HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (SUITE).

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES LUTTES AVEC LES BARBARES.

 

 

§ III. — LA POLITIQUE ORIENTALE DANS L’ARCHIPEL.

Ces expéditions d’Harpage (depuis 544 : Ol. LIX, 4) avaient transformé toute une moitié du monde grec ; les Hellènes établis des deux côtés de l’Archipel se trouvaient violemment séparés les uns des autres : toute une série de cités grecques, et des plus florissantes, étaient incorporées à un puissant empire barbare et perdaient leur liberté d’action. Tout ce que les Mermnades avaient pu faire n’était que le prélude de ces événements. Maintenant, pour la première fois, l’ancienne opposition entre l’intérieur du continent asiatique et le littoral était supprimée ; la puissance royale qui avait pris naissance sur le plateau de la Perse venait, dans sa marche envahissante, de pousser jusqu’à l’Archipel. Les îles commencèrent à trembler et envoyèrent en hâte leurs hommages à. la cour de Suse. Lorsque Cyrus mourut (544 : Ol. LXII, 4), deux ans avant Pisistrate, les rapports des peuples et des États étaient entièrement changés : une nouvelle grande puissance s’était fondée, plus formidable que toutes les anciennes, avec un territoire qui s’étendait de l’Iaxarte à la mer de Rhodes, empire unitaire, belliqueux et envahissant, en face duquel l’impuissance des républiques grecques apparaissait pour la première fois dans son alarmante réalité.

Dans le même temps, une autre puissance continentale de l’Orient avait aussi renversé les barrières qui la séparaient de la Méditerranée et menaçait du côté du sud l’indépendance des États helléniques.

L’Égypte sous les Psammétichides différait autant du vieil empire des Pharaons que la Lydie nouvelle de l’État des Sandonides. La rupture avec le passé était d’autant plus complète qu’il y avait en Égypte plus d’incompatibilité entre les Grecs et le génie propre de la nation. Les rapports de la nouvelle dynastie avec les Grecs avaient été tout à fait bienveillants et amicaux, tant que ceux-ci avaient pu lui servir à protéger le nouveau trône contre la résistance du parti national, et tant que les expéditions au dehors avaient été dirigées contre la Syrie, dans le dessein d’en rattacher le littoral à l’Égypte. Mais cette entreprise avait été arrêtée par le développement rapide et inattendu de la puissance babylonienne. Le roi Hophra, ou, comme les Grecs l’appellent, Apriès, donna alors aux préparatifs de. guerre une direction tout autre et, à ce qu’ il croyait, beaucoup moins dangereuse ; la détresse de certaines tribus libyennes refoulées par les colons lui servit de prétexte pour entreprendre une campagne contre Cyrène.

Non-seulement l’entreprise ne réussit pas, mais elle donna lieu à un soulèvement de mercenaires qui renversa le trône occupé depuis cent ans par les Psammétichides[1]. Il n’est question nulle part d’un mouvement national égyptien ; ce fut un aventurier, appartenant à la population bâtarde des mercenaires et jusque-là escroc de profession, qui, sous le nom d’Amasis, monta sur le trône des Pharaons et suivit, d’une façon plus décidée encore, la politique grécophile inaugurée par les Psammétichides. Il avait pour femme une Cyrénéenne, des Grecs pour compagnons de table, des princes grecs pour hôtes et amis ; comme Crésus, il honorait les dieux grecs, particulièrement Athéna, et flattait par ses présents les puissantes corporations sacerdotales. Enfin, il sut reprendre les plans de conquête des Psammétichides, mais avec plus d’adresse et de succès.

L’Égypte était devenue un État riverain de la Méditerranée ; il s’agissait maintenant pour elle d’avoir dans cette mer sa part de domination. Pour atteindre ce but, le nouveau roi ne recourut pas à l’ancien moyen, si dangereux, des expéditions en Syrie : les flottes égyptiennes devaient partir des bouches mêmes du Nil à la conquête de la mer. Mais, pour équiper de fortes escadres, on ne trouvait dans le Delta ni bois de construction ni métaux ; il fallait aussi des stations plus commodes et des ports de guerre meilleurs que le Nil n’en pouvait offrir. Amasis reconnut que, pour réaliser ses desseins, la possession de Cypre lui était indispensable. C’était là que la puissance phénicienne, c’est-à-dire, ce qu’il en restait encore après l’expédition des Babyloniens, pouvait être le plus efficacement attaquée.

Les liens qui unissaient. Cypre et la Phénicie sont aussi anciens que le commerce maritime de Byblos et de Sidon. Le joug des villes phéniciennes pesait parfois assez lourdement sur les insulaires, et cette statue de roi qu’on a trouvée à Cition couverte d’inscriptions cunéiformes prouve qu’au huitième siècle des rois de Ninive furent accueillis parles Cypriotes comme des libérateurs qui venaient les affranchir du joug phénicien. Cependant, là encore, les Phéniciens n’ont pas établi leur domination sur l’île d’une manière régulière et complète. Ils en exploitaient les forets et les mines, ils utilisaient les ports, enrôlaient d’office des matelots et se faisaient payer des redevances ; mais la nationalité grecque ne fut pas étouffée. Les villes grecques du littoral septentrional, par exemple, celles qui avaient accès sur la mer de Cilicie, maintinrent leur indépendance.

