HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (SUITE).

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES LUTTES AVEC LES BARBARES.

 

 

§ II. — LES HELLÈNES D’ASIE SUJETS DES PERSES.

Parmi les peuples que la dynastie d’Ecbatane avait réunis en un vaste système d’États vassaux, il y en avait un qui s’était placé au premier rang : c’était le peuple des Perses, une des plus nobles branches de la race aryenne, et celui de tous les Iraniens qui était le plus susceptible de culture.

Habitants d’une contrée montagneuse sillonnée de nombreux cours d’eau, à l’abri de toutes les sollicitations voluptueuses de l’Orient, habitués à une vie simple et tout occupés de l’élevage du bétail, de chasse et d’agriculture, les Perses avaient conservé toute leur vigueur et leur énergie native. Divisés en cantons et en tribus, ils vivaient sous un régime de liberté, ayant à leur tête des chefs que chacun pouvait approcher, avec respect sans doute, mais avec son franc-parler. L’amour de la vérité et la bravoure étaient leurs vertus nationales ; une justice consciencieusement rendue d’après les principes légués par les ancêtres servait de lien à leurs communes. Les juges du peuple étaient nominés à vie et inamovibles ; ils formaient dans le pays une puissance qui s’opposait à tout arbitraire. Le culte des idoles était, aux yeux des Perses, une folie et un sacrilège. Comme les Pélasges, ils offraient au Dieu du ciel leurs sacrifices sur les cimes les plus élevées de leur pays ; ils adoraient aussi les astres et les éléments. Dans sa prière, le Perse ne devait pas songer à lui-même ; il priait seulement pour le peuple et pour le roi. La domination des Mèdes, par un effet de réaction contre l’étranger, avait développé chez ce peuple le sentiment national, et ils étaient arrivés à l’unité par la subordination volontaire des tribus pastorales à celles qui cultivaient le sol. Parmi ces dernières, la race des Pasargades, la plus noble et la mieux douée de toutes, avait su conquérir une autorité toute royale.

Dans la même mesure où ce peuple arrivait à la conscience de lui-même, les Mèdes s’enfonçaient dans la mollesse et le plaisir. La mort de Cyaxare avait détendu les ressorts de l’empire ; on commençait à trouver insupportable l’état de choses actuel, où les forts payaient un tribut aux faibles. Le refus de cet impôt lit éclater un conflit qui amena une défection ouverte. Non content d’avoir conquis leur indépendance, les Perses marchèrent sur Ecbatane. La dynastie amie des Lydiens fut renversée, et les traités qui garantissaient l’équilibre établi entre les empires de l’Asie occidentale furent anéantis.

Le monde gréco-lydien trembla lorsque l’Achéménide Cyrus, de la famille des Pasargades, en vainqueur sûr de sa force, se dressa un trône dans l’Iran. Des vaisseaux ioniens portèrent aux colonies les plus lointaines le nom du nouveau conquérant qui venait de surgir en Orient, et Crésus dut se résoudre à l’attendre ou à marcher au-devant de lui.

Dans les deux cas, il lui fallait des alliés. Or, comme la poussée se faisait de l’est à l’ouest et qu’il se voyait rejeté parles Barbares du côté des Hellènes, c’était le moment où l’or envoyé à Delphes allait porter intérêt.

Les prêtres de Delphes adressèrent Crésus aux Spartiates. Après ses victoires sur Argos et sur l’Arcadie, Sparte avait une situation qui lui permettait de s’attribuer au delà de l’Archipel le rôle de chef-lieu des petits États de la Grèce, tandis qu’Athènes, après avoir connu l’ordre de choses établi par Solon, était retombée dans le désordre et les luttes intestines. Sparte ne manquait pas d’hommes résolus à poursuivre une politique nationale à grandes vues ; elle s’était plusieurs fois déjà risquée sur mer ; l’État dorien avait pris une légitime confiance dans ses forces et pouvait compter sur un avenir plus glorieux encore. L’influence de l’oracle s’ajoutant à cette ardeur secrète, on résolut de ne pas refuser au roi de Lydie, à qui on avait déjà plus d’une obligation, au citoyen honoraire de Delphes, le secours qu’on devait aux membres de la confédération[1]. Dans le même temps, Crésus s’adressait également aux États orientaux qu’il pouvait supposer aussi intéressés que lui à endiguer à temps les envahissements de la puissance perse, c’est-à-dire l’Égypte et Babylone.

