HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (SUITE).

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES LUTTES AVEC LES BARBARES.

 

 

§ V. — RÉVOLTE ET CHÂTIMENT DE L’IONIE.

Parmi les petites îles de la mer Égée, appelées par les anciens Cyclades ou îles en cercle, parce qu’elles semblaient entourer comme d’un cercle solennel l’île sainte de Délos, les plus considérables sont Paros et Naxos ; séparées seulement par un étroit bras de mer, elles forment comme un couple uni en tout temps par une étroite solidarité. Aussi les désigne-t-on, aujourd’hui encore, d’un nom collectif : Paronaxia. Paros se découvre à de grandes distances, grâce à ses montagnes dont les formes majestueuses s’élèvent comme pour annoncer le trésor qu’elles recèlent, d’inépuisables carrières du marbre le plus pur. Paros est en outre d’une grande importance pour la navigation, à cause des sources qu’on trouve sur son rivage et de ses anses profondes. Sous ce rapport, cette île est le complément naturel de la grande île sa voisine. Car Naxos sort de la mer, arrondie de tous côtés, sans échancrures profondes ; son étendue et sa masse solide devaient en faire la reine des îles du voisinage, et la nature lui a tellement prodigué les richesses les plus variées que les anciens l’appelaient parfois la petite Sicile. Du haut de la large cime qui la couronne, on domine plus de vingt îles, et le regard s’étend à l’est jusqu’aux massifs des montagnes de l’Asie[1].

L’amphictyonie de Délos s’était dissoute de bonne heure ; les îles avaient formé alors des groupes isolés, et, parmi elles, Paros et Naxos avaient joui d’une prospérité particulière. Les Pariens surent, dans leur île qui avait voué un culte tout spécial à Déméter législatrice, sauvegarder par leur sagesse l’ordre public, et les Naxiens conquirent, grâce à l’étendue et aux ressources de leur île, une certaine primauté. Ils prirent une part active à l’essor de l’industrie artistique qui était florissante dans les îles au septième et au sixième siècles. Outre le marbre qu’ils avaient en abondance, les pierres d’émeri de leur île offraient des matériaux de choix pour l’aiguisage des instruments de fer [2]. Aussi est-ce à Naxos qu’au temps d’Alyatte on inventa, dans l’atelier de Byzès, l’art de scier le marbre et que l’on tailla dans le marbre les tuiles des temples, ordinairement faites en terre cuite[3]. Ainsi, Naxos contribua pour sa part aux inventions des Grecs ; cependant, malgré la vie plus tranquille dont ces îles jouissaient, les querelles de partis et les bouleversements politiques ne lui furent pas épargnés.

L’État des Naxiens fut dans le principe dirigé par les familles dont les ancêtres avaient été ses fondateurs, au temps de la migration ionienne. Ces familles habitaient ensemble dans la ville, et possédaient dans les environs les meilleures terres et les meilleurs vignobles. Les gens du commun acceptèrent la position privilégiée de la noblesse urbaine aussi longtemps que leur condition fut peu aisée. Mais, lorsque le commerce du vin et des fruits du Midi, les progrès de l’art et de l’industrie, eurent développé et répandu chez eux le bien-être, ils prirent conscience d’eux-mêmes, et les prétentions des familles nobles leur devinrent insupportables. Un certain Télésagoras s’était acquis un réel prestige aux yeux de la population des campagnes : il était le favori du peuple ; riche, libéral, il tenait pour tous maison ouverte. Son influence indisposa les. nobles. L’animosité devint de plus en plus vive : des froissements se produisirent, en particulier au marché aux poissons, point principal où se concentre la vie chez toutes les populations ioniennes.

Quant les jeunes nobles voulaient rabattre sur le prix d’un poisson rare qui leur plaisait, les marchands leur répondaient souvent qu’ils le donneraient à Télésagoras pour rien plutôt que de le leur vendre à eux. Les nobles ainsi surexcités s’oublièrent un jour, ivres de vin et d’insolence, jusqu’à déshonorer la maison hospitalière de Télésagoras en outrageant ses filles[4]. Cette violence fut le commencement des guerres civiles, qui troublèrent profondément et pour toujours la paix intérieure dans la belle lie de Dionysos. Elle fut entrainée dans un vaste cycle de complications extérieures, et ses troubles politiques furent le brandon qui alluma l’incendie de la guerre depuis longtemps imminente entre l’Asie et l’Europe.

Lorsque Pisistrate rentra pour la troisième fois à Athènes, à ses côtés chevauchait le Naxien Lygdamis qui, dans la lutte contre les familles nobles, s’était élevé au rang d’un puissant chef de parti, avait été chassé plus tard, et enfin avait été réintégré par Athènes comme tyran de Naxos. Il fit cause commune avec Pisistrate comme avec Polycrate ; mais, lorsque les Spartiates firent la guerre à ce dernier, il se vit chassé de nouveau. Toutes ces révolutions violentes ne pouvaient amener aucun résultat durable ; l’animosité des différentes classes était trop grande ; les familles nobles, ramenées par la force des armes et dont les membres étaient appelés les

Gras » par le peuple, étaient haïes à double titre ; il ne fallut pas longtemps pour qu’elles se vissent condamnées de nouveau à errer sans foyer, expulsées de leurs demeures et dépouillées de leurs propriétés. Cette fois, elles cherchèrent un appui moins lointain et plus effectif : elles allèrent à Milet, où l’une des premières familles de Naxos avait des relations d’hospitalité et d’amitié avec la maison d’Histiée. Du reste, l’État milésien était depuis de longues années en relations avec Paros.

Milet avait acquis un nouvel éclat sous le cousin et gendre d’Histiée, Aristagoras, et l’ambitieux tyran brûlait du désir de faire quelque chose de grand. Aussi accueillit-il avec une joie pleine d’espérances la prière des Naxiens fugitifs ; il voyait déjà Milet devenue la nouvelle capitale des Cyclades, et lui-même couronné d’honneurs et de gloire. Mais il ne pouvait rien à lui seul, et il ne fallait pas songer à mettre en mouvement les forces militaires de l’Ionie sans l’aveu du satrape de Sardes. Il alla donc en toute hâte trouver Artapherne. Il lui exposa les avantages extraordinaires de l’occasion qui s’offrait, la fertilité et la grandeur de l’île, l’importance de sa position, sa richesse en esclaves et en troupeaux, en vaisseaux à rames, en œuvres d’art splendides ; il insista sur la certitude du succès ; il montra enfin le splendide accroissement qu’y gagnerait l’empire des Perses : car, avec Naxos, les îles environnantes, comme Paros et Andros, seraient conquises du même coup. De là, rien de plus aisé que d’atteindre l’Eubée, une île aussi grande et aussi riche que Cypre, et admirablement placée pour permettre d’attaquer Athènes.