Déjà Apriès avait battu la flotte cyprio-phénicienne ; Amasis alla plus loin. Il fit passer à Cypre des forces imposantes et soumit toute l’île[2]. Des Grecs de Cypre vinrent en Égypte et des Égyptiens furent transplantés à Cypre. A l’exemple des Mermnades, Amasis fit tout pour se faire regarder comme un Grec. Ce qu’était pour l’Ionie l’Apollon de Milet, l’Aphrodite de Paphos l’était pour les Cypriotes : Amasis lui envoya en hommage des ex-votos magnifiques, et, tout en soumettant au tribut les villes grecques les unes après les autres, il se fit reconnaître par Delphes pour un philhellène. De Cypre, Amasis tournait déjà ses regards vers la côte de Syrie, lorsque Cambyse remplaça Cyrus sur le trône.

Dès que le nouveau roi eut décidé la guerre contre l’Égypte, il envoya secrètement des ambassadeurs aux villes de Phénicie et de Cypre, tout comme Cyrus, avant la guerre lydienne, avait fait proposer aux Ioniens de joindre leurs armes aux siennes. Cette fois, les envoyés perses furent écoutés, et une alliance fut conclue, alliance très importante pour l’avenir, entre Perses et Phéniciens qu’unissait une haine commune contre les Grecs. Même dans les villes cypriotes, en particulier à Salamine, il se formait en face du parti égyptien-grec un parti phénicien-perse. Pour les cités insulaires, le maître le plus acceptable était le plus éloigné : elles obtinrent d’ailleurs, par leur adhésion volontaire, des conditions très favorables. La puissance perse gagna par là un immense accroissement : flottes, ports, matelots, chantiers, tout fut à son service ; et l’Égypte était déjà bloquée du côté de la mer et à moitié paralysée avant que ne fût donné le signal de l’attaque ouverte.

Ainsi, le nombre des États grecs libres allait diminuant de jour en jour devant les progrès des États orientaux, qui s’attaquaient déjà à la Méditerranée. Mais l’essor du génie grec ne fut par là ni arrêté ni contenu dans des limites plus étroites. Il trouva au contraire, dans les relations engagées avec ces États, un stimulant nouveau et un champ d’action incomparablement plus vaste. Les petits rois grecs des villes de Cypre avaient envoyé jusqu’à Ninive des ouvriers à Assarhaddon, pour travailler à ses palais[3]. Nabuchodonosor de Babylone fit ses guerres avec des mercenaires grecs, et la nouvelle Égypte, tout comme l’empire lydien, devait à l’influence grecque tout ce qu’elle était alors. Les mercenaires grecs avaient été l’appui de la dynastie de Psammétique ; leur assistance seule avait permis aux rois de réprimer le soulèvement de la caste guerrière et de mener à bonne fin les brillantes entreprises dont des parvenus comme eux avaient besoin, ne fût-ce que pour affermir leur trône. Avec leur aide, ils avaient pu reprendre les plans des grands Ramessides, creuser le canal qui devait relier la Méditerranée à l’Océan indien et porter la guerre en Syrie. De même, lorsque, sous Amasis, la guerre éclata entre la Perse et l’Égypte, toute la conduite et l’issue de la guerre furent de part et d’autre entre les mains des Grecs.

Cambyse, pour livrer à son adversaire un assaut victorieux, comptait principalement sur les troupes auxiliaires et, les vaisseaux des Éoliens, des Ioniens et des Cypriotes. Tout l’espoir d’Amasis reposait sur un habile capitaine d’Halicarnasse, qui se nommait Phanès ou, en égyptien, Combaphès[4]. Le malheur du roi voulut qu’il offensât cet homme qui, se sachant indispensable, élevait des prétentions démesurées. Phanès quitta secrètement le service du roi. Amasis dépêcha à sa poursuite un fin voilier ; il fut arrêté en Lycie, réussit à s’échapper de nouveau par un coup d’adresse et, pour se venger de son ancien maître, alla offrir ses services à Cambyse, qui l’accueillit avec une confiance illimitée et le chargea de conduire toutes les opérations militaires.

Ce fut lui, par exemple, qui noua les relations indispensables avec les tribus arabes qui apportèrent de l’eau sur différents points du désert ; c’était pour la grande armée le seul moyen d’arriver sans danger jusqu’aux frontières du Delta. La victoire de Péluse et la conquête de l’Égypte (529 : Ol. LXIII, 4), furent essentiellement l’œuvre de Phanès.

Parmi les Grecs qui prêtèrent leur concours à Cambyse dans son expédition d’Égypte se trouvaient des Samiens, avec une escadre. Le roi était, à l’égard de ces alliés, dans une situation toute particulière. Samos n’avait jamais été soumise comme Lesbos et Chios ; Samos était le centre d’une puissance indépendante, à laquelle se rattachaient alors une foule de cités insulaires grecques[5]. De son plein gré, comme Milet l’avait fait jadis, cette puissance offrit son concours au roi de Perse, bien que son chef entretînt avec l’Égypte des relations d’amitié très étroites. Celui-ci avait à cœur de conclure au moment opportun une alliance avantageuse avec les Perses ; de plus, le prince samien voulait saisir l’occasion de se débarrasser d’un certain nombre d’hommes dont le voisinage lui paraissait dangereux pour la stabilité de son pouvoir. C’était un pouvoir fondé par la force sur le renversement de l’ancienne constitution politique, et qui mettait l’État tout entier clans la main de Polycrate.