En Égypte, après la domination des descendants de Psammétique, qui avait duré un siècle, une nouvelle révolution avait élevé au trône un aventurier du nom d’Amasis, qui appartenait, comme les Mermnades, à la région du littoral envahie par des populations de race grecque. Comme eux aussi il était arrivé au pouvoir avec l'aide de troupes grecques. L’effort de sa politique était de même tourné du côté de la mer : il convoitait la possession de Cyrène, comme les Mermnades celle de l’Ionie ; comme eux, il honorait avec une générosité intéressée les dieux de la Grèce : il encourageait, comme eux, de toutes façons le commerce grec et avait fait de Naucratis un port franc à l’usage des Grecs. Ainsi l’Égypte et la Lydie étaient alors deux États tout à fait semblables, et les dangers pareils qui menaçaient de les atteindre tût ou tard les conviaient naturellement à une action commune .

D’autre part, Crésus s’était tourné vers la dynastie de Babylone, avec laquelle son père avait déjà entretenu des rapports d’amitié. Dans la position dangereuse qu’il occupait entre des voisins puissants et malveillants, cet État avait aussi cherché à s’appuyer sur des mercenaires grecs. Lorsque Nabuchodonosor, aussitôt après la chute de Ninive, avait fait la guerre à l’Égypte et à la Syrie, il avait dans son armée le frère du poète Alcée, Antiménidas, que des luttes de partis avaient chassé de Mytilène. Nabuchodonosor étant mort en 561, son successeur, que les Grecs désignent sous le nom de Labynétos II[2], était aussi arrivé au trône par une révolution, et probablement, comme Psammétique, Gygès et Amasis, avec le secours de troupes mercenaires (555). C’est avec ce prince que Crésus conclut un traité d’alliance. C’était une alliance offensive et défensive de trois rois[3] contre la puissance de Cyrus qui les menaçait tous également, une grande ligue de Philhellènes et d’Hellènes contre les Barbares d’Orient. Mais, avant que ces alliances pleines de promesses, qui devaient unir les peuples depuis l’Euphrate jusqu’au Nil et jusqu’à l’Eurotas, eussent pu porter leurs fruits pour Crésus, l’orage éclatait sur sa tête et la guerre commençait.

Les événements se précipitèrent, et Crésus ne se montra pas à la hauteur des circonstances. Il flottait indécis entre des résolutions opposées. Il crut bon, tout d’abord, d’aller de sa personne au-devant de l’ennemi. Plein de confiance dans son étoile et dans la fortune de sa dynastie, il pénétra en Cappadoce sans attendre les secours de ses alliés. Il ne voulait pas laisser la puissance de Cyrus se consolider dans ce pays ; il comptait même encore reculer les bornes de son propre empire. Avant tout, son attention s’était portée sur Ptéria, place forte située dans la vallée de l’Halys, à l’endroit où cette vallée s’ouvre dans la direction de Sinope[4] et donne accès dans la partie septentrionale de la Cappadoce. Il ravagea le pays et en expulsa les habitants, sans doute dans le dessein de mettre son royaume à l’abri derrière une large bande de pays dévastés.

