§ II. — PÉRICLÈS ET C’est pendant cette période d’activité intellectuelle qu’avait grandi Périclès. Son père Xanthippos, qui sur les côtes d’Ionie avait fait remporter à la marine athénienne sa première victoire, appartenait à la famille des Bouzyges[1] ou atteleurs de bœufs, qui avaient la charge d’entretenir l’image sainte d’Athéna, le Palladion, et d’accomplir d’antiques cérémonies, commémoratives de l’introduction de l’agriculture en Attique. C’était un homme d’une culture supérieure, ami de l’art, comme nous pouvons le conclure de ses relations avec Anacréon, qui l’a célébré dans ses chansons. Aussi la statue du poète fut-elle plus tard dressée à côté de celle de Xanthippos dans l’acropole. Xanthippos avait pour femme Agariste, sœur de Mégaclès, fille d’Hippocrate, nièce du grand Clisthène. Ce mariage unissait ainsi la race vénérable des Eupatrides athéniens avec la noblesse nouvelle, et en particulier avec la famille des Alcméonides, signalée à la fois par sa richesse et par le rôle glorieux qu’elle avait joué dans les luttes d’où était sortie la constitution. Cette famille comptait aussi parmi ses trésors des poésies où Pindare avait chanté son illustration, l’une d’elles relative au frère d’Agariste, une autre à la mort de son père[2]. Périclès avait donc en partage, par sa seule naissance, une dot magnifique : une patrie couronnée de victoires, débordant de vie intellectuelle, riche d’avenir, et une famille capable entre toutes, par son histoire comme par ses relations, d’éveiller chez l’enfant de hautes pensées et de l’habituer à considérer le bien public comme un devoir personnel. Mais ce n’était pas seulement pour les intérêts de la cité que sa maison était un centre. La famille de son père était aussi unie par l’hospitalité avec les rois de Sparte ; les relations des Alcméonides s’étendaient à travers tout le monde civilisé ; si bien que dans cette maison, plus que partout ailleurs, on pouvait pour ainsi dire embrasser d’un coup d’œil le commerce avec l’Orient, les liens des États grecs entre eux, et tous les progrès réalisés dans l’art comme dans la science. A ces stimulants multiples s’ajoutèrent les aventures extraordinaires-qui remplirent la jeunesse de Périclès. Enfant, il assista à l’incendie d’Athènes, à la défaite des Barbares, à la renaissance de la cité ; adolescent, il grandit en même temps que grandissait la puissance de son pays ; et, dès qu’il porta les armes, il put prendre part aux plus brillantes victoires. Il vit se former sous l’hégémonie d’Athènes un vaste empire maritime et insulaire, et il comprit que le devoir de sa patrie était de se rendre digne d’une telle situation. Il voulut l’aider à atteindre ce but ; non seulement sa naissance, mais les circonstances les plus favorables l’y appelaient. Richement doué par la nature, singulièrement propre à soutenir toutes les fatigues du corps et de l’esprit ; vif, énergique, fécond en idées, comme Thémistocle, mais, dès sa jeunesse, bien plus concentré et ordonné dans tout son être, ce qui le mettait hors de pair avec tous les autres, c’était un désir infatigable de cultiver son esprit ; personne ne comprit mieux que le jeune Périclès la tendance de son temps, avide de connaissances nouvelles. Aussi il arriva que, ne pouvant se contenter de l’instruction traditionnelle, il se jeta de tout son élan dans les recherches modernes ; et, tandis que le peuple, dans sa méfiance inquiète, se tenait à l’écart de la culture ionienne, il marcha avec une joyeuse admiration vers cette lumière nouvelle. Il étudia la musique avec Pythoclide, un pythagoricien de Céos[3], puis avec Damon, le joueur de flûte, celui-ci doué d’une personnalité entraînante et d’un esprit inventif, et qui se servait de l’enseignement musical, mieux encore que Pythoclide, pour passer de la métrique et de l’harmonie à l’étude des caractères, à la façon de les manier, enfin à des théories morales et politiques ; c’était un sophiste de première marque[4]. Ainsi, à l’heure où les autres jeunes gens n’aspiraient qu’à finir leurs études, Périclès commença vraiment les siennes ; il rechercha curieusement le commerce des artistes et des philosophes distingués ; il fut l’auditeur le plus assidu de Zénon et d’Anaxagore, et, dans un âge plus avancé, de Protagoras[5]. Mais il n’apprenait pas seulement à apprendre ; il ne songeait pas, comme Anaxagore, à oublier par ses études mêmes le monde et les hommes ; la tâche de la vie n’était point pour lui de résoudre, dans le domaine de la pensée pure, les doutes et les contradictions qui surgissaient. Périclès eut toujours sous les yeux l’État ; et c’est dans la pratique des affaires publiques qu’il chercha la conciliation des contrastes qui s’étaient présentés à sa conscience. Car, comme il s’était senti élevé lui-même et fortifié par la culture qu’il avait acquise, il reconnut là une puissance qui devait être tournée au salut de la cité. Il resta donc homme d’État autant que philosophe, et toute l’ambition de sa nature ardente fut d’appliquer la supériorité intellectuelle qu’il tenait de la philosophie à dominer ses concitoyens et à gouverner la république. Son attitude suffisait à montrer qu’il s’était élevé à un tout autre niveau que celui de la culture ordinaire de son temps. On lisait sur ses traits qu’il était accoutumé à vivre dans de hautes pensées ; on ressentait un respect involontaire devant cette gravité solennelle qui pénétrait tout son être, devant cette fermeté inébranlable, devant cette personnalité décidée. Auprès de ses philosophes, il s’était formé à mépriser tous ces petits intérêts qui, plus que le reste, mettent en mouvement le monde vulgaire, à rejeter une masse de préjugés, à gagner par là, en même temps que la liberté de l’âme, le pouvoir de commander aux autres hommes. Voyant au début d’une éclipse de soleil tout un équipage consterné, il tint un manteau devant les yeux du pilote, et lui demanda pourquoi il tremblait davantage quand un objet plus éloigné et plus volumineux lui cachait la lumière du soleil[6]. Lui, le plus vivant des hommes au fond, il était extérieurement calme, froid, toujours le même, sans blesser personne par des façons rudes et sèches. Mais c’est comme orateur que sa supériorité absolue se manifesta. Il s’était habitué, dans l’école de Zénon, à considérer les questions sous différents aspects, et à surprendre ses adversaires