Samos était alors le centre brillant de toute la partie de l’Ionie que les Barbares n’avaient pas encore atteinte. Elle semblait tout particulièrement destinée à cette situation : car nulle part la vie conforme au génie ionien ne s’était déployée avec autant de variété et d’intensité que dans cette île. L’agriculture et le travail des milles, l’élève du bétail et la culture de la vigne, et surtout les constructions navales, le commerce et l’industrie, étaient les sources de sa prospérité. Ces insulaires avaient, inné en eux, un infatigable esprit d’invention, et en mime temps une hardiesse virile, une ardeur de découvertes qu’excitait l’attrait des périls lointains et des mers inconnues. C’est dans les chantiers de Samos que l’aménagement du navire grec, destiné à tenir la mer, avait trouvé ses perfectionnements essentiels ; c’est là que l’on savait le mieux unir l’ampleur et la capacité requise pour les transports à la mobilité du bâtiment, et Samos était la première ville qui eût importé à Corinthe la construction des trirèmes. Nous voyons Samos mêlée à toutes les guerres des États riverains de la mer. Les marins de Samos étaient au nombre des premiers navigateurs grecs qui devinrent les hôtes familiers de la mer d’Égypte, et personne ne conteste à leur compatriote Colæos l’honneur d’avoir découvert la région lointaine qui fermait la Méditerranée à l’occident et d’avoir annoncé le premier dans les ports d’Ionie les trésors de l’Espagne.

Héra, la déesse protectrice de Pile, avait sur le rivage à l’ouest de la ville son sanctuaire, renommé dans le monde entier, et y recevait les vœux des matelots au départ, leurs exvotos au retour. Il n’y avait pas un point de l’Archipel on affluât une pareille variété de renseignements sur les pays et les peuples, informations attestées par des monuments de toute espèce. A côté du grand bassin de bronze soutenu par trois atlantes, que Colæos avait fait faire avec la dîme prélevée sur ses bénéfices et qu’il avait consacré dans le sanctuaire comme un souvenir durable de son premier voyage à Tartessos, on voyait réunis une foule d’ex-votos analogues, dans lesquels on pouvait retrouver toutes les étapes successives de la navigation dirigée par les Samiens et celles de l’industrie nationale. Les ateliers de Chios, d’Éphèse et de Samos entretenaient des relations étroites ; la fréquence des échanges nourrissait leur activité, et, tandis qu’a Éphèse les travaux ininterrompus de l’Artémision étaient pour divers métiers l’occasion de perfectionnements considérables, le travail des métaux et la statuaire étaient les arts qui, dans les écoles de Samos et de Chios, se signalaient par les plus importantes découvertes.

Le mouvement industriel de l’île avait été encouragé de toutes manières sous le gouvernement aristocratique des Géomores ou propriétaires fonciers, qui avait remplacé la royauté : le même fait s’était produit à Corinthe sous les Bacchiades. Cependant, il se forma parmi les matelots et au sein des classes industrielles un parti puissant, hostile à l’aristocratie, et qui n’attendait qu’une occasion et dos chefs pour arracher le pouvoir aux anciennes familles. C’est sur la flotte qu’éclata le soulèvement. Elle revenait justement, après des combats heureux et avec une bande de prisonniers mégariens, de la Propontide, où les Samiens possédaient depuis l’an 600 environ avant J.-C. une colonie, la ville de Périnthe[6]. A cette occasion le chef de la flotte, Syloson fils de Callitélès, réussit à persuader à ses hommes de renverser la constitution. On ôta aux Mégariens leurs chaînes et, pendant la fête de Héra, un jour où pour la célébrer les Samiens s’étaient réunis sur la plage, on exécuta un coup de main à la suite duquel les magistrats furent massacrés, les familles sénatoriales dépouillées de leurs droits, et le triomphe du peuple proclamé.

Naturellement, là non plus, ce ne fut pas le peuple qui mit la main sur le pouvoir ; ses chefs le prirent pour eux.

Le premier de ces tyrans fut Syloson lui-même. Ensuite vint iliaque. Cependant la situation manqua de stabilité jusqu’au jour où les fils d’Æaque, Pantagnotos, Polycrate et Syloson, par un nouveau coup de force exécuté avec l’aide de Lygdamis, désarmèrent les cités et soumirent l’île à leur puissance. Ils la gouvernèrent quelque temps en commun, en la divisant en trois cercles administratifs ; mais le second des trois frères, supérieur aux deux autres par le talent et l’ambition, n’était pas satisfait du tiers qui lui était échu. Le frère aîné fut mis à mort ; le plus jeune, Syloson, s’enfuit ; et Polycrate se trouva ainsi maître absolu du pays.

C’était un riche héritage que celui dont venait de s’emparer l’énergique usurpateur ; c’était une hauteur bien capable de donner le vertige que celle où la violence dégagée de scrupules l’avait porté. Une population dense, mêlée, frémissante, plutôt étonnée que soumise ; dans les îles et sur la côte, des voisins jaloux, dont les plus puissants avaient déjà fait cause commune avec les Barbares ; peu d’alliances, ou des alliances lointaines ; au contraire, d’un côté, la puissance perse qui avançait sans interruption, de l’autre, Sparte, puissante réserve de tous les partis opposés aux tyrans ; telle était la situation de Polycrate. flans ces conditions, il ne pouvait asseoir spi domination que par les moyens les plus violents. Il ne pouvait pas, comme Pisistrate, compter sur une partie .du peuple qui vit ses propres intérêts représentés par lui : l’argent et les soldats étaient les seuls appuis de son pouvoir.