Cyrus, qui avait dès lors l’avantage de pouvoir s’annoncer, dans les provinces frontières de l’empire, comme le sauveur et le protecteur des populations sans défense, ne chercha pas à combattre. Il serait même allé, parait-il, au-devant du roi de Lydie avec des propositions amicales, et n’aurait exigé autre chose que la reconnaissance de sa suzeraineté. L’attitude menaçante des Babyloniens l’obligeait à la prudence. Cependant on livra bataille, et les Perses, comme autrefois les Mèdes, durent reconnaître le courage et la solidité de l’armée lydienne. La bataille resta indécise.

Néanmoins, Crésus abandonna toute l’expédition. Il revint à Sardes et crut faire assez en convoquant dans cette ville pour la campagne prochaine toutes les troupes de son pays et les contingents de ses alliés. Mais Cyrus n’était pas homme à accorder à, son adversaire une trêve qui lui dit permis de doubler ses forces. Après un court repos, les Perses se remirent en mouvement pour pénétrer avec des forces imposantes au cœur de l’empire lydien. Il fallait encore de la prudence, car, dans une vaste plaine sans arbres comme la plaine de l’Hermos, la cavalerie des Lydiens avait une belle occasion pour déployer toutes ses ressources. Sur le conseil d’Harpage, Cyrus fit mettre tout ce qu’il avait de chameaux montés, amenés avec son armée du fond de l’Asie, en face de la cavalerie lydienne et au premier rang. Le stratagème réussit. Surpris par l’aspect et par l’odeur de ces animaux nouveaux pour eux, les chevaux prirent peur ; l’attaque fut paralysée, la bataille perdue.

Crésus fut cerné clans son château, et, sur les pas des messagers qui devaient convoquer pour le printemps les armées auxiliaires, il en envoya d’autres plus rapides chargés d’implorer un secours immédiat pour dégager leur roi. It était trop tard. Cyrus ne négligea rien pour enflammer l’ardeur de l’armée assiégeante a escalader les remparts, et l’on réussit enfin à pénétrer dans la citadelle de Sardes par le côté qui touche aux flancs du Tmolos (546 : Ol. XVLIII, 3)[5].

L’empire des Mermnades n’existait que par sa dynastie ; il tomba, comme tous les empires orientaux, d’un seul coup, et sa chute fut d’autant plus soudaine que la dynastie n’avait dès le principe fondé dans le pays même sa puissance que sur la force des armes. Le roi était pris, l’armée dissoute ; la Lydie n’existait plus. Crésus, avec une résignation passive, rendit hommage au vainqueur pour qui les dieux s’étaient déclarés. Il fut traité généreusement et conserva une situation honorable auprès de Cyrus, qui sut utiliser les conseils du prince détrôné„conseils précieux à cause de la connaissance qu’avait celui-ci des affaires de l’Asie-Mineure et de ses relations avec les peuples d’Occident. A partir du jour où Crésus s’attacha à la suite du conquérant, il disparut aux yeux des Grecs, sans disparaître pourtant de leur mémoire.

Ils ne se lassaient pas, en effet, de citer sans cesse son histoire comme la série hi plus étonnante de péripéties qu’on pût imaginer, et d’y ajouter tout le charme dont les conteurs ioniens avaient le secret. On ne la laissa pas abandonnée simplement à la tradition populaire : les prêtres s’en emparèrent, et elle fut, sous leur influence, accommodée à certains points de vue religieux[6]. Ainsi voyons-nous mettre en relief, d’une part, la piété du roi qui lui a valu la protection particulière du dieu de Delphes ; de l’autre aussi, son orgueil excessif, sa trop grande estime des richesses, qui ont troublé son jugement et amené sa chute soudaine. On fait en même temps remarquer que, depuis Gygès, qui avait conquis le trône par un meurtre, une malédiction pesait sur sa race, et que cette malédiction, selon les lois de l’éternelle justice dont Apollon même ne pouvait arrêter le cours, avait dû s’accomplir. Quand les prêtres parlaient ainsi de malédiction, on pouvait reprocher an dieu de Delphes de n’avoir pas mieux protégé son fidèle serviteur et penser que la piété de celui-ci ne lui avait servi de rien. Mais la gloire d’Apollon devait trouver son compte à la chute même du grand roi.

