pour un temps.
[33] THUCYDIDE, III, 91. Cf. KÖHLER, ibid., p. 146. Anaphé ne figure que sur la liste d’estimation.
[34] Les chefs du mouvement comptaient aussi sur le secours des Péloponnésiens ; mais le conseil fédéral péloponnésien se montra irrésolu : de plus, les Corinthiens déconseillèrent l’intervention, ce dont ils se firent plus tard un mérite auprès des Athéniens (THUC., I, 40). En revanche, la révolte trouvait son point d’appui naturel chez les Perses. L’alliance avec Pissuthnès (THUC., I, 115, 4) indique que Samos, bien que Thucydide n’en dise rien, était de connivence avec les villes d’Ionie. En Carie aussi, il semble y avoir eu au même, moment des troubles.
[35] En 440 (Ol. LXXXV, 1).
[36] Plutarque (Pericl., 26) dit que les prisonniers furent, de part et d’autre, marqués au fer rouge.
[37] La guerre de Samos est racontée de la même façon par Éphore (ap. DIOD., XII, 27 sqq.) et par Thucydide (I, 115 sqq.). Cf. SAUPPE, Quellen des Plut. Penicl., p. 10. Thucydide le général (THUC., I, 117) n’est pas le fils de Mélésias : le biographe de Sophocle est seul à le désigner ainsi.
[38] C. I. ATTIC., I, n. 177. On ne sait s’il faut aussi l’apporter à Samos le chiffre porté à la l. 5 de l’inscription. Cf. C. NEP., Tim., 1. KRÜGER ad Thuc., I, 117.
[39]
Après avoir fait défection (THUC., I, 115, 5), Byzance se décide, à la suite de négociations,
à rentrer dans
[40] Traités avec Érythræ (C. I. ATTIC., I, n. 9-10) : avec Colophon (ibid. n. 13).
[41]
HARPOCRAT., s.
v. ZENOB., VI,
32. Cf. THUC., I, 115, 3.
[42] En ce qui concerne les étapes successives du développement de la ligue maritime, KIRCHHOFF (Der delische Bund, ap. Hermes, XI, 1 sqq.) a fait faire à la question un pas décisif. Il a le premier indiqué comme début d’une ère nouvelle la bataille de l'Eurymédon, et démontré que le πρώτος φόρος dont parle Thucydide (I, 96) ne peut être antérieur à cette époque.
[43] Sur la division en districts (THUC., II, 9), voyez KIRCHHOFF, op. cit., p. 13 sqq., et le système un peu différent de KÖHLER, op. cit., p. 125. L’étendue des districts est déterminée par les inscriptions (C. I. ATTIC., I, p. 226-234).
[44] On peut évaluer le littoral continental à 573 milles (4252 kil.), et le développement des côtes insulaires à 620 milles (4600 kil.).
[45] THUCYDIDE, V, 56. Il s’agissait des Lacédémoniens qui avaient envoyé par mer une garnison à Épidaure. De là, la prétention élevée par les Athéniens de porter sur leurs listes d’estimation toutes les villes situées au-dedans des frontières de leur empire maritime, et de déterminer leur apport avant mémé qu’elles ne fussent obligées au tribut.