HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA PUISSANCE CROISSANTE D’ATHÈNES.

 

 

§ V. — LA LIGUE ATHÉNIENNE ET LES PÉLOPONNÉSIENS.

Tandis qu’à l’intérieur on réorganisait l’État et qu’on appliquait pleinement les principes de la démocratie et de la souveraineté du peuple, en écartant d’anciennes institutions aristocratiques, en mettant le droit à la portée du public, en favorisant les pauvres et en appelant tous les citoyens à prendre part aux affaires de l’État, on cherchait à accroître de toutes les manières la puissance de l’État, et c’est ainsi que les changements opérés dans la constitution inaugurèrent aussi polir la politique extérieure une ère nouvelle.

La confédération de Délos avait été constituée sur la base de l’égalité des droits ; mais ce principe n’était pas réalisable. Si l’on voulait constituer dans l’Archipel une puissance maritime imposante, on ne pouvait abandonner au bon vouloir de chacun des membres l’accomplissement de leurs obligations ; il était également impossible de réunir à tout moment les alliés en assemblée générale pour expédier le détail des affaires. Cimon lui-même avait été obligé d’en convenir, si porté qu’il fût d’ailleurs à ménager, suivant les idées d’Aristide, les droits des alliés. Athènes fut amenée ainsi à user de procédés de plus en plus arbitraires ; l’indifférence des petites localités, de celles qui étaient hors d’état d’exercer une influence, rendit cette conduite nécessaire. Plus les membres de la confédération cherchaient à se soustraire au service militaire, plus ils trouvaient leur compte à ne fournir que de l’argent et des Vaisseaux vides, plus la flotte alliée se transformait en une flotte athénienne[1] ; la diète de Délos n’existait plus que pour la forme. C’est à Athènes que se décidaient les questions de politique fédérale. Les Athéniens s’entendaient avec les États insulaires les plus importants pour toutes les affaires graves ; ou se bornait à communiquer aux autres les décisions prises, et ainsi la prééminence du chef-lieu se transformait de plus en plus en souveraineté.

A cet égard aussi, le parti de Périclès voulait qu’on eût le courage de ne pas déguiser l’état réel des choses. Si Athènes était la seule ville de la confédération qui suivit une politique à elle ; si elle avait la direction des opérations militaires et la surveillance du matériel de guerre ; si l’administration du trésor était entre ses mains ; si les Athéniens formaient avec leurs vaisseaux le contingent le plus important et comme le noyau de la flotte alliée ; si en même temps ils étaient les seuls qui fussent toujours prêts à combattre pour empêcher que les Barbares, chassés par eux, ne reparussent dans la mer Égée ; alors, Athènes devait être en réalité le centre de cet empire formé d’îles et de côtes groupées par son initiative : c’est à Athènes qu’appartenait le droit de l’administrer, et surtout de gérer le trésor de la ligue.

Le transfert du trésor doit avoir été une question déjà agitée du vivant d’Aristide au point de vue athénien, personne ne pouvait contester la nécessité d’une pareille mesure ; mais on hésitait à la mettre à exécution. On n’osait pas toucher à un trésor qui avait été déposé avec le cérémonial le plus solennel dans le sanctuaire d’Apollon. On redoutait le mécontentement. qu’exciterait cette démarche au point de vue politique, l’impression qu’elle produirait sur les amis et les ennemis de la cité : car il était clair qu’ainsi s’évanouissait la dernière apparence d’égalité entre les membres de la confédération, et que les subsides fournis par les alliés à la caisse commune devaient être considérés comme un tribut payé à Athènes.