Artapherne, l’ennemi des Athéniens, accepta avec empressement ces propositions ; il recommanda le projet à Suse, et, au lieu des cent vaisseaux demandés, on en promit le double à Aristagoras. Cependant, Artapherne n’avait pas l’intention de laisser à l’ambitieux Hellène, qu’il haïssait au fond du cœur et qu’il estimait peu, la gloire de l’entreprise. Il fit en sorte que le roi nommât son cousin Mégabate au commandement de la flotte, avec mission d’exécuter les plans d’Aristagoras. Toute l’affaire fut poussée énergiquement et dans le plus grand secret. La flotte se dirigea au printemps vers Chios, comme si elle eût dû faire un de ces voyages de manœuvres et d’exercices par lesquels les Perses cherchaient à s’acclimater peu à peu dans la mer Égée. De Chios, avec l’aide des vents du nord, elle devait atteindre promptement son objectif. La flotte était dans les meilleures conditions pour faire campagne, et Mégabate eut à cœur de maintenir une discipline sévère, pour que la première entreprise tentée dans les eaux grecques fit honneur aux armes perses.

Ce fut l’occasion d’un conflit entre les deux chefs de la flotte. La détermination peu précise de leurs pouvoirs respectifs était le vice capital de l’entreprise. Aristagoras entra dans une violente colère parce qu’un de ses amis, capitaine de vaisseau de Myndos, avait été puni, pour négligence dans le service, d’une manière qui atteignait son honneur. Le fier Achéménide ne voulut pas se laisser dominer par l’Ionien, et, pour se venger de lui, il fit secrètement informer les Naxiens de ce qui les menaçait. L’avertissement arriva en temps opportun ; l’imminence d’un danger dont on n’avait aucun pressentiment excita à Naxos une ardeur générale. Troupeaux et provisions de toutes sortes furent accumulés dans la capitale ; on répara les fortifications ; on ferma le port ; on organisa le service de guerre, et la flotte perse-ionienne dut se résigner à un siège.

Elle stationna quatre mois devant les hautes falaises de l’île. Les provisions des assiégeants touchaient à leur fin ; les croiseurs grecs leur infligeaient pertes sur pertes : on dut à la fin se contenter de bâtir, pour les Naxiens fugitifs que l’on avait à bord, une forteresse sur un point écarté de l’île. La superbe flotte s’éloigna : l’expédition, naguère si pleine de promesses, avait complètement échoué[5].

Toute la honte en retomba, comme Mégabate l’avait calculé, sur la tête d’Aristagoras. Il lui fallait rendre des comptes au Grand-Roi et payer les frais de la guerre ; sa situation, son honneur, sa vie, étaient en jeu ; et il n’apercevait dans sa détresse qu’une seule issue. Bien des mécontentements fermentaient en Ionie ; les rapports entre Grecs et Perses étaient très tendus, et la mésintelligence qui avait éclaté entre Mégabate et Aristagoras n’était nullement un fait isolé, une rancune particulière.

Depuis l’expédition de Scythie, l’influence grecque inspirait une vive antipathie ; des froissements de toute sorte s’étaient produits non-seulement sur la flotte, où les Perses voulaient établir une discipline sévère qui paraissait insupportable aux Ioniens, mais encore dans les villes, qui supportaient un double joug, celui de la tyrannie et celui de la suzeraineté perse. L’aversion générale contre les Perses avait rapproché les éléments divers de la population maritime, par exemple, les Cariens et les Ioniens, qu’une hostilité si profonde divisait encore sous les Mermnades ; si bien qu’en cas de soulèvement l’Ionie pouvait compter sur l’appui de la Carie. Le mécontentement croissant fut entretenu par d’ambitieux chefs de partis, surtout par Histiée, qui depuis longtemps détestait les chaînes dorées dont on l’avait chargé à Suse. Il soupirait après l’air de la mer, après la liberté ionienne. Il aurait voulu conquérir le monde grec, et il lui fallait, entouré de regards envieux, passer ses jours à Suse, sans gloire et sans activité, dans le cérémonial ennuyeux qui réglait la vie du courtisan. Il excita son gendre à soulever sans retard les villes ioniennes ; sans quoi, il n’échapperait pas aux humiliations qui l’attendaient. Pour son compte, Histiée espérait qu’une insurrection de l’Ionie forcerait le Grand-Roi à le laisser revenir dans ses foyers. Il voulait à tout prix reparaître sur le théâtre de l’histoire d’Ionie.

Aristagoras rassembla son parti et travailla, en vue de ses plans, la populace de Milet, toujours avide de nouveautés. Il ne manquait pas d’hommes sensés qui reconnaissaient parfaitement combien une insurrection serait téméraire et cherchaient à enrayer le mouvement populaire ; leur chef et leur porte-parole fut Hécatée, fils d’Hégésandros, un Milésien de vieille souche. Il avait étudié de près toutes les contrées du monde qui étaient alors en relation avec les États méditerranéens, et l’étendue de ses connaissances lui permettait de porter un regard pénétrant et un jugement réfléchi sur la situation politique. Il affronta sans crainte le tumulte de l’agora, et, dans une harangue pleine d’énergie, il exposa l’état des choses, les ressources que le roi des Perses avait à sa disposition et les suites inévitables d’une insurrection avortée. L’empire était plus puissant, plus uni, plus discipliné que jamais ; le roi avait à son service des généraux habiles, et les plus habiles se trouvaient dans l’Asie-Mineure. Ils étaient pleins d’animosité contre les Grecs ; ils n’attendaient qu’une occasion pour les humilier. Tous appartenaient corps et âme à leur maître : les uns étaient ses parents, comme Artapherne et Mégabate, les autres lui étaient alliés par des mariages, comme Daurisès, Manès et Mardonius. Pleins d’ambition, ils désiraient tous se montrer à Darius comme les soutiens de son trône. Quant à des alliances et des secours effectifs, il ne fallait compter ni sur l’intérieur de l’empire, ni sur ses voisins, ni sur les Grecs, ni sur les Scythes ; au contraire la puissance perse était là, de tous côtés menaçante, non seulement sur terre, mais sur mer. Les Phéniciens saisiraient avec joie cette occasion de combattre l’Ionie. Leur haine contre les Grecs faisait la force des Perses.