par des objections imprévues ; il dut ainsi aux exercices dialectiques cette facilité de conception et cette puissance de parole, avec lesquelles nul ne put lutter à armes égales. Son éloquence était le fruit de sa profonde culture philosophique, comme Platon lui-même l’a reconnu ; elle était l’expression immédiate d’une intelligence placée au-dessus de la foule : aussi savait-il mieux qu’aucun autre effrayer, encourager, convaincre ; des comparaisons frappantes, à l’énergie pressante desquelles personne ne pouvait se soustraire, lui venaient comme à son commandement, et l’assurance sereine avec laquelle il parlait désarmait toute résistance. Cependant, malgré les ressources multiples que le jeune Périclès avait sous la main, malgré tout ce qui le recommandait aux Athéniens, malgré l’éclat de sa maison, qui groupait autour de lui, sans qu’il s’en occupât, un parti imposant, malgré la force de sa personnalité, la puissance de sa parole, le charme et la séduction de sa voix, sa carrière politique fut embarrassée par des obstacles particuliers. Il lui manquait le don d’avoir avec les gens du commun des rapports aisés et simples : il lui manquait cette allure populaire par laquelle Cimon savait se les attacher, lui qui se tenait plus près de ses concitoyens, comme un bon et joyeux vivant. Périclès était trop différent de la masse du peuple : il sentait que les citoyens n’aimaient point qu’on se singularisât ainsi, et ce sentiment le rendait gêné. En outre, toute sa personne prêtait à des méfiances diverses. Sa gravité passait pour de l’arrogance ; sa réserve, pour une ambition dissimulée : aristocrate de naissance, il ne devait pas porter un amour sincère aux intérêts du peuple ; dans sa tendance à la tyrannie, on reconnaissait un penchant héréditaire de sa famille maternelle ; c’est pour cela que tout ce qui touchait aux Alcméonides était vu d’un œil soupçonneux par les citoyens, et qu’aucune famille n’a été aussi souvent frappée d’ostracisme. Mégaclès, fils de Clisthène, fut banni ; Xanthippos, père de Périclès, éprouva, dit-on, le même sort. Il faut ajouter encore cette circonstance particulière, qu’on voulait à toute force découvrir, dans le visage de Périclès comme dans sa façon de parler, une ressemblance frappante avec Pisistrate ; circonstance que ses adversaires et ses envieux exploitèrent de leur mieux pour prévenir les citoyens contre lui[7]. Quand Périclès sentit que la méfiance et le préjugé lui barraient le chemin, il tint, à force de prudence, son ambition en bride ; il resta longtemps éloigné de toutes les affaires publiques et préféra se montrer dans les rangs de l’armée comme un simple citoyen, prêt à partager avec les plus humbles de ses compagnons tous les dangers et toutes les fatigues. C’est là qu’il s’affranchit des affectations venant d’une éducation avant tout théorique, et qu’il acquit ces qualités par lesquelles les Athéniens se distinguaient de tous les Grecs, la présence d’esprit et la décision énergique : c’est là qu’il fut à l’école de Cimon ; il admirait son génie militaire, mais il reconnaissait en revanche la faiblesse de sa politique, qui lia les mains à Athènes en dépit de toutes ses victoires, et qui, pour obéir à de mesquines considérations de parti, contraria le développement de la démocratie. Il est vrai que les hommes formés par l’éducation philosophique se souciaient peu de favoriser la souveraineté du peuple, impatient de tonte supériorité, et personne n’a flagellé ses faiblesses plus rudement qu’Héraclite. Périclès lui-même était une nature éminemment aristocratique, profondément pénétrée des droits supérieurs que confère une haute culture. Pourtant il ne faut nullement voir en lui un théoricien exclusif. Il ne voulait point, à l’exemple d’Anaxagore et d’autres philosophes, se tenir éloigné de toute participation à la vie politique : il ne se souciait pas, comme Héraclite et Hermodore, d’amender la constitution existante en s’appuyant sur la minorité des citoyens ; il reconnaissait bien plutôt dans la démocratie, malgré toutes ses infirmités, la constitution légitime par excellence, la seule qui luit compter à Athènes sur quelque durée c’était celle qui s’était développée avec l’histoire de l’État, qui répondait à la situation sociale d’Athènes, qui avait fait ses preuves, dans les bons et dans les mauvais jours ; c’était, en un mot, la constitution nécessaire. C’était, en même temps, la force d’Athènes. Étant donné la petitesse de la cité et la difficulté des taches qu’elle devait remplir, elle reposait sur la libre et indépendante coopération de tons aux affaires de la république, qui a le droit de compter sur le dévouement de tous, puisqu’à tous elle fait espérer les mêmes honneurs et la même influence. La moralité même de la république s’appuyait sur le régime démocratique. Il étendait la conscience de l’individu au delà des limites de son intérêt égoïste ; il forçait chaque citoyen à exposer sa personne pour la communauté, et lui faisait un devoir de tenir ferme à ses convictions ; il exigeait une vie collective intelligente, où les rapports sociaux sont régis nettement et rigoureusement par des lois hautement proclamées : et même la participation de tous à l’administration de l’État offrait cette garantie, qu’aucun mobile étroit, bas, de ceux qu’on écoute trop dans les cercles oligarchiques, ne déterminait les décisions de la commune. Il n’y avait point de place à Athènes pour une politique captieuse qui, comme celle des Spartiates, cherchât sa force dans des cachotteries inquiètes, et n’attendit son succès que de sa déloyauté. Mais, quoique Périclès recollait la démocratie comme le gouvernement le mieux fondé en droit et le plus praticable en fait, le nom et les formes de la constitution n’avaient encore rien fixé relativement à la conduite de l’État. Le peuple est le souverain ; soit : mais personne ne pouvait être plus convaincu que Périclès de l’incapacité de la masse à se gouverner elle-même. Chaque corps populaire a besoin d’être dirigé : il faut guider ses-pas, lui faire comprendre ses véritables intérêts, si l’on ne veut pas que le salut de l’État soit en proie au hasard et à la déraison. Il était impossible que cette direction revint aux mains de quelques familles, qui prétendaient faire valoir un droit héréditaire à la préséance et à l’influence. Il y avait prescription. Depuis longtemps