Une garde de mille archers étrangers entoura sa personne et tint garnison à son château d’Astypalée[7]. Ses alliés, particulièrement le tyran de Naxos, Lygdamis, lui fournirent des renforts et des armes. On travailla sur tous les chantiers, jusqu’à ce qu’on eut construit et équipé cent vaisseaux de guerre à cinquante rameurs ; pour les monter, il lit lever des hommes en Ionie, en Carie, en Lydie, pays où, par ces temps de trouble et de désordre, il ne manquait pas d’aventuriers vagabonds. En un laps de temps incroyablement court, il se trouva avoir créé une puissance navale qui dominait la mer d’un bout à l’autre. Quelle résistance pouvait-il rencontrer ? L’empire perse n’avait pas encore atteint la côte ; la ligue ionienne était impuissante ; les seules villes du voisinage qui osèrent risquer la lutte avec l’orgueilleux tyran, Milet et Lesbos, furent complètement battues sur mer et désarmées[8]. Des lors, ses escadres parcoururent sans crainte l’Archipel pour rançonner toutes les côtes, sans distinction de Grecs ni de Barbares, d’amis ou d’ennemis. Les amis eux-mêmes, pensait-il, seraient plus sûrs si on commençait par les piller, sauf à les dédommager ensuite, que si on les épargnait purement et simplement. C’est ainsi que Samos devint un nid de pirates, un État de proie parfaitement organisé : aucun navire ne pouvait faire en paix sa route sans avoir payé aux Samiens son droit de circulation. Ou imagine combien de butin et d’argent dut s’accumuler à Samos. L’opposition contre le tyran en fut plus facile à réduire au silence ou à écraser. Toute cette richesse assurait la domination d’un maître redouté de ses amis comme de ses ennemis, qui avait fait entourer son palais d’Astypalée d’un rempart et d’un fossé profond creusé par les mains des prisonniers faits à la guerre de Lesbos.

Mais Polycrate voulait être quelque chose de plus qu’un flibustier. Quand il eut anéanti toute résistance et assuré à sa flotte la domination de l’Archipel, il songea à fonder quelque chose de nouveau et de durable. Les points de la côte qui n’étaient pas défendus durent acheter leur sûreté au prix d’un tribut régulier ; ils s’unirent sous sa protection en une sorte de ligne dont les intérêts et les affaires finirent par se concentrer à Samos. Samos devint, d’une ville de pirates qu’elle était, la capitale d’un empire fait de côtes et. d’îles. Les présents et les tributs des villes dépendantes, les produits variés des Cyclades et des Sporades, les marbres de Paros, les minerais d’or de Siphnos, affluaient dans la capitale de Polycrate. De petits tyrans, comme Lygdamis à Naxos, étaient étroitement associés à sa fortune ; Pisistrate lui-même peut être compté parmi les alliés des Samiens. Au sud, ceux-ci étaient sur le pied d’intimité avec l’Égypte et y trouvaient, entre autres choses, des avantages commerciaux inappréciables. C’est ainsi qu’au moment où l’Ionie d’Asie avait perdu son indépendance, la fortune, l’habileté et l’énergie d’un seul homme avaient formé dans l’Archipel un empire insulaire grec-ionien, maintenu et dominé par une flotte puissante.

Cependant si Samos, avec ses forces maritimes, prétendait jouer un rôle national vis-à-vis des Barbares qui avançaient sans cesse vers la Méditerranée, Polycrate avait besoin de paraître autre chose qu’un homme de guerre redouté ; il lui fallait les moyens pacifiques pour concilier et pour unir, pour donner un fondement durable à une domination établie tout d’abord uniquement sur la violence. Dans ce dessein, il se .rapprocha du vieux sanctuaire national de Délos ; il fit à Apollon un magnifique hommage, eu lui vouant l’île de Rhénée, île voisine de Délos, dont il lit une dépendance du temple, et qu’il rattacha par des chaînes à l'île du dieu en signe d’union indissoluble[9]. L’ancienne fête de la ligue ionienne fut à cette occasion rétablie avec un éclat nouveau : c’était l’inauguration religieuse du nouvel empire insulaire, la création d’une amphictyonie apollinienne ; et le tyran, qui ne croyait pas l’empire perse capable de devenir une puissance dans l’Archipel, et qui ne voyait pas non plus d’État, grec capable de lui tenir tête, pouvait réellement concevoir l’espérance de repousser les Barbares et d’incorporer à son empire une portion de jour en jour plus considérable des côtes de la mer Égée, à l’est et à l’ouest.

Si Délos était devenue le sanctuaire universel de cet empire, Samos n’en devait pas moins rester le centre brillant, la métropole de l’Ionie, et il fallait lui donner les insignes de son rôle, de façon qu’on pût de moins en moins s’y méprendre. Polycrate savait, aussi bien que les rois de Lydie et que les tyrans des autres cités grecques, combien l’éclat de la richesse, l’étalage d’objets précieux et d’œuvres d’art, les constructions magnifiques, exerçaient sur le peuple grec une fascination puissante et irrésistible.

Aussi tout ce qui, dans les diverses contrées, avait le renom d’être excellent devait se trouver réuni à Samos pour assurer à l’île un éclat digne de son rang. Pour Polycrate, aucune distance n’était trop grande, aucun transport trop délicat et trop coûteux. Chiens de chasse d’Épire et de Laconie, brebis de race milésienne et attique, chèvres de Naxos et de Scyros, toutes ces espèces furent transplantées par troupeaux dans les pâturages de l’île. Des plantes magnifiques, qui jusque-là ne s’étaient épanouies que sous le soleil de Lydie, ornèrent les terrasses des jardins de Samos[10]. Il fallait avant tout que Samos devint le centre du mouvement intellectuel par lequel les Hellènes se distinguaient des autres peuples. Aussi n’épargna-t-on aucun sacrifice pour y attirer les artistes les plus distingués, et pour encourager l’industrie par des faveurs et des libéralités. Les ateliers de Samos devaient être les premiers de la Grèce pour la perfection des procédés artistiques : le luxe et la magnificence dont Polycrate s’entourait leur assurait des commandes de nature è provoquer sans cesse des raffinements d’exécution et des inventions nouvelles, dans les petites choses comme dans les grandes, dans la construction des temples et des palais comme dans la taille des pierres précieuses, industrie originaire de Babylone, qui s’acclimatait alors pour la première fois dans le domaine de l’art hellénique.