La preuve que les Athéniens y regardèrent à deux fois, c’est que, même après avoir résolu de faire ce pas décisif, ils cherchèrent à atteindre le but par des voies détournées. Il ne fallait pas que la translation du trésor paraisse une mesure dictée par l’intérêt particulier de la politique athénienne ; aussi eut-on soin que la proposition vint des confédérés eux-mêmes. Assurément, dans l’intérêt même des alliés, on pouvait appuyer de raisons concluantes le projet d’éloigner de Délos le trésor de la confédération. La petite île, pouvait-on dire, était située au milieu de la mer, sans défense du côté de l’Orient comme du côté de l’Occident. Les Lacédémoniens, dans la guerre de Thasos, avaient déjà clairement montré qu’ils étaient prêts à saisir la première occasion pour détruire l’hégémonie attico-ionienne sur mer ; depuis la dissolution de la confédération hellénique, l’insécurité générale avait considérablement augmenté ; les États maritimes du Péloponnèse étaient postés autour de l’Archipel comme des ennemis aux aguets ; dans une pareille situation, le trésor de Délos ne pouvait plus paraître aussi en sûreté que l’exigeait l’intérêt de tous les membres de la confédération. Il eût fallu qu’une flotte demeurât toujours dans le voisinage de l’île pour la protéger ; mais, avec une pareille obligation, on ne pouvait plus disposer librement des forces militaires de la confédération. Voulait-on une place d’une sécurité inattaquable, on ne pouvait la trouver que dans l’intérieur des murs d’Athènes. Puisque l’administration du trésor était confiée à des fonctionnaires athéniens, il était tout naturel et il importait à la sécurité de la Ligue qu’Athènes devînt le lieu de dépôt des fonds et que ses citoyens en fussent les gardiens.

Tels étaient les motifs que pouvaient faire valoir les partisans d’Athènes.

Si donc il est vrai qu’un des États confédérés ait fait la proposition et que ç’ait été l’État insulaire de Samos[2], le plus puissant après Athènes, on ne peut expliquer le fait que de deux manières. Ou les Samiens avaient réellement une confiance absolue et virent la translation du trésor d’un œil aussi tranquille que si rien n’eût été changé dans la condition des alliés, ou, lorsqu’ils émirent cette proposition, ils agissaient par suite d’une entente préalable avec les Athéniens. La première supposition parait inadmissible. La jalousie était, trop éveillée, et l’affaire dont il s’agissait, aussitôt qu’elle fut en perspective, dut apparaître comme une crise décisive dans les rapports mutuels des membres de la Ligue. On est donc amené à penser que le gouvernement samien fut poussé parles hommes d’État athéniens à prendre l’initiative de la proposition. Ceux-ci ne durent pas être avares de promesses : ils pouvaient d’autant plus aisément faire briller aux yeux des Samiens des avantages de toute sorte que la translation du trésor fédéral entraînait la dissolution de l’ancien conseil fédéral, réduit depuis longtemps à un rôle effacé. Si donc on considérait comme inévitable cette double mesure, il était d’une politique sensée de se concilier, par des prévenances opportunes, le pouvoir régulateur de la confédération.

L’époque de la translation du trésor n’est pas connue avec certitude[3]. Elle est postérieure à la rupture avec Sparte ; car c’est seulement à partir de cette époque que l’on dut s’attendre à des attaques de la part dus États maritimes du Péloponnèse, et même à des alliances entre eux et la Perse ; ce fut par conséquent après 460 (Ol. LXXX, 1). Six ans plus tard, la translation du trésor fédéral était déjà un fait accompli. Car, en 454/3 (Ol. LXXXI, 3), les inventaires de la caisse et les pièces relatives an maniement des fonds sont déjà installés à Athènes : c’est de cette année que datent les premières listes des sommes prélevées sur les recettes versées au compte de la patronne d’Athènes.

C’est donc à cette époque qu’on enleva du sanctuaire d’Apollon Délien la réserve en espèces, qui montait à 1.800 talents (10.609.320 fr.), pour la placer dans celui de la déesse de la ville et de l’acropole. C’est là que furent versées les contributions annuelles des villes confédérées. Athènes, qui depuis si longtemps déjà était le centre de gravité de la confédération maritime, devenait maintenant, d’une manière officielle, la capitale de la mer Égée ; la déesse de l’acropole était désormais la déesse protectrice de la Ligue, et l’acropole elle-même, le Trésor, le centre religieux de tout cet empire formé d’îles et de côtes.