la puissance de la noblesse s’était effondrée par suite de dissensions intestines ; depuis que les paysans étaient devenus de libres propriétaires fonciers et que les industries urbaines étaient florissantes, les vieilles familles n’avaient plus l’avance sur les autres, ni pour la fortune, ni pour la gloire militaire, ni pour le patriotisme. Certaines maisons avaient bien conservé encore leur antique éclat ; mais la classe des nobles, en tant que corps politique, n’existait plus : les batailles de Tanagra et de Coronée avaient singulièrement éclairci ses rangs. Donc, pour conduire le peuple, il faut qu’il y ait une autre noblesse, celle que l’on gagne par ses propres forces ; pour diriger les autres, il faut des esprits incontestablement éminents, qui personnifient la conscience purifiée de la masse, qui se soient élevés par la philosophie au-dessus des égoïsmes et des préjugés ; qui, par leur jugement prévoyant et leur parole puissante, soient en état de faire si bien valoir leur supériorité qu’ils deviennent les hommes de confiance de la commune. Le vrai conducteur du peuple ou démagogue doit dominer parce que le peuple, qui en masse a moins de lucidité, moins de réflexion, moins de conscience, moins d’honneur que cet homme, voit exprimé en lui le meilleur de ses idées, de ses penchants, de ses sentiments. Ainsi, à l’égalité politique, qui est conforme à la loi, se joint l’unité de direction que la raison exige, et les droits constitutionnels des citoyens s’accordent avec les droits inaliénables attachés à la supériorité de l’intelligence. L’idée d’une alliance semblable entre la souveraineté de tons et le pouvoir d’un seul, telle qu’elle planait devant l’esprit de Périclès, était particulièrement justifiée à cette époque et pour cette cité. Alors, l’éducation théorique à la fois et pratique que donnaient la philosophie et la sophistique était réellement une force, et une force d’un caractère spécial, qui ne pouvait facilement passer de l’individu à la masse. Et puis, les bourgeois d’Athènes, qui arrivaient déjà dans leurs assemblées ordinaires à former un total de 5.000 assistants, étaient aussi incapables que toute autre foule d’agir avec sens et avec mesure suivant leurs seules impulsions personnelles ; mais quelque chose distinguait ce peuple, sans contestation possible, d’avec toutes les autres républiques : c’est que, par suite de dispositions heureuses, il montrait un tact sûr et une saine appréciation dans le choix de ses chefs, et savait les suivre une fois choisis, lorsqu’avec leur raison éclairée ils lui faisaient voir ses véritables intérêts. Tels se sont montrés, on ne peut le nier, les Athéniens à l’époque des guerres de l’Indépendance ; ils Se sont remis sans réserve aux mains des hommes nécessaires, dans le moment nécessaire, et cet abandon confiant a été le gage du bonheur public ; il a élevé le niveau moral de la foule et a fait son union, en fournissant ainsi la preuve qu’à Athènes les gens les plus humbles n’étaient pas une populace. Mais si, sous ce rapport, les citoyens d’Athènes facilitaient l’exécution des idées de Périclès, il devenait important de les affranchir de toute autre influence, de toute autre tutelle, afin qu’ils pussent se livrer sans condition à l’orateur qui possédait leur confiance ; il fallait qu’il leur fût possible à tous de participer, sans exception et sans obstacle, à tous les actes publics. Pour atteindre ce but, Périclès se fit homme de parti : il se lia avec Éphialte et les autres chefs du mouvement. Toutefois, tandis que les démagogues de taille ordinaire n’avaient devant les yeux qu’un but immédiat et ne pensaient qu’à déblayer le chemin, Périclès, lui, avait tracé le plan d’un gouvernement nouveau, qui pût combiner les avantages d’une aristocratie véritable avec ceux d’une constitution démocratique. Il se conduisit, comme membre de ce parti, avec une
prudence et hue réserve extrêmes ; il dissimula la puissance dont il
disposait, par crainte de l’ostracisme, car un exil de plusieurs années
aurait anéanti tous ses projets d’avenir. C’est pourquoi on le comparait au
navire de l’État, Il est donc assez difficile de juger ses rapports avec le parti réformiste. On ne peut établir combien de mesures proposées il a provoquées et encouragées lui-même, et ce qu’il a dû au contraire laisser passer contre son gré. Car l’homme même le plus considérable abdique quelque peu son individualité en s’associant à un parti, et, dans l’approbation des moyens qui mènent à un but commun, il peut n’être plus aussi consciencieux que s’il agissait seul. Or, ces tentations sont particulièrement puissantes dans les États dont la constitution est telle que les divers partis sont forcés de lutter sans cesse pour gagner l’appui des assemblées populaires. Là, en effet, pour faire adopter soit des propositions isolées, soit la politique générale du parti, non seulement on utilise les bonnes et solides qualités des citoyens, mais on exploite aussi leurs faiblesses ; les instincts inférieurs, notamment l’amour de l’or et des jouissances, on travaille à les satisfaire pour arriver à l’influence désirée, et on met en couvre des procédés dont l’usage montre assez combien peu on estime ceux à qui on les applique. Des mesures de ce genre, qui plus que tout le reste ont contribué à jeter du discrédit sur la démocratie athénienne et sur le nom de Périclès lui-même, ont été provoquées par des circonstances fort diverses. L’objet des premières attaques fut la puissance de la richesse : il la fallait briser pour assurer le libre développement de la constitution. Car la libéralité que pratiquaient les citoyens opulents mettait les pauvres dans leur dépendance, venait en aide aux agissements du parti aristocratique et faussait le sens politique. Donc, pour délivrer les citoyens de cette sujétion, on employa les fonds de l’État en faveur des pauvres, qui purent ainsi se procurer les jouissances de la vie sans se sentir pour cela les obligés de quelques-uns de leurs concitoyens. Quant à la distribution des deniers publics, elle se fit d’une manière rigoureusement conforme à l’esprit de la démocratie. En effet, si dans tous les États la vie du souverain est généralement environnée d’un certain éclat correspondant à sa puissance, il est naturel que dans la démocratie le peuple ait sa part de ces prérogatives souveraines. Ainsi, plus dans