L’activité des ateliers samiens fut mise tout d’abord au service particulier du prince. La Vieille-Citadelle, masse ronde et offrant de tous côtés des parois à pic, qui se dresse au-dessus des grèves du rivage et supporte un plateau spacieux, devint la forteresse de Polycrate ; ses murs de pierre, épais de douze pieds et flanqués de puissantes tours rondes, existent encore en partie aujourd’hui[11]. Derrière ces murailles était le palais où, entouré de ses Scythes, le tyran tenait sa cour dans une orgueilleuse sécurité. Ses appartements présentaient à la fois l’exubérante magnificence de l’Orient et les formes expressives de l’art grec. Sur sa table paraissaient les poissons les plus recherchés qu’on pût tirer du sein de la mer ; il avait au doigt l’anneau le plus précieux qui fin, sorti de l’atelier de Théodoros[12], un anneau dont le sceau portait, dit-on, pour armoiries une lyre[13], symbole du dieu au nom duquel il régnait sur les Cyclades. Un vin exquis lui était servi par de jeunes garçons qui avaient été enlevés, à cause de leur beauté, sur les rivages les plus divers. Ses artistes se disputaient l’honneur de couler en bronze les traits de ses favoris, et les poètes les plus harmonieux célébraient à l’envi leurs grâces dans des chants immortels. Anacréon de Téos et Ibycos de Rhégion mangeaient à la table de Polycrate[14]. Enivrés de sa fortune, enchaînés par la faveur d’un prince ami des arts, ils se plongeaient dans les jouissances qu’il leur laissait partager ; leurs chants étaient la couronne de ses fêtes. Il fit venir à Samos et s’attacha avec un traitement de deux talents le plus célèbre médecin de la Grèce, Démocède de Crotone, que les Éginètes d’abord, et après eux les Athéniens, avaient pris à leur service comme médecin public[15]. Il eut soin, dans l’intérêt de la culture scientifique, de faire une collection d’écrits où les lettres grecques et les lettres orientales se trouvèrent pour la première fois rapprochées ; ses relations avec Amasis lui ouvrirent les trésors intellectuels de l’Égypte, et les astrologues chaldéens luttèrent d’habileté à sa cour avec l’art divinatoire de la Grèce[16].

Juste au pied de la forteresse royale, qui renfermait dans un étroit espace tant de merveilles, se trouvait le port militaire du tyran ; là se tenaient ses galères, derrière de puissantes digues en pierre qui, assises sur le fond de la mer à une profondeur de vingt brasses, donnaient au port la forme d’un cercle presque complet. Du haut de sa demeure, Polycrate surveillait tous les mouvements de sa marine militaire et marchande ; il suivait des fenêtres de son palais les joutes de ses navires luttant de vitesse et pouvait recevoir de la haute mer, au retour de chaque escadre, la première nouvelle des succès remportés. Les plus agiles bâtiments de course attendaient ses ordres au pied de la forteresse dont le rocher était traversé par un passage secret, Tous les dehors de cette forteresse, vue du côté du rivage, annonçaient le maître de la mer ; elle avait quelque chose de si grandiose que, longtemps après, Caligula, toujours prêt à imiter l’extraordinaire, comptait parmi ses projets préférés celui de bâtir en Italie une reproduction de la forteresse samienne[17]

Plus magnifiques et plus imposants encore furent les travaux entrepris dans l’intérêt du peuple ; là aussi cependant l’ambition était le mobile du tyran. Au pied de la citadelle se pressait, attirée par l’appât du gain, une population de jour en jour plus dense : il n’était pas facile de pourvoir aux besoins d’une ville qui grandissait à vue d’œil. Ainsi, dans la partie basse de la plage, on manquait d’eau potable, et, en été, l’on songeait avec une convoitise douloureuse aux sources fraîches de l’Ampélos, qui jaillissaient de l’autre côté de la montagne et dont presque personne ne pouvait profiter.

Polycrate saisit avec plaisir l’occasion de faire quelque chose d’extraordinaire. Il y avait à Samos un des plus grands constructeurs de travaux hydrauliques de l’époque, Eupalinos fils de Nausirophos, originaire de Mégare et qui avait fait son apprentissage sous Théagène. D’après ses plans, la montagne qui séparait la ville de la source fut perforée dans toute son épaisseur. Un tunnel, large de huit pieds et d’une hauteur égale à sa largeur, fut percé à travers la montagne sur une longueur de sept stades avec une pente exactement calculée, et on y ménagea une cunette de trois pieds de largeur[18]. C’est par là que l’eau coulait dans les profondeurs obscures du rocher, tout en restant sans cesse au contact de l’air. En été, les gens de la ville pouvaient même se promener le long du courant et chercher la fraîcheur dans ce passage souterrain qui les menait au cœur de la montagne. A l’issue du tunnel, un conduit en maçonnerie recevait l’eau pour la diriger vers le centre de la ville, ou elle alimentait des fontaines, des tuyaux de voirie et des bains, nettoyait les égouts, et enfin chassait les immondices du bassin du port[19].