Lorsque Hécatée reconnut que la voix de la prudence ne pouvait dominer l’entraînement populaire, il cessa de résister, mais non. pour se tenir à l’écart comme un homme froissé qui attend avec une joie maligne la justification de ses pressentiments : il fit, au contraire, tous ses efforts pour que ses compatriotes, leur résolution une fois prise, la missent à exécution avec le zèle qui seul pouvait rendre le succès possible. Vous voulez la guerre, disait-il : eh bien, soit ! Mais alors, agissez en hommes, et faites ce que vous faites, avec toute votre énergie. Ce qu’il vous faut, c’est de l’argent : de l’argent pour avoir des vaisseaux et des soldats, car vous ne pouvez vous maintenir que sur mer. Les sacrifices des citoyens ne suffisent pas ; il vous faut de grosses sommes. Pour les avoir, je n’aperçois qu’un moyen : des masses d’or sont là, inutiles, dans le trésor d’Apollon : avant tout, les présents votifs de Crésus. Vous craignez d’y porter la main ! Est-il moins criminel de les livrer aux Perses qui les pilleront, aux cime-mis du dieu, que les employer pour l’honneur de notre dieu national ? Vous n’avez qu’une alternative : vaincre par ces trésors ou être vaincus par eux : choisissez ![6]

Les Ioniens surent écouter et admirer leur Hécatée, mais ils s’en tinrent aux demi-mesures. On rompit avec le Grand-Roi de la façon la plus insolente, mais on n’agit jamais qu’au jour le jour : personne ne songeait à donner un point d’appui solide à la révolte. Les événements se précipitèrent ; car, avant que la flotte perse-ionienne se Mt séparée, Iatragoras était expédié de Milet pour lui communiquer le mouvement révolutionnaire. Là, on réussit à transformer tout d’un coup la querelle de Milet en une cause nationale, celle de l’Ionie entière ; on réussit aussi, par un hardi coup de main, à s’emparer des tyrans avant qu’ils n’eussent regagné leurs villes, et le rétablissement de la liberté fut proclamé en même temps à Milet même et dans les villes voisines[7]. Le soulèvement, pareil à un incendie, gagna rapidement d’une place à l’autre ; bientôt toutes les villes d’Ionie et d’Éolie furent en insurrection ouverte et triomphante, le parti perse étant paralysé en tous lieux par la capture de ses chefs. Du côté du sud, le mouvement s’étendait en Carie, en Lycie, et jusqu’à Cypre. Ces événements se passaient l’année même du siège de Naxos (499 : Ol. LXX, 1), à la fin de l’été. Le printemps suivant devait décider si la liberté si facilement conquise dans un élan audacieux pourrait être défendue.

Aristagoras était assez avisé pour employer ce délai à s’assurer des alliés et du secours. Dans l’intérieur de l’Asie, tout ce qu’il put faire fut de décider les Péoniens transplantés en Phrygie, avec lesquels il était en l’apport par son beau-père, à se révolter et à décamper. Quant à lui, il fit voile pour Gytheion et remonta l’Eurotas jusqu’à Sparte, où il trouva dans le roi Cléomène un homme qui n’avait pas peur des plans à longue portée. Mais il eut beau exposer éloquemment tous les avantages de la lutte et les exigences de l’honneur national, rabaisser sans scrupules et en dépit de la vérité la valeur des Perses et la puissance de leur empire, s’ingénier à mettre sous les yeux des Spartiates le théâtre de la guerre au moyen de sa table de bronze sur laquelle, pour la première fois, ils voyaient représentées toutes les contrées et toutes les mers connues, il ne réussit pas à trouver audience[8]. L’entreprise manquée à Samos était encore trop présente aux mémoires ; le danger des contacts avec l’Ionie était devenu là-bas trop évident : la résistance vint certainement des éphores. Aristagoras n’était pas d’ailleurs un homme qui pût inspirer la confiance, surtout à Sparte ; le pompeux appareil dans lequel il se présenta, l’étalage orgueilleux de ses trésors, nuisirent beaucoup à sa cause ; ce qui dut la gâter complètement, c’est qu’après avoir conté aux Spartiates tant de mensonges, lorsqu’ils lui demandèrent quelle distance il y avait de la mer jusqu’à Suse, sans y réfléchir il leur dit une fois la vérité. Quand les Spartiates entendirent parler d’une marche de trois mois, les plus résolus d’entre eux jugèrent que ce serait témérité d’engager la lutte avec un empire continental aussi démesurément étendu.

Aristagoras fut plus heureux à Athènes et à Érétrie. Les Athéniens étaient déjà avec les Perses sur le pied d’hostilité. Athènes, par ses relations avec la péninsule thrace, était mieux renseignée sur l’ensemble de la situation ; on savait la guerre inévitable, et, avec cette courageuse confiance en soi qui animait tous les citoyens, on était plutôt d’avis d’attaquer que d’attendre. Les vieux souvenirs de l’émigration ionienne furent tirés de l’oubli, et Aristagoras ne manqua pas de flatter l’orgueil des Athéniens en représentant leur patrie comme la mère des riches cités ioniennes, comme le foyer de la liberté civique : c’était vers elle que se tournaient les villes d’Ionie, ses filles, opprimées par les Barbares ; pleines d’espoir et de confiance, elles attendaient son secours[9]. En Eubée, depuis la défaite de Chalcis, Érétrie était devenue la ville principale et, depuis la guerre de Lélante, elle se sentait tenue de rendre service à ses alliés les Milésiens. Aussi Athènes équipa-t-elle sans retard vingt galères, et Érétrie, cinq pour suivre Aristagoras.

Dans l’intervalle, les Perses n’étaient pas restés inactifs. Au cours même de la traversée, un combat s’engagea entre les vaisseaux des Érétriens et la flotte phénicienne appelée contre les Ioniens révoltés ; sur terre, les Perses s’étaient avancés contre Milet pour étouffer promptement le foyer de la rébellion. Alors, les insurgés crurent que ce qu’ils pouvaient faire de mieux pour débloquer la ville et soulever les Asiatiques, c’était de marcher aussitôt contre Sardes, afin de montrer à tous les amis encore hésitants de la cause ionienne combien ils prenaient les choses au sérieux. Ils paraissent y avoir été particulièrement poussés par les Athéniens, qui abordaient à Éphèse sur la fin de l’été. Les Éphésiens restèrent entièrement neutres ; mais il se trouva des hommes d’Éphèse disposés à servir de guides, et le corps d’invasion put ainsi descendre du Tmolos[10] et surprendre l’ennemi avant qu’à Sardes on dit songé à la défense. La ville basse fut prise facilement, et Artapherne enfermé dans la citadelle (498 : Ol. LXX, 2).

La prise de Sardes fut un moment critique dans l’histoire de la guerre ; mais elle ne fut pas à l’avantage des Grecs. Sans doute, à la nouvelle de ce succès si brillant en apparence, des tribus isolées se rallièrent à l’insurrection ; mais l’inutile incendie de Sardes et la destruction du temple de Cybèle fut un fanal sinistre qui alarma toutes les contrées voisines : cet acte excita la plus grande indignation chez les Lydiens et détermina une concentration plus prompte des forces ennemies. Déjà, pendant l’incendie de la ville, sur la place du marché au bord du Pactole, les Lydiens avaient combattu avec les Perses et contre les Ioniens comme des désespérés. Ceux-ci s’étaient vu refouler si promptement qu’ils durent battre en retraite vers la mer sans avoir conquis ni gloire ni butin. A Suse, la destruction de Sardes fit naturellement une impression telle qu’on se mit à agir avec d’autant plus de rapidité et d’énergie, au lieu qu’autrement on eût attaché moins d’importance à la révolte et on l’eut négligée plus longtemps.

Cependant les rebelles, dans leur retraite, furent rejoints près d’Éphèse par les troupes qui s’étaient réunies à la hâte dans la contrée et essuyèrent une défaite à la suite de laquelle les Athéniens reprirent la mer à Milet pour retourner chez eux. Le seul résultat de leur intervention dans la guerre fut de blesser le roi des Perses à l’endroit le plus sensible et de provoquer sa juste colère. Quant aux Ioniens, ils se renfermèrent sur leurs vaisseaux, et l’expédition de Sardes, dont l’issue pitoyable ne pouvait être encore bien comprise sur les points éloignés, leur valut l’adhésion à la cause commune de toute la population grecque du littoral, depuis le Bosphore jusqu’à la mer de Cypre. Le nombre des villes insurgées s’accrut dans des proportions considérables. Même les Cauniens, qui avaient d’abord refusé leur concours, se joignirent alors aux autres[11].

Après cette tentative malheureuse pour prendre l’offensive et déterminer eux-mêmes le théâtre de la guerre, les Grecs se voyaient réduits à soutenir l’attaque des Perses, qui marchaient contre le littoral et les îles : tâche d’autant plus difficile que les Perses faisaient avancer en même temps plusieurs corps d’armée dans des directions différentes.

Le théâtre de la guerre fut d’abord Cypre, où la situation était tout à fait la même qu’en Ionie, car l’île était composée des territoires d’un certain nombre de villes dans lesquelles des tyrans gouvernaient sous la suzeraineté de la Perse. A Cypre comme à Milet, l’insurrection fut provoquée par un motif personnel[12] ; là aussi le mouvement vint, non du peuple, mais d’un seul ambitieux, Onésilos, dont le frère Gorgos régnait à Salamine, la plus importante des villes de l’île. Onésilos se rendit maître de Salamine, et souleva ensuite la population de l’île qui se donna à lui volontiers, à l’exception des gens d’Amathonte. Il assiégea cette ville[13], seul obstacle qui l’empêchât d’étendre sa domination sur l’île entière, et appela à son secours les Ioniens, qui étaient encore en Carie. Mais, avant leur arrivée, une armée perse avait déjà passé de la Cilicie dans Pile, et une flotte phénicienne était dans la rade de Salamine.

Lorsque les Ioniens arrivèrent à leur tour, Onésilos leur proposa de changer avec eux de champ de bataille : ils tiendraient tête à l’armée de terre et les Cypriotes monteraient sur les vaisseaux. La raison de cette proposition était le peu de confiance qu’Onésilos avait en ses compatriotes qui, restant à terre, trouveraient plus facilement l’occasion de trahir. Cependant les Ioniens ne voulurent pas abandonner leurs vaisseaux ; ils s’avancèrent à la rencontre des Phéniciens, au moment où ceux-ci contournaient le promontoire qui termine Pile au nord-est, et les défirent. Mais la victoire fut sans résultat : car, sur terre, ce qu’Onésilos avait craint arriva. Stésénor, tyran de Courion, passa à l’ennemi pendant le combat, suivi de ceux des Salaminiens qui combattaient sur des chars[14], c’est-à-dire sans doute des citoyens de la haute classe, car ces derniers étaient opposés à une insurrection populaire qui, les Perses une fois chassés, aurait mis fin aux privilèges des familles nobles. Onésilos périt dans la bataille ; Salamine se rendit et reprit son ancien roi, Gorgos. De toutes les villes de l’île, une seule tint bon, Soli, sur la côte septentrionale, Soli, dont la population soutenue par le patriotisme national opposa pendant des mois aux Perses une héroïque résistance, bien que le prince qui la gouvernait, Aristocypros fils de Philocypros, fût tombé en combattant aux côtés d’Onésilos. C’étaient des colons athéniens qui s’étaient établis sur cette côte : ainsi s’explique le courage avec lequel cette ville, seule entre toutes, défendit sa liberté.

Mais c’était là une sentinelle perdue au fond de l’Orient. Après un an de combat (498 : Ol. LXX, 2), le projet d’empire insulaire grec était ruiné ; l’île entière retombait sous la domination perse ; la mer de Cypre était pacifiée, et la sécurité des relations rétablies avec la Phénicie permettait aux Perses de tourner désormais contre 1’Ionie toute leur puissance offensive.

Dans l’Asie-Mineure, Sardes devint, sous la direction résolue d’Artapherne, la place d’armes de l’empire. On y forma trois corps d’armée. Artapherne en garda un sous sa main pour couvrir Sardes et exécuter en temps opportun, au dernier moment, des opérations décisives contre les principales places. Deux corps moins importants furent confiés à Daurisès. et à Hymæas, avec mission de secourir en toute hâte les plus menacées des villes du littoral. La partie la plus vulnérable de l’Asie-Mineure était le nord-ouest ; car il était à craindre que les Scythes ne fissent cause commune avec les Ioniens. Avec une étonnante rapidité, Daurisès se porta sur l’Hellespont et, en peu de jours, Dardanos, Abydos, Lampsaque furent conquises ; sur l’ordre du roi, les villes furent détruites, les habitants emmenés, leurs vaisseaux anéantis. Toute la côte asiatique du détroit n’était plus qu’un monceau de ruines fumantes.

Pendant qu’Hymæas marchait de la Propontide sur l’Éolie pour soumettre la péninsule troyenne, Daurisès s’avançait en toute hâte vers le sud, où les montagnards cariens s’agitaient. Les Cariens furent battus au confluent du Marsyas et du Méandre ; mais ils se retirèrent de la vallée du Marsyas vers le mont Latmos, se massèrent sur le. versant sud autour de leur sanctuaire national de Zeus Stratios, à Labranda, et réussirent à surprendre dans ces régions alpestres Daurisès avec toute son armée, qu’ils anéantirent. Ce furent les batailles les plus sérieuses qui aient été livrées dans tout le cours de l’insurrection. Cependant, ces succès et d’autres analogues demeurèrent isolés et sans rapport avec un plan d’ensemble, tandis que les Perses faisaient avancer sans cesse de l’intérieur du pays des forces nouvelles. La résistance une fois brisée au nord et au sud, l’armée principale qui tenait le centre marcha en avant sous les ordres d’Artapherne et d’Otanès. Clazomène et Kyme furent investies ; on voulait de la sorte cerner de plus en plus étroitement le foyer de la révolte et couper ses communications avec l’intérieur ; mais les sièges durèrent de longs mois, malgré l’habileté des Perses dans cc genre d’opérations[15], et Artapherne était revenu à Sardes découragé par la lenteur des résultats qu’il obtenait, lorsque Histiée se présenta devant lui avec les dernières instructions du Grand-Roi.

Dans la troisième année de la guerre, Histiée avait enfin obtenu ce qu’il voulait. Il avait réussi à persuader à Darius qu’il était le seul homme capable de mettre promptement fin à la révolte. Il s’agissait, disait-il, de frapper le coup décisif sur Milet avant que de nouveaux secours ne lui fussent arrivés du rivage opposé ; il avait tourné principalement la colère de Darius contre les Grecs d’Europe. Mais il n’y avait pas, aux yeux d’Artapherne, de figure plus déplaisante que celle d’Histiée, et, si humble que se fit celui-ci lorsqu’il s’entretint au quartier général de Sardes avec le gouverneur royal de la situation présente et des causes de la révolte, Artapherne pénétra parfaitement son calcul et lui dit en face : Tu as cousu le soulier, et Aristagoras l’a chaussé ![16]

Histiée ne pouvait garder plus longtemps son double rôle ; ii était décidé à redevenir tout à fait Ionien et à grouper autour de sa personne toutes les forces de l’insurrection. Il s’échappa et gagna Chips, où se trouvaient les ressources les plus considérables et où régnait le plus grand zèle pour la cause nationale. Il chercha par toute sorte de mensonges à aigrir encore davantage les esprits, affirmant que le Grand-Roi était résolu à arracher en masse les Ioniens à leurs demeures pour les traîner dans l’intérieur du continent, et se rendit ensuite de Chios à Milet pour se mettre à la tête du mouvement. Un nouvel acte du drame allait commencer.

A Milet, tout avait bien changé dans l’intervalle. Aristagoras avait depuis longtemps laissé échapper la direction des affaires ; il avait pu voir combien il était plus facile de soulever la population remuante d’une ville que de défendre, dans une lutte prolongée, le sol et l’indépendance de la patrie contre les forces d’un grand empire. Il parut de nouveau devant l’assemblée du peuple ; mais quelle différence entre la situation actuelle et ce qu’elle était trois ans auparavant, lorsque le fils d’Hégésandros était tourné en dérision comme un vieillard morose et pessimiste ! Maintenant il n’y avait plus à l’ordre du jour d’autre question que celle-ci : de quel côté se tournerait-on quand les armées réunies marcheraient sur Milet ? Vers la Sardaigne, comme l’avait déjà proposé Bias, ou vers Myrcinos, fortifiée par Histiée ? Hécatée n’avait pas abandonné ses concitoyens. Il était toujours encore l’homme le plus sensé qu’il v eût parmi eux, et, à cette heure, il résistait au désespoir comme il avait tenu tête autrefois à l’enivrement prématuré de la liberté. Il ne voulait pas que l’on abandonnât la ville des aïeux ; son avis était de profiter du voisinage de l’île de Léros et d’y préparer un établissement. C’est là qu’au pis-aller on devait se transporter, pour revenir à Milet en temps favorable, avec le secours des Grecs d’Europe. Mais Aristagoras abandonna la cause : à la fin de l’insurrection comme au début il ne pensa qu’à lui-même, et, comme il ne faisait en tout point qu’imiter son beau-père, il voulut reprendre pour son propre compte les anciens projets d’Histiée sur la Thrace. Il laissa à ses embarras l’Ionie, qu’il avait mise lui-même en ce péril extrême, et se dirigea vers les bouches du Strymon pour s’installer comme tyran à Myrcinos. Là, il eut affaire aux Thraces et périt obscurément en luttant contre eux[17].

Après le départ d’Aristagoras, Pythagoras s’était trouvé à la tête de la cité qui ressemblait à un camp tumultueux et ne connaissait plus que la loi martiale. Alors arriva Histiée, insistant impérieusement pour entrer, comme s’il avait encore le droit de commander Milet. Cet homme aigri, violent, ne plaisait à personne : les Perses le haïssaient comme traître, et il était suspect aux Grecs comme confident du roi. Il fut éconduit de force, et ne put franchir la porte de cette ville dans laquelle il espérait jouer enfin le rôle qui convenait à son ambition. Furieux, il revint en toute hâte à Chios ; là encore il fut repoussé. A Lesbos, il réussit par de fallacieuses promesses à obtenir des vaisseaux, avec lesquels il fit voile vers Byzance. Enfin, n’ayant plus ni parti ni foyer, il se lit pirate et rançonna les navires marchands à l’entrée du Pont, tandis que les Ioniens faisaient un suprême effort pour sauver leur liberté. En effet, les forces militaires de l’Asie occidentale avançaient peu à peu et commençaient déjà à entourer Milet : les troupes de Cypre descendaient par le sud dans la vallée du Méandre ; les autres corps arrivaient de Sardes et de l’Éolie : en même temps, toutes les forces navales disponibles de l’Égypte, de la Cilicie et de la Phénicie se massaient de plus en plus nombreuses à l’embouchure du Méandre, avides :de butin et de vengeance, épiant la chute de la grande cité maritime dans laquelle s’étaient accumulés depuis des siècles les trésors de toutes les contrées du monde.

Dans le large golfe de Milet, en face de la ville, s’élevait une petite île nommée Ladé. Autour de cette île se rassemblaient les gens de mer auxquels le conseil fédéral, siégeant au Panionion, avait fait appel pour le combat décisif. Toutes les villes restées fidèles réunirent encore une fois ce qu’elles avaient de forces pour conserver à Milet le libre accès de la mer et pour défendre le sanctuaire commun d’Apollon. Milet fournit quatre-vingts vaisseaux qui prirent l’aile droite ; Chios, forma le centre avec cent vaisseaux ; les Samiens prirent la gauche avec soixante ; Lesbos en joignit soixante-dix, Téos dix-sept, Priène douze, Érythrée huit, Phocée et Myonte, chacune trois. C’était une population de marins bien mêlée ; tous gens habitués à la mer, excellents pour des coups de main hardis, mais sans véritable cohésion, sans discipline et sans méthode ; car la proclamation de la liberté ionienne n’avait été pour les marins qu’un signal les invitant à se débarrasser de la discipline perse. Ce qui manquait le plus, on le sentait, c’était un commandement supérieur énergique. On finit, il est vrai, par trouver au dernier moment l’homme dont on avait besoin, Dionysios de Phocée. Il avait au suprême degré le courage héroïque qui distinguait sa patrie entre les villes voisines, et il savait ce qu’il fallait faire. Quand les marins commencèrent, en dépit de leur légèreté, à se montrer soucieux à l’approche des masses ennemies, il leur promit de les tirer d’affaire s’ils voulaient lui obéir. Ils s’y montrèrent disposés : alors il organisa des exercices quotidiens pour leur apprendre à ramer en cadence, à évoluer rapidement et à attaquer d’un élan brusque : pendant huit jours, Ladé fut le centre de grandes manœuvres navales ; mais la patience était à bout. Qu’avons-nous donc fait aux dieux, gémissaient les marins, pour faire ainsi pénitence suivant le bon plaisir d’un capitaine de Phocée qui nous a amené trois bateaux de transport, et qui maintenant nous maltraite de telle sorte que nous en sommes tout épuisés et malades ? Après tout, il ne peut nous arriver rien de pire qu’un pareil métier ! Toutes les exhortations furent vailles. Les matelots se remirent à s’étendre, sans rien faire, sur la plage, et le jour de la catastrophe approchait.

A ce moment arrivèrent des messagers du camp ennemi. Les anciens tyrans travaillaient à entrer en négociations avec les contingents de leurs villes respectives, et leur faisaient de belles promesses pour le cas où ils reviendraient au pouvoir. Ces insinuations achevèrent de désagréger la dernière force de résistance des Ioniens. Les Samiens les premiers se rendirent aux promesses d’Æaque. Onze exceptés, tous leurs vaisseaux quittèrent leur poste. Leur exemple fut suivi par les Lesbiens et par la plupart des autres États ; les deux tiers de la flotte étaient dispersés lorsqu’enfin la bataille commença. Le combat n’en fut soutenu qu’avec plus d’héroïsme par ceux qui étaient restés en position à Ladé : les plus admirables de tous furent les citoyens de Chios, qui coulèrent dans le golfe de Milet un grand nombre de vaisseaux ennemis, et ne se retirèrent à Mycale que lorsque leurs propres vaisseaux menacèrent de sombrer[18] ; de là, ils longèrent la côte pour revenir dans leurs foyers. Un nouveau malheur les attendait : dans les eaux d’Éphèse, dont les habitants ne se souciaient aucunement de toutes ces luttes engagées pour l’indépendance, ils furent assaillis comme pirates et massacrés dans un combat de nuit. Quant à Dionysios, le hardi et héroïque marin avec ses trois vaisseaux en avait pris trois autres ; il fit voile avec son escadre pour la mer d’Occident, où il comptait guerroyer contre les Carthaginois et les Tyrrhéniens.

Le même chemin fut suivi par les onze vaisseaux de Samos, sur l’invitation de Scythès, qui s’était emparé de Zancle dans le détroit de Sicile, et qui cherchait des Grecs connaissant bien la mer, pour fonder avec leur aide de nouveaux établissements sur la côte septentrionale de la Sicile. Les Samiens débarquèrent à Locres, où régnait l’astucieux rival de Scythès, Anaxilaos. Celui-ci leur persuada, au lieu de se faire les instruments du tyran et de se soumettre au pénible travail d’une nouvelle colonisation, de s’emparer de Zancle même, pendant que Scythès était occupé avec ses troupes à une expédition contre les Sicules. Scythès, trahi par tous ses alliés, se vit tout à coup sans foyer et se rendit en fugitif auprès de Darius, qui sut apprécier la valeur de cet homme et lui donna l’île de Cos à gouverner sous sa suzeraineté.

Ainsi, avant et après la bataille, la dernière flotte que pouvait équiper l’Ionie s’était dispersée à tous les vents. Milet restait sans défense ; mais elle ne se rendit pas, n’ayant pas de grâce à espérer et le sachant bien. Elle fut bloquée par des forces immenses sur mer et sur terre ; il fallut renverser avec des machines de siège le mur d’enceinte et prendre d’assaut la ville.

Les Perses tenaient enfin l’occasion de tirer des Ioniens pleine et entière vengeance. La ville fut réduite en cendres, en représailles de l’incendie de Sardes. La population en état de porter les armes fut mise à mort, le reste conduit à Suse et ensuite, sur l’ordre du Grand-Roi, établi à Ampé, à l’embouchure du Tigre[19]. Le territoire dévasté de la ville resta entre les mains et sous l’immédiate surveillance des Perses ; les terres dans la montagne furent données aux Cariens, à qui les ancêtres des Milésiens les avaient autrefois prises de force. Le sanctuaire d’Apollon à Didymes fut livré aux flammes, après que les Perses se furent, comme Hécatée l’avait prédit, indemnisés avec les trésors qu’il contenait[20]

Tout ce pays a bien changé depuis lors. Le Méandre a comblé peu à peu de son limon le port abandonné ; à la place de cette mer où jadis se pressaient les navires chargés des marchandises du Nil, de la mer Noire et de l’Italie, s’étend aujourd’hui un pâturage monotone, au milieu duquel s’élève une humble éminence qui fut Pile de Ladé. Entre cette éminence et la place où se trouvait jadis Milet, le Méandre mène à la mer son onde paresseuse.

Après la chute de Milet, l’armée de terre acheva la soumission de la Carie ; les Phéniciens réparèrent leurs vaisseaux et parcoururent en triomphe, sans y rencontrer désormais de flotte, cette mer d’Ionie d’où, pendant des siècles, ils s’étaient vus écartés. Au nord, Histiée se maintenait encore ; il surprit les habitants de Chios pour se venger d’eux, puis, retournant à ses projets de domination sur la Thrace, il assiégea Thasos. Enfin, il fut pris dans une de ses incursions et amené devant le tribunal de son plus mortel ennemi. Artapherne le fit immédiatement mettre en croix et envoya sa tête à Darius : ce prince, par un sentiment touchant, prit soin d’honorer ses restes des marques de sa reconnaissance[21].

Les représailles n’atteignirent pas Milet seulement : l’île de Chios, si éprouvée et qui, par son héroïsme à Ladé, avait effacé les taches de son histoire antérieure, la magnifique île de Lesbos, celle de Ténédos, furent non-seulement soumises mais maltraitées affreusement et dépeuplées par une véritable chasse à l’homme[22]. Les jeunes garçons les mieux faits furent envoyés par troupeaux à Suse pour faire le service d’eunuques ; on enleva les plus belles filles pour le harem du roi et de ses seigneurs. Ainsi, l’Ionie était pour la troisième fois tombée en servitude. Les propriétés furent arpentées de nouveau et l’on fit une nouvelle répartition des redevances[23]. On déposa les tyrans dont l’ambition et les trahisons avaient causé de si affreux malheurs ; les villes furent, en ce qui concernait leur administration communale, laissées à elles-mêmes. Le ciel clément de l’Ionie contribua pour sa part à guérir les blessures ; les places désertes se rebâtirent peu à peu ; des villes comme Éphèse continuèrent à jouir tranquillement de leur prospérité ; mais l’histoire de l’Ionie avait pris fin pour toujours.

Artapherne avait rendu à son maître de grands services, dans la guerre et dans la paix. Il avait brisé toute résistance dans l’Asie-Mineure, et les mesures financières qu’il avait prises étaient si opportunes qu’elles continuèrent à faire loi dans-les temps suivants. Cependant, il ne récolta pas de reconnaissance. Un parti adverse lui enleva la confiance de son royal frère : il avait, disait-on, agi trop lentement, obtenu trop peu de résultats. Toute la conduite de la guerre fut critiquée. La conséquence fut que tous les commandants supérieurs dans les provinces maritimes furent révoqués, et qu’on infligea à un homme d’État et à un général éprouvé l’humiliation de lui donner pour successeur un tout jeune homme, le fils de Gobryas, Mardonius, à qui le roi venait de donner en mariage sa fille Artazostra. Il le mit avec pleins pouvoirs à la tête de toutes ses forces de terre et de mer, se promettant de son ardeur juvénile les plus grands succès.

Mardonius s’écarta en tout point des vues de son prédécesseur. Il ne voulut ni localiser la guerre en Asie ni faire dépendre de circonstances favorables l’agrandissement de l’empire. An lieu d’avoir pour les Grecs la haine d’Artapherne, il voulait, en adoptant leurs mœurs et leurs institutions, gagner ce peuple et lui faire dans l’empire même une place en rapport avec ses aptitudes spéciales. Aussi, lorsqu’au printemps de 493 (Ol. LXXI, 3) il monta à bord de la grande flotte de Cilicie et longea les côtes ioniennes, prit-il le temps, malgré sa belliqueuse impatience, de changer complètement les dispositions si mûrement pesées d’Artapherne. Il laissa subsister les anciennes circonscriptions financières ; mais les gouverneurs qu’Artapherne avait mis dans les villes furent éloignés sans délai, et le soin des affaires publiques fut rendu aux assemblées populaires. Il voulait se présenter comme ami et comme protecteur de la liberté du peuple grec, espérant par là se rendre populaire dans les provinces maritimes. Il appartenait à un parti que l’on peut appeler philhellène[24] On le voyait emmener des devins grecs dans ses expéditions, et mettre son honneur à se faire connaître comme un homme d’État à vues libérales et à larges conceptions. En général, l’arrivée des Achéménides au pouvoir avait fait pénétrer dans les conseils de la Perse des idées politiques qui n’y avaient pas trouvé accès jusqu’alors. Ce mouvement s’était déjà manifesté, après la chute des Mages, dans le conseil des seigneurs perses, et Hérodote n’hésite pas à rapprocher les idées libérales d’Otanès des mesures démocratiques de Mardonius[25].

Après ces préliminaires en Ionie, Mardonius remonta vers l’Hellespont avec son armée de terre et sa flotte, pour s’avancer de nouveau, sur le chemin que les Perses s’étaient déjà frayé vers l’ouest, à travers la Thrace et la Macédoine. Les États grecs qui-montreraient des dispositions pacifiques devaient trouver place, avec l’ensemble de leurs institutions nationales, dans le vaste organisme de l’empire ; les récalcitrants seraient domptés par la force, et tout d’abord les complices criminels de l’incendie de Sardes, Athènes et Érétrie. Ce n’était qu’après leur châtiment, semblait-il, que la guerre d’Ionie pourrait véritablement être considérée comme finie.

Cette fois l’Athos protégea les Hellènes d’Occident. Les tempêtes d’automne et les froids de l’hiver[26], qui en l’année 492 (Ol. LXXI, 4) furent plus hâtifs et plus intenses que de coutume, mirent un terme à l’expédition de Mardonius dans la Thrace. Lorsqu’il voulut pousser la conquête du pays au delà du point où Mégabaze s’était arrêté dix-huit ans auparavant, et que, dans ce but, il fit doubler à sa flotte le mont Athos, celle-ci essuya un ouragan terrible qui coula trois cents bâtiments et couvrit d’innombrables cadavres le rivage du golfe Strymonique. Comme l’armée de terre avait dans le même temps beaucoup à souffrir des dispositions hostiles que les Thraces témoignaient et des rudesses de la nature dans un pays sauvage, Mardonius n’osa pas aller plus loin et, pour cette fois, Athènes fut sauvée.

Mais l’incendie de Milet était, pour elle aussi, d’un menaçant augure. Ce ne fut pas sans raison que les citoyens punirent leur poète Phrynichos lorsque, dans l’année qui suivit la bataille de Ladé, il leur mit sous les yeux aux fêtes de Dionysos la prise de Milet[27]. Il était contre la tradition de l’art grec de porter sur la scène les malheurs du présent. Mais ce qui faisait de la peine aux Athéniens en cette occasion, c’était moins la faute de goût commise par le poète que la voix de leur conscience qui leur reprochait d’être pour quelque chose dans la ruine de leur colonie, de la reine des mers. Le sort de Milet les menaçait désormais eux-mêmes. Ils étaient devenus les voisins immédiats des Perses, et les Perses étaient le seul peuple de l’Orient qui dit conquis le littoral et asservi les Grecs sans perdre à cette conquête son indépendance nationale, sa force de résistance. et son caractère à lui, comme il était arrivé aux Égyptiens et aux Lydiens. Le développement ultérieur du commerce international sur la Méditerranée dépendait désormais complètement des rapports entre la Perse et la Grèce.

Dans le principe, on n’avait considéré le peuple grec que comme une des nombreuses populations dont le sort était de se voir incorporer dans le nouvel empire universel ; mais il fallut bientôt reconnaître qu’on mettait la main cette fois à une tâche d’un genre nouveau et tout spécial, dont les difficultés auraient leur contrecoup immédiat dans l’empire des Perses et contribueraient à ébranler les principes de sa politique, par l’impossibilité où l’on serait de s’entendre sur la manière d’en user avec les Grecs. Ils étaient le premier peuple en face duquel on dût reconnaître qu’il ne pouvait être vaincu que par lui-même ; aussi les uns voulaient-ils que les Grecs soumis fussent traités avec douceur et respectés dans leur génie national et leur civilisation, tandis que les autres, n’écoutant que la haine dont les Perses étaient animés contre les Grecs depuis le temps de Cyrus, ne voulaient voir en eux, comme dans toutes les autres races, que des matériaux à utiliser dans la construction de l’empire. Cette vieille haine nationale avait été ravivée par la révolte de l’Ionie ; le sort lamentable de Milet, celui de Chios et de bien des villes en sont la preuve. Il faut ajouter que le défaut complet d’union et de constance dont les Ioniens d’Asie avaient fait preuve fortifiait la conviction qu’ils n’étaient pas faits pour se diriger eux-mêmes, ni dans la paix, ni dans la guerre. Naturellement, on croyait devoir porter le même jugement sur les hommes de même race qui habitaient le rivage opposé. Les deux partis étaient donc parfaitement d’accord sur un point : c’est qu’il fallait au plus vite rendre le peuple grec tributaire des Achéménides.

C’est ainsi que Darius, malgré son caractère pacifique et l’intelligence incontestable qu’il avait personnellement de la civilisation grecque, fut entrainé dans la lutte contre ]es Hellènes, devenue désormais l’idée maîtresse de la politique des Achéménides. Cette lutte fut poursuivie dans les contrées les plus diverses. On attaqua par l’Égypte les Grecs installés en Libye, et, peu de temps après l’expédition contre les Scythes, les habitants de Barca se virent transplantés en Bactriane[28]. On engagea même dès cette époque des négociations avec Carthage, en vue d’attaquer avec sa flotte les Hellènes de la Sicile et de l’Italie méridionale, qui avaient insulté l’étendard perse. Mais le juste courroux du Grand-Roi se tourna d’abord et avant tout contre les complices de la révolte ionienne ; ce n’était pas en vain que son esclave lui criait trois fois pendant chaque repas : Maître, souviens-toi des Athéniens ![29]

La guerre contre Athènes n’était que la continuation de la lutte commencée en Ionie ; mais, de l’autre côté de la mer, elle prit un caractère tout différent. La guerre d’Ionie transplantée sur le sol de l’Europe fut le point de départ d’une série de faits absolument nouveaux et l’un des moments les plus décisifs dans l’histoire de la Perse, de la Grèce, ou, pour mieux dire, de tous les États méditerranéens.

En donnant à l’empire des Achéménides l’occasion de déployer son maximum d’énergie, elle l’obligea à reconnaître pour la première fois qu’il y avait des barrières insurmontables même pour sa puissance : il apprit qu’il existait dans une poignée de petits États une force morale dont tout son or et ses armées immenses n’auraient pas raison. Cette découverte lui ôta sa confiance en lui-même et sa cohésion intime ; il subit là des défaites dont il ne se releva jamais.

Ce fut le contraire du côté de la Grèce. L’agression des Achéménides donna pour la première fois à l’énergie native de ce peuple l’occasion de se déployer complètement ; elle éveilla clans toute sa force l’amour de la patrie, fit ressortir le contraste entre Hellènes et Barbares et mit en pleine lumière les ressources propres de la race, le mérite des institutions politiques, en un mot, la richesse du fond national. En même temps, l’horizon des Grecs s’élargit ; leur force reçut sa trempe ; leur civilisation prit son essor dans toutes les directions et leur confiance en eux-mêmes s’éleva jusqu’à un héroïsme qui provoqua la plus magnifique floraison dans tous les domaines de la vie intellectuelle.

Mais ce ne fut pas seulement la situation respective des Grecs et des Barbares que ces luttes déterminèrent, en faisant paraître enfin, dans tout son jour et dans toute sa réalité, l’opposition qui se marquait sans cesse davantage entre la culture asiatique et la culture européenne ; elles réglèrent aussi définitivement les rapports entre les États grecs. Pour la première fois, le contraste entre la mère-patrie et ses colonies se dessina nettement ; l’Hellade, que ses colonies avaient dépassée sur bien des points, redevint, dans la guerre contre les Barbares, le centre de l’histoire grecque. Puis, dans la mère-patrie, on vit arriver au premier rang, par suite de cette même guerre, les États qui avaient le plus empiétement réalisé en eux les qualités de la race. Le génie athénien, mûri dans le silence, devint la force motrice qui mena l’histoire du peuple entier ; il y eut désormais, grâce à lui, une politique grecque nationale. Cette politique fut à la fois claire, consciente d’elle-même, parfaitement indépendante de toutes les influences sacerdotales : car l’oracle de Delphes avait perdu, par son attitude dans les. guerres médiques, le peu de prestige dont il jouissait encore auprès de la nation.

Ainsi ce double mouvement, de l’empire oriental qui recule et de l’histoire nationale des Hellènes qui marche en avant, se rattache entièrement à la guerre offensive entreprise par le Grand-Roi, guerre dont le récit fait l’objet du livre suivant.

 

 

 



[1] Sur Naxos, voyez GRUETER, De Naxo insula, 1833. E. CURTIUS, Naxos, Berlin, 1846.

[2] Naxiæ cotes (PLINE, XXXVI, 164). PINDARE, Isthm., 73. Cf. ROSS, Inselreisen, I, p. 41.

[3] PAUSANIAS, X, 5, 3.

[4] ARISTOT., ap. ATHEN., p. 348. On écrit d’ordinaire Télestagoras.

[5] Sur Mégabate et Aristagoras, voyez HEROD., V, 32 sqq.

[6] HEROD., V, 36.

[7] HEROD., V, 37-38.

[8] HEROD., V, 49-50.

[9] HEROD., V, 55. 97.

[10] Sur la situation d’Éphèse, voyez E. CURTIUS, Beiträge zur Topogr. und Geschichte von Kleinasien, p. 20.

[11] HEROD., V, 103.

[12] Sur le soulèvement de Cypre, voyez HEROD., V, 104 sqq.

[13] Le siège d’Amathonte était commencé au moment où la nouvelle de l’incendie de Sardes était en route pour Suse (HEROD., V. 108). Cf. WEISSENBORN, Hellen, p. 106.

[14] πολεμιστήρια άρματα, engins empruntés à l’ancienne stratégie héroïque et dont se servaient aussi les Thébains, d’après WESSELING ad DIODOR. XII, 70. BÄHR ad Herod., V, 113.

[15] HEROD., I, 162.

[16] HEROD., VI, 1 sqq.

[17] HEROD., V, 126.

[18] Sur la bataille de Ladé, voyez WEISSENBORN, Hellen, p. 128 [Der Aufstand der Ionier].

[19] HEROD., VI, 20. Hérodote n’est point pour cela en contradiction avec lui-même parce que, plus tard, il mentionne encore des Milésiens dans l’armée des Perses. D’après BRUNN (Die Kunst bei Homer, ap. Abhandl. d. Bayr. Akad., IX, Abth., 3), il n’y aurait eu qu’une prise de possession du gouvernement au moyen d’une garnison et de fonctionnaires perses. C’est à peu près l’avis d’OVERBECK (Ber. d. Sächs. Ges. d. W., 1868, p. 72) et de GELZER (De Branchidis, p. 17). Pour nous, nous ne pouvons ici que suivre Hérodote.

[20] C’est alors que l’Apollon de Canachos fut transporté à Ecbatane (PAUSAN., VIII, 46, 3. Cf. URLICHS, Rhein. Mus., X).

[21] HEROD., VI, 28. KIRCHHOFF (Studien zur Geschichte des griechischen Alphabets, 3e éd., p. 16) rapporte à Histiée — au temps où il était encore tyran de Milet — le piédestal avec inscription qui provient du Didymæon.

[22] Sur cette chasse à l’homme, voyez HEROD., VI, 31.

[23] HEROD., VI, 42.

[24] J’ai cherché à mettre en évidence l’attitude prise par Mardonius et le parti qu’il représentait dans mon article sur le vase de Darius (ap. Gerhards, Archäol. Zeitung, 1857, p. 111).

[25] HEROD., VI, 43.

[26] La saison où eut lieu la catastrophe de l’Athos est indiquée par le passage où Hérodote l’apporte que bon nombre de naufragés périrent de froid (HEROD., VI, 44. Cf. WEISSENBORN, Hellen, p. 135).

[27] HEROD., VI, 21.

[28] HEROD., III, 13.

[29] HEROD., V, 105.