HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE PREMIER. — LES GUERRES DE L’INDÉPENDANCE.

 

 

§ III. — LA DÉFENSE NATIONALE.

A bien des égards on peut dire que la Grèce était plus que jamais en état de résister à une agression ; car à aucune époque de l’histoire ce pays n’a été plus peuplé et la population elle-même plus robuste, plus vaillante et plus saine qu’au commencement du Ve siècle avant J.-C. Le puissant mouvement de colonisation qui s’était produit en Grèce pendant les siècles précédents n’avait en aucune façon affaibli la mère-patrie ; il lui avait au contraire procuré le bien-être et la prospérité. En effet, le sentiment de sa supériorité matérielle et intellectuelle sur tous les autres peuples, parmi lesquels elle n’avait pas trouvé d’adversaire à sa taille, avait grandement accru la confiance qu’avait la nation en elle-même. Toutes les forces et toutes les aptitudes étaient dans leur plein développement ; le courage et la présence d’esprit s’étaient exercés aux difficultés de problèmes nouveaux et variés. Les relations avec des colonies florissantes avaient partout élevé le niveau de la classe moyenne et ouvert de nouvelles sources d’activité commerciale et industrielle. Au sein du bien-être général, l’appoint des générations nouvelles, nombreuses et robustes, avait bientôt comblé les vides faits par l’émigration. La mère-patrie ne pouvait plus subsister sans les colonies, car l’importation des blés venus des bords du Pont-Euxin, d’Afrique, de Sicile et d’Italie, permettait seule de nourrir une population aussi dense que celle qui remplissait les villes et les campagnes de l’Hellade.

Le territoire de l’Argolide était le seul dont la population dit subi une diminution notable. Pendant la guerre contre Sparte, Cléomène avait, avec des vaisseaux d’Égine et de Sicyone, opéré une descente, surpris les Argiens et fait périr par le feu ceux qui s’étaient réfugiés dans le bois sacré du héros Argos. Six mille citoyens y perdirent, dit-on, la vie. C’est la catastrophe la plus terrible qui eût, de mémoire d’homme, frappé une ville de la mère-patrie.

A part cela, nul dommage n’avait éprouvé le pays et les habitants. La Laconie comptait 8.000 Spartiates : et chaque Spartiate pouvait prendre avec lui sept hilotes. En outre, cette contrée nourrissait une classe énergique et très nombreuse de campagnards libres ; de sorte que, sans se priver de défenseurs, elle pouvait mettre en campagne 50.000 hommes[1]. L’Arcadie était une contrée très peuplée, dont on peut estimer les forces à près de 30.000 hommes, Pour la population totale du Péloponnèse, on arrive au chiffre de deux millions d’habitants environ[2]. Si l’on en croit Hérodote, dont le témoignage n’est pas suspect, Athènes comptait en ce temps-là 30.000 citoyens ; et il est prouvé qu’elle put encore, dans le cours du siècle inauguré par les guerres médiques, mettre sur pied 13.000 hoplites et 16.000 hommes de troupes tenant garnison, sans compter les équipages de la flotte et la cavalerie[3]. L’énergie de la résistance que les villes béotiennes opposèrent à Thèbes montre qu’elles étaient des cités considérables. Nous pouvons nous faire une idée de la population de l’Archipel d’après ce que nous savons de Naxos et de Céos. Cette dernière île, une des plus petites de la mer Égée, dont la surface toute en montagnes est à peine de 110 kilomètres carrés, ne renfermait pas moins de quatre villes ayant chacune son port, ses lois et sa monnaie particulière.

C’est de cette époque, où l’état de la population en Grèce était le plus florissant, que datent les travaux de culture si soignés, dont les restes font encore aujourd’hui l’étonnement du voyageur émerveillé de voir quel parti on a su tirer du moindre espace, comment tous les obstacles que la nature opposait au premier établissement et aux communications avaient été surmontés, et à quel point la terre était partout comme saturée de vie humaine. Sur des rochers où, de nos jours, des troupeaux de chèvres réussissent seuls à trouver une maigre nourriture, on rencontre des traces de villes qui avaient leur ceinture de murailles, leurs réservoirs et leurs aqueducs, tandis que les hauteurs environnantes, transformées en terrasses artificielles échelonnées jusqu’à leur sommet, fournissaient l’espace nécessaire à la culture du blé et des arbres fruitiers.

Les villes grecques n’étaient pas de grandes villes comme les cités commerçantes ou les résidences royales de l’Orient ; mais elles étaient par là même préservées des maux de tout genre qu’entraîne inévitablement une agglomération excessive de population. On n’y voyait point de contraste aussi tranché entre l’opulence et la misère qui sont, chacune à leur manière, une cause d’affaiblissement pour les populations : la pauvreté n’y était pas de l’indigence ; la foule n’était pas de la populace. L’opposition entre la vie du citadin et celle du campagnard n’était pas non plus aussi marquée : car, en Grèce, ville et campagne ne formaient pas antithèse. Les cités étaient des communautés qu’on pouvait embrasser d’un coup-d’œil, et où tonte infraction aux mœurs traditionnelles était d’autant plus facilement signalée et punie. La cohésion était maintenue au sein de la société par une loi commune, mais cette loi était considérée comme l’expression vivante de la volonté de tous : aussi, la soumission qu’elle imposait n’avait rien de servile ; chaque particulier avait le sentiment d’être un membre du corps social, et cette vie en commun, au grand jour, était l’atmosphère vivifiante dans laquelle se développaient les citoyens. Dans toutes les villes subsistaient encore d’anciennes familles, pleines d’énergie et de talent, qui étaient comme l’incarnation vivante de la tradition des ancêtres, et autour d’elles s’élevait la classe des travailleurs, prête à réclamer sa part dans le gouvernement de la cité.

A côté de la société des citoyens, nous trouvons une population d’esclaves qui, dans les villes commerçantes et manufacturières comme Corinthe et Égine, était très considérable. Là, les esclaves doivent avoir été dix fois plus nombreux que les hommes libres. Pour l’Attique, le minimum doit être fixé à la proportion de quatre esclaves pour un citoyen[4].

Au premier abord, on pourrait supposer qu’une si grande multitude d’esclaves devait être un instrument utile dans la main de l’ennemi ; surtout quand ces esclaves retrouvaient des compatriotes dans les rangs ennemis, comme c’était le cas pour les Phrygiens, les Syriens et autres esclaves d’origine asiatique. Cependant, on ne rencontre au cours des guerres médiques aucun exemple de trahison ou de désertion. Les esclaves étaient trop étroitement liés à la cité : entre les familles et leurs serviteurs existaient des relations cordiales qu’entretenaient la coutume et la religion. Les esclaves appartenaient à des races très inférieures aux Grecs en intelligence, et qui notamment n’avaient pour la vie en commun, telle qu’on la pratiquait dans la cité, ni goût ni aptitude. C’est pourquoi leur condition dépendante n’apparaissait pas comme une oppression. La situation respective des deux parties était considérée comme avantageuse pour toutes deux, et conforme à l’ordre naturel des choses. Du reste, il était impossible de concevoir la cité grecque sans cette base indispensable. Les esclaves étaient chargés de tous les travaux subalternes. Ils cultivaient les champs, s’occupaient de la cuisine et prenaient soin du bétail ; ils étaient les manœuvres et les ouvriers de la maison. Grâce à eux, leurs maîtres pouvaient mener une vie plus facile, sans tomber pour cela dans la paresse, l’énervement et la mollesse.

Les Grecs furent préservés de cette influence corruptrice de l’esclavage par l’énergie naturelle de leur tempérament, la puissance de la coutume et la loi. Car, dans les États bien policés, l’oisiveté et le désœuvrement étaient punis comme des crimes. D’autre part, les citoyens, habitués à constater chaque jour la distance que mettaient entre eux et les esclaves les dons de nature et la culture de l’intelligence, devaient nécessairement se considérer comme une race privilégiée et destinée à régner : le sentiment de cette supériorité contribuait à les remplir de fierté et de courage. Depuis que les Perses s’étaient avancés jusqu’à la mer, on regardait le continent asiatique comme un pays barbare ; on s’habituait à voir dans la guerre de Troie le premier acte d’une guerre nationale entre l’Asie et l’Europe, et la génération actuelle se croyait appelée à la continuer. Les poèmes d’Homère, qui avaient été réunis à Athènes, commençaient à revivre dans tous les cœurs, et on se rendait compte, avec un orgueil croissant, de tous les trésors que renfermait cette civilisation nationale, qu’aucun autre peuple n’était parvenu à égaler.

De plus, le citoyen grec était maintenu dans une sphère d’activité supérieure, car il était bien rare qu’il se trouvât dans la nécessité de remplir auprès d’un autre citoyen des fonctions humiliantes ; même le plus pauvre pouvait se faire des loisirs et suivre son penchant pour les affaires publiques et les choses de l’intelligence. Aux yeux des anciens, en effet, une position indépendante et le loisir assuré étaient indispensables au développement de la vertu civique, vertu qui différait essentiellement de celle qu’on pouvait s’attendre à trouver chez un esclave ou un manœuvre. Le développement du corps par la gymnastique était également un privilège auquel les esclaves n’avaient point de part. C’était la condition première d’une position élevée dans la société civile ; dans certaines villes, la loi défendait même d’inscrire sur les listes des citoyens quiconque n’aurait pas parcouru le cycle complet des exercices dans les gymnases publics. La discipline méthodique de l’école était devenue pour les jeunes gens comme une seconde nature ; ils avaient appris à déployer, le cas échéant, une force double et, par dessus tout, à craindre de mériter le soupçon de lâcheté.

La paix et le bien-être n’avaient donc pas amolli la population de la Grèce comme celle de l’Ionie. La palestre avait été la préparation au combat sérieux : dans les bois sacrés de Delphes et d’Olympie, on apprenait à goûter la joie des victoires chèrement achetées. Le soir même de son triomphe, le vainqueur était salué par des chants. Ensuite on composait, spécialement pour lui. des hymnes de victoire. Il se créa ainsi un genre littéraire qui prit, à partir de Simonide, une place importante dans la littérature grecque.

Simonide de Céos et Pindare de Thèbes qui, à l’époque de l’invasion persique, se trouvaient tous deux en pleine verve, nous donnent une idée, non seulement des fêtes grecques à l’apogée de leur éclat et de l’art qui leur était consacré, mais encore de la force héroïque qui animait leurs contemporains, de la vigueur de corps et d’esprit qui se transmettait dans les grandes maisons, et de la solennité avec laquelle on célébrait les jeux ou concours nationaux. Ces poètes parcouraient le pays, accompagnés de l’estime de tous et comblés de riches présents ; exerçant leur art au sein du peuple, ils travaillaient à resserrer les liens qui unissaient entre elles les cités et les grandes familles, et à les maintenir en communion avec la nation tout entière. Leur rôle était de remettre en mémoire les traditions communes léguées par les vieux âges, et d’exalter la magnificence des fêtes panhelléniques ; ils célébraient dans leurs chants la gloire de ces vainqueurs, qui appartenaient à la patrie tout entière et qui étaient comme une incarnation vivante de l’hellénisme. C’est ainsi que nous voyons l’influence de Simonide s’étendre sur les colonies aussi bien que sur la mère-patrie ; il met en relation les mondes les plus divers, fonde partout des amitiés et apaise des différends.

Pindare exerça, avec plus d’autorité encore, ce rôle bienfaisant d’intermédiaire. Thébain de naissance, attaché de tout cœur à sa patrie, il était allé à Athènes et y avait appris auprès de Lasos le grand art. Il était initié aux mystères d’Éleusis ; il assistait avec prédilection aux jeux nationaux et se trouvait comme chez lui à Delphes, ce centre religieux du pays. Descendant des Ægides, famille dont les nombreux représentants avaient pris une part si importante à l’organisation de l’État spartiate et à la fondation de Théra et de Cyrène, cette origine même le prédisposait à juger les affaires de la Grèce d’un point de vue plus élevé et plus large. Voyageur par goût, comme ses ancêtres, il parcourait les villes de l’Hellade. Sa mission était de l’éveiller chez les habitants des contrées les plus distantes le sentiment de la nationalité et des mœurs communes : Heureuse Lacédémone, chantait-il déjà dans sa première jeunesse, avant même que la révolte des villes d’Ionie eût engagé ce grand duel entre la Perse et la Grèce, heureuse Lacédémone, bienheureuse Thessalie, des deux côtés règne, issue d’un même père, la race d’Héraclès, le héros vaillant dans les combats[5]. C’est ainsi qu’il exploitait le trésor des antiques légendes et savait les appliquer avec un art ingénieux, pour fondre dans une grande unité nationale Sparte et les dynastes de la Thessalie, aussi bien que Thèbes, Égine, et les villes arcadiennes.

Mais, si l’on fait abstraction de cette unité idéale, dont le sentiment s’exprimait par la bouche des poètes populaires et réchauffait tous les nobles cœurs, il n’y avait aucun lien national qui pût garantir une résistance durable contre les attaques d’une puissance ennemie conduite par la main d’un despote.

Depuis la dernière génération, la puissance de Delphes était brisée. La domination de ses prêtres était tombée sans lutte, parce qu’elle n’avait pour appui que des moyens spirituels qui s’étaient usés peu à peu ; il n’était plus vrai de dire que Delphes était le centre de la Grèce : cependant, rien ne l’avait remplacée, mais, à mesure que les institutions communes des anciens temps disparaissaient, les États s’étaient développés, chacun pour son compte, avec une indépendance de jour en jour plus complète. Chaque république vivait de sa vie propre et formait comme une famille absolument fermée aux autres. Les citoyens des États voisins étaient des étrangers, des gens du dehors. Les mariages contractés entre membres de différents États étaient nuls de droit, s’il n’existait pas entre eux de convention spéciale à ce sujet. Ajoutons que partout se produisaient des froissements entre voisins, des contestations au sujet de la ligne des frontières, de l’étendue des territoires sacrés, du refuge accordé à des esclaves fugitifs. Et ce n’était que dans des cas très rares que les parties croyaient devoir recourir à une sentence arbitrale pour régler leurs différends. Il n’existait nulle part de tribunal fédéral dont la compétence fût reconnue par tous les États. De là vient qu’Hérodote, racontant la délibération des princes grecs convoqués par Xerxès avant le commencement de la guerre, met dans la bouche de Mardonios la question suivante : Comment le roi des Perses pourrait-il craindre un peuple chez qui les États, au lieu de régler leurs querelles par le moyen de hérauts et d’ambassadeurs, ainsi qu’il convient entre gens parlant la même langue, courent aux armes avec une précipitation insensée, pour se déchirer entre eux[6] ?

Les États eux-mêmes appartenaient à deux catégories distinctes. C’étaient ou bien de petites communes rurales qui vivaient paisibles et inaperçues, comme les cantons de l’Arcadie, se contentant de suivre un voisin puissant, sans songer à se faire une politique à elles ; ou bien c’étaient des États plus grands, plus actifs, prenant part aux affaires du monde, et dont les prétentions ambitieuses se heurtaient entre elles.

Cette situation était celle des deux principaux États. Sparte se maintenait encore au premier rang. Ses citoyens passaient pour les plus beaux et les plus vaillants des Hellènes, pour les chefs naturels des autres, pour leurs maîtres dans l’art de la guerre ; ils pouvaient avec un légitime orgueil se considérer comme supérieurs aux Grecs de sang ionien. Bien que la politique malheureuse et sans dignité suivie par Sparte durant les vingt dernières années ne fût pas faite pour inspirer la confiance et le respect, les circonstances étaient cependant favorables à la durée de son prestige. En effet, la terreur générale causée par l’extension de la puissance des Perses, le sentiment toujours croissant de l’insécurité générale dans le monde grec, devaient plus que jamais, à cause de ses moyens de défense naturelle, faire considérer le Péloponnèse comme la forteresse de l’Hellade. La constitution de Sparte et la confédération du Péloponnèse étaient encore ce que les Hellènes avaient produit de plus durable eu fait d’organisation politique. Sparte était aussi regardée en Asie-Mineure comme un État puissant et bien organisé ; et lorsque, après la chute de Sardes, les circonstances devinrent de plus en plus inquiétantes pour les habitants de cette contrée, beaucoup d’entre eux émigrèrent dans le Péloponnèse pour échapper aux conséquences d’un bouleversement violent. C’est ainsi que Bathyclès de Magnésie s’était transporté à Sparte avec son école d’artistes, et que les marchands d’Ionie y plaçaient leur argent. Hérodote parle d’un riche habitant de Milet, qui avait confié la moitié de sa fortune au Spartiate Glaucos en réfléchissant que, dans son pays, en Ionie, rien n’était stable ni assuré, et que le Péloponnèse était le seul pays qu’on pût encore considérer comme un lieu sûr[7].

Cependant, dans ce moment où le monde grec sentait s’appesantir sur lui le joug de l’oppression, Sparte n’eut ni le courage, ni la force de profiter des circonstances pour se poser en capitale des Hellènes et prendre en main la défense de leurs intérêts communs. Ce n’était certes pas faute de convoitises ambitieuses. Avant que la puissance des Perses se fut affermie, les Spartiates avaient manifesté l’intention de venir en personne. au secours du roi de Lydie ; mais plus tard, ils n’eurent pas même le courage de protéger leurs propres frères d’Asie, et, par deux fois, ils repoussèrent les Ioniens venus pour implorer leur secours.

Dans la Grèce proprement dite, ils maintenaient opiniâtrement leurs prétentions ; mais ils vivaient sur leur réputation et ne faisaient rien pour conquérir de nouveaux titres à l’hégémonie. Ils n’avaient pas osé recevoir Platée dans leur confédération, mais ils avaient profité de la demande des Platéens, comme de tontes les autres occasions, pour exciter la mésintelligence entre les États situés au nord de l’isthme : ce qu’ils ne pouvaient atteindre par leur propre force, la faiblesse des autres devait le leur procurer. Ainsi donc, Sparte n’avait guère soit le pouvoir, soit la volonté de réunir les forces du peuple grec. Sans doute, ses citoyens formaient une armée incomparable ; mais ce qui manquait, c’était le souffle vivifiant et le sens des grandes choses : l’État ne savait pas tirer parti de ses propres forces ; il se traînait, paresseux et lourd, dans l’ornière accoutumée. Parfois, dans ses Héraclides revivait encore quelque chose de la flamme des héros achéens ; mais alors, l’esprit hardi et entreprenant qui se manifestait en eux se tournait avec un égoïsme sauvage contre leur propre pays, comme le montre l’exemple de Cléomène ; ou bien il se dépensait dans des aventures sans but, comme chez Doriens, son frère cadet, à qui la vie dans sa patrie devint si insupportable qu’il s’en alla par le monde, en Libye d’abord, puis en Sicile, à la complète d’un nouveau royaume[8].

Ainsi se dissipait sans profit ce qui restait encore de l’énergie des anciens héros ; et, tandis que, les Perses s’approchaient chaque jour davantage, Sparte, dans son égoïsme étroit, ne songeait qu’à ses propres intérêts. Elle désolait le territoire d’Argos par une guerre sanglante ; elle continuait à favoriser toutes les divisions dont elle pensait retirer quelque avantage ; et, bien qu’elle eût contracté une alliance défensive avec Athènes, elle avait cependant fait en sorte d’arriver trop tard à Marathon. Dépourvue de plans politiques et d’idées propres, Sparte n’avait au fond qu’une préoccupation ; ne pas laisser grandir Athènes. Mais celle-ci, tant par son développement intérieur que par son action au dehors, était déjà entrée dans une voie qu’elle ne pouvait plus abandonner ; elle était devenue une grande puissance ; elle ne pouvait plus que marcher en avant avec honneur, ou reculer honteusement.

En outre, des inimitiés de toute sorte régnaient entre les différents États. Au moment où Crésus était assiégé dans Sardes (548 : Ol. LVIII, 1), Argos et Sparte se trouvaient de nouveau engagées dans une lutte sanglante au sujet des cantons de la Thyréatide, que les Argiens avaient perdue pour la seconde fois après la chute de Phidon. Égine et Corinthe se poursuivaient d’une jalousie réciproque ; souvent, dans la même contrée, les petites villes étaient en discorde avec les grandes, qui voulaient s’ériger en capitales et prendre le pas sur les autres, comme Thèbes, par exemple, sur Thespies et Platée. Le plus souvent, ces guerres entre villes affectaient le caractère de tournois ; elles n’étaient pour ainsi dire qu’une perversion du goût inné des Hellènes pour les luttes et les concours. Des phalanges d’élite venaient se mesurer comme en champ clos, et l’érection du trophée sur le champ de bataille était le but qu’on voulait surtout atteindre. Aussi, il arrivait parfois qu’après la mêlée la plus sanglante la victoire restait indécise. A Thyréa, par exemple, les Lacédémoniens se considérèrent comme vainqueurs parce que le dernier survivant de leurs trois cents guerriers, Othryade, avait passé la nuit sur le lieu du combat et réuni en trophée les armes des ennemis, tandis que, de leur côté, les derniers Argiens rentraient en hâte dans leur ville, pour annoncer leur propre victoire[9]. C’est ce qui explique aussi que, dans ces luttes de ville à ville, on ne songeât pas à s’assurer des positions les plus avantageuses. Au contraire, les guerriers s’avançaient les uns contre les autres en rase campagne, comme pour un combat singulier dans lequel ils venaient déployer leur bravoure[10]. Cependant, ce genre de combats, relativement inoffensifs, tendait à disparaître, à mesure que les passions politiques, de plus en plus envenimées, produisaient une opposition plus violente des partis.

Un antagonisme profond séparait la Grèce en deux camps, car il y avait encore dans toutes les villes des familles chevaleresques, héritières de grands biens et d’une vieille renommée, qui se croyaient prédestinées à donner des chefs au peuple. et à diriger les cités. Partout où ces familles étaient encore au pouvoir, on haïssait Athènes comme le foyer de la démocratie, dont l’action, semblable à un venin malfaisant, s’étendait de proche en proche, ruinant le régime auquel les sociétés helléniques avaient dû leur santé. On ne pouvait pardonner aux Athéniens d’avoir fait cause commune avec les Ioniens et d’avoir ainsi attiré sur la Grèce tous les maux présents.

Ces mêmes partis se retrouvaient en présence au sein de toutes les cités d’une certaine importance, et leur opposition s’affirmait d’une manière toujours plus tranchée à mesure que grandissait le mouvement qui agitait cette époque. Les uns suivaient ce mouvement avec enthousiasme ; les autres lui opposaient la méfiance ou lui résistaient ouvertement. C’est pourquoi le brillant essor qu’avait pris la jeune Athènes devait être un sujet de dépit, non seulement pour les Spartiates et les Thébains, mais aussi pour tous ceux qui ne voyaient de salut pour l’État que dans la sage direction imprimée aux affaires par les anciennes familles ; pour ceux qui détestaient par dessus tout un renversement de l’ordre établi, ayant pour conséquence d’amener la multitude au pouvoir et de livrer les destinées de l’État aux décisions de tumultueuses assemblées populaires. Dans ce monde nouveau, qui déployait avec une incroyable célérité ses forces naissantes, on ne voulait plus avoir à compter avec des classes privilégiées ; tout devait y être accessible à tous. Les anciennes familles sentaient que cette libre concurrence de toutes les énergies menaçait leur prestige ; leur chute était considérée par les partisans de l’ancien ordre de choses comme la décadence des institutions helléniques et la fin des nobles traditions. Ils ne voyaient dans l’élan actuel qu’une effervescence passagère.

Mais les guerres avec la Perse étaient imminentes. S’il y avait pour la Grèce quelque chance d’en sortir victorieuse, ce ne pouvait être que par l’élan d’un enthousiasme général, c’est-à-dire, par un grand soulèvement national. Personne ne pouvait s’y méprendre. Dans ces conditions, chaque succès deviendrait une victoire du parti populaire, un progrès de la démocratie ; et voilà pourquoi les anciennes familles et leurs partisans n’éprouvaient aucune sympathie pour les guerres de l’indépendance. Déjà, la souveraineté populaire établie dans les villes ioniennes leur avait inspiré une véritable horreur ; et, de même qu’au fond du cœur ils bénissaient sans doute les Perses d’avoir mis fin ace qu’ils regardaient comme une monstruosité, de même, dans leur propre pays, ils aimaient mieux voir triompher les Perses que les démocrates.

C’est pourquoi, dans toute la Grèce, les sympathies des aristocrates étaient pour les Mèdes ; on les voyait, soit, comme en Thessalie ou à Thèbes, diriger dans cc sens l’État tout entier, soit, lorsqu’ils n’étaient pas maîtres de le faire, comme à Érétrie et à Athènes, témoigner leurs préférences par des menées occultes. Ils s’ingéniaient même à découvrir toutes sortes de liens de parenté entre Perses et Grecs, afin de déguiser, sous un prétexte honorable, un secret penchant pour la cause de l’ennemi. A Argos, on affectait de voir en Persée le père commun des Achéménides et des Argiens. L’érudition mythologique des Grecs travaillait à tirer parti du Phrygien Pélops pour établir les droits des Achéménides sur l’héritage des Pélopides ; de même, on faisait croire à Datis que, comme descendant de Médos, fils de Médée et d’Égée, il pouvait élever des prétentions sur l’Attique[11].

Toutes les raisons que nous venons d’indiquer font comprendre que l’oracle de Delphes était loin de représenter, en face des Perses, la cause de la nation. Les sanctuaires vénérés du monde hellénique avaient un rôle international. Leurs prêtres y trouvaient un immense avantage ; c’est qu’ils se voyaient honorés et comblés de présents, non seulement par les Hellènes, mais aussi par les rois étrangers. Ils devaient désirer par conséquent que la paix continuât à unir les deux rivages de la mer Égée, et rien ne pouvait leur faire plus de tort que l’opposition croissante entre Grecs et Barbares. Aussi n’avaient-ils aucune sympathie pour le mouvement national. Les riches et puissantes corporations sacerdotales de Milet et d’Éphèse y étaient ouvertement opposées. Quant aux prêtres de Delphes, ils avaient encore un motif de plus à jeter dans la balance ; ils comprenaient bien que l’arrivée des démocrates au pouvoir ferait évanouir jusqu’au dernier vestige de leur influence. La démocratie était en effet l’opposé de ce que Delphes avait proclamé de tout temps comme la forme normale d’un bon gouvernement.

Ceux des Hellènes qui étaient étroitement liés avec Delphes et qui représentaient ses principes devant le peuple se rangeaient à son opinion. Un homme comme Pindare, descendant d’une famille antique et noble, et dont la seule ambition était de faire revivre dans ses chants la gloire des anciennes maisons, comme la rosée réconforte et embellit les plantes, Pindare, qui voyait dans la transmission héréditaire des vertus paternelles la seule garantie durable du beau et du bon, et qui avait autant d’éloignement pour la démocratie que pour la tyrannie, Pindare ne pouvait partager en aucune façon l’enthousiasme qu’excitaient ces luttes pour l’indépendance. Il était capable de chanter les louanges d’un Athénien, peu de temps après la bataille de Marathon, sans consacrer un seul mot au souvenir de cette grande journée[12].

Mais les aristocrates n’étaient pas seuls opposés à la guerre. Il ne manquait pas de gens en Grèce qui conseillaient la soumission et penchaient pour les Mèdes. C’étaient des Grecs aussi bien que des étrangers, et particulièrement les gens qui avaient intérêt à ne pas voir troubler une vie de faciles jouissances et les libres communications entre les deux rivages de la mer Égée. Aussi, dans le nombre des étrangers nous citerons, comme ayant exercé dans ce sens une action spéciale, les courtisanes venues des villes d’Ionie. Ces personnes, par le charme de leur commerce et leurs liaisons avec des hommes en vue, acquéraient une grande influence, et avaient souvent l’occasion de propager dans leur entourage des dispositions pacifiques favorables aux Perses. La belle Thargélie de Milet, en particulier, par les quatorze liaisons qu’elle eut successivement, exerça une influence très considérable sur la politique. En Thessalie, par exemple, elle avait réussi à gagner un des plus puissants dynastes de la contrée, Antiochos, parent tics Aleuades ; et elle conserva, même après la mort de celui-ci, un pouvoir souverain. C’est l’exemple le plus connu de ces femmes qui faisaient tourner leur ascendant au profit des Perses[13].

Tel était en Grèce, d’une manière générale, l’état des choses et des esprits. Si l’on ajoute à toutes ces considérations la puissance de l’argent, que les Perses avaient à leur disposition, si l’on se rappelle combien étaient rares chez les Grecs les vertus incorruptibles et combien de fois les Perses furent secondés dans leurs desseins par les Grecs eux-mêmes, soit ouvertement, soit secrètement, par libre adhésion ou par le moyen de transfuges et de traîtres, on comprendra que Xerxès pût tenir pour insensé son hôte Démarate, lorsque celui-ci prédit aux Perses une guerre sérieuse.

Le succès dépendait avant tout de Sparte et d’Athènes. Xerxès n’avait pas envoyé d’ambassadeurs dans ces villes : après ce qui s’était passé, elles furent traitées en villes ennemies, qui devaient être châtiées. Toutes deux se trouvaient dans la même situation ; elles devaient donc agir de concert. Mais l’alliance qu’elles avaient formée dix ans auparavant s’était relâchée. Athènes, après avoir lutte et vaincu seule, s’était concentrée en elle-même et avait cherché à développer ses ressources propres, sans consulter davantage les Spartiates. Les modifications qu’avaient subies les plans des Perses, puis, les événements qui avaient suivi, la révolte de l’Égypte, les luttes des prétendants à Suse, la mort de Darius, les hésitations de Xerxès, et enfin les armements nouveaux qui avaient pris à ce prince beaucoup de temps, tout cela devait favoriser l’exécution des plans de Thémistocle. Sans que personne l’inquiétât et la troublât, Athènes était devenue une puissance maritime de premier ordre ; en possession de ses 200 trirèmes bien équipées, de son port militaire bien défendu, elle se sentait appelée désormais à poursuivre une politique énergique et indépendante.

Cependant, même, dans cette situation favorable, Athènes ne pouvait rester isolée. Thémistocle, après avoir pendant de longues années travaillé exclusivement pour Athènes, entreprit la tâche plus difficile encore de grouper les forces de résistance qui se trouvaient en dehors d’elle, et de réunir dans une action commune les États décidés à se défendre. Mais, pour exécuter son dessein, il fallait attendre que le danger fût assez proche pour frapper les plus aveugles, et que la terreur commune fit taire tons les autres sentiments. Le centre naturel du parti national était Sparte, le chef-lieu de la péninsule, la citadelle de l’Hellade. Mais, dans les circonstances actuelles, cette ville, située dans la vallée écartée de l’Eurotas, n’était pas un lieu favorable à la réunion d’un conseil fédéral qui, sous peine de voir ses décisions retarder toujours sur les événements, devait siéger au centre de l’Hellade et près de la côte. Aucun endroit ne répondait mieux à ces exigences que l’isthme de Corinthe, ce point d’intersection de toutes les voies de terre et de mer ; c’était de plus pour les Hellènes un centre de réunion plein d’antiques souvenirs, un lieu sanctifié par les tombeaux des héros Sisyphe et Nélée, ainsi que par le sanctuaire de Poséidon et cet adyton de Palémon où l’on venait faire les serments les plus solennels[14]. Transporter à l’isthme le conseil des Hellènes, c’était lui permettre d’exercer plus librement son action et lui ouvrir des horizons plus vastes.

Ce fut un jour important pour la Grèce que celui où, dans l’automne de l’année 481 (Ol. LXXIX, 4), les députés se réunirent à l’isthme de Corinthe. Ce fut comme l’inauguration d’une nouvelle Union d’États sous la présidence de Sparte. Mais Sparte se montra, comme toujours, à court d’idées. Au lieu de marcher en avant, elle se laissa pousser. C’est d’Athènes que vinrent les idées créatrices et fécondes ; parmi les Péloponnésiens, un seul homme, un Arcadien, Chiléos de Tégée, se montra à la hauteur des circonstances et, par ses qualités personnelles, sut acquérir une grande influence, même à Sparte. Thémistocle et Chiléos furent les principaux fondateurs de la nouvelle confédération, dans laquelle on vit revivre l’esprit des anciennes amphictyonies. Mais cette nouvelle Ligue hellénique était indépendante de toute influence sacerdotale ; c’était une libre association de tous les États qui étaient résolus à donner leur argent et leur sang pour défendre l’indépendance de la patrie[15]

Thémistocle se montra, là aussi, un véritable homme d’État, sachant unir en temps opportun une sage condescendance à une activité énergique. Lorsqu’il fut question de savoir qui se mettrait à la tête de la Ligue, il persuada à ses concitoyens de renoncer pour le moment à leurs prétentions, si bien fondées qu’elles fussent. Ce n’était pas le moment de disputer sur des questions de forme : Sparte conserva l’hégémonie, sans la partager avec personne ; mais, en fait, Athènes prit place à côté de Sparte, et les ambassades qui furent expédiées de l’isthme furent, pour cette raison, composées de membres des deux États.

On décida tout d’abord que tous les députés promettraient, au nom de leurs États respectifs, de faire trêve à toutes les querelles intestines, afin de se présenter devant l’ennemi dans une entière concorde. La conséquence la plus importante de cette décision fut la réconciliation entre Athènes et Égine. Un résolut, en second lieu, d’envoyer des ambassadeurs chargés d’engager les États encore indécis et les frères établis dans les contrées lointaines à prendre part à la Ligue. Cette mesure avait pour but de faciliter à Argos son adhésion et d’obtenir le concours des villes de Crète et de Sicile. En troisième lieu, on s’entendit sur un plan de campagne. Tandis que les décisions du conseil fédéral s’exécutaient, les députés restèrent réunis à l’isthme en conseil de guerre permanent. C’était le quartier général de tous les Hellènes qui étaient résolus à défendre leur pays ; là, le sentiment national se fortifiait et s’épurait dans la flamme’ d’un enthousiasme commun, et l’imminence du danger exaltait l’amour de la liberté aussi bien que l’ardeur au combat.

On ne se laissa donc point intimider par les rapports des espions qui revenaient de Sardes, et à qui Xerxès avait fait parcourir son camp, ni par les lamentations de la Pythie qui, au lieu d’enflammer les courages, les abattait, pas plus que par le refus des Argiens, qui mettaient en avant une sentence de la Pythie pour justifier leur fausse neutralité[16], ou par l’insuccès des ambassadeurs qui revinrent de Crète et de Sicile sans avoir pu aboutir. On ne comptait ni les ennemis, ni les amis ; on était uni dans le sentiment d’une impérieuse nécessité. On pouvait à bon droit se regarder comme l’élite des Hellènes de la mère-patrie et se nommer le parti des patriotes, les bien pensants[17].

Mais, si les confédérés ne faisaient là que leur devoir, les autres méritaient le reproche de manquer au leur. Il fallait que cela Bit dit bien haut. Toute adhésion volontaire aux Perses, aussi bien que tout service rendu par un Hellène à l’ennemi, soit en paroles, soit en actions, était un crime de haute trahison : le conseil fédéral siégeant à l’isthme était le tribunal appelé à en connaître, et il proscrivit des hommes comme Arthmios de Zélée, qui avait apporté en Grèce de l’or perse. Tous ceux qui n’étaient pas partisans de la liberté furent exclus des jeux nationaux : on ne pouvait mériter l’honneur d’être un véritable Hellène que par un patriotisme prêt à tous les sacrifices. On alla même jusqu’à reconnaître formellement qu’il étai t du devoir des confédérés de venger les dieux nationaux sur ceux qui les auraient combattus et trahis ; on s’engagea, lorsque l’invasion aurait été repoussée, à déclarer la guerre d’un commun accord aux partisans des Perses et à consacrer, suivant l’antique usage de la nation, la dîme du butin au dieu de Delphes. Cette manifestation d’une politique résolue et hardie avait son importance : elle encourageait les confédérés et portait leurs regards au delà du danger présent ; elle intimidait les villes hésitantes et éveillait, dès ce moment, cette pensée féconde que, de même que l’abstention volontaire serait châtiée, de même, les villes que les Perses auraient subjuguées par la force devraient être délivrées.

C’est ainsi que, dans ce temps de profonde détresse, où l’on ne savait pas même comment on couvrirait les frontières les plus rapprochées, naissait et se développait la notion d’une grande patrie au sein plus large, qui se dresserait dans toute sa splendeur en face des Barbares. De son côté, la Muse grecque ne manqua pas d’alimenter l’enthousiasme du peuple. Ce fut principalement Simonide de Céos, l’ami influent de Thémistocle, qui, malgré ses soixante-dix ans, s’assimila, avec une ardeur de jeune homme, les passions de cette grande époque : après avoir autrefois joué le rôle de poète courtisan auprès d’Hipparque et, plus tard, des Scopades de Thessalie, il devint le chantre des guerres de l’indépendance et entraîna le peuple au combat contre les ennemis de la patrie. Chacun comprenait quel était l’enjeu de cette redoutable partie et sentait d’autant plus vivement la valeur des biens dont jouissaient les habitants de l’Hellade. L’antique contraste entre Hellènes et Barbares apparut alors dans toute son évidence à la conscience grecque : il est impossible en effet de se figurer des éléments plus hétérogènes que ceux qui allaient entrer en lutte. D’un côté, nous voyons un monarque, aux volontés absolues, se placer avec les princes de sa maison à la tête de multitudes formées par les peuples de l’Asie, qui obéissent aveuglément à ses ordres et qu’il pousse devant lui à coups de fouet, comme des troupeaux, jusqu’au delà de l’Hellespont ; de l’autre côté, un petit groupe de cités libres, qui ne se sont unies qu’au dernier moment pour la défense commune.

Mais, le lien qui les réunissait, c’était d’abord le sentiment d’une obligation morale : donner sa vie pour la patrie et pour ses dieux ; puis, le sentiment de l’orgueil national, car elles ne pouvaient supporter la pensée de subir le joug de nations qu’elles ‘méprisaient comme étant des peuples d’esclaves.

 

 

 



[1] Dans les 50.000 soldats laconiens. il ne faut compter. d’après Hérodote, (IX, 28, cf. VII, 234) que 5.000 Spartiates avec 35.000 hilotes, plus 5.000 Lacédémoniens pesamment armés et autant d’autres armés à la légère.

[2] Sur le nombre total des Péloponnésiens, voyez mon livre sur le Péloponnèse (Peloponnesos, I, p. 175) ; il faut seulement, au passage indiqué, substituer 3.000 à 1.440 pour Mantinée.

[3] Le chiffre de 30.000 citoyens pour Athènes n’est pas contestable, comme le remarque très justement BÄHR (ad Herod., V, 97). Le recensement de 441 (Ol. LXXXIII, 4) a trait à ceux qui demandaient à avoir part aux distributions gratuites de blé (BÖCKH, Staatshaushaltung, I, 50). Cette opinion est combattue par FRÄNKEL, Attische Geschwornengerichte, p. 3. Pour unir toutes les forces de la cité en vue de la défense nationale, on rendit à Athènes un décret d’amnistie générale (ANDOCID., De Mysteriis, § 107. Cf. SCHEIBE, ap. Zeitschrift für die Alterthumswissenschaft, 1842, p. 210). C’est probablement ce décret qui a occasionné le retour d’Aristide (PLUT., Themist., 11).

[4] Les 460.000 esclaves des Corinthiens et les 470.000 des Éginètes sont attestés par des témoignages sérieux (BÖCKH, Staatshaushaltung, I, 57). Seulement, il ne faut pas s’imaginer que de pareilles masses d’esclaves fussent agglomérées dans les villes ; ils étaient disséminés sur les vaisseaux et dans les factoreries d’outre-mer. Sur les différentes supputations du nombre des esclaves dans les cités antiques, voyez BÜCHSENSCHÜTZ, Besitz und Erwerb im griech. Alterthum, p. 141. En ce qui concerne la position sociale des esclaves, elle était différente suivant les lieux et les temps. Dans les cités aristocratiques, on maintenait dans toute sa rigueur les différences de classes ; l’esprit démocratique d’Athènes, au contraire, profitait, même aux gens de condition servile et faisait naître, au grand scandale des aristocrates (PS. XENOPH., De rep. Athen., 1), entre maîtres et esclaves des rapports empreints d’un sentiment d’humanité et de bienveillance.

[5] PINDARE, Pyth., X, 1-3.

[6] HEROD., VII, 9.

[7] HEROD., VI, 86.

[8] HEROD., V, 41 sqq.

[9] Lutte pour la possession de la Thyréatide (HER., I, 82. PAUS., II, 20, 7). Cf. KOHLMANN, Othryades (Rhein. Mus., XXIX, p. 462 sqq.).

[10] Mardonius, dans le discours que lui prête Hérodote, a un mot très juste pour caractériser le combat entre Hellènes (HEROD., VII, 9). Il n’est pas question ici, comme le croit H. Stein, de πεδία περιμάχητα déterminées, comme la plaine de Lélante et autres semblables ; l’orateur veut dire qu’ils considèrent le champ de bataille comme une palestre, où ils mesurent leurs forces en luttant les uns contre les autres, sans chercher les avantages naturels d’une position habilement choisie.

[11] HEROD., VII, 61. 150. SCHOL. ARISTOPH., Pac., 289. Le scoliaste donne des détails curieux sur le philhellénisme de Datis.

[12] Voyez la septième ode pythique à l’Alcméonide Mégaclès, vainqueur à la course des chars. Cf. TYCHO MOMMSEN, Pindaros, p. 40 sqq. BÖCKH (Berlin. Monatsber., 1864, p. 420) rapporte l’éloge d’Athènes à la victoire de Marathon. Les jeux pythiques tombent en Métagitnion, le mois de la bataille. Il est possible, à la rigueur, que le morceau ait été composé entre la fête delphique et la bataille (L. SCHMIDT, Pindars Leben, p. 85) ; mais la chose n’en est pas moins fort invraisemblable. Cf. l’apologie du poète par A. CROISET, La poésie de Pindare, Paris, 1880, p. 263-273.

[13] PLUTARCH., Périclès, 21, ATHEN., p. 608. BUTTMANN, Mythologus, II, p. 281.

[14] Sur les sanctuaires de l’isthme, cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 541.

[15] THUC., I, 102 ; HEROD., VII, 145. VIII, 140. 1. Cf. ULLRICH, Hellen. Kriege, p. 30.

[16] HEROD., VII, I45.

[17] L’expression officielle, donnée par Hérodote, est : οί περί τήν Έλλάδα Έλληνες (c’est-à-dire les Grecs de la mère-patrie) οί τά άμείνω φρονέοντες (HEROD., VII, 145). Τά άμείνω φρονεΐν était certainement une ancienne expression, empruntée aux formules en usage à Delphes dans les affaires amphictyoniques.