Naturellement, la merveille de Samos, l'Héræon ne fut pas non plus négligé. C’est sous Polycrate et par ses soins qu’il devint le plus grand et le plus riche des sanctuaires grecs que le monde connût encore au temps d’Hérodote. Après chaque succès, une partie du butin y était consacrée comme monument de la victoire. Les cadeaux précieux des alliés étrangers aussi bien que les chefs-d’œuvre de l’art national aboutissaient à l’Héræon. L’Héræon, l’aqueduc et la digue du port, étaient les trois merveilles qui attiraient tant de curieux à Samos. Comme Hérodote en fait mention dans l’histoire de Polycrate, et que d’ailleurs les travaux de Polycrate[20] étaient connus de toute l’antiquité, on est en droit de conclure que la tyrannie de Polycrate a été pour une bonne part dans la construction de ces trois ouvrages.

Lorsque Cambyse, monta sur le trône de Perse, Polycrate était depuis de longues années tranquille possesseur du pouvoir et de ses splendeurs. N’est-il pas bien pardonnable de s’être habitué à sa fortune comme à la compagne inséparable de sa vie ? Pourtant, la situation n’était pas aussi brillante qu’elle le paraissait et que les hôtes de la cour royale se l’imaginaient dans l’ivresse de leurs jouissances. En dépit de tous les avantages que l’art et la science trouvaient à l’état de choses actuel, l’oppression toujours croissante, le manque de confiance qui troublait toutes les relations, la contagion de mollesse et de luxe que la tyrannie entretenait autour d’elle, finirent, dit-on, par être insupportables aux hommes de caractère plus indépendant. Tel fut surtout le fils du lapidaire Mnésarchos, le sage Pythagore. Il émigra à l’âge de quarante ans, vers la LXIIe olympiade (530)[21], et porta en Italie les germes d’une philosophie qui s’était développée à Samos sous l’influence des rapports avec Babylone et l’Égypte, mais qui avait besoin, pour atteindre son plein épanouissement, d’un air plus libre que l’atmosphère étouffante de la tyrannie samienne.

Les réjouissances bruyantes qui se donnaient à la cour formaient un contraste criant avec la misère du peuple, avec la colère sourde des anciennes familles, avec le dépit concentré des riches, qui se voyaient obligés de contribuer à l’exécution des travaux ordonnés par le tyran et à l’entretien de sa cour. Personne que lui n’avait le droit d’être riche. De plus, il savait aussi peu que les autres tyrans grecs, qu’il dépassait tous ensemble en éclat et en magnificence, demeurer fidèle aux mœurs nationales. Plus tout s’inclinait devant l’excès de sa fortune, plus la muse grecque elle-même se pliait à la flatterie et au service de cour, plus il s’abandonnait à l’influence contagieuse de l’Orient et donnait cours à ses caprices de despote ; plus il avait de puissance et de trésors, plus il en voulait acquérir encore. Cc défaut d’empire sur lui-même causa sa perte.

La fermentation qui augmentait de jour en jour n’échappait pas à Polycrate ; il crut faire œuvre de politique avisé en offrant son concours à Cambyse, espérant former par là avec les Perses une alliance précieuse et se débarrasser une fois pour toutes dune foule de mécontents. Il vit avec orgueil son escadre de quarante pentécontores faire voile vers l’Égypte. Il se sentait non-seulement l’allié, mais l’égal du Grand-Roi, et il croyait pouvoir désormais respirer plus librement. Il se trompait d’un côté comme de l’autre. Sur sa flotte. qu’il avait imprudemment chargée d’un trop grand nombre d’hommes hostiles à son pouvoir, une révolte éclata. Elle fit défection et, de la mer Carpathique où elle se trouvait, reprit le chemin de Samos. Polycrate dut s’avancer en pleine mer au devant de sa propre flotte, avec un nombre moindre de galères, pour empêcher au moins la sédition de gagner l’île. Ce fut eu vain. Après l’avoir battu, les rebelles abordèrent derrière lui, et il ne put se rendre maître de la révolte qu’en recourant aux moyens les plus désespérés, en enfermant les femmes et les enfants dans les arsenaux et en menaçant de les brûler. Les conjurés s’éloignèrent, mais sur sa flotte et pour revenir avec l’appui de l’étranger.

Ils s’adressèrent à Sparte. Là, après quelque hésitation, la victoire resta au parti avancé, au parti de ceux qui ne voulaient pas laisser échapper cette magnifique occasion d’étendre l’influence lacédémonienne. Ils remontrèrent combien Sparte, dès l’époque de la guerre de Messénie, avait contracté d’obligations envers les Samiens, qui se présentaient aujourd’hui en la personne de leurs délégués et demandaient assistance contre un tyran orgueilleux. On se rappela tout le mal qu’on avait souffert de la part des flibustiers samiens ; on songea au cratère d’airain que Sparte avait envoyé à Crésus, à la cotte de mailles que le roi Amasis avait envoyée à Sparte ; ces deux magnifiques pièces avaient été surprises par les pirates aux aguets[22]. A tout cela vinrent se joindre les sollicitations des Corinthiens qui, au temps de Périandre, avaient eu à se plaindre des Samiens, lorsque ceux-ci avaient protégé les Corcyréens envoyés à la cour de Lydie[23]. Aussi Corinthe aida-t-elle Sparte à réunir une flotte.

Après un heureux trajet, les Péloponnésiens bloquèrent Polycrate et donnèrent l’assaut aux hautes murailles qui défendaient le château du seigneur de Samos. Déjà elles étaient forcées du côté de la mer, au-dessus du faubourg, et il fallut la valeur personnelle du tyran pour repousser les ennemis au moment même où, à la suite d’une attaque simultanée, les Spartiates avaient aussi pénétré dans le fort du côté de la terre. Mais les chefs les plus braves entre les assaillants, Archias et Lycopas, séparés de leurs troupes et cernés, succombèrent. L’assaut fut arrêté ; le combat traîna en longueur, et le tyran fut sauvé par la solidité de ses remparts, par l’inexpérience des Spartiates en fait de sièges, et aussi, à ce qu’il semble, par leur cupidité (425/4 : Ol. LXIII, 4).

Les conjurés, abandonnés par Sparte, ne purent donner suite à leurs plans. Ils rôdèrent dans l’Archipel, cherchèrent à battre en brèche dans ces parages la puissance du tyran, et rançonnèrent les plus riches d’entre les îles voisines, par exemple, Siphnos, dont les citoyens étaient occupés à reconstruire, avec l’excédant de recettes fourni par leurs mines d’or et d’argent, l’agora de la ville et à l’entourer de portiques de marbre. Ceux-ci se sentirent assez forts pour refuser aux pirates samiens les dix talents qu’ils demandaient. On en vint aux mains, et les Siphniens vaincus durent se résoudre à payer le décuple[24]. Ensuite les Samiens se dirigèrent vers la côte du Péloponnèse, achetèrent aux Hermioniens avec l’or de Siphnos l’île d’Hydrea, afin d’avoir une station commode pour rançonner le golfe Argotique et le golfe Saronique, aux dépens surtout des Éginètes. Enfin, ils se rendirent en Crète pour chasser les Zacynthiens de Cydonia, probablement à l’instigation des Lacédémoniens, qui étaient en hostilités avec, les Zacynthiens. Ils se maintinrent cinq ans à Cydonia, et l’on peut juger de leur puissance par ce fait que la Crète et Égine durent s’unir pour combattre ces flibustiers[25].

Polycrate avait sauvé son trône, mais sa puissance était ébranlée, son empire maritime détruit. Il ne pouvait, avec ses propres ressources, réparer une perte aussi considérable ; il lui fallait de l’argent et des alliés. Sa fortune, à laquelle il s’abandonnait avec une confiance de jour en jour plus entière, parut lui offrir à propos l’un et l’antre. Au moment même où il songeait à de nouveaux moyens d’action, les envoyés de la ville royale de Magnésie, qui s’était relevée de ses ruines pour devenir une ville perse et la résidence d’un satrape, frappent à la porte de son palais. Ils lui apportent un message secret d’Orœtès, à qui Cambuse avait confié le gouvernement des régions occidentales de l’Asie-Mineure. Au dire des envoyés, le satrape avait perdu la faveur du G rand-Roi ; il devait s’attendre aux derniers traitements, si Cambyse revenait d’Égypte ; aussi désirait-il prévenir le moment fatal et chercher un abri hospitalier auprès du puissant tyran de Samos ; il était prêt à venir avec tous ses trésors et à les partager avec lui.

Résister à de pareilles séductions était pour Polycrate chose impossible. Après s’être assuré par les yeux de son plus intime confident, Mæandros, que ces richesses qu’on lui montrait sur la côte d’Asie n’étaient pas une fable, il ne résista plus à son aveugle passion : ni les prières d’une amitié prévoyante, ni les pressentiments de sa fille qui, à bord même de sa galère, cherchait encore à le retenir par ses larmes et ses embrassements, rien ne put l’arrêter. Le cœur plein de joie et d’espérance et hâtant le mouvement précipité de ses rameurs, il passa sur le continent, où il voyait déjà briller les caisses pleines d’or du satrape. Là, des gardes apostés par les soins d’Orœtès se saisirent de lui et le mirent en croix. Ainsi s’accomplit le rêve de sa fille. Le prince de Samos était suspendu sur la plage entre ciel et terre, baigné par Zeus, oint par le Soleil, et donné en pâture aux oiseaux du ciel. Ainsi finit Polycrate (522 : Ol. LXIV, 3)[26].

Orœtès était chargé de continuer la politique d’Harpage, de fortifier la puissance perse sur la côte d’Asie-Mineure et de l’étendre progressivement. Il y avait bien peu réussi. Tout au contraire, comme pour braver les armes de la Perse, après la soumission de l’Ionie il s’était formé à Samos mie nouvelle puissance ionienne comme on n’en avait pas vu encore. Certaines parties de la côte et des îles avaient même été reperdues. Il ne fallait pas songer à la force pour venir à bout d’un tyran aussi puissant ; la ruse n’en réussit que plus sûrement. Les serviteurs de Polycrate furent retenus après la fin terrible de leur maître ; le satrape rendit la liberté aux autres Samiens pour se faciliter dans l’avenir la prise de possession de file. Néanmoins, il ne recueillit pas le prix de sa perfidie. Samos demeura indépendante sous Mæandros ; mais son empire maritime avait pris fin, et avec lui disparaissait la dernière puissance ionienne qui aurait pu, à l’occasion, opposer une digue aux envahissements des Perses.