Le récit ajoute donc que Crésus, après la prise de la ville, s’était réfugié dans le temple du dieu. On le cherche : il est trahi. Le nom du traître Eurybate était passé en proverbe chez les Grecs pour désigner un homme absolument infâme[7]. Le roi est enchaîné dans le temple, mais les chaînes tombent de ses mains ; il est traîné vers la citadelle, mais là encore, son dieu protecteur le préserve de tout mal, jusqu’au moment où Cyrus, contraint par une série de prodiges, se décide à traiter son captif avec déférence et respect.

Il doit avoir existé encore une autre tradition d’après laquelle Crésus n’aurait pas voulu survivre à sa puissance et aurait mieux aimé se brûler avec ses trésors. Ces holocaustes volontaires de princes tombés reviennent souvent dans les légendes et même dans l’histoire de l’Orient ; ils se rattachent à l’usage qu’on avait d’honorer le dieu Soleil en mettant le feu à des bûchers chargés de matières précieuses. Ce qui prouve combien cette tradition était répandue, c’est que des peintures antiques représentaient Crésus assis sur le bûcher, dans une attitude solennelle, revêtu de ses habits royaux, le sceptre à la main et la couronne de lauriers sur la tête, versant une libation avec la calme majesté d’un prêtre, tandis que les flammes s’élèvent autour de lui[8].

Lorsque la légende sacerdotale s’empara de cette tradition, elle transforma le bûcher en un échafaud et attribua à Cyrus, l’ennemi de la religion hellénique, une cruauté qui est trop en contradiction avec les idées religieuses de la Perse pour mériter quelque créance. Dans cette légende, une pluie soudaine, envoyée par Apollon, éteignait le feu[9] ; au lieu qu’Hérodote, qui accueillait de préférence toute version ayant trait à Athènes, fait intervenir le nom de Solon dans la délivrance merveilleuse du dernier roi de Lydie.

La chute de Sardes était, pour le monde grec tout entier, un coup effroyable. L’empire qui avait servi d’intermédiaire avec l’Orient, mais qui avait aussi servi de rempart contre lui, était renversé, et sur ses ruines, une puissance tout à fait étrangère et hostile s’était avancée jusque dans le voisinage de la côte. Les villes avaient eu à défendre contre les Mermnades leur indépendance politique ; mais leur langue, leurs mœurs, leur religion n’avaient pas été menacées, car elles dominaient jusque dans Sardes. Désormais tout était en péril ; les peuples de l’Iran avaient les mœurs étrangères en horreur et leur religion les conviait à la guerre sainte contre toute idolâtrie. Par la même raison que les Juifs à Babylone attendaient avec joie l’arrivée de Cyrus et voyaient en lui le protecteur du culte de Jéhovah, les Grecs tremblaient pour leurs cités, pour leurs temples et leurs autels.

L’angoisse commune resserra leur union. Les villes éoliennes et ioniennes agirent de concert. Pourtant, cette fois encore, l’entente ne fut pas générale. Les îles, qui ne se sentaient pas menacées, restèrent à l’écart ; Milet même manqua à la nouvelle confédération. Les Milésiens, qui avaient jadis fait cause commune avec les Mermnades, avaient cette fois encore saisi la première occasion pour conclure avec le nouveau potentat un traité particulier[10].