les oligarchies l’or et la propriété s’entassent aux mains du petit nombre, plus le devoir d’un État populaire est de s’efforcer à répandre le bien-être et le confort parmi le peuple, à écarter de lui la gène, à équilibrer dans une certaine mesure les disproportions des fortunes. L’humanité est, du reste, un des traits qui caractérisent la démocratie. C’est ainsi qu’à Athènes on risquait d’être poursuivi pour avoir maltraité même un esclave[8]. Combien alors ne devait-on pas chercher plus ardemment à supprimer dans la société des hommes libres ces inégalités tranchées qui sont un mal dans tout État, mais qui, dans une démocratie reposant sur la participation empressée de tous les citoyens aux affaires publiques, doivent être ressenties plus profondément encore, parce que ce sont là des dissonances qui jurent avec l’esprit même de la constitution ! Dans l’État démocratique, il ne peut y avoir une catégorie d’hommes mise au rebut, qui se trouve blessée de la position sociale des plus fortunés la paix de la vie commune n’y doit point être menacée par l’envie, la rivalité, la méfiance réciproque des différentes classes. Donc, l’éloge du régime démocratique et de l’égalité de droits qui y règne sonnerait comme une ironie aux oreilles des pauvres, et éveillerait en eux une amertume bien légitime, si les rapports sociaux lui opposaient un démenti éclatant. Aussi, une des visées les plus essentielles de la politique démocratique doit être de niveler autant que possible les inégalités matérielles préjudiciables à la paix intérieure ; et combien était-il plus facile d’atteindre ce but à Athènes que dans tout autre État du monde moderne ! Là, le contraste entre pauvres et riches n’était en somme ni si tranché ni si insurmontable. La vie sociale était assise sur une base large et commode l’esclavage. Sans les esclaves, la démocratie athénienne eût été une impossibilité : grâce à eux seulement, il fut permis aux gens sans fortune de prendre part journellement aux affaires publiques. Bien peu, en effet, étaient assez pauvres pour se voir obligés de se tirer d’affaire tout seuls ; et, par contre, nous entendons des familles athéniennes se plaindre de leur gène pénible, parce qu’elles ne peuvent entretenir plus de sept esclaves[9]. Si l’on considère l’allégement qui en résultait pour la vie civique, puis, les avantages d’un climat qui adoucissait si commodément toutes les nécessités de l’existence, enfin, la sobriété des Athéniens dans leur recherche des jouissances matérielles, on comprend aisément que l’État, dans sa sollicitude, ait proportionnellement fait beaucoup pour le bien-être de tous, qu’au moyen de contributions insignifiantes il ait pu contenter les pauvres, et effacer si bien les contrastes inquiétants pour le bonheur de la commune que la concorde publique n’en fût pas troublée. Cette activité bienfaisante fut assez multiple dans ses applications. D’abord, on eut à cœur d’encourager toutes les branches d’industrie qui enrichissaient le peuple ; puis, on s’occupa de mettre les denrées à bon marché et surtout le blé à bas prix. L’État se fit un devoir d’entraver, par des lois sévères, le commerce des accapareurs. Il eut ses magasins de blé ; il fit vendre à un taux inférieur le pain et les grains. Des distributions gratuites de vivres eurent lieu d’abord à l’occasion des fêtes, car c’est là que se justifiait le mieux l'idée démocratique de l’égalité universelle. Les dieux ne répandent-ils pas leurs bénédictions sur les pauvres comme sur les riches, et ne sont-ils pas vraiment honorés quand, autant que possible, tous sont joyeux da leurs présents et s’associent à leurs fêtes avec reconnaissance ? C’est pourquoi des repas populaires se donnaient dans la cour des temples ; et, quand l’État, dans les circonstances solennelles, offrait aux dieux des hécatombes, il fournissait par là au peuple l’occasion de se régaler de la viande du sacrifice. Mais les fêtes devinrent de plus en plus nombreuses, les banquets religieux de plus en plus fréquents et copieux. Le peuple s’habitua à devenir le convive de l’État, à se faire entretenir et héberger par lui, et prit un goût croissant pour les jouissances qui ne lui coûtaient ni travail ni dépense. Déjà, avant Thémistocle, il y avait eu des distributions d’argent comptant, prélevées sur le trésor public ; la construction du théâtre en fut une occasion nouvelle et le point de départ de l’abus qu’on en fit. Le parti réformiste avait trouvé là le moyen le plus efficace d’assurer sa popularité et de rendre inoffensive la libéralité de ses adversaires. Damonide, du dème d’Oa, passa pour avoir imaginé cette pratique[10]. Enfin, les fonds des spectacles furent appliqués aussi à des fêtes où ne figurait aucune représentation théâtrale ; ils devinrent la gratification des jours fériés, avec laquelle les citoyens acquittaient leur écot dans les festins publics ; et, quand les fêtes duraient plusieurs jours, la distribution était doublée et triplée. Déjà on appelait à Athènes du nom de theorikon un salaire ou une solde, en prenant le mot dans un sens plus général pour désigner une rémunération quelconque payée par le Trésor. On trouva bientôt des prétextes et des points de vue tout autres pour l’employer. Non seulement, pour le corps entier des citoyens, la jouissance de la richesse publique allait devenir une sorte de propriété, car il y avait droit comme souverain de l’État et les fêtes nationales lui eu fournissaient l’occasion la plus naturelle, mais aussi les frais de ces services que l’État exigeait des particuliers, et qui nécessitaient des sacrifices personnels, furent remboursés sur les fonds de l’État. Le paiement d’un service public était auparavant une idée absolument étrangère à toute constitution hellénique : ce que le citoyen fait pour la commune, il le fait pour lui-même ; c’est son devoir et son honneur. On ne pensait pas non plus à la solde militaire. Mais, du moment que les Athéniens furent entraînés par leur situation même à entretenir une armée toujours prête à se battre, on ne put pas exiger des citoyens de suffire àde telles exigences sans indemnité ; car ils n’avaient pas, comme les Spartiates, des esclaves publies pour labourer leurs champs pendant la guerre. C’est pourquoi, au temps de Périclès, la solde des troupes fut établie ; elle se monta, pour la paye et les frais d’entretien, à quatre oboles (0,70 c.) par jour. Quant au service civil en temps de paix, on ne fixa d’indemnités pécuniaires, à l’origine, que pour les charges extraordinaires ; par exemple, les ambassadeurs touchaient sur la caisse publique la somme nécessaire à leur équipement et à leur voyage : mais les hautes fonctions de l’État, dont les dignitaires étaient les représentants de la souveraineté populaire, on les considérait toutes comme purement honorifiques ; on payait seulement les serviteurs des magistrats, ceux qui n’avaient pour eux que la peine et qui restaient toujours dans le même poste, les médecins, les hérauts, les scribes, les employés du Conseil, les officiers de police. Ce principe, à son tour, fut attaqué au nom des idées démocratiques. Pour le pauvre, le temps qu’il consacre à un service public est un sacrifice ; il n’en est pas ainsi pour le riche : le pauvre est donc dans une infériorité évidente, puisqu’il lui est plus difficile d’exercer les droits qu’il tient de la constitution. Le parti du mouvement devait avoir pour mot d’ordre de donner au plus grand nombre possible de citoyens un rôle dans l’administration publique ; car c’est sur la masse formée des classes pauvres que s’appuyait sa force, et les petites gens ne devaient pas se tenir à l’écart, par l’effet de la timidité ou de l’indigence. Donc, pour réaliser dans les faits l’égalité de droits fondée par Aristide entre toutes les catégories de citoyens, il fallait instituer des indemnités pour les services publics, c’est-à-dire donner une solde aux assemblées populaires. Tous les Athéniens, en effet, devaient être à même de faire leur éducation politique ; ce qui n’était possible que par la pratique, notamment en prenant part aux jugements et aux délibérations dans le Conseil. Aucun citoyen ne saurait être empêché par sa situation de travailler utilement de toutes ses forces pour la communauté ; autrement, en dépit de toutes les lois constitutionnelles, la culture d’esprit, l’expérience et le pouvoir demeurent le privilège des riches. Ce principe une fois posé, il fallait l’appliquer peu à peu aux institutions de tout ordre, et en premier lieu, aux fonctions judiciaires. Aussi bien que la souveraineté politique, l’administration supérieure de la justice avait été confiée par Solon au corps entier des citoyens ; il était autorisé à demander des comptes aux magistrats qui sortaient de charge, elle particulier pouvait en appeler à l’assemblée de l’arrêt rendu par le magistrat. Ce fut le plus considérable de tous les droits du peuple, comme la concession la plus féconde en conséquences. Les citoyens eurent dès lors deux sortes d’assemblées : l'Ecclésia (Έκκληςία), pour affirmer leur droit suprême à l’administration de l’État, c’est-à-dire pour élire les magistrats et ratifier les lois ; l'Héliæa (Ήλιαία), pour remplir leur fonction de juges suprêmes à l’exception des cas extraordinaires où l’assemblée du peuple siégeait elle-même comme. cour de justice. L’Héliæa n’est primitivement que l’assemblée du peuple, et vraisemblablement il y eut une époque où tous les citoyens formaient l'Héliæa ; ce système dura aussi longtemps que les appels à une juridiction supérieure furent rares. Mais nous ne connaissons le tribunal populaire d’Athènes que comme un corps de citoyens plus restreint, comme un comité, composé de citoyens âgés de plus de trente ans et désignés par le sort. C’est à ce comité que les citoyens transférèrent leur pouvoir judiciaire suprême ; et les membres qui le composaient s’engagèrent par un serment spécial, dont la formule devait remonter au temps de Solon, à se montrer les défenseurs impartiaux des lois. Sans être des fonctionnaires, ils avaient pourtant un mandat public ; ils occupaient donc une situation intermédiaire entre les particuliers et les magistrats. C’est au perfectionnement des tribunaux populaires que se rattache principalement le développement de la démocratie ; car, après Solon, on en est venu à ne plus laisser que la direction légale des procès aux magistrats qui, jusque-là, avec le pouvoir administratif avaient à décider juridiquement de tous les litiges qui se produisaient dans leur département ; c’est-à-dire qu’ils recevaient les plaintes qui tombaient sous leur compétence, entendaient contradictoirement les parties, et, quand la cause était en état, la portaient au tribunal populaire qui statuait définitivement. Lorsque Clisthène consolida à nouveau et compléta le système démocratique, ces institutions aussi gardèrent leur forme durable. Chaque année, les archontes tiraient au sort dans les dix tribus un nombre déterminé d’Héliastes, qui prêtaient serment sur le plateau de l’Ardettos, au-dessus du Stade panathénaïque. Les jurés étaient ensuite partagés en dix sections ; chacune d’elles, où se mêlaient des éléments de toutes les tribus, formait un tribunal. Le nombre normal de chaque section s’élevait à 500 ; mais les mêmes citoyens pouvaient appartenir à différentes sections. Selon l’importance des affaires prises isolément, toutes les sections se formaient en cour plénière, ou bien une partie de chacune d’elles, ou encore plusieurs d’entre elles, constituaient en se réunissant un seul tribunal. Plus ce tribunal était nombreux, moins il était à craindre qu’on ne subornât les juges. On avait aussi une garantie contre tout arrêt partial dans la publicité des débats, comme dans cette circonstance que, tout d’abord, immédiatement avant la séance, les jurés, appartenant à des dèmes différents, étaient répartis et groupés dans les tribunaux par la voie du sort[11]. Une nouvelle phase commença après la restriction apportée aux pouvoirs de l’Aréopage. On chercha à le remplacer et on fonda le collège des Gardiens des lois. Cette création ne paraît pas avoir répondu à ce qu’on en attendait. On pensa alors à transférer au jury une partie des attributions de l’ancien Aréopage, et à donner un rôle conservateur à cette institution démocratique. Il faut bien reconnaître la marque d’une vraie sagesse politique dans ce fait que, après la suppression de la tutelle de l’Aréopage, c’est la cité athénienne qui se contrôle et se surveille elle-même ; c’est-à-dire que la majorité est contrôlée par la minorité, l'Ecclésia par l’Héliæa. Car, dans cette dernière, le nombre restreint des assistants, l’exclusion des citoyens trop jeunes, le serment même qui liait les membres, et la forme des débats, étaient autant de garanties que les affaires publiques seraient traitées consciencieusement. Dans quelle mesure cette réforme est-elle due à l’action personnelle de Périclès, c’est ce qu’on ne saurait déterminer. Mais on peut cependant se faire quelque idée de son fonctionnement, en marquant les points où l’Héliæa attique a eu une influence essentiellement politique et qui dépassait le domaine de la juridiction. Ainsi les Héliastes, comme représentants de la commune, jurent, au même titre que le Conseil, le traité avec Chalcis. La ratification définitive de transactions semblables, précédée naturellement d’une enquête approfondie, passe donc dans la-compétence des cours de justice ; de même, la fixation des contributions imposées aux confédérés, quand déjà tout ce qui de part et d’autre pouvait être invoqué pour justifier un abaissement ou une élévation des taxes avait été discuté devant les jurés. Ils examinaient aussi les lois votées par l’assemblée du peuple, instituant là pareillement une sorte de procès, où ils pesaient soigneusement les prétentions rivales des anciens et des nouveaux principes. Leur arrêt statuait même sur la dignité du citoyen désigné par le sort pour quelque emploi public, et décidait si son installation devait être ajournée : décision juridique, dans laquelle intervenaient aussi des considérations politiques. Même les fonctionnaires en exercice et en possession de leur titre pouvaient être appelés, pendant la durée de leur charge, à rendre compte de leurs actes. Mais c’est quand il s’agissait d’admettre un étranger dans le corps des citoyens que cette enquête sur la dignité personnelle prenait une importance tonte spéciale. Les jurés s’occupaient des finances, en ce sens qu’il fallait leur approbation pour que l’État contractât des obligations à long terme, par exemple, des dotations ou autres choses semblables, et qu’ils devaient surveiller l’accomplissement consciencieux de tels engagements. Les tribunaux d’Athènes formaient donc une sorte de magistrature permanente, pourvue d’un comité organisé, les Nomothètes, qui, il est vrai, donnaient leur nom au corps tout entier ; et il serait exact de dire qu’à part les affaires d’administration courante, tout ce qui se rapportait à la vie publique pouvait ou devait rentrer dans la compétence des tribunaux. Sans toucher au principe de la souveraineté populaire, on avait trouvé là un moyen de conjurer les dangers de l’irréflexion et de la précipitation. Toutes les résolutions un peu importantes de l’Ecclésia étaient encore une fois examinées par des collèges de juges assermentés ; et la forme même de la procédure leur faisait une nécessité de discuter avec rigueur tous les points contestables, et d’arriver à une décision concluante. Ainsi on parvint à remplacer réellement, par celte organisation remarquable des tribunaux formés de jurés, le droit de surveillance politique qu’avait exercé l’Aréopage jusqu’en 460 (Ol. LXXX, 1). Ce système resta en vigueur dans la période suivante, en même temps que s’agrandit aussi visiblement la sphère d’action purement juridique de ces magistrats. On conserva encore une institution remontant à une époque reculée, les juges de dèmes, qui parcouraient le pays pour accommoder les disputes insignifiantes ; il y eut aussi des arbitres ou diætètes, soit choisis par les parties, soit nommés par l’État, qui expédiaient nombre d’affaires ; enfin, des tribunaux de commerce. Mais, grâce à l’accroissement rapide de la population, au développement du négoce et des communications, les procès augmentèrent dans une telle proportion que les occupations des jurés devinrent d’année en année plus accablantes. Ce qui exerça sur cette organisation la plus grande influence, ce fut la condition des confédérés. Surtout lorsque l’hégémonie d’Athènes devint de plus en plus une domination, la cité athénienne s’attribua le droit de justice suprême sur ; tous les alliés. Les cités unies par le lien fédéral ne gardèrent que leurs tribunaux inférieurs, dont la juridiction s’étendait jusqu’à une certaine limite : mais tous les litiges privés un peu sérieux, tous les procès politiques et criminels venaient devant les jurés athéniens. Ce despotisme judiciaire avait une double origine. En effet, pour les différends survenus entre les membres de la confédération, les assemblées communes étaient, au début, appelées naturellement à les résoudre. Or, le sanctuaire fédéral ayant été établi à Athènes et les diètes primitives supprimées, celles-ci furent remplacées par les tribunaux athéniens. En second lieu, cet assujettissement était une marque du droit de souveraineté que s’arrogeait Athènes vis-à-vis des confédérés ; car, d’après l’idée que les Grecs se faisaient du droit, rien n’exprime plus nettement la dépendance d’un État, que si ceux qui en font partie sont tenus de demander justice aux tribunaux d’un autre État et d’obéir à ses lois. Cela était vrai surtout des colonies, qui, suivant un usage très ancien, devaient d’une façon générale porter tous leurs procès devant les juges de la métropole. Mais c’était pareillement du droit colonial qu’on avait emprunté l’idée de l’hégémonie ; car, entre autres obligations, les colonies devaient aussi, à l’occasion, le service militaire : or, Athènes se considérant comme la métropole des villes ioniennes, elle appliquait, lorsqu’elle imposait sa juridiction aux fédérés, les principes qui régissaient autrefois le droit public chez les Grecs. Cependant une telle obligation, à cette époque et dans cette mesure, n’était rien qu’un acte de violence, quoiqu’on pût imaginer -tolites sortes de formes pour atténuer celte intrusion brutale dans le droit des autres. Sans doute, ou aura obtenu le consentement volontaire des cités confédérées, et conclu des traités sur cette base. Ainsi nous nous expliquons également comment on a pu compter les procès des alliés dans la catégorie des affaires qui étaient réglées d’après les traités[12]. C’était une expression adoucie pour désigner un véritable état de dépendance, de même qu’on maintenait par euphémisme le nom d’alliés au lieu de celui de sujets. Il est vrai que cette juridiction obligatoire n’a jamais embrassé effectivement le territoire entier de la confédération : mais son extension a été assez considérable pour surcharger d’affaires les tribunaux athéniens. A l’exception des jours de fête et d’assemblée publique, les jurés siégeaient quotidiennement dans leurs différentes sections. La ville tout entière ressemblait à une vaste cour de justice, quand dès le matin on voyait se mouvoir l’armée des juges, c’est-à-dire environ la dixième partie des citoyens, se rendant dans les locaux divers qui leur étaient assignés. Le service public coûtait donc trop de temps et de peines pour qu’il ne fût pas équitable d’indemniser les citoyens : d’autant plus que ceux qui habitaient la ville et sa banlieue[13] étaient, sans aucune proportion, réquisitionnés plus souvent ; dans les dèmes éloignés, on pouvait s’occuper plus tranquillement de ses affaires. En outre, une compensation accordée pour les fonctions judiciaires répondait aux vieilles coutumes ; les arbitres aussi étaient payés par les parties elles-mêmes. Enfin, les sportules judiciaires permettaient de se procurer très aisément les ressources voulues. Ce fut donc dans cette partie de l’administration qu’on en vint pour la première fois à donner de l’argent aux citoyens pour s’acquitter de devoirs qui correspondaient à l’un des droits souverains appartenant à la communauté : pour chacun des jours où ils avaient été occupés, les jurés recevaient une obole, indemnité qui leur donnait juste de quoi s’acheter du pain pour un jour. Le fantassin touchait deux oboles pour sa solde, et autant pour ses frais d’entretien ; le cavalier avait une paye double. Dans les moments difficiles, la solde fut même augmentée. Il y eut encore d’autres rétributions pour les services civils. On institua, pour les membres du Conseil, des jetons de présence valant six oboles ou mie drachme. Les orateurs publics reçurent également une indemnité quand ils parlaient au nom de l’État. Ainsi, la coutume des salaires envahit de plus en plus la vie sociale ; aucune innovation n’a pénétré plus profondément dans l’organisme de l’État tout entier ; car on s’affranchissait ainsi de cet antique principe des Hellènes, qui considéraient comme un honneur de représenter la cité dans la guerre et dans la paix, et qui supposaient à tous ceux qui voulaient s’occuper des affaires publiques une certaine indépendance tenant à leur situation sociale. Périclès a toujours été regardé dans l’antiquité comme l’instigateur de cette résolution ; et ses adversaires, soit pendant sa vie, soit après sa mort, l’ont rendu responsable de ce qu’on envisageait principalement comme la négation de la démocratie véritable. Myronide, qui était déjà revêtu des dignités publiques à l’époque des guerres médiques, passa pour le représentant du bon vieux temps, comme disaient les conservateurs. Quand le noble Myronide était encore aux affaires, dit Aristophane, personne ne voulait se faire payer pour s’occuper des intérêts publics. Platon reproche à Périclès d’avoir rendu les Athéniens paresseux, bavards et cupides ; c’est sa faute, dit-il, si le peuple a abandonné l’agriculture et l’industrie pour perdre son temps à siéger dans les assemblées et à prendre part aux débats politiques. Mais il ne faut rejeter sur Périclès que le blâme d’avoir salarié les juges ; car on ne peut prouver que de son temps on ait payé quotidiennement ceux qui assistaient aux assemblées. La chose est évidemment toute différente. La charge de juge, en effet, pouvait être considérée comme une peine qu’on prenait en partie pour des étrangers, comme l’acceptation de fonctions officielles, auxquelles on posait sa candidature. Mais, en vérité, la participation aux débats de l’Ecclésia n’était rien que l’exercice de droits et la pratique de devoirs auxquels étaient appelés, par définition, tous les citoyens. Certainement un salaire de ce genre ne fut établi que le dernier de tous, et même, jusqu’à ce jour, nous n’avons pu encore découvrir à quelle époque la rétribution pour la présence aux assemblées a été instituée à Athènes[14]. Cependant, en général, l’attitude de Périclès par rapport à ces innovations se comprend aisément. Il avait pour adversaires les aristocrates, dont il lui fallait détruire l’influence prépondérante s’il voulait réaliser ses propres idées. C’est ce qui arriva, à mesure que les citoyens ordinaires purent intervenir d’une façon plus directe clans le gouvernement. En présence de l’importance considérable que les tribunaux prirent, nous l’avons vu, dans la vie politique elle-même, Périclès s’inquiéta tout particulièrement d’en faciliter l’accès aux plus pauvres ; et même dans ces conditions, c’était encore un sacrifice que de servir consciencieusement l’État. Aucune cité n’a jamais plus entrepris sur la liberté de ses membres que l’Athènes de Périclès. C’est pourquoi l’honneur et l’influence dans l’État ne pouvaient pas dépendre des distinctions arbitraires fondées sur la fortune. Ce qui devait être la gloire de cette ville, c’est que dans toutes les classes se répandaient la connaissance de l’organisme politique dans ses conditions intérieures et extérieures, la connaissance des procédures judiciaires, la sûreté du jugement, la pratique de la parole : c’est que, autant que possible, tous les citoyens étaient alternativement gouvernants et gouvernés. Tel fut le développement démocratique que favorisa Périclès ; par là, les anciens partis, les anciennes différences entre les classes, que Thucydide, fils de Mélésias, avait tenté de faire revivre, disparurent ; par là, la ville gagna en unité, en solidité ; et, grâce à la suppression des scissions intestines, le corps entier des citoyens fut d’autant plus facile à conduire. La souveraineté absolue du peuple était le degré nécessaire qui menait à la domination personnelle de Périclès. Aussi Périclès fut-il tout autre quand il eut en main le pouvoir ; non qu’il dût changer de principes, ou qu’il eût un masque à jeter ; mais il pouvait alors dédaigner les moyens démagogiques qu’il avait forcément employés pour réduire ses adversaires ; il pouvait agir plus librement, de lui-même, depuis qu’il avait cessé d’être un homme de parti. C’est pourquoi cet aristocrate-né eut des façons plus graves et plus dignes, et fit plus nettement sentir à tous la distance qui le séparait des autres Athéniens. Depuis la mort d’Aristide, il avait marché vers son but, sans distraction, pendant vingt-quatre ans. Après le bannissement de Thucydide, il l’atteignit enfin : la cité s’était habituée à lui obéir. |
[1]
Βουζύγης
(cf. HESYCH., s.
v. et C. I. GRÆC.,
I, n. 491) : le nom est dans Eupoli (ap. ARISTID., XLVI, p. 175, Dindorf, d’après SCHOL. ARISTID., III, p. 473 Dindorf).
[2] Ode de Pindare à Mégaclès (Pyth., VII) et θρήνος à Hippocrate (SCHOL., PIND., Pyth., VII, 47).
[3] ARISTOTE, ap. PLUT., Pericl., 4.
[4] Δάμων Δαμονίδου Όαθεν (STEPH. BYZ., s. v. Όα), renseignement tiré de Cratéros, à ce que suppose Meineke. ONCKEN (op. cit., p. 17), croit Damonide identique au musicien Damon. Cf. SAUPPE, op. cit., p. 17 sqq.
[5] SINTENIS, op. cit., p. 72.
[6] PLUTARQUE, Pericl., 35.
[7] PLUTARQUE, Pericl., 7.
[8] MEIER, Att. Prozess, p. 323.
[9] BECKER, Chariclès, III, p. 20.
[10] Damonide (ό Όαθεν) conseiller de Périclès d’après Aristote (ap. PLUT., Pericl., 9). Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 304, Hermes, XIV, 320.
[11] Sur l’histoire de la judicature attique au point de vue des controverses récemment soulevées par Grote, cf. SCHÖMANN, Die Solonische Heliaia und der Staatstreich des Ephialtes (Jahrbb. f. klass. Philol., 1866, p. 585 sqq.), et surtout la dissertation plus récente de M. FRÄNKEL, Die attischen Geschworenengerichte, Berlin, 1877.
[12]
D’après Aristote, les Athéniens exerçaient leur juridiction sur les alliés άπό
συμβόλων (BEKKER, Anecd.,
436. HESYCH., s. v. BÖCKH, op. cit.,
[13] Sur l’opposition entre les άγροικοι et les ήλιαστικοί, cf. FRÄNKEL, op. cit., p. 8.
[14] Sur le μισθός έκκλησιστικός, voyez BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 320 sqq. En fait de renseignements chronologiques, nous n’avons que le proverbe : όβολόν εύρε Παρνύτης (PARŒM, GRÆC., I. p. 437 Leutsch). Ce nom était un sobriquet donné par les comiques à Callistratos (MEINEKE, Fragm. Com., IV, 700). Ce sobriquet (πάρνωψ = sauterelle) porte à croire que Callistratos avait déjà joué le principal rôle dans l’institution de la solde des juges, comme le dit le commentaire du proverbe. Malheureusement, l’histoire du système de la solde à Athènes, histoire qu’Aristote avait étudiée en détail dans son exposé de la constitution athénienne, ne peut plus être restituée d’une manière précise. Il est certain que la solde militaire date du temps de Périclès : BÖCKH (op. cit., I, p. 401) a montré combien elle était nécessaire. Parmi les indemnités pécuniaires allouées aux services publics dans la ville même, la première en date est la solde des juges ou héliastique, dont l’institution est attribuée — par des témoignages ne méritant pas, il est vrai, une confiance absolue (BÖCKH, ibid., p. 328) — à Périclès. Puis fut établie, par une mesure semblable, la solde ecclésiastique, qui commença probablement aussi par une obole (SCHÖMANN, Verfassungsgeschichte Athens, p. 87). On la trouve mentionnée pour la première fois d’une façon bien nette dans Aristophane (Ecclesiaz., 303), tandis qu’on n’en trouve pas la moindre trace dans la scène des Acharniens qui représente une assemblée du peuple. WÜRZ (De mercede ecclesiastica, Berlin, 1878) se fonde là-dessus pour affirmer que cette solde est une institution de la démocratie postérieure à l’archontat d’Euclide. Il était de tradition chez certaines familles de pousser au développement de toutes les institutions démocratiques. D’après la conjecture vraisemblable de Böckh, c’est à une de ces familles qu’appartenait Callistratos Παρνόπης. Cf. SCHÄFER, Demosthenes und seine Zeit, I, p. 11. Sur l’augmentation de la solde héliastique, voyez vol. III, (liv. IV, ch. II). Elle semble avoir eu pour promoteur ce Callicrate, dont le nom était passé en proverbe pour désigner un démagogue coutumier de propositions extravagantes. Un autre démagogue, Agyrrhios, fit augmenter parallèlement la solde ecclésiastique. Or, Callicrate et Agyrrhios se rattachent par des liens de parenté à Callistratos.