Mæandros avait recueilli l’héritage du tyran sans avoir en lui l’étoffe d’un successeur de Polycrate ; il n’était ni assez hardi pour continuer la politique de Samos dans le sens ou l’avait engagée le tyran, ni capable d’assez de générosité et de désintéressement pour renoncer au pouvoir. Aussi ne sut-il prendre que des demi-mesures. Après la mort du bienfaiteur à qui il devait tout, il se posa en ami du peuple et éleva un autel à Zeus Libérateur ; puis il se retira dans la forteresse du tyran, pour y régner en despote. Les Ioniens d’Asie n’étaient pas, comme les Athéniens, en état de substituer à la tyrannie un gouvernement régulier et légal. Jamais État grec, après avoir donné au monde le spectacle de la tyrannie la plus brillante, n’en subit plus complètement les désastreuses conséquences, l’anarchie permanente, les déchirements, la démoralisation du peuple ; jamais chute plus profonde ne succéda à tant d’apparente grandeur. La belle île s’abîma dans un enchaînement de crimes et de désastres. Mæandros gouverna pendant quelques années ; après quoi, le plus jeune frère de Polycrate, Syloson, qui avait trouvé moyen de conquérir la faveur de Darius, se fit réintégrer à Samos. L’occupation, ou pour mieux dire la dévastation de l’île fut l'un des premiers actes du jeune souverain qui venait de monter sur le trône de Cyrus[27].

 

 

 



[1] HÉRODOTE, II, 161.

[2] DIODORE, I, 68.

[3] Petits potentats cypriotes vassaux des rois d’Assyrie (RAWLINSON, Herodotus, I, p. 483). Sur les partis à Cypre, voyez SCHLOTTMANN, Eschmunazar, p. 57. WEISSENBORN, Hellen, p. 112.

[4] Sur Phanès-Combaphès, voyez HEROD., III, 4. CTESIAS, De rebus Pers., 9 [p. 47, éd. C. Müller].

[5] Sur la thalassocratie samienne, cf. STRABON, p. 673. BUNSEN, Ægypten, V, p. 430, et GUTSCHMIDT, Beiträge zur Geschichte des alten Orients, p. 122.

[6] D’après FISCHER (Griech. Zeittafeln ad ann. 590), Périnthe fut fondée en 600. GUTSCHMIDT (op. cit.) place la révolution de Samos vers 590, et il parait certain que les actes de piraterie mis au compte des Samiens par Hérodote (HER., III, 47) appartiennent à une époque où l’aristocratie ne gouverne plus. Eusèbe met l’avènement de Polycrate en 532 (Ol. LXII, 1), et Bentley en 565 (Ol. LIII, 3). La date de Bentley est acceptée par PANOFKA (Res Samiorum, p. 21) et par BÖCKH (Corp. Inscr. Græc., I, p. 13). Les relations entre Polycrate et Lygdamis (DUNCKER, Gesch. des Alterthums, IV2, p. 321) ne sont pas un argument absolument décisif, car, de même que Lygdamis soutint Pisistrate en simple particulier, il a pu aussi bien secourir Polycrate sans être lui-même tyran. Il n’y a rien là, par conséquent, qui nous oblige à placer en 535 le début du règne de Polycrate ; par contre, il y a bien des raisons de croire que la tyrannie de Polycrate a duré plus de dix ans. En fait de points de repère assurés pour la chronologie, nous n’avons que l’expédition d’Égypte en 525 et la mort de Polycrate en 523. Sur la chronologie de Polycrate, cf. Rheinisches Museum, 1871, p. 573.

[7] HÉRODOTE, III, 45.

[8] HÉRODOTE, III, 39.

[9] THUCYDIDE, I, 13. III, 104, et, d’une manière générale, en ce qui concerne les rapports de Samos avec Délos, cf. PANOFKA, Res Samiorum, p. 29 sqq. PLASS, Tyrannis, I, p. 234. DUNCKER, Geschichte des Alterthums, IV, p. 504.

[10] ATHEN., Deipnos., p. 540.

[11] ROSS, Insclreisen, p. 139 sqq.

[12] PAUSANIAS, VIII, 14. 8.

[13] CLEM. ALEX., Protrept., III, p. 247 Sylb. BRUNN, Künstlergeschichte, II, p. 468.

[14] HÉRODOTE, III, 121. SUIDAS, s. v. Ίβυκος. Les poésies d’Anacréon indiquent bien qu’il est resté jusqu’au dernier moment chez Polycrate.

[15] HÉRODOTE, III, 131. Les deux talents équivalent à peu près à 11.788 fr.

[16] Sur ces Chaldéens, les maîtres de Pythagore, voyez PORPHYR., Vit. Pythag., 1.

[17] SUÉTONE, Caligula, 21.

[18] HÉRODOTE, III, 60.

[19] Cf. mon article sur les travaux hydrauliques des Hellènes (Archäol. Zeit., 1848, p. 30). Les ruines de Séleucie nous renseignent sur la manière dont on utilisait les eaux de source amenées dans la ville pour laver le bassin du port (K. RITTER, Denkmäler des nördlichen Syriens, Berlin. 1855, p. 30).

[20] ARISTOTE, Politique, p. 225, 1.

[21] ARISTOXEN. ap. PORPYR., Vit. Pythag., 9. PLUTARQUE, Plac. philos., I, 3. De même, STRABON, p. 638.

[22] Voyez, sur ces pourparlers entre Samos et Sparte, HÉRODOTE, III, 46 : passage où les indications chronologiques sont dans un désordre irrémédiable (MÜLLER, Dorier, I, p. 173. PANOFKA, op. cit., p. 28. 30. PLASS, Tyrannis, I, p. 235. ULRICHS, ap. Rhein. Mus., X, p. 18). D’après Plutarque (PLUT., De malign. Herod.), les motifs allégués par Hérodote datent de trois générations avant 525.

[23] HÉRODOTE, III, 48.

[24] HÉRODOTE, III, 57-58.

[25] HÉRODOTE, III, 59.

[26] HÉRODOTE, III, 125.

[27] HÉRODOTE, III, 142-149.