Le parti national avait son centre à Phocée, qui était fort bien située pour communiquer avec les villes d’Éolie. On avait, d’un commun accord, choisi comme ambassadeur de la nouvelle ligue un citoyen de Phocée, Pythermos, qui fut chargé d’exposer la situation aux Hellènes d’outre-mer et de réclamer une assistance énergique. Entouré d’un appareil magnifique qui devait témoigner de la prospérité des Grecs d’Asie, Pythermos aborda à Gytheion. Il se présenta en habit de pourpre devant les magistrats de Sparte et se mit en devoir d’exposer, avec toute l’éloquence dont il était capable, la communauté d’intérêts qui rendait solidaires l’un de l’autre les deux rivages de l’Archipel. Mais sa parole rencontra peu d’écho. Les Spartiates, qui avaient trouvé des équipages et des vaisseaux pour Crésus l’oppresseur des villes grecques, refusèrent à ces mêmes villes tout secours efficace et se bornèrent, pour avoir l’air de payer de retour l’honneur qu’on leur faisait en acceptant leur hégémonie, à envoyer en Asie un ambassadeur chargé d’aller trouver le roi de Perse dans son camp et de protester, au nom de Lacédémone, contre toute attaque à main armée sur le territoire grec.

Cette impuissante ambassade, qui était la première rencontre officielle entre la Perse et les États de la Grèce d’Europe, dut paraître bien ridicule à Cyrus. Elle ne fit que diminuer encore le cas qu’il faisait de la nation grecque, dont il méprisait l’esprit fanfaron. Il la jugeait d’après la population des villes marchandes d’Ionie et ne pouvait croire capables d’aucune énergie virile des hommes qui passaient la moitié de leur vie à bavarder sur la place publique[11].

En attendant, il avait autre chose en tête que les affaires du littoral asiatique. Depuis la chute de Sardes, il tenait la soumission de l’Asie-Mineure pour achevée ; il reprit donc, avec le gros de ses troupes, le chemin d’Ecbatane, après avoir installé à Sardes, avec une garnison perse, Tabalos comme gouverneur de la nouvelle province. Il laissait à Pactyès, un Lydien, l’administration des impôts et la surveillance des sommes d’argent qui devaient désormais s’acheminer par la route royale de Sardes vers Suse.

Cyrus se faisait illusion s’il croyait avoir par ces mesures assuré la pacification de l’Asie-Mineure. Il laissait tout en fermentation derrière lui. Toute la population des côtes, notamment, était en proie à une surexcitation qui la tenait entre l’anxiété et l’espérance. L’ancienne domination était anéantie : la nouvelle n’était pas fondée encore. L’hommage volontaire que les villes avaient offert sous certaines conditions avait été repoussé par Cyrus avec colère. Avant la chute de Sardes, à l’exception de Milet, toutes avaient rejeté ses propositions, et il ne le leur pardonnait pas. On devait s’attendre à tout de sa part dès qu’il serait libre de son action. On n’avait pas encore vu un soldat de Cyrus sur la côte : on était libre encore ; on n’appartenait ni aux Lydiens ni aux Perses ; et, plus Cyrus mettait de hâte à retirer ses forces militaires de la péninsule pour porter la guerre sur les frontières les phis éloignées de son empire, plus on se sentait tenté d’utiliser ce répit pour s’unir et conquérir à nouveau l’indépendance.

Ces dispositions furent utilisées par Pactyès, dont la fidélité était mise à une trop dure épreuve par les trésors confiés à sa garde. Il se servit de cet argent pour réunir promptement une armée considérable, s’avancer de la côte jusqu’à Sardes et y enfermer Tabalos. Mais il n’était pas homme à mener à bonne fin par son énergie une entreprise aventureuse et difficile. A peine fut-il informé de l’approche des troupes de Mazarès, détaché par Cyrus au secours de Tabalos[12], que le cœur lui manqua ; il laissa son année se disperser, et se réfugia lui-même à Kyme. L’insurrection n’eut d’autre effet que de hâter le moment fatal, et les Perses n’en étaient que plus irrités lorsqu’ils arrivèrent pour la première fois sur le littoral grec.

