§ III. — A bien des égards on peut dire que Le territoire de l’Argolide était le seul dont la population dit subi une diminution notable. Pendant la guerre contre Sparte, Cléomène avait, avec des vaisseaux d’Égine et de Sicyone, opéré une descente, surpris les Argiens et fait périr par le feu ceux qui s’étaient réfugiés dans le bois sacré du héros Argos. Six mille citoyens y perdirent, dit-on, la vie. C’est la catastrophe la plus terrible qui eût, de mémoire d’homme, frappé une ville de la mère-patrie. A part cela, nul dommage n’avait éprouvé le pays et les
habitants. C’est de cette époque, où l’état de la population en Grèce était le plus florissant, que datent les travaux de culture si soignés, dont les restes font encore aujourd’hui l’étonnement du voyageur émerveillé de voir quel parti on a su tirer du moindre espace, comment tous les obstacles que la nature opposait au premier établissement et aux communications avaient été surmontés, et à quel point la terre était partout comme saturée de vie humaine. Sur des rochers où, de nos jours, des troupeaux de chèvres réussissent seuls à trouver une maigre nourriture, on rencontre des traces de villes qui avaient leur ceinture de murailles, leurs réservoirs et leurs aqueducs, tandis que les hauteurs environnantes, transformées en terrasses artificielles échelonnées jusqu’à leur sommet, fournissaient l’espace nécessaire à la culture du blé et des arbres fruitiers. Les villes grecques n’étaient pas de grandes villes comme les cités commerçantes ou les résidences royales de l’Orient ; mais elles étaient par là même préservées des maux de tout genre qu’entraîne inévitablement une agglomération excessive de population. On n’y voyait point de contraste aussi tranché entre l’opulence et la misère qui sont, chacune à leur manière, une cause d’affaiblissement pour les populations : la pauvreté n’y était pas de l’indigence ; la foule n’était pas de la populace. L’opposition entre la vie du citadin et celle du campagnard n’était pas non plus aussi marquée : car, en Grèce, ville et campagne ne formaient pas antithèse. Les cités étaient des communautés qu’on pouvait embrasser d’un coup-d’œil, et où tonte infraction aux mœurs traditionnelles était d’autant plus facilement signalée et punie. La cohésion était maintenue au sein de la société par une loi commune, mais cette loi était considérée comme l’expression vivante de la volonté de tous : aussi, la soumission qu’elle imposait n’avait rien de servile ; chaque particulier avait le sentiment d’être un membre du corps social, et cette vie en commun, au grand jour, était l’atmosphère vivifiante dans laquelle se développaient les citoyens. Dans toutes les villes subsistaient encore d’anciennes familles, pleines d’énergie et de talent, qui étaient comme l’incarnation vivante de la tradition des ancêtres, et autour d’elles s’élevait la classe des travailleurs, prête à réclamer sa part dans le gouvernement de la cité. A côté de la société des citoyens, nous trouvons une population d’esclaves qui, dans les villes commerçantes et manufacturières comme Corinthe et Égine, était très considérable. Là, les esclaves doivent avoir été dix fois plus nombreux que les hommes libres. Pour l’Attique, le minimum doit être fixé à la proportion de quatre esclaves pour un citoyen[4]. Au premier abord, on pourrait supposer qu’une si grande multitude d’esclaves devait être un instrument utile dans la main de l’ennemi ; surtout quand ces esclaves retrouvaient des compatriotes dans les rangs ennemis, comme c’était le cas pour les Phrygiens, les Syriens et autres esclaves d’origine asiatique. Cependant, on ne rencontre au cours des guerres médiques aucun exemple de trahison ou de désertion. Les esclaves étaient trop étroitement liés à la cité : entre les familles et leurs serviteurs existaient des relations cordiales qu’entretenaient la coutume et la religion. Les esclaves appartenaient à des races très inférieures aux Grecs en intelligence, et qui notamment n’avaient pour la vie en commun, telle qu’on la pratiquait dans la cité, ni goût ni aptitude. C’est pourquoi leur condition dépendante n’apparaissait pas comme une oppression. La situation respective des deux parties était considérée comme avantageuse pour toutes deux, et conforme à l’ordre naturel des choses. Du reste, il était impossible de concevoir la cité grecque sans cette base indispensable. Les esclaves étaient chargés de tous les travaux subalternes. Ils cultivaient les champs, s’occupaient de la cuisine et prenaient soin du bétail ; ils étaient les manœuvres et les ouvriers de la maison. Grâce à eux, leurs maîtres pouvaient mener une vie plus facile, sans tomber pour cela dans la paresse, l’énervement et la mollesse. Les Grecs furent préservés de cette influence corruptrice de l’esclavage par l’énergie naturelle de leur tempérament, la puissance de la coutume et la loi. Car, dans les États bien policés, l’oisiveté et le désœuvrement étaient punis comme des crimes. D’autre part, les citoyens, habitués à constater chaque jour la distance que mettaient entre eux et les esclaves les dons de nature et la culture de l’intelligence, devaient nécessairement se considérer comme une race privilégiée et destinée à régner : le sentiment de cette supériorité contribuait à les remplir de fierté et de courage. Depuis que les Perses s’étaient avancés jusqu’à la mer, on regardait le continent asiatique comme un pays barbare ; on s’habituait à voir dans la guerre de Troie le premier acte d’une guerre nationale entre l’Asie et l’Europe, et la génération actuelle se croyait appelée à la continuer. Les poèmes d’Homère, qui avaient été réunis à Athènes, commençaient à revivre dans tous les cœurs, et on se rendait compte, avec un orgueil croissant, de tous les trésors que renfermait cette civilisation nationale, qu’aucun autre peuple n’était parvenu à égaler. De plus, le citoyen grec était maintenu dans une sphère d’activité supérieure, car il était bien rare qu’il se trouvât dans la nécessité de remplir auprès d’un autre citoyen des fonctions humiliantes ; même le plus pauvre pouvait se faire des loisirs et suivre son penchant pour les affaires publiques et les choses de l’intelligence. Aux yeux des anciens, en effet, une position indépendante et le loisir assuré étaient indispensables au développement de la vertu civique, vertu qui différait essentiellement de celle qu’on pouvait s’attendre à trouver chez un esclave ou un manœuvre. Le développement du corps par la gymnastique était également un privilège auquel les esclaves n’avaient point de part. C’était la condition première d’une position élevée dans la société civile ; dans certaines villes, la loi défendait même d’inscrire sur les listes des citoyens quiconque n’aurait pas parcouru le cycle complet des exercices dans les gymnases publics. La discipline méthodique de l’école était devenue pour les jeunes gens comme une seconde nature ; ils avaient appris à déployer, le cas échéant, une force double et, par dessus tout, à craindre de mériter le soupçon de lâcheté. La paix et le bien-être n’avaient donc pas amolli la
population de Simonide de Céos et Pindare de Thèbes qui, à l’époque de l’invasion persique, se trouvaient tous deux en pleine verve, nous donnent une idée, non seulement des fêtes grecques à l’apogée de leur éclat et de l’art qui leur était consacré, mais encore de la force héroïque qui animait leurs contemporains, de la vigueur de corps et d’esprit qui se transmettait dans les grandes maisons, et de la solennité avec laquelle on célébrait les jeux ou concours nationaux. Ces poètes parcouraient le pays, accompagnés de l’estime de tous et comblés de riches présents ; exerçant leur art au sein du peuple, ils travaillaient à resserrer les liens qui unissaient entre elles les cités et les grandes familles, et à les maintenir en communion avec la nation tout entière. Leur rôle était de remettre en mémoire les traditions communes léguées par les vieux âges, et d’exalter la magnificence des fêtes panhelléniques ; ils célébraient dans leurs chants la gloire de ces vainqueurs, qui appartenaient à la patrie tout entière et qui étaient comme une incarnation vivante de l’hellénisme. C’est ainsi que nous voyons l’influence de Simonide s’étendre sur les colonies aussi bien que sur la mère-patrie ; il met en relation les mondes les plus divers, fonde partout des amitiés et apaise des différends. Pindare exerça, avec plus d’autorité encore, ce rôle
bienfaisant d’intermédiaire. Thébain de naissance, attaché de tout cœur à sa
patrie, il était allé à Athènes et y avait appris auprès de Lasos le grand
art. Il était initié aux mystères d’Éleusis ; il assistait avec prédilection
aux jeux nationaux et se trouvait comme chez lui à Delphes, ce centre religieux
du pays. Descendant des Ægides, famille dont les nombreux représentants
avaient pris une part si importante à l’organisation de l’État spartiate et à
la fondation de Théra et de Cyrène, cette origine même le prédisposait à
juger les affaires de Mais, si l’on fait abstraction de cette unité idéale, dont le sentiment s’exprimait par la bouche des poètes populaires et réchauffait tous les nobles cœurs, il n’y avait aucun lien national qui pût garantir une résistance durable contre les attaques d’une puissance ennemie conduite par la main d’un despote. Depuis la dernière génération, la puissance de Delphes
était brisée. La domination de ses prêtres était tombée sans lutte, parce
qu’elle n’avait pour appui que des moyens spirituels qui s’étaient usés peu à
peu ; il n’était plus vrai de dire que Delphes était le centre de Les États eux-mêmes appartenaient à deux catégories distinctes. C’étaient ou bien de petites communes rurales qui vivaient paisibles et inaperçues, comme les cantons de l’Arcadie, se contentant de suivre un voisin puissant, sans songer à se faire une politique à elles ; ou bien c’étaient des États plus grands, plus actifs, prenant part aux affaires du monde, et dont les prétentions ambitieuses se heurtaient entre elles. Cette situation était celle des deux principaux États. Sparte se maintenait encore au premier rang. Ses citoyens passaient pour les plus beaux et les plus vaillants des Hellènes, pour les chefs naturels des autres, pour leurs maîtres dans l’art de la guerre ; ils pouvaient avec un légitime orgueil se considérer comme supérieurs aux Grecs de sang ionien. Bien que la politique malheureuse et sans dignité suivie par Sparte durant les vingt dernières années ne fût pas faite pour inspirer la confiance et le respect, les circonstances étaient cependant favorables à la durée de son prestige. En effet, la terreur générale causée par l’extension de la puissance des Perses, le sentiment toujours croissant de l’insécurité générale dans le monde grec, devaient plus que jamais, à cause de ses moyens de défense naturelle, faire considérer le Péloponnèse comme la forteresse de l’Hellade. La constitution de Sparte et la confédération du Péloponnèse étaient encore ce que les Hellènes avaient produit de plus durable eu fait d’organisation politique. Sparte était aussi regardée en Asie-Mineure comme un État puissant et bien organisé ; et lorsque, après la chute de Sardes, les circonstances devinrent de plus en plus inquiétantes pour les habitants de cette contrée, beaucoup d’entre eux émigrèrent dans le Péloponnèse pour échapper aux conséquences d’un bouleversement violent. C’est ainsi que Bathyclès de Magnésie s’était transporté à Sparte avec son école d’artistes, et que les marchands d’Ionie y plaçaient leur argent. Hérodote parle d’un riche habitant de Milet, qui avait confié la moitié de sa fortune au Spartiate Glaucos en réfléchissant que, dans son pays, en Ionie, rien n’était stable ni assuré, et que le Péloponnèse était le seul pays qu’on pût encore considérer comme un lieu sûr[7]. Cependant, dans ce moment où le monde grec sentait s’appesantir sur lui le joug de l’oppression, Sparte n’eut ni le courage, ni la force de profiter des circonstances pour se poser en capitale des Hellènes et prendre en main la défense de leurs intérêts communs. Ce n’était certes pas faute de convoitises ambitieuses. Avant que la puissance des Perses se fut affermie, les Spartiates avaient manifesté l’intention de venir en personne. au secours du roi de Lydie ; mais plus tard, ils n’eurent pas même le courage de protéger leurs propres frères d’Asie, et, par deux fois, ils repoussèrent les Ioniens venus pour implorer leur secours. Dans Ainsi se dissipait sans profit ce qui restait encore de l’énergie des anciens héros ; et, tandis que, les Perses s’approchaient chaque jour davantage, Sparte, dans son égoïsme étroit, ne songeait qu’à ses propres intérêts. Elle désolait le territoire d’Argos par une guerre sanglante ; elle continuait à favoriser toutes les divisions dont elle pensait retirer quelque avantage ; et, bien qu’elle eût contracté une alliance défensive avec Athènes, elle avait cependant fait en sorte d’arriver trop tard à Marathon. Dépourvue de plans politiques et d’idées propres, Sparte n’avait au fond qu’une préoccupation ; ne pas laisser grandir Athènes. Mais celle-ci, tant par son développement intérieur que par son action au dehors, était déjà entrée dans une voie qu’elle ne pouvait plus abandonner ; elle était devenue une grande puissance ; elle ne pouvait plus que marcher en avant avec honneur, ou reculer honteusement. En outre, des inimitiés de toute sorte régnaient entre les
différents États. Au moment où Crésus était assiégé dans Sardes (548 : Ol. LVIII, 1),
Argos et Sparte se trouvaient de nouveau engagées dans une lutte sanglante au
sujet des cantons de Un antagonisme profond séparait Ces mêmes partis se retrouvaient en présence au sein de toutes les cités d’une certaine importance, et leur opposition s’affirmait d’une manière toujours plus tranchée à mesure que grandissait le mouvement qui agitait cette époque. Les uns suivaient ce mouvement avec enthousiasme ; les autres lui opposaient la méfiance ou lui résistaient ouvertement. C’est pourquoi le brillant essor qu’avait pris la jeune Athènes devait être un sujet de dépit, non seulement pour les Spartiates et les Thébains, mais aussi pour tous ceux qui ne voyaient de salut pour l’État que dans la sage direction imprimée aux affaires par les anciennes familles ; pour ceux qui détestaient par dessus tout un renversement de l’ordre établi, ayant pour conséquence d’amener la multitude au pouvoir et de livrer les destinées de l’État aux décisions de tumultueuses assemblées populaires. Dans ce monde nouveau, qui déployait avec une incroyable célérité ses forces naissantes, on ne voulait plus avoir à compter avec des classes privilégiées ; tout devait y être accessible à tous. Les anciennes familles sentaient que cette libre concurrence de toutes les énergies menaçait leur prestige ; leur chute était considérée par les partisans de l’ancien ordre de choses comme la décadence des institutions helléniques et la fin des nobles traditions. Ils ne voyaient dans l’élan actuel qu’une effervescence passagère. Mais les guerres avec C’est pourquoi, dans toute Toutes les raisons que nous venons d’indiquer font comprendre que l’oracle de Delphes était loin de représenter, en face des Perses, la cause de la nation. Les sanctuaires vénérés du monde hellénique avaient un rôle international. Leurs prêtres y trouvaient un immense avantage ; c’est qu’ils se voyaient honorés et comblés de présents, non seulement par les Hellènes, mais aussi par les rois étrangers. Ils devaient désirer par conséquent que la paix continuât à unir les deux rivages de la mer Égée, et rien ne pouvait leur faire plus de tort que l’opposition croissante entre Grecs et Barbares. Aussi n’avaient-ils aucune sympathie pour le mouvement national. Les riches et puissantes corporations sacerdotales de Milet et d’Éphèse y étaient ouvertement opposées. Quant aux prêtres de Delphes, ils avaient encore un motif de plus à jeter dans la balance ; ils comprenaient bien que l’arrivée des démocrates au pouvoir ferait évanouir jusqu’au dernier vestige de leur influence. La démocratie était en effet l’opposé de ce que Delphes avait proclamé de tout temps comme la forme normale d’un bon gouvernement. Ceux des Hellènes qui étaient étroitement liés avec Delphes et qui représentaient ses principes devant le peuple se rangeaient à son opinion. Un homme comme Pindare, descendant d’une famille antique et noble, et dont la seule ambition était de faire revivre dans ses chants la gloire des anciennes maisons, comme la rosée réconforte et embellit les plantes, Pindare, qui voyait dans la transmission héréditaire des vertus paternelles la seule garantie durable du beau et du bon, et qui avait autant d’éloignement pour la démocratie que pour la tyrannie, Pindare ne pouvait partager en aucune façon l’enthousiasme qu’excitaient ces luttes pour l’indépendance. Il était capable de chanter les louanges d’un Athénien, peu de temps après la bataille de Marathon, sans consacrer un seul mot au souvenir de cette grande journée[12]. Mais les aristocrates n’étaient pas seuls opposés à la guerre. Il ne manquait pas de gens en Grèce qui conseillaient la soumission et penchaient pour les Mèdes. C’étaient des Grecs aussi bien que des étrangers, et particulièrement les gens qui avaient intérêt à ne pas voir troubler une vie de faciles jouissances et les libres communications entre les deux rivages de la mer Égée. Aussi, dans le nombre des étrangers nous citerons, comme ayant exercé dans ce sens une action spéciale, les courtisanes venues des villes d’Ionie. Ces personnes, par le charme de leur commerce et leurs liaisons avec des hommes en vue, acquéraient une grande influence, et avaient souvent l’occasion de propager dans leur entourage des dispositions pacifiques favorables aux Perses. La belle Thargélie de Milet, en particulier, par les quatorze liaisons qu’elle eut successivement, exerça une influence très considérable sur la politique. En Thessalie, par exemple, elle avait réussi à gagner un des plus puissants dynastes de la contrée, Antiochos, parent tics Aleuades ; et elle conserva, même après la mort de celui-ci, un pouvoir souverain. C’est l’exemple le plus connu de ces femmes qui faisaient tourner leur ascendant au profit des Perses[13]. Tel était en Grèce, d’une manière générale, l’état des choses et des esprits. Si l’on ajoute à toutes ces considérations la puissance de l’argent, que les Perses avaient à leur disposition, si l’on se rappelle combien étaient rares chez les Grecs les vertus incorruptibles et combien de fois les Perses furent secondés dans leurs desseins par les Grecs eux-mêmes, soit ouvertement, soit secrètement, par libre adhésion ou par le moyen de transfuges et de traîtres, on comprendra que Xerxès pût tenir pour insensé son hôte Démarate, lorsque celui-ci prédit aux Perses une guerre sérieuse. Le succès dépendait avant tout de Sparte et d’Athènes. Xerxès n’avait pas envoyé d’ambassadeurs dans ces villes : après ce qui s’était passé, elles furent traitées en villes ennemies, qui devaient être châtiées. Toutes deux se trouvaient dans la même situation ; elles devaient donc agir de concert. Mais l’alliance qu’elles avaient formée dix ans auparavant s’était relâchée. Athènes, après avoir lutte et vaincu seule, s’était concentrée en elle-même et avait cherché à développer ses ressources propres, sans consulter davantage les Spartiates. Les modifications qu’avaient subies les plans des Perses, puis, les événements qui avaient suivi, la révolte de l’Égypte, les luttes des prétendants à Suse, la mort de Darius, les hésitations de Xerxès, et enfin les armements nouveaux qui avaient pris à ce prince beaucoup de temps, tout cela devait favoriser l’exécution des plans de Thémistocle. Sans que personne l’inquiétât et la troublât, Athènes était devenue une puissance maritime de premier ordre ; en possession de ses 200 trirèmes bien équipées, de son port militaire bien défendu, elle se sentait appelée désormais à poursuivre une politique énergique et indépendante. Cependant, même, dans cette situation favorable, Athènes ne pouvait rester isolée. Thémistocle, après avoir pendant de longues années travaillé exclusivement pour Athènes, entreprit la tâche plus difficile encore de grouper les forces de résistance qui se trouvaient en dehors d’elle, et de réunir dans une action commune les États décidés à se défendre. Mais, pour exécuter son dessein, il fallait attendre que le danger fût assez proche pour frapper les plus aveugles, et que la terreur commune fit taire tons les autres sentiments. Le centre naturel du parti national était Sparte, le chef-lieu de la péninsule, la citadelle de l’Hellade. Mais, dans les circonstances actuelles, cette ville, située dans la vallée écartée de l’Eurotas, n’était pas un lieu favorable à la réunion d’un conseil fédéral qui, sous peine de voir ses décisions retarder toujours sur les événements, devait siéger au centre de l’Hellade et près de la côte. Aucun endroit ne répondait mieux à ces exigences que l’isthme de Corinthe, ce point d’intersection de toutes les voies de terre et de mer ; c’était de plus pour les Hellènes un centre de réunion plein d’antiques souvenirs, un lieu sanctifié par les tombeaux des héros Sisyphe et Nélée, ainsi que par le sanctuaire de Poséidon et cet adyton de Palémon où l’on venait faire les serments les plus solennels[14]. Transporter à l’isthme le conseil des Hellènes, c’était lui permettre d’exercer plus librement son action et lui ouvrir des horizons plus vastes. Ce fut un jour important pour Thémistocle se montra, là aussi, un véritable homme
d’État, sachant unir en temps opportun une sage condescendance à une activité
énergique. Lorsqu’il fut question de savoir qui se mettrait à la tête de On décida tout d’abord que tous les députés promettraient,
au nom de leurs États respectifs, de faire trêve à toutes les querelles
intestines, afin de se présenter devant l’ennemi dans une entière concorde.
La conséquence la plus importante de cette décision fut la réconciliation
entre Athènes et Égine. Un résolut, en second lieu, d’envoyer des
ambassadeurs chargés d’engager les États encore indécis et les frères établis
dans les contrées lointaines à prendre part à On ne se laissa donc point intimider par les rapports des
espions qui revenaient de Sardes, et à qui Xerxès avait fait parcourir son
camp, ni par les lamentations de Mais, si les confédérés ne faisaient là que leur devoir, les autres méritaient le reproche de manquer au leur. Il fallait que cela Bit dit bien haut. Toute adhésion volontaire aux Perses, aussi bien que tout service rendu par un Hellène à l’ennemi, soit en paroles, soit en actions, était un crime de haute trahison : le conseil fédéral siégeant à l’isthme était le tribunal appelé à en connaître, et il proscrivit des hommes comme Arthmios de Zélée, qui avait apporté en Grèce de l’or perse. Tous ceux qui n’étaient pas partisans de la liberté furent exclus des jeux nationaux : on ne pouvait mériter l’honneur d’être un véritable Hellène que par un patriotisme prêt à tous les sacrifices. On alla même jusqu’à reconnaître formellement qu’il étai t du devoir des confédérés de venger les dieux nationaux sur ceux qui les auraient combattus et trahis ; on s’engagea, lorsque l’invasion aurait été repoussée, à déclarer la guerre d’un commun accord aux partisans des Perses et à consacrer, suivant l’antique usage de la nation, la dîme du butin au dieu de Delphes. Cette manifestation d’une politique résolue et hardie avait son importance : elle encourageait les confédérés et portait leurs regards au delà du danger présent ; elle intimidait les villes hésitantes et éveillait, dès ce moment, cette pensée féconde que, de même que l’abstention volontaire serait châtiée, de même, les villes que les Perses auraient subjuguées par la force devraient être délivrées. C’est ainsi que, dans ce temps de profonde détresse, où
l’on ne savait pas même comment on couvrirait les frontières les plus
rapprochées, naissait et se développait la notion d’une grande patrie au sein
plus large, qui se dresserait dans toute sa splendeur en face des Barbares.
De son côté, Mais, le lien qui les réunissait, c’était d’abord le sentiment d’une obligation morale : donner sa vie pour la patrie et pour ses dieux ; puis, le sentiment de l’orgueil national, car elles ne pouvaient supporter la pensée de subir le joug de nations qu’elles ‘méprisaient comme étant des peuples d’esclaves. |
[1] Dans les 50.000 soldats laconiens. il ne faut compter. d’après Hérodote, (IX, 28, cf. VII, 234) que 5.000 Spartiates avec 35.000 hilotes, plus 5.000 Lacédémoniens pesamment armés et autant d’autres armés à la légère.
[2] Sur le nombre total des Péloponnésiens, voyez mon livre sur le Péloponnèse (Peloponnesos, I, p. 175) ; il faut seulement, au passage indiqué, substituer 3.000 à 1.440 pour Mantinée.
[3] Le chiffre de 30.000 citoyens pour Athènes n’est pas contestable, comme le remarque très justement BÄHR (ad Herod., V, 97). Le recensement de 441 (Ol. LXXXIII, 4) a trait à ceux qui demandaient à avoir part aux distributions gratuites de blé (BÖCKH, Staatshaushaltung, I, 50). Cette opinion est combattue par FRÄNKEL, Attische Geschwornengerichte, p. 3. Pour unir toutes les forces de la cité en vue de la défense nationale, on rendit à Athènes un décret d’amnistie générale (ANDOCID., De Mysteriis, § 107. Cf. SCHEIBE, ap. Zeitschrift für die Alterthumswissenschaft, 1842, p. 210). C’est probablement ce décret qui a occasionné le retour d’Aristide (PLUT., Themist., 11).
[4] Les 460.000 esclaves des Corinthiens et les 470.000 des Éginètes sont attestés par des témoignages sérieux (BÖCKH, Staatshaushaltung, I, 57). Seulement, il ne faut pas s’imaginer que de pareilles masses d’esclaves fussent agglomérées dans les villes ; ils étaient disséminés sur les vaisseaux et dans les factoreries d’outre-mer. Sur les différentes supputations du nombre des esclaves dans les cités antiques, voyez BÜCHSENSCHÜTZ, Besitz und Erwerb im griech. Alterthum, p. 141. En ce qui concerne la position sociale des esclaves, elle était différente suivant les lieux et les temps. Dans les cités aristocratiques, on maintenait dans toute sa rigueur les différences de classes ; l’esprit démocratique d’Athènes, au contraire, profitait, même aux gens de condition servile et faisait naître, au grand scandale des aristocrates (PS. XENOPH., De rep. Athen., 1), entre maîtres et esclaves des rapports empreints d’un sentiment d’humanité et de bienveillance.
[5] PINDARE, Pyth., X, 1-3.
[6] HEROD., VII, 9.
[7] HEROD., VI, 86.
[8] HEROD., V, 41 sqq.
[9]
Lutte pour la possession de
[10] Mardonius, dans le discours que lui prête Hérodote, a un mot très juste pour caractériser le combat entre Hellènes (HEROD., VII, 9). Il n’est pas question ici, comme le croit H. Stein, de πεδία περιμάχητα déterminées, comme la plaine de Lélante et autres semblables ; l’orateur veut dire qu’ils considèrent le champ de bataille comme une palestre, où ils mesurent leurs forces en luttant les uns contre les autres, sans chercher les avantages naturels d’une position habilement choisie.
[11]
HEROD., VII, 61.
150. SCHOL. ARISTOPH.,
[12] Voyez la septième ode pythique à l’Alcméonide Mégaclès, vainqueur à la course des chars. Cf. TYCHO MOMMSEN, Pindaros, p. 40 sqq. BÖCKH (Berlin. Monatsber., 1864, p. 420) rapporte l’éloge d’Athènes à la victoire de Marathon. Les jeux pythiques tombent en Métagitnion, le mois de la bataille. Il est possible, à la rigueur, que le morceau ait été composé entre la fête delphique et la bataille (L. SCHMIDT, Pindars Leben, p. 85) ; mais la chose n’en est pas moins fort invraisemblable. Cf. l’apologie du poète par A. CROISET, La poésie de Pindare, Paris, 1880, p. 263-273.
[13] PLUTARCH., Périclès, 21, ATHEN., p. 608. BUTTMANN, Mythologus, II, p. 281.
[14] Sur les sanctuaires de l’isthme, cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 541.
[15]
THUC., I, 102 ;
HEROD., VII,
145. VIII, 140. 1. Cf. ULLRICH, Hellen.
Kriege, p. 30.
[16] HEROD., VII, I45.
[17] L’expression officielle, donnée par Hérodote, est : οί περί τήν Έλλάδα Έλληνες (c’est-à-dire les Grecs de la mère-patrie) οί τά άμείνω φρονέοντες (HEROD., VII, 145). Τά άμείνω φρονεΐν était certainement une ancienne expression, empruntée aux formules en usage à Delphes dans les affaires amphictyoniques.