Dans cette situation, à la tête de si grandes ressources, Athènes allait maintenant songer avant tout à acquérir une position plus forte vis-à-vis des Mats  qui l’entouraient de plus près. C’était, en effet, une étrange contradiction qu’avec sa flotte elle dominât jusque dans les eaux du Pont et de la Phénicie, tandis que, clans la mer qui baignait les côtes de l’Attique, elle était toujours paralysée par le voisinage d’États ennemis. Il était nécessaire qu’elle eût de ce côté les mains libres ; elle ne pouvait pas souffrir plus longtemps qu’il y eût en vue de ses ports militaires des États maritimes animés d’intentions hostiles et ne cherchant qu’une occasion de lui nuire.

L’alliance avec Argos avait inauguré une politique nouvelle, susceptible de prendre d’importants développements ; mais c’était un essai qui ne pouvait présenter ni sécurité, ni avenir, aussi longtemps qu’Athènes se trouverait séparée de ses alliés du Péloponnèse par des cités hostiles et ne pourrai t avoir la liberté de ses mouvements sur ses propres frontières. Il était impossible que l’antique fédération péloponnésienne et la ligue séparatiste attico-argienne subsistassent en paix côte à côte : l'une devait nécessairement chercher à s’étendre au détriment de l’autre.

À ce point de vue aussi, les circonstances favorisaient Athènes : car on voyait bien que, depuis le procès de Pausanias, le Péloponnèse allait se désagrégeant de jour en jour. Argos, non contente d’avoir accru ses propres forces, cherchait déjà depuis longtemps à. soulever les villes et les cantons de l’Arcadie contre Sparte, et elle avait réussi, quoique non en même temps, auprès des deux principales villes de la région, Tégée et Mantinée. Les Tégéates étaient déjà brouillés avec Sparte quand Léotychide avait été poursuivi pour crime de haute trahison ; il avait trouvé auprès d’eux asile et protection. Deux fois les Spartiates avaient dû envahir l’Arcadie pour rétablir leur prépondérance ébranlée ; ils avaient combattu la première fois contre les Argiens et les Tégéates réunis[4], la seconde, contre une armée formée des contingents de tous les Arcadiens réunis, à l’exception des Mantinéens, et qui rencontra les Spartiates à Dipæa, dans les défilés du pénale[5]. Dans les deux expéditions, les Spartiates étaient restés vainqueurs ; mais les relations avec les confédérés n’avaient plus le caractère confiant d’autrefois, et ceux-ci s’étaient déshabitués d’une soumission sans réserve. Les Mantinéens aussi, sous l’influence et à l’imitation d’Argos, avaient formé avec des bourgades dispersées une cité unifiée et forte, capable de tenir tête à Sparte et de mieux protéger son indépendance. Si l’ancien esprit de parti et les jalousies de cantons n’avaient entravé l’union des forces, il eût été difficile à Sparte de maintenir son hégémonie dans cette région. Le pays le plus éloigné d’elle, l’Achaïe, était depuis longtemps anti-spartiate et acquis à la démocratie.

Enfin l’Élide elle-même, l’État le plus fidèle de la confédération, avait commencé à s’affranchir de l’influence laconienne ; il s’y était produit des soulèvements populaires qui avaient compromis l’influence de Sparte. Jusque-là, en effet, le pays avait été gouverné par des familles nobles qui s’appuyaient entièrement sur Lacédémone. Elles résidaient dans la ville d’Élis sur le Pénéios ; le plat pays comprenait des bourgades ouvertes, des villages, des fermes, dont les habitants venaient rarement à la ville et laissaient les familles aristocratiques gouverner tranquillement. Cet état patriarcal s’était perpétué sans trouble d’aucune sorte durant des siècles, au milieu d’une population chez laquelle ni le commerce ni les relations maritimes ne venaient rompre l’uniformité de l’existence, et les familles privilégiées avaient réussi, grâce à leur extrême prudence, à conserver la direction du gouvernement. Mais, dans ce pays aussi, l’esprit du temps finit par se faire sentir. La population des campagnes s’agita ; elle demanda le plein droit de cité : tout le pays fut divisé à nouveau en circonscriptions territoriales ; et, en attirant à elle la population des communes rurales dispersées au loin, Élis, de petite ville qu’elle avait été jusque-lit, devint une ville peuplée, capitale et centre commun du pays tout entier. Ceci arriva en 471 (Ol. LXXVII, 2) ou quelques années plus tard[6]. La chute des anciennes maisons privilégiées, l’introduction d’un régime démocratique et la construction de la Nouvelle-Élis, tout cela paralysa l’influence de Sparte et enleva à sa puissance un de ses plus solides points d’appui clans le Péloponnèse.

De plus, pour faire tomber Sparte plus bas encore, survint le tremblement de terre de 464, occasionnant une grande perte d’hommes, et ensuite la guerre de Messénie, qui pendant dix années lia les mains aux Lacédémoniens. Dans cette situation, Sparte ne pouvait rien faire pour s’opposer avec succès à la consolidation et à l’extension de la ligue séparatiste d’Athènes et d’Argos ; aussi les États du nord du Péloponnèse se préparèrent-ils spontanément à lutter contre Athènes, voulant atteindre par la force le but auquel ils tendaient depuis longtemps par de mystérieuses intrigues et sous le couvert de Sparte. Arrêter l’essor de la puissance athénienne était pour eux une question de vie ou de mort ; et ainsi se forma parmi les membres de la confédération dissoute un nouveau groupe d’États plein d’idées belliqueuses.

Les Corinthiens s’allièrent secrètement avec Égine et Épidaure ; ils cherchaient à étendre leur territoire de l’autre côté de l’isthme aux dépens de Mégare, et à s’y établir dans des positions solides. Ils y tenaient d’autant plus que les Mégariens, dont le petit domaine était situé entre les deux confédérations ennemies, n’étaient pour eux, ils le savaient, que des alliés très incertains. Les Mégariens étaient liés sans doute par d’anciens traités à la péninsule dorienne, mais leurs relations de commerce et d’intérêts les attiraient du côté de l’Attique ; car la plus grande partie de la population mégarienne vivait du produit des denrées, viande, légumes et autres objets de consommation, dont elle approvisionnait le marché d’Athènes. Des rapports hostiles avec Athènes auraient, par conséquent, compromis lu prospérité de la petite république. De plus, on y avait aussi des sympathies démocratiques, accrues de toute l’aversion qu’inspirait Corinthe.

Ce qui préoccupait les Corinthiens arriva plus vite qu’ils ne s’y attendaient. Les Mégariens, serrés de près, rompirent l’alliance avec Sparte et accédèrent à la ligue séparatiste. C’était là, si petit que fût leur pays, un événement de grande conséquence, non seulement à cause de l’exemple donné, mais surtout parce que Mégare occupait une position de la plus haute importance au point de vue des opérations militaires. Les défilés de la Gérania, c’est-à-dire l’entrée et la sortie de la péninsule dorienne, tombaient ainsi aux mains des Athéniens : la Mégaride devint  nu poste avancé d’Athènes ; des troupes athéniennes campèrent dans ses villes, des vaisseaux athéniens croisèrent dans la mer de Corinthe et trouvèrent là des ports ouverts, à Pegæ et Ægosthena. Les Athéniens s’empressèrent de s’attacher Mégare aussi étroitement que possible ; aussi élevèrent-ils sur-le-champ deux lignes de murs réunissant la ville avec son port, Niskea, éloigné de huit stades, de façon à rendre ces deux places inaccessibles aux attaques des Péloponnésiens (459 : Ol. LXXX, 2).

Cet accroissement de la puissance ennemie jusqu’aux limites de l’isthme et dans les eaux du golfe occidental ne laissait plus de repos aux villes maritimes du Péloponnèse. Corinthe, Épidaure et Égine prirent les armes contre les Athéniens ; la guerre s’engagea sans déclaration, et Athènes n’hésita pas à relever la provocation qui résultait assez clairement des préparatifs de ses adversaires.

Myronide, général et homme d’État éprouvé, qui déjà, dix-neuf ans auparavant, avait été envoyé comme ambassadeur à Sparte avec le père de Périclès, débarqua avec un corps de troupes athéniennes à [fanées, où se rencontrent les frontières des Épidauriens et des Argiens ; il trouva là une armée composée de Corinthiens et d’Épidauriens réunis. Myronide eut le dessous dans ce combat. Quelques mois plus tard, les flottes se rencontrèrent près de l’île de Kékryphaleia, entre Égine, et la côte d’Épidaure. Les Athéniens furent vainqueurs, et la lutte se concentra autour d’Égine. Une seconde grande bataille navale eut lieu juste en face de l’île. Soixante-dix vaisseaux ennemis tombèrent entre les mains des Athéniens qui, avec leur flotte victorieuse, firent immédiatement le blocus de

Les Péloponnésiens sentaient quelle partie se jouait à Égine. Trois cents hoplites vinrent au secours de l’île ; les Corinthiens traversèrent la Gérania et envahirent la Mégaride pour dégager Égine. Il semblait impossible que les Athéniens, qui avaient une flotte dans la région du Nil et une autre devant Égine, eussent encore sous la main une troisième armée pour secourir Mégare : Mais il y ‘avait dans le tempérament athénien des ressources dont les Péloponnésiens n’avaient aucune idée. Sans doute, toute la milice était hors du territoire et on n’avait gardé dans Athènes que les forces nécessaires pour protéger les murs. Mais, d’autre part, il était clair que l’on ne devait ni lâcher Égine, ni abandonner à eux-mêmes les nouveaux membres de la ligue.

Myronide courut, avec les hommes qui avaient déjà dépassé l’âge du service militaire ou qui ne l’avaient pas encore atteint, au-devant des Corinthiens. Dans une première rencontre, il resta maître du champ de bataille ; quand les ennemis revinrent à la charge, ils essuyèrent une seconde défaite qui leur conta des pertes énormes ; Mégare était sauvée et les Athéniens avaient donné de leur énergie une preuve éclatante[7]. Pour en perpétuer le souvenir, ils élevèrent dans le Céramique des stèles funéraires portant les noms des guerriers athéniens tombés dans une seule année (458/7 : Ol. LXXX, 3) à Cypre, en Égypte, en Phénicie, à Haliées, à Égine et à Mégare. Nous possédons encore aujourd’hui un fragment de ce remarquable document[8].

Taudis que, comme une étincelle tombée sur des matières inflammables depuis longtemps accumulées, la guerre éclatait tout à coup avec violence dans la Grèce centrale, de nouvelles complications se préparaient au nord.

Les Thébains, si profondément humiliés, croyaient le temps venu où ils pourraient faire oublier le passé et reprendre leur rang dans le monde. Mais ils avaient pour adversaires les Phocidiens, que les progrès de la puissance athénienne enhardissaient et qui voulaient faire échec à l’influence dorienne jusque dans leurs montagnes ; car leurs voisins, les cantons doriens situés derrière le Parnasse, n’étaient plus soutenus que par Sparte. Après la dissolution de la confédération hellénique et les revers de toute sorte éprouvés par les Spartiates, les Phocidiens crurent pouvoir hasarder une attaque contre la tétrapole dorienne, pour agrandir de ce côté leur territoire. La sympathie dont ces villes avaient fait preuve pour la cause des Mèdes pouvait servir de prétexte.

C’était pour Sparte un point d’honneur de ne pas abandonner les communes doriennes qui étaient comme le berceau de la race. Elle fit un effort énergique, et, en dépit de toutes ses pertes, malgré la guerre qui durait toujours en Messénie, elle réunit 11.500 hommes, parmi lesquels 1.500 hoplites seulement étaient laconiens ; les autres étaient des alliés. Ces troupes furent commandées par Nicomède, fils de Cléombrote, qui eut la direction de l’armée à biplace du roi Plistoanax, fils de Pausanias, encore mineur. Ils franchirent l’isthme avant que les Athéniens pussent leur barrer le chemin et obligèrent les Phocidiens à abandonner leurs conquêtes. Mais, quand ils voulurent revenir par l’isthme, les Athéniens en avaient occupé les passages, et le golfe de Corinthe, où croisaient des vaisseaux ennemis, n’était pas plus sûr. Il ne restait plus aux Lacédémoniens qu’à se retirer en Béotie, où Thèbes vit d’un bon œil leur présence ; ils entrèrent dans la vallée de l’Asopos et campèrent sur le territoire de Tanagra, non loin des frontières de l’Attique. Ainsi les Athéniens, sans prévoir les conséquences de leur conduite, s’étaient mis dans une situation grave. Habitués, comme ils l’étaient depuis longues années, à tourner toute leur attention du côté de la mer, ils se voyaient tout d’un coup menacés sur leurs derrières par une armée de terre des plus dangereuses.

Leur détresse augmenta encore lorsqu’en même temps, à l’intérieur de la ville, commencèrent à apparaître des indices fâcheux d’intrigues et de trahisons. En effet, depuis que le parti conservateur était dépouillé des moyens constitutionnels que l’Aréopage lui offrait jadis, les plus passionnés d’entre ses membres avaient recours à des manœuvres secrètes pur miner la démocratie qu’ils détestaient.

Un symptôme effrayant de l’exaltation de l’esprit de parti, qui ne recule devant aucun moyen, fut le meurtre d’Éphialte, de cet homme généreux qui consacrait à poursuivre toutes les illégalités un zèle infatigable et inaccessible à toute influence personnelle. On le trouva un matin mort dans son lit. Les instigateurs du crime cherchèrent à en faire retomber la responsabilité sur Périclès, comme s’il eût pu être jaloux du champion de sa politique et bien que l’on connût l’assassin payé par les oligarques, Aristodicos de Tanagra[9].

Les ennemis les plus acharnés de la souveraineté du peuple se serraient les uns contre les autres : impuissants dans leur patrie, ils cherchaient un appui au dehors ; ils redoublèrent d’efforts quand la construction du mur commencé par Cimon fut reprise à nouveau. Jusqu’alors Athènes et le Pirée formaient encore deux villes distinctes. Mais, une fois les murailles de jonction achevées, Sparte, avec la meilleure volonté du monde, ne pourrait plus les protéger : le parti spartiate se voyait donc complètement enfermé, hors de la portée de tout secours étranger. Aussi avait-il noué des intelligences avec Sparte, et déterminé par des avis secrets l’armée péloponnésienne à s’avancer jusqu’aux frontières de l’Attique[10].

Sur ces entrefaites surgirent en Béotie les complications les plus singulières. A Thèbes, le parti qui était au pouvoir travaillait de toutes ses forces à unifier la Béotie sous une hégémonie thébaine. Ce n’était plus l’ancien parti oligarchique qui avait traité avec les Perses et qui, après la bataille de Platée, avait perdu toute son influence, mais un parti nouveau, un parti qui, poussé suivant toute apparence par des émigrés eubéens, affichait des principes démocratiques[11] et voulait, en agrandissant Thèbes, faire de cette ville la capitale du pays, afin de s’opposer avec des forces unies aux progrès de la puissance athénienne dans la Grèce centrale. Il en résulta que le gouvernement démocratique se rangeait du côté de Sparte, tandis que le parti opposé, qui s’appuyait sur les vieilles familles des villes béotiennes, comptait sur Athènes. Les négociations avec Sparte eurent le meilleur résultat (457 : Ol. LXXX, 4). Un camp établi à Tanagra prévint l’immixtion d’Athènes, et les Thébains bâtirent, sous la protection des armes lacédémoniennes, le nouveau mur d’enceinte qui devait faire de Thèbes une grande ville et une place d’armes destinée à tenir Athènes en respect[12].

La situation était donc pour Athènes aussi menaçante que possible. Aussi toute l’armée de la cité se mit-elle en campagne ; avec les Argiens et les autres alliés, elle comptait 44.000 hommes, plus un corps de cavalerie thessalienne. Les deux armées se rencontrèrent dans la vallée de l’Asopos, au-dessous de Tanagra. Il y eut un long et sanglant combat, dans lequel Athènes et Sparte essayèrent, pour la première fois, l’une contre l’autre leurs forces en bataille rangée. Le succès fut longtemps douteux ; car, au milieu de la lutte, la cavalerie thessalienne fit défection, probablement à l’instigation du parti laconien d’Athènes. Cette trahison donna la victoire à Sparte, bien que les patriotes athéniens n’aient jamais voulu regarder cette bataille comme une bataille perdue[13].

Mais les Spartiates furent bien loin de remplir l’attente du gouvernement thébain. Ils conclurent un armistice de quatre mois[14], et, sachant que le passage de l’isthme était libre, ils revinrent par Mégare, en punissant ce petit pays de sa défection par le ravage de son territoire. Ceci se passait à la fin de l’année 457. Les Spartiates étaient satisfaits d’avoir rétabli leur prestige dans la Grèce centrale, et, en souvenir de leur victoire, ils suspendirent un bouclier d’or au fronton du temple de Zeus à Olympie. Ils comptaient que Thèbes, avec ses propres ressources, serait assez forte pour se défendre eu attendant contre ses voisins ; Tanagra devait servir de point d’appui pour des opérations ultérieures contre Athènes.

Le plan était bon, la situation favorable. Mais les Spartiates ne faisaient jamais rien qu’à demi. Ils avaient battu en retraite au moment où ils pouvaient utiliser leurs avantages et demeurer dans la place. Les Athéniens, de leur côté, n’étaient pas disposés à laisser s’établir sur leur frontière une puissance menaçante pour eux. Sans attendre le retour de la bonne saison, ils traversèrent le Parnès, soixante-deux jours après la bataille, avant que les Béotiens eussent pu songer à une nouvelle lutte. Myronide était à leur tête ; il battit auprès d’Œnophyta l’armée thébaine, qui voulait défendre la vallée de l’Asopos[15].

Cette journée anéantit d’un seul coup tous les plans de Thèbes ; les murs de Tanagra furent rasés et Myronide alla librement de ville en ville, proclamant partout au nom d’Athènes la liberté, c’est-à-dire l’affranchissement d’une centralisation imposée par force. Thèbes était complètement isolée, et, au lieu de se réunir sous la direction de Thèbes contre Athènes, les villes béotiennes se liguèrent avec Athènes contre Thèbes[16].

Après une humiliation de courte durée, Athènes était-redevenue plus puissante que jamais ; elle avait étendu sa domination jusqu’aux Thermopyles. Non seulement, en effet, Myronide avait gagné à Athènes les Phocidiens ; mais les Locriens Opontiens, qui au nord de la Béotie habitaient les plaines fertiles situées sur le bord de l’Euripe, se rallièrent à lui et envoyèrent cent otages choisis parmi les premières familles du pays, celles qui avaient jusqu’alors conservé le pouvoir à Oponte.

 

 

 



[1] THUCYDIDE, I, 99.

[2] THEOPHR. ap. PLUT., Aristid., 25. L’intimité que fait supposer entre Samos et Athènes la proposition des Samiens est attestée encore par des monnaies qui portent la suscription ΣΑ et ΑΘΕΝ (BORRELL, Numism. Chron., 1844. p. 74). Le tétradrachme mentionné par BEULÉ (Monnaies d’Athènes, p. 37) a aussi, comme empreinte accessoire, l’écusson samien.