Leur premier désir était de punir le traître ; et c’est sur sa tète que s’engagèrent les premières négociations entre l’armée perse et les villes grecques. Les Kyméens, qui n’osaient ni livrer Pactyès ni le protéger[13], le firent passer à Lesbos ; mais il n’était guère plus en sûreté dans les îles. Les habitants de Mytilène n’étaient pas éloignés de livrer le fugitif en échange de l’or des Perses ; aussi les Kyméens le conduisirent-ils à Chios. Les Chiotes crurent devoir saisir l’occasion qui s’offrait de se faire assurer le territoire d’Atarnée et de satisfaire ainsi l’envie, qu’ils avaient depuis longtemps déjà, de posséder un coin de terre sur le continent, en face de leur île. Les Perses y consentirent avec joie, parce qu’ils mettaient ainsi sous leur influence la plus grande île de l’Archipel, et Pactyès fut arraché au sanctuaire d’Athéna, la patronne de la cité, pour être livré à la vengeance de ses ennemis. Ainsi les plus saints devoirs furent sacrifiés aux plus vils calculs d’intérêt, non par des particuliers, mais par un acte officiel engageant l’État tout entier. Il n’y eut que les prêtres pour protester contre la violation de l’asile sacré : ils lancèrent la malédiction sur le territoire acquis au prix d’un tel sacrilège[14]. C’est de cette façon que les Perses apprirent à connaître les populations maritimes de l’Ionie. Pouvaient-ils faire autrement que de concevoir pour elles le plus profond mépris ?

Mazarès avait atteint son premier but, punir l’instigateur de la révolte ; il se tourna alors contre ceux qui y avaient pris part. Le foyer de l’insurrection avait été Priène, patrie du noble Bias, Priène, qui avait la garde du sanctuaire panionien. Pour faire un exemple, on traîna les citoyens de la ville en esclavage ; puis, l’armée descendit la vallée du Méandre en ravageant tout : Magnésie, qui se relevait à peine de ses ruines, fut détruite pour la seconde fois.

C’est alors que l’exécuteur des vengeances. royales mourut subitement, et que Harpage prit la direction de la guerre sur le littoral. Par le choix d’un homme qui lui tenait de si près, Cyrus donnait à entendre l’importance qu’il attachait à. l’expédition d’Ionie.

Dans le fait, les Ioniens commençaient à prouver au roi qu’ils étaient autre chose que des bavards de place publique, et qu’ils ne faisaient pas tous aussi bon marché que les Chiotes des choses les plus sacrées. Ces mêmes hommes, qui s’étaient montrés si peu capables de sauver leurs affaires par une action commune, montrèrent, à ce moment où tout espoir de succès avait disparu, un courage héroïque, digne de jours meilleurs. Harpage dut prendre les villes d’assaut les unes après les autres. line nouvelle guerre l’attendait devant chacune, et pourtant, les Ioniens s’étaient bien vite aperçus qu’ils avaient affaire à de tout autres soldats que n’étaient les Lydiens. Ceux-ci, dans les combats, faisaient donner de préférence la cavalerie : Harpage, au contraire, avait à sa disposition toutes les armes, parfaitement exercées ; il avait, par exemple, une masse redoutable d’archers et tous les engins, machines et terrassiers, employés pour des sièges en règle. Il bloquait les villes par terre et par mer ; il savait ouvrir des tranchées souterraines pour faire crouler les murs d’enceinte, et réduire ainsi toutes les villes les unes après les autres. Enfin, avec des ennemis comme ceux-là, il n’y avait point de droit hellénique qu’ils se sentissent obligés de respecter, point de sanctuaire qui pût les intimider, comme il était arrivé avec les Lydiens. Dans cette guerre, deux villes surtout firent preuve d’un courage héroïque et bien ionien : voyant la résistance inutile sur le continent, elles surent retrouver la liberté sur la mer et se firent de leurs vaisseaux une nouvelle patrie[15].

On comprend aisément que plus la situation de l’Asie-Mineure devenait inquiétante, plus la population des côtes s’expatriait. Ce furent d’abord des individus et des familles qui avaient absolument besoin de la paