HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA PUISSANCE CROISSANTE D’ATHÈNES.

 

 

§ IV. — LES PARTIS À ATHÈNES.

Cimon était dans tout l’éclat de sa renommée, plus glorieux qu’aucun général athénien n’avait été avant lui ; depuis 470, il avait commandé presque sans interruption une flotte partout victorieuse, et n’avait cessé d’étendre la puissance de la confédération. Mais il était plus encore qu’un illustre général ; il jouissait dans toutes les affaires publiques de la plus grande influence ; il était l’idole du peuple, sous les yeux duquel son génie s’était développé de la manière la plus heureuse. Au début de sa carrière, en effet, on ne fondait pas sur lui de grandes espérances. On l’avait même trouvé peu intelligent, lourd d’esprit, grossier et cavalier dans ses procédés ; ses mœurs avaient été fréquemment l’occasion de scandales. Mais, grâce à la discipline d’une vie austère, le jeune homme dissolu était devenu un homme selon le cœur d’Aristide ; le fils du tyran et d’une princesse royale de Thrace s’était fait un véritable citoyen d’Athènes qui, pour la culture de l’intelligence, était supérieur à Thémistocle et qui était capable de parler dans l’assemblée du peuple. De cette rude enveloppe s’était dégagé un caractère plein de noblesse, doué d’une énergie saine et vaillante qui obtenait d’autant plus qu’elle ne s’opposait pas opiniâtrement aux exigences du temps. Il avait joyeusement renoncé aux penchants innés de la jeunesse et, ouvertement, loyalement, s’était rallié à la nouvelle évolution de la vie attique, inaugurée par Thémistocle, bien qu’il ne pût ignorer que les temps nouveaux n’étaient rien moins que favorables au prestige des anciennes familles et à leurs intérêts. Jamais il n’y eut d’exemple plus éclatant d’abnégation patriotique.

La nature de Cimon était si droite que le bonheur ne pouvait l’altérer. Il conserva son caractère franc et ouvert, son esprit loyal qui détestait les intrigues ; il sut, sans feindre une affabilité de commande, être le compagnon le plus aimable, l’homme le plus accessible d’Athènes, et réunir, pour ainsi dire, dans sa personne le type de l’ancienne et de la nouvelle société. Avant tout, il pratiqua les vertus qui avaient toujours fait la gloire de la maison des Cypsélides, la libéralité et l’hospitalité ; et cela, sans calcul, sans jactance blessante. Tout ce qui lui revenait du patrimoine de sa famille ou ce qu’il y avait ajouté par sa quote-part de butin, il ne semblait pas le posséder pour lui-même, mais pour ses concitoyens. Ses terres, ses jardins, sa table, tout était ouvert aux voyageurs aussi bien qu’à ses voisins.

Et quel zèle ne montrait-il pas pour les travaux d’utilité publique ! Les citoyens lui devaient une grande reconnaissance pour avoir fait entourer de portiques et planter de platanes le marché du Céramique. Il eut soin de doter les faubourgs de l’ouest, qui descendaient du Dipylon aux bords du Céphise, d’embellissements qui sous une forme gracieuse enfermaient un sens profond. Dans le Céramique extérieur furent élevés des tombeaux à ceux qui étaient tombés dans le combat ; rangés par ordre de bataille, ils formaient un monument grandiose de la gloire athénienne[1] Au Céramique touchait l’Académie, dont Cimon avait fait tracer les allées ombragées. Il avait ramené, au milieu de brillantes fêtes populaires, les restes de Thésée et rendu, pour ainsi dire, au peuple d’Athènes le héros qu’il se plaisait à regarder comme le fondateur de sa liberté. Il passe enfin pour avoir continué la grande œuvre entreprise par Thémistocle, la construction des murs destinés à relier Athènes au Pirée[2].

Mais bien que Cimon, libre de tout préjugé, se fût rallié à la politique nouvelle, bien qu’il eût contribué essentiellement à l’exécution du plan de guerre conçu par Thémistocle et qu’il eût consolidé l’hégémonie maritime fondée par lui, il était cependant bien éloigné de partager toutes ses idées sur la mission d’Athènes. Il était son successeur dans l’accomplissement de la même œuvre, mais ses efforts étaient dirigés dans un tout autre sens. Il voulait conserver à la société nouvelle les qualités de l’ancienne, la circonspection et la mesure, la discipline et des mœurs honnêtes. Plein de foi dans les traditions du passé, il proposait Sparte comme exemple à ses concitoyens avides de nouveautés ; il regardait l’alliance de cet État comme un salutaire contrepoids opposé à la tendance qu’avaient les Athéniens à se lancer dans des entreprises inconsidérées. Il ne fallait pas, comme l’avait voulu Thémistocle, que l’on conclût des traités avec les villes confédérées dans l’intention de les rejeter plus tard comme des entraves incommodes ; ces traités devaient subsister et subir les modifications exigées par les circonstances, sans empêcher Athènes de faire des progrès et de tenir le premier rang. Aussi regardait-il comme le plus grand bonheur de sa vie d’avoir réussi, en collaboration avec Aristide, à établir par des voies pacifiques l’hégémonie maritime d’Athènes. Il voulait qu’Athènes, par sa prudence et sa modération, acquit la confiance des autres États, exerçât une influence morale et dissipât de cette façon les dissentiments qui existaient encore. Aussi repoussait-il énergiquement toute politique qui voulait rendre Athènes grande aux dépens des autres États de la confédération et par l’abaissement de Sparte. Sa maison devait être vraiment une maison hellénique, et c’est pour cela qu’il attachait une grande importance à l’entretien de liens d’hospitalité avec les États les plus considérables de la Grèce et à la défense de leurs intérêts à Athènes. C’est aussi pour ce motif qu’il avait nommé ses fils Thessalos, Lacédæmonios et Eleios ; ce fait montre avec quelle décision et quelle franchise il défendait ses principes.

Les Spartiates savaient bien quelle était la valeur d’un homme tel que Cimon, qu’ils avaient déjà connu lorsqu’on l’avait envoyé comme ambassadeur auprès d’eux avant la bataille de Platée ; ils se servaient par conséquent de leurs relations à Athènes pour affermir son influence, et ils se montraient conciliants dans toutes les négociations auxquelles il prenait part. C’est ainsi qu’il était arrivé à écarter peu à peu Thémistocle du pouvoir ; après le bannissement de celui-ci, il avait été pendant quatre ans environ étroitement lié avec Aristide et s’était attaché à, lui avec pleine conviction.

Les brillants exploits des généraux ont relégué dans l’ombre le travail plus modeste de l’homme d’État organisateur : il y a là une des lacunes les plus regrettables de l’histoire de ce temps ; nous ignorons quelle fut l’action d’Aristide pendant les dix années qui suivirent la formation de la confédération. Sa fin est encore moins connue que celle de Thémistocle. Nous savons seulement qu’au printemps de l’année 467, quand on représenta les Sept devant Thèbes d’Eschyle, Aristide était au théâtre, et que tous les veux se tournèrent vers lui quand on prononça ces paroles, qui dépeignaient le devin Amphiaraos, mais qui, dans la pensée du poète, s’appliquaient aussi bien à Aristide :

Celui-là ne cherche pas à paraître excellent, mais veut l’être :

Il moissonne le profond sillon de sa pensée,

Le sillon où germent les prudents conseils[3].

Peu de temps après, il mourut, suivant la tradition la plus digne de foi, dans une expédition d’intérêt public dirigée vers la région de la mer Noire que Cimon avait ouverte et qui, depuis lors, entretint d’importantes relations avec la Ligue athénienne[4].

La mort d’Aristide (467/6 : Ol. LXXVIII, 2)[5] fit époque dans la vie de Cimon. Il se trouvait maintenant seul à la tète de l’État ; sa situation était plus difficile, exigeait plus de travail et présentait aussi plus de dangers. C’était le seul chef du parti que nous pouvons nommer le grand parti grec et dont le programme se résumait ainsi : guerre contre l’ennemi national sous la direction d’Athènes, maintien loyal de l’alliance avec Sparte, direction énergique de l’amphictyonie délienne, mais avec tous les ménagements possibles pour les États confédérés.

Les victoires de Cimon avaient été si brillantes que pendant longtemps on ne lui fit aucune opposition. Mais il se trompait s’il pensait que le bannissement de son rival avait détruit l’influence de celui-ci. Les idées de Thémistocle vivaient toujours et reparaissaient avec une énergie nouvelle au milieu de la jeune génération, qui pensait que cette politique, si souvent décriée comme étroite et brutale, était la seule fondée sur des vues judicieuses. L’homme qui voulait qu’en toutes choses on tint compte de Sparte ne pouvait vouloir sincèrement la grandeur d’Athènes ; c’était une politique lâche qui ne pouvait aboutir qu’à des demi-mesures ; d’autant plus que l’on n’avait jamais pu compter sur la sincérité de Sparte ni sur ses sentiments d’amitié. Aussi devait-on s’affranchir de pareilles considérations ; on devait hardiment et résolument aller de l’avant, pour affranchir les citoyens de toute entrave à l’intérieur, pour rendre à l’extérieur l’État aussi puissant que possible.

Cimon, qui tenait pour funestes les tendances de ce parti, avait repris, à la place d’Aristide, la lutte contre Thémistocle ; aussi avait-il poussé de toutes ses forces au bannissement du vieux patriote et avait-il depuis continué le combat contre ses partisans, qui demeuraient toujours en relations avec l’exilé et profitaient des fréquentes absences de Cimon pour grouper leurs moyens d’action. On a fait un reproche à Cimon d’avoir provoqué la condamnation à mort d’Épicrate, coupable d’avoir amené à Thémistocle sa femme et ses enfants[6]. Mais, de quelque façon que les choses se soient passées, assurément Cimon n’a pas cherché là l’occasion d’une vengeance vulgaire ; nous devons plutôt penser que, sous ce service rendu par l’amitié, se cachaient des intrigues politiques que l’on jugea, en lin de compte, criminelles et dangereuses pour l’État. Il est certain néanmoins qu’il n’a pas été donné à Cimon d’être aussi indépendant qu’Aristide et de dominer de si haut les passions de l’époque ; et t’eût été merveille en effet que, prenant part à la lutte des partis, il ne fût pas devenu plus âpre et plus exclusif que s’il s’était tenu en dehors de tout entraînement de coterie.

Le parti adverse avait tous les avantages d’un parti de progrès, mais il manquait encore d’hommes qu’il pût opposer à Cimon. Au nombre de ses chefs était Éphialte, fils de Sophonide, homme à qui un juge aussi sévère que l’était Aristote a reconnu de l’énergie et du caractère ; un républicain qui avait toujours le bien de l’État devant les yeux et qui, avec une ardeur infatigable, usait du droit d’accusation appartenant à chaque citoyen lorsqu’il croyait les intérêts publics lésés ; et avec cela non seulement homme de tribune, mais capable de rendre aussi des services comme général. Éphialte avait pour adhérents Démonide d’Œa, Lampon, Charinos, etc.[7] Mais le parti ne prit son caractère propre et n’eut d’action que lorsque Périclès, fils de Xanthippos, s’y attacha et parvint en peu de temps, par l’ascendant de son esprit supérieur, à en prendre la direction.

Xanthippos avait été le principal ennemi du père de Cimon. Mais on ferait injure à Périclès en croyant que des relations personnelles et des considérations de famille aient eu chez lui une influence déterminante sur le choix d’un parti. C’était au moyen de l’expérience personnelle que Périclès s’était fait ses idées sur la mission d’Athènes. Il comprenait que sa génération était destinée non seulement à vaincre sur les champs de bataille, mais aussi à recueillir des fruits durables de ses victoires, et qu’elle devait donner à Athènes la place méritée par ses hauts faits et ses sacrifices. S’il honorait le caractère et appréciait les services de Cimon, il ne pouvait cependant méconnaître l’étroitesse de ses vues politiques et les suites graves de sa tendance à laconiser. Si belle que fût la devise de Cimon : Paix entre les frères, guerre contre les Barbares, elle ne pouvait suffire cependant à donner à la politique athénienne un but et un programme ; une pareille ligne de conduite dépendait de conditions extérieures dont on n’était pas maître : elle imposait des obligations auxquelles les circonstances pouvaient apporter des empêchements insurmontables : on eût entravé ainsi les mouvements de la cité ; on l’eût empêchée de suivre les inspirations de son propre génie.

Périclès revint donc aux idées de Thémistocle. Il pensait qu’Athènes, qui était devenue malgré Sparte une cité indépendante, devait aussi, malgré Sparte, atteindre la plénitude de sa grandeur. L’idée qu’il s’était faite de l’avenir d’Athènes ne pouvait par conséquent être réalisée que si l’influence de Cimon était ébranlée : c’est pour cette raison qu’il s’était rallié au parti qui visait à ce but. Il se montra très réservé de sa personne, pour ne pas s’user avant le temps ; il n’y avait même qu’un petit nombre de ses partisans qui eussent une idée de ce qu’il voulait faire d’Athènes. Mais ils étaient tous d’accord sur ce point : qu’il fallait acquérir de l’influence an prix d’efforts communs et présenter leur parti comme celui des vrais amis du peuple, afin de s’opposer avec succès à la brillante renommée militaire, à la personnalité imposante de Cimon et à l’influence que lui assurait sa libéralité.

Le moyen employé pour atteindre ce but se montra des plus efficaces. On se servit de l’amour de la multitude pour les fêtes et de son attachement au bien-être, qui grandissait chaque jour avec l’affluence des richesses et le développement des relations commerciales avec l’Asie. Les fêtes, disait-on, sont destinées à réjouir vieux et jeunes, riches et pauvres, et à faire disparaître toutes les différences de condition. Mais il en avait été jusque-là bien autrement, même à Athènes, la ville si renommée pourtant pour l’égalité qui y existait entre les citoyens. Même aux fêtes données dans le théâtre de Dionysos, où les chœurs tragiques jouaient leurs pièces pour l’édification et le plaisir de tous, les citoyens pauvres ne pouvaient assister au spectacle depuis qu’on avait fait pour le théâtre de nouveaux règlements et que, chaque jour de fête, il fallait acheter sa place deux oboles. Était-il juste et convenable que des hommes qui partageaient avec les autres les alarmes et les dangers fussent exclus des fêtes joyeuses de la cité, des jours de repos et de délassement ? Tous les citoyens, demandait-on, n’ont-ils pas le droit d’avoir leur part du trésor public, qui est la propriété du peuple ? Convient-il d’y laisser de l’argent amoncelé, quand les citoyens auxquels il appartient sont privés des plaisirs les plus nobles qui puissent embellir leur existence, des plaisirs destinés à tous ? On proposa donc de donner aux citoyens pauvres, sur les excédents du trésor public, la somme qu’ils devaient payer à l’entrée du nouveau théâtre. L’argent passait entre les mains de l’architecte du théâtre, qui de son côté devait maintenir l’édifice en bon état et payait en outre au trésor un fermage déterminé. De cette façon, l’argent dépensé par l’État rentrait indirectement dans ses caisses.

Ainsi fut instituée la distribution des deux oboles (0, 31 c.), la diobolie, aux fêtes de Dionysos. Cet exemple une fois donné, on fit encore des distributions d’argent à d’autres fêtes, afin que personne ne fût privé, par son indigence, de passer une bonne journée et de s’offrir un repas plus somptueux. Les pauvres — et c’était là le point capital— ne devaient plus être à la discrétion des citoyens. riches qui, à l’exemple de Cimon, se faisaient des amis et des partisans en tenant table ouverte. Tel fut le commencement des Theorika ou gratifications des jours de fête[8].

Quand par ces moyens le parti des réformes se fut donné un point d’appui, il trouva bientôt l’occasion d’attaquer ouvertement Cimon en soumettant à un contrôle, minutieux sa politique étrangère. On lui reprocha d’avoir fait trop et trop peu ; trop en dépassant les limites de ses pouvoirs, trop peu en ne tenant pas compte des instructions qu’il avait reçues. C’est ainsi que, dans une cité vaincue, il avait changé la constitution existante sans attendre les ordres d’Athènes. Comme l’attaque venait du parti démocratique, ce changement incriminé devait avoir été fait en faveur de l’aristocratie. Vraisemblablement la cité dont il s’agissait n’était autre que Thasos[9] : on conçoit que, dans un État adonné au commerce et jaloux de posséder une belle flotte, il y ait eu un instinct démocratique que Cimon n’entendait en aucune façon favoriser. Il est à croire qu’on vit là très clairement un acte arbitraire, inspiré par l’esprit de parti ; car Cimon n’échappa qu’avec peine à une condamnation à mort et fut frappé d’une forte amende.

L’autre affaire est moins obscure et, se rattache certainement à la guerre de Thasos. Cimon avait reçu mission de marcher contre les Macédoniens et de s’emparer, pour le compte d’Athènes, de la côte de Macédoine, sans doute, avant tout, des districts miniers qu’exploitait Alexandre. Le roi, afin de ne pas avoir les Athéniens pour voisins, s’était montré favorable aux Thasiens. Si donc, contre la volonté du peuple, Cimon avait laissé échapper l’occasion de le châtier, on ne pouvait l’expliquer que d’une façon : c’est qu’il avait été corrompu par les présents du roi. Les Athéniens étaient suffisamment préparés au procès, et Périclès fut choisi comme accusateur public pour traduire Cimon devant le tribunal du peuple, comme coupable de haute trahison. Mais Périclès se borna à l’indispensable. Il comprit qu’il n’était pas encore temps de renverser son adversaire ; l’accusé démontra son innocence[10], et il semblait que l’affaire ne dût pas avoir de conséquences.

Et cependant, ce n’était pas le cas. Les partis, pour la première fois, s’étaient ouvertement opposés l’un à l’autre. La lutte était engagée ; Cimon se voyait obligé à son tour de s’unir à ceux qui partageaient ses idées plus étroitement que, avec son caractère digne et indépendant, il n’avait cru jusque-là nécessaire de le faire. Voyant devant lui une opposition dont les plans étaient bien arrêtés, il fut contraint par là même de devenir plus homme de parti et de donner à ses opinions une expression plus tranchante. Il vanta avec moins de ménagements l’attachement des citoyens de Sparte à la loi et à la constitution ; il s’emporta plus violemment contre l’esprit de la nouvelle Athènes, ennemie de toutes les traditions ; il affirma avec une énergie croissante son principe fondamental : à savoir que Athènes et Sparte étaient les membres d’un même corps, un attelage assorti par les dieux, dans lequel le pas tranquille de l’un des coursiers et l’allure plus vive de l’autre devaient s’harmoniser pour le plus grand bien des deux. Les noms imaginés pour désigner les partis politiques aigrirent encore les esprits. Quiconque prenait la parole en faveur de Sparte, louait les mœurs spartiates ou les imitait pour son compte, était par le fait même un ennemi du progrès, un ennemi de la liberté du peuple : le laconisme fut qualifié plus ouvertement chaque jour de trahison envers les intérêts de la patrie.

Tandis que les partis se combattaient ainsi à armes acérées, avait lieu en Laconie le tremblement de terre et la révolution qui en fut la conséquence. Sparte ne pouvait se rendre maîtresse des masses révoltées qui s’étaient établies dans Ithome ; elle envoya des ambassadeurs à Athènes pour réclamer le secours de son alliée. Le fait arriva, semble-t-il, aussitôt après la fin de la guerre de Thasos (461 : Ol. LXXIX, 3).

Alors les partis recommencèrent une seconde fois la lutte. Éphialte exerçait sa fougueuse éloquence sur un thème très favorable, quand il représentait au peuple quelle folie il y aurait à envoyer du secours aux Spartiates pour leur permettre de maintenir leur despotisme dans le Péloponnèse. Avaient-ils jamais rendu service à Athènes ? Aux moments les plus graves, pendant la guerre contre les Perses, n’étaient-ils pas toujours arrivés trop tard ? Ils avaient dévoilé dernièrement leurs véritables sentiments ; car les promesses faites aux Thasiens n’étaient plus un mystère. Par suite, les traités d’alliance renouvelés sur le champ de bataille de Platée étaient rompus en fait ; et, si l’on envoyait maintenant des troupes à un ennemi des plus acharnés, pour le tirer d’affaire et rétablir sa puissance, il profiterait de la première circonstance pour causer préjudice et dommage aux Athéniens victimes de leur obligeance.

C’est un fait tout à l’honneur des citoyens d’Athènes qu’ils n’aient pas écouté sans réserve un discours bien fait pour enflammer toutes les passions, et qu’ils se soient à la fin ralliés à Cimon ; à Cimon qui leur demandait de renoncer à leur légitime ressentiment, de réprimer la joie maligne causée par le malheur d’autrui, et, sans considérer leur intérêt propre, de remplir loyalement leurs devoirs d’alliés. Quatre mille hoplites, le tiers du contingent de la cité, franchirent l’isthme sous la conduite de Cimon pour porter secours à Sparte. C’était une brillante victoire pour son parti, et Sparte avait bien sujet de lui montrer de la reconnaissance pour ses efforts.

Mais qu’arriva-t-il ? Les troupes réunies campaient devant les murs d’Ithome ; comme les opérations du siège n’avançaient pas aussi rapidement qu’on l’eût souhaité, les magistrats de Sparte conçurent des soupçons et de la défiance ; ils pensèrent — et non sans raison — que, dans le malaise général auquel étaient en proie les différentes classes de la population laconienne, la présence des Athéniens pouvait être pour eux un danger. Plus le lien fédéral se relâchait, plus on était alarmé à l’idée que les Athéniens allaient apprendre à connaître de près les côtés faibles de Sparte, et que les citoyens doriens pouvaient prendre, au contact de leurs compagnons d’armes, le goût d’une vie et d’un gouvernement plus libre. Ce souci prima toute autre considération. Les Athéniens furent congédiés ; on s’efforça d’excuser ce procédé surprenant par le vain prétexte qu’on n’avait plus besoin de leur secours[11]

Les citoyens d’Athènes se montrèrent profondément offensés de cette impertinence ; le parti des réformes prit le dessus et s’empressa de profiter de cette disposition des esprits pour faire des propositions de la plus grande conséquence. On décida de rompre l’alliance avec les ingrats Spartiates, et en même temps de se rapprocher plus étroitement des ennemis de Sparte, principalement d’Argos.

Les Argiens, durant près de trente années de repos, s’étaient remis des suites de la guerre de Cléomène ; une nouvelle génération avait grandi qui se sentait assez de cœur pour penser très sérieusement à relever l’influence politique de la cité. La population urbaine s’était accrue en absorbant les communes rurales ; puis, les villes environnantes peuplées d’Achéens, villes qui avaient profité de l’affaiblissement momentané d’Argos pour entrer dans la ligue hellénique et qui avaient même, comme Mycènes, Tirynthe et Hermione, envoyé leurs contingents contre les Perses, furent attaquées et soumises l’une après l’autre. Mycènes avait fait une courageuse résistance derrière ses murailles cyclopéennes ; Tirynthe, Hysiœ, Midia, etc., s’étaient rendues plus vite[12]. Argos, après s’être incorporé les habitants de toutes les communes supprimées, était devenue une ville nouvelle, une grande ville et, pour la première fois, la véritable capitale de l’Argolide[13]

Le commencement de cette régénération d’Argos datait des années précédentes, et il est très vraisemblable que Thémistocle, qui ne pouvait nulle part rester inactif, avait profité de son séjour à Argos pour exciter les Argiens et les avait soutenus de ses conseils et de son appui ; il n’est pas moins vraisemblable qu’il avait déjà conçu le projet de former une alliance étroite entre Athènes et Argos. On ne s’en explique quo mieux l’acharnement avec lequel Sparte le poursuivit ; car la régénération d’Argos était le coup le plus terrible porté à l’hégémonie spartiate. L’exécution de ces projets, et spécialement l’annexion violente des villes voisines, eut lieu probablement en 463 et 462 (Ol. LXXIX, 3), en un temps où Sparte, par suite de ses guerres intérieures, était hors d’état d’entraver les progrès de la puissance argienne et d’empêcher la destruction de Mycènes et de Tirynthe.

Mais, si heureux qu’eussent été les Argiens au début de leur régénération politique, ils avaient besoin, pour leur sécurité, d’une alliance étrangère. Aussi, avec quelle ardeur ne souhaitaient-ils pas une rupture entre Athènes et Sparte De plus, Argos, par l’adjonction d’une nombreuse population ionio-achéenne, avait perdu de plus en plus le caractère d’une ville dorienne ; elle s’était donné une constitution libre et était d’autant mieux préparée à se rapprocher d’Athènes. Enfin, en 461 (Ol. LXXIX, 4) fut conclue une alliance entre Athènes et Argos, la première alliance particulière qui ait rompu l’unité du peuple hellénique.

La scission de la nation eut aussi son contrecoup dans la Grèce du nord. Comme les Macédoniens, par malveillance à l’égard d’Athènes, s’étaient tournés vers les Spartiates et avaient fourni aux Mycéniens fugitifs une nouvelle patrie, la Thessalie à son tour adhéra à la ligue séparatiste, et on espéra, en l’étendant, affaiblir de plus en plus l’ancienne confédération des États grecs[14].

Ainsi Sparte, après avoir abandonné si mal à propos son parti à Athènes, voyait triompher ses ennemis ; c’était pour eux un avantage inappréciable que l’on n’eût plus le droit de prétexter l’existence d’obligations légales vis-à-vis de Sparte pour entraver Athènes dans la liberté de ses mouvements.

Cependant, la jeune Athènes ne pouvait pas encore aller de l’avant comme elle l’eût voulu. Dans l’assemblée du peuple et dans le conseil des Cinq-Cents, une majorité de plus en plus grande se ralliait aux orateurs du parti des réformes ; mais les plus âgés parmi les citoyens, ceux qui ne voulaient pas entendre parler d’une participation encore plus large du peuple aux affaires publiques et de toutes les mesures qui tendaient à ce but, formaient encore une puissance dans l’État ; ils avaient leur point d’appui dans le conseil supérieur de l’Aréopage, qui ne comprenait que des citoyens tout à fait inaccessibles à l’influence de l’opinion publique, à cause de leur âge avancé, de leur grande expérience de la vie et de leur sagesse. Là siégeaient des hommes appartenant aux classes les plus riches ; tandis que tous les autres magistrats étaient annuels et responsables, ils formaient une corporation composée de membres nominés à vie et irresponsables ; aussi pouvaient-ils, avec beaucoup de suite et d’ensemble, faire prévaloir leurs idées dans l’État. Ils étaient appelés, en vertu du souverain droit de contrôle qu’ils exerçaient, à surveiller la vie sociale, à maintenir l’ancienne discipline et les anciennes mœurs et à s’opposer à la recherche frivole des nouveautés. Puissant par la considération dont il jouissait dans toute l’Hellade, plus puissant encore par le respect dont tout Athénien était rempli dès sa jeunesse pour le Conseil supérieur, l’Aréopage avait acquis encore plus d’influence pendant la guerre contre les Perses, où son énergie et son patriotisme avaient efficacement contribué au salut d’Athènes. Il était là comme une digue solide opposée à toutes les tentatives ayant pour objet de réformer la constitution de Solon ; plus ses adversaires redoublaient d’efforts, moins ils employaient de ménagements, et plus l’Aréopage défendait sa position avec raideur et opiniâtreté.

L’Aréopage n’était pas une sorte de Chambre haute chargée par la constitution de sanctionner tous les actes du pouvoir législatif ; mais il suivait toutes les discussions au Conseil et à l’assemblée du peuple où il était, suivant toute apparence, représenté par quelques membres ayant pour mission de s’opposer à toute innovation qui leur semblerait téméraire. Cette opposition équivalait au droit de veto ; en tout cas, jusqu’à nouvel ordre, l’exécution des mesures proposées ne pouvait avoir lieu.

Dans un État où tout était ordonné d’après des règles fixes, la puissance de l’Aréopage n’avait pas de limite et était par suite d’autant plus considérable ; elle dominait dans le sénat, sur le Pnyx et jusqu’au sein du foyer domestique. Chacun pouvait être appelé à comparaître devant lui, et une simple réprimande de sa part imprimait à une réputation une tache ineffaçable. Le nombre des aréopagites n’était pas déterminé ; mais ils se recrutaient chaque année parmi les archontes sortis de charge. Cela ne veut pas dire cependant que tout archonte avant exercé ses fonctions conformément à la loi devint de droit membre du haut Conseil. L’admission au sein de l’Aréopage était précédée d’une enquête, et cette enquête avait pour objet d’écarter les archontes dont les mœurs ou la conduite politique avaient déplu[15]. On s’explique ainsi que l’Aréopage soit devenu de plus en plus une assemblée attachée à un parti, et qu’il se soit opposé au mouvement intellectuel qui entrai-Hait la jeune Athènes. Voilà comment, au moment où la Grèce était divisée en deux moitiés, une ligue et une contre-ligue, Athènes était aussi séparée en deux camps politiques dont l’animosité ne faisait que s’accroître.

Au milieu de ces graves préoccupations se produisit un événement qui reporta pour quelque temps l’attention vers le dehors. L’Égypte, ce pays continuellement agité, s’était de nouveau détaché des Perses ; et le Libyen Inaros, fils de Psammétichos, voulut profiter du désordre qui régnait dans leur empire pour reconstituer, avec son indépendance d’autrefois, le royaume des Pharaons. Mais, lorsque les Perses se jetèrent avec toutes leurs forces sur l’Égypte, ses propres ressources ne lui suffirent plus ; il demanda l’appui des Athéniens, en leur promettant sans doute de nombreux avantages commerciaux.

On ne pouvait laisser échapper l’occasion de porter un nouveau coup à la puissance des Perses. Dans la région de l’Archipel, elle était paralysée ; les Perses ne se montraient plus nulle part et n’avaient plus le moyen de former une nouvelle flotte. De leur côté, les Athéniens n’étaient pas assez forts pour attaquer les Perses sur le continent, où les villes cariennes et lyciennes de l’intérieur n’ont jamais été réunies que temporairement à la confédération de Délos. Le bassin du Nil semblait au contraire un terrain propre à de nouvelles entreprises. Les relations avec l’Égypte étaient de la plus haute importance pour l’Attique pauvre en blés ; c’était aussi la seule province de la monarchie perse où une puissance maritime pût obtenir de brillants et durables succès sans le concours d’une armée de terre. Sans la possession, et la possession tranquille de l’Égypte, le Grand-Roi se trouvait paralysé dans toutes ses opérations contre la Grèce[16]. C’était un motif suffisant pour aller au secours d’Inaros, et il semble que Cimon lui-même ait conduit, de Cypre où elle se trouvait, vers l’Égypte la flotte, qui comprenait deux cents vaisseaux ; car, malgré l’échec qu’avait essuyé sa politique, il n’avait rien perdu de sa considération personnelle, et ses adversaires n’osaient pas risquer de coups décisifs tant qu’il était à Athènes. On sait formellement par la tradition qu’Éphialte profita de l’absence de Cimon, mis à la tète de cette expédition maritime, pour proposer au peuple la loi dès longtemps méditée contre l’Aréopage[17].

Éphialte passa encore une fois en revue tous les arguments capables de convaincre ses concitoyens que la toute-puissance de l’Aréopage ne pouvait se concilier avec les principes de la démocratie[18]. On ne pouvait endurer qu’un collège d’hommes âgés, qui ne comprenaient pas leur époque et ses exigences, s’opposassent avec l’opiniâtreté de l’esprit de caste à toutes les réformes salutaires et nécessaires ; un tel Aréopage n’était plus, comme Solon l’avait voulu, une des deux ancres destinées à maintenir le vaisseau agité de l’État sur le terrain de la constitution, mais un frein incommode, une chaîne insupportable pour une société qui aspirait à un libre développement et qui y avait droit ; c’était la citadelle d’un parti hostile au peuple, d’un parti qu’il fallait détruire pour rendre possible le développement complet de la puissance athénienne.

C’est en vain que protestèrent les vieux pères de famille qui ne pouvaient concevoir une Athènes sans le haut conseil de l’Aréopage : c’est en vain que parlèrent prêtres et devins. La loi qui enlevait à l’Aréopage toute influence politique et judiciaire passa. Mais on se garda bien d’attaquer ceux des privilèges de l’Aréopage que la religion avait consacrés et rendus inaliénables. Il conserva, comme auparavant, la juridiction criminelle, le droit de juger l’homicide commis de propos délibéré sur la personne d’un citoyen. Dans ce cas, en effet, l’expiation ne pouvait être accomplie qu’au moyen de rites mystérieux appartenant au culte des Érinyes, déesses venderesses du sang versé. Or les Aréopagites étaient, depuis l’époque la plus reculée, les serviteurs de ces augustes divinités dont le sanctuaire se trouvait sur la colline d’Arès. celle où siégeaient les juges. Ainsi, l’Aréopage cessait d’être le Conseil supérieur de la société athénienne, mie cour de haute surveillance jouissant d’un pouvoir censorial et indéterminé ; il demeurait un tribunal, dont les attributions étaient bien définies.

Cette réforme radicale de la constitution de Solon aboutit plus vite que l’on ne s’y serait attendu. Le parti conservateur se voyait désarmé et privé du moyen le plus puissant qu’il aurait pu opposer au mouvement passionné de l’opinion. Toutefois, il ne se laissa pas décourager. Cimon revint. L’Aréopage, à cause de la considération dont il jouissait dans la Grèce entière, lui tenait particulièrement au cœur. Il était décidé à sauver ce qui pouvait l’être encore ; il croyait même possible de revenir sur la modification apportée à l’organisation de l’État ; car la légalité d’une semblable réforme pouvait être contestée, puisqu’on n’avait tenu aucun compte du veto constitutionnel opposé par l’Aréopage. Cimon regardait la réforme comme une révolution dont la ruine de l’État devait être la conséquence fatale : qu’arriverai t-il, en effet, si le peuple n’avait plus aucun frein et devenait tout-puissant : si, exalté par l’idée que tout lui était possible, il voulait gouverner suivant ses caprices ?

Ainsi, même après la loi d’Éphialte, il y eut encore une lutte violente au sujet de l’Aréopage. Ce fut une lutte ouverte entre deux partis qui étaient puissants l’un et l’autre et décidés à en venir aux dernières extrémités. Dans une telle situation, il n’y avait que l’ostracisme qui pût sauver l’État des plus dangereuses dissensions. La cité, écoutant les suggestions des orateurs, se détourna de l’homme que, pendant dix années, elle avait fêté comme son héros et son favori, et Cimon fut banni[19] On dut certainement invoquer contre lui bien des considérations personnelles, et notamment ses relations antérieures avec Elpinice. Mais le grief capital était que Cimon n’avait pas voulu se plier au nouvel ordre de choses qu’avait établi le parti de Périclès sur l’initiative de son soldat d’avant-garde, Éphialte.

Des dissensions et des luttes passionnées de cette époque naquit l’Orestie d’Eschyle, représentée en 458 (Ol. LXXX, 2), qui est comme l’expression transfigurée des agitations soulevées par les partis. Eschyle appartenait à l’ancienne génération athénienne qui avait été élevée dans le respect de l’Aréopage, et qui voyait avec une profonde douleur son abaissement. Aussi chercha-t-il à le faire revivre sous les yeux des Athéniens dans toute la gloire dont l’entouraient les anciennes légendes. Oreste, le meurtrier égaré de sa mère, vient de Delphes chercher un refuge auprès de la divinité protectrice d’Athènes. Rejoint et entouré par les Érinyes, il l’appelle à son secours. Athéna paraît. Elle interroge l’une après l’autre les parties ; et, pour que ce conflit passionné reçoive une solution régulière, elle institue un tribunal composé des plus nobles citoyens d’Athènes. Elle dirige elle-même les débats, dans lesquels Apollon est le défenseur de l’accusé, et, par sa voix, elle entraîne son acquittement[20]. Elle ordonne enfin que le Conseil qu’elle vient de convoquer pour la première fois siège à tout jamais sur la colline d’Arès.

Ainsi le poète représentait l’Aréopage comme une institution d’origine divine, comme un sanctuaire inviolable de la ville, et cela, pour le protéger, dans la mesure de ses forces, contre de nouvelles attaques ; sa tragédie nous apparaît ainsi comme la solution conciliante d’une des plus 5pres bittes politiques qu’Athènes ait traversées.

Toutefois cette lutte n’a vu il pas été engagée à la légère ; elle était inévitable. Car, si respectables que fussent les raisons qui poussaient les Athéniens de l’ancienne génération à se serrer autour de l’Aréopage, considéré par eux comme le boulevard des anciennes mœurs et de l’ancienne constitution, il faut reconnaître que ce corps entravait le développement d’une constitution démocratique et devait être l’occasion d’une suite ininterrompue de conflits, sans être en état de prévenir d’une manière efficace les dangers qui pouvaient menacer la vie politique d’Athènes. C’est seulement depuis la réforme d’Éphialte que purent être appliqués dans toute leur rigueur les principes de la démocratie, surtout le principe de la responsabilité pour tous. Il n’y avait plus dans l’État de corporation dont les membres, nommés à vie, eussent une puissance indépendante de l’opinion publique et ne fussent responsables que devant leur conscience de l’usage qu’ils en avaient fait. Maintenant, pour la première fois, la cité était libre de toute tutelle, appelée à se gouverner elle-même et à trouver en elle la juste mesure de son mouvement progressif. Elle est devenue complètement maîtresse de ses destinées. Ce qu’elle décide est la loi : en dehors des lois écrites, il n’y a point pour la vie publique d’autre règle valable. L’État, c’est maintenant le Conseil et le peuple ; mais le Conseil se compose de membres qui se renouvellent tous les ans, de sorte qu’il ne forme pas un parti dans l’État et ne peut opposer sa propre autorité à celle de l’assemblée du peuple. En réalité, il n’était qu’une délégation de celle-ci, délégation chargée de l’expédition des affaires administratives, de même que lés magistrats annuels n’étaient que les exécuteurs de la volonté du peuple.

Mais, pour enlever ainsi tout d’un coup à un corps aussi important que l’Aréopage son influence modératrice, il fallait songer à la remplacer par autre chose, afin qu’aucun désordre ne se produisit et qu’un mouvement trop rapide ne conduisit pas l’État, privé de tout frein, à une catastrophe. On devait principalement se préoccuper de la stabilité des habitudes constitutionnelles et de la concordance des anciennes et des nouvelles lois ; il fallait, même dans la situation actuelle, un contrôle ; et ce contrôle ne pouvait être exercé par l’assemblée populaire elle-même.

Aussi établit-on que chaque année une commission serait tirée au sort parmi les citoyens ; les gardiens des lois (Nomophylakes) formeraient un collège de sept membres qui auraient des places d’honneur réservées dans toutes les séances du Conseil et de l’assemblée du peuple ; leur devoir professionnel serait d’examiner les propositions des orateurs et de s’opposer à toutes les mesures dangereuses pour l’État mi contraires à la constitution[21]. De cette manière, le veto des Aréopagites était conservé par l’État ; mais le nouveau contrôle ne s’appliquait en réalité qu’à la forme des propositions, à leur conformité extérieure avec les lois et à la conservation de l’ordre établi.

Quant à la surveillance de la vie publique et spécialement de l’instruction donnée à la jeunesse, surveillance qui constituait une partie importante des attributions de l’Aréopage, on y pourvut aussi ; il est vraisemblable que les Sophronistes[22] et les Gynæconomes[23], fonctionnaires chargés de veiller, les premiers à l’éducation des enfants, les autres à la moralité du sexe féminin, ont été institués à cette époque ou du moins devinrent alors des magistrats indépendants.

Mais le point capital était que désormais tous les citoyens se sentaient appelés à se préoccuper du maintien de l’ordre légal et à repousser toute tentative contraire à la constitution. Il était par conséquent d’autant plus nécessaire de rendre générale la connaissance du droit en vigueur ; et c’est pour cela que les tables où étaient gravées les lois de Solon furent enlevées de l’acropole et, en vue de leur donner une plus grande publicité, exposées sous les portiques de l’agora[24]

De même que la garde des anciennes lois avait appartenu à l’Aréopage, de même, pour les nouvelles, on décida que, lorsqu’elles auraient été revêtues du visa constitutionnel, elles seraient annuellement enregistrées et conservées sous la surveillance des Nomophylaques. On les gardait dans le sanctuaire de la Mère des dieux, appelée le Métrôon, car on ne voulait pas enlever aux textes législatifs la sanction religieuse que lui donnait auparavant l’Aréopage. Le Métrôon devint donc le nouveau dépôt des archives de l’État[25] : c’est là que les Nomophylaques avec leurs subordonnés exercèrent leurs fonctions administratives ; ils avaient eux-mêmes un caractère sacerdotal, comme l’indiquait le bandeau blanc qu’ils portaient autour de la tète.

Outre l’enregistrement dans les archives de l’État, il étaient aussi chargés de la publication des décrets : ils devaient, à cet effet, les faire graver sur des stèles de pierre et les exposer en plein air ; les traités d’alliance et les contrats, sur l’acropole, auprès des sanctuaires des dieux ; les lois, devant les édifices publics. On fit ainsi des actes authentiques du pouvoir des monuments qu’on s’habitua de plus eu plus à faire entrer dans la décoration extérieure de la ville.

 

 

 



[1] Fragments d’inscription provenant d’un des tombeaux érigés aux frais de l’État, avec des noms d’Athéniens et d’alliés qui ont succombé έν Θάσω (C. I. ATTIC., I, 432).

[2] La construction de murailles par Cimon inspire déjà des doutes à O. MÜLLER (De munim. Athen., p. 20), doutes reproduits récemment par ONCKEN (Athen und Hellas, I, p. 72) et A. SCHÄFER (op. cit.).

[3] PLUTARQUE, Aristid., 3.

[4] Des trois versions accréditées sur la mort d’Aristide (PLUTARQUE, Arist., 26), l’une, celle qui le fait mourir à Athènes, est formulée en termes si généraux qu’elle ne peut faire autorité : la seconde (celle de Cratéros) est une diffamation dirigée contre le caractère athénien. Reste donc la troisième. Cf. KÖHLER, Urkunden des delisch -attischen Bundes, p. 113 sqq.

[5] Decessit autern fere post annum quartum quam Themistocles Athenis erat expulsus (CORN. NEPOS, Aristid., 3). La représentation de l’Œdipodie est de l’année 467 (Ol. LXXVIII, 1).

[6] PLUTARQUE, Them., 24. Cf. VISCHER, Kimon, p. 22 [Kl. Schriften, I, p. 25].

[7] Éphialte comparé pour sa droiture à Aristide (PLUTARQUE, Cimon, 10. Cf. ÆLIAN., Var. Hist., XI, 9 ; XIII, 39). Citation suspecte d’Aristote dans l’Argument de l'Αρεοπαγιτικόν d’Isocrate. Jugement sévère d’Éphore (ap. DIOD., XI, 77), plus favorable de Théopompe (?). Cf. SAUPPE, Quellen Plutarchs, p. 22. Sur Éphialte considéré comme général, voyez CALLISTH. ap. PLUT., Cimon, 13. ONCKEN (Athen und Hellas, I, p. 187), fait ressortir l'indépendance gardée par Éphialte vis-à-vis de Périclès.

[8] BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 306. Le passage capital sur le θεωρικόν est dans SCHOL. LUCIAN., Timon, 49.

[9] Dans le passage de Démosthène (In Aristocr., § 205), il est probable qu’il faut lire avec ONCKEN (op. cit., p. 133) : ότι τήν Θασίων [au lieu de πάτριον ou Ηαρίων] μετεκίνησε πολιτείαν έφ' έκυτοΰ. Cf. SCHÄFER, Jahrbb. f. Phil., 1865, p.626 ; cependant, le taux de l’amende (50 talents) fait supposer qu’il y a là une confusion avec le cas de Miltiade. Cf. VISCHER, Kimon, p. 56. PHILIPPI, Der Areopag und die Epheten (Berlin, 1874), p. 250.

[10] PLUTARQUE, Cimon, 14. Cf. SCHÄFER, ibid., p. 627.

[11] PLUTARQUE, Cimon, 16-17.

[12] Destruction de Mycènes et de Tirynthe (E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 388. BURSIAN, Geogr. Griech., II, p. 45). Mycéniens transplantés, les uns en Macédoine, les autres à Keryneia et à Cléonæ (PAUSANIAS, VII, 25, 6). Sur le sort d’Hermione, cf. Peloponnesos, II, p. 455.

[13] HÉRODOTE, VII, 146. ARISTOTE, Polit., 1303a 7 [198, 10]. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 348.

[14] THUCYDIDE, I, 102.

[15] On n’entrait dans l’Aréopage qu’après avoir subi un examen (PLUTARQUE, Pericl., 9). Si cette docimasie était pratiquée, comme il est vraisemblable, par l’Aréopage lui-même, le recrutement du collège se faisait par une sorte de cooptation. SINTENIS (ad Plut. Pericl., Lips. 1835, p. 106) admet qu’Éphialte a été refusé à la suite d’un examen de cette espèce et en a gardé rancune au collège. Le passage de Plutarque est corrompu. SAUPPE (Quellen von Plutarchs Perikles) soupçonne, d’après le passage des Δικών όνόματα ap. BEKKER, Anecd., p. 188, 12, qu’il faut lire ύβρισθείς ύπό τής βουλής άπεστέρησε τάς κρίσεις αύτήν. Cf. PHILIPPI, Areopag, p. 288. (Sur la docimasie, ibid., p. 107).

[16] D’après Aristote (Rhetor., II, 20), soutenir l’Égypte contre la Perse était pour Athènes une nécessité politique. Suivant A. Schmidt, c’est Cimon qui a été le promoteur de l’alliance avec Inaros. Cf. A. SCHÄFER ap. v. Sybels Histor. Zeitschrift, IV, p. 215.

[17] PLUTARQUE, Cimon, 15. D’après PHILIPPI (op. cit., p. 256), il y a là une interprétation erronée de Théopompe.

[18] ARISTOTE, Polit., 1274a 7 [56. 21]). Sur la connivence des deux personnages, voyez les passages rassemblés par SINTENIS (op. cit., p. 104 sqq).

[19] Sur l’exil de Cimon et les traditions qui s’y rapportent, voyez VISCHER, Kimon, p. 5. 60 sqq. Kleine Schriften, I, p. 46.

[20] Sur le suffrage d’Athéna, voyez KIRCHHOFF, Monatsbericht., 1874, p. 105.

[21] Philochore (fr. 141 b ap. Fragm. Hist. Græc., I, p. 407) atteste la solidarité qu’il y a entre la limitation des pouvoirs de l’Aréopage et la création des Νομοφύλακες. Cf. SCHÖMANN, Verfassungsgeschichte Athens, p. 77. SCHEIBE, Oligarch. Umwälzung, p. 151. PHILIPPI, Areopag, p. 192.

[22] Sur les σωφρονισταί, voyez PHILIPPI (op. cit., p. 162), qui a reconnu dans un passage de Démosthène (Fals. leg., § 286) une allusion à ces fonctionnaires.

[23] PHILOCH., fr. 143. TIMOCLES et MENANDER ap. ATHEN., p. 245. PHILIPPI, op. cit., p. 308.

[24] E. CURTIUS, Attische Studien, II, p. 66. A. SCHÄFER, Archäol. Zeitung, 1867, p. 118. D’après Harpocration (s. v. κάτωθεν νόμοι) le transfert a été opéré par Éphialte et Anaximène. KÖHLER (ap. Hermes, VI, p. 98) y voit une méprise sur le sens d’un passage de Démosthène (In Aristocr., § 28).

[25] C. CURTIUS, Das Metroon in Athen als Staatsarchiv, 1868. WACHSMUTH, Stadt Athen, p. 535.