[3] On manque de témoignages contemporains sur le transfert du Trésor. Justin (c’est-à-dire probablement Éphore) le place immédiatement après l’exil de Cimon (JUST., III, 6). En conséquence, DODWELL (Ann. Thucyd., p. 83) lui assigne la date de 461 Ol. LXXIX, 3/4. BÖCKH (Staatshaushaltung, II, p. 587) penche pour une date antérieure (cependant on ne peut se guider sur l’allusion vague faite à Aristide par PLUT., Aristid., 25). En se fondant sur la proposition des Samiens, ONCKEN (op. cit., I, p. 74, 293) conclut, comme Grote, que le transfert a eu lieu en un temps où l’autonomie des confédérés n’était pas encore menacée par Athènes, c’est-à-dire au temps de Cimon, ou, plus précisément, à l’époque de la guerre de Naxos. SCHÄFER (De rerum etc., p. 16) veut que ce soit à l’époque de la guerre d’Égine. SAUPPE (ap. Göttinger Nachrichten, 1865, p. 248) adopte la date de 454/3 (Ol. LXXXI, 3) ainsi que KŒHLER (op. cit., p. 102) et KIRCHHOFF (ap. Hermes, XI, p. 25). D’après ce dernier, la première idée du transfert aurait déjà été suggérée avant la bataille de l’Eurymédon. mais n’aurait été mise à exécution qu’en 454. Sans doute, cette année est pour l’administration du Trésor une date initiale ; le fait est démontré : mais il est fort possible que cette organisation définitive n’ait été inaugurée que quelques années après le transfert. L’occasion la plus naturelle de ce déplacement, auquel Périclès a pris une part personnelle (d’après PLUT., Pericl., 12. DIOD., XII, 38), a dû être la rupture des traités, comme le dit Justin (d’après Éphore) : ne [pecunia] deficientibus a fide societatis Lacedæmoniis prædæ ac rapinæ esset. Un autre motif fut la crainte d’une alliance entre Sparte et la Perse (PLUT., Pericl., 12. Cf. THUCYD., I, 109).

[4] HÉRODOTE, IX, 35. On tire une date approximative d’un texte de Strabon (STRABON, p. 377).

[5] HÉRODOTE, IX, 35. PAUSASANIAS, VIII, 8, 6 : 45, 2. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, p. 315. SCHÖLL ap. Philologus, IX, p. 107. URLICHS, ap. Verhandl. d. Philologenrersammlung, p. 75.

[6] CLINTON, Fast. Hellen., II, p. 428 (d’après DIOD., XI, 54). E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 25, 99.

[7] THUCYDIDE, I, 105.

[8] C. I. GRÆC., I, n° 165. C. I. ATTIC., I, n° 433.

[9] ARISTOTE, ap. PLUT., Pericl., 10. DIODORE, XI, 77. ANTIPHON, De cæde Herod., § 68. PHILIPPI, Areopag, p.263. VISCHER (Kimon, p. 61) compare à cet assassinat celui du démagogue lucernois Leu.

[10] THUCYDIDE, I, 107.

[11] KIRCHHOFF, Abfassungszeit der Schrift vom Staat der Athener (Abh. d. Akad. d. Wiss., 1878, p. 6).

[12] DIODORE, XI, 81.

[13] THUCYDIDE, I, 107. DIODORE, XI, 81. Épitaphe des Cléonæens (C. I., GRÆC., I, n. 165. C. I. ATTIC., I, n. 441). Sur le bouclier votif de Tanagra (PAUS., V, 10, 4) : cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 110. URLICHS (ap. Verhandt. d. Hall. Philologenvers., p. 74) adjuge la Nikê et le bassin à l’ex-voto de Tanagra, en dépit du texte même de l’épigramme. Opinion des Athéniens sur la bataille (POPPO ad Thucyd., I, 108).

[14] DIODORE, XI, 80.

[15] BÖCKH (ad Pindar. Isthm., VI, p. 532) admet d’après Platon (Menexen., p. 242) une bataille de trois jours à Œnophyta. Clinton émet une opinion différente.

[16] On rencontre des πρόξενοι athéniens en Béotie vers le milieu du Ve siècle (SAUPPE, De Proxenia ap. Ind. lect., 1877-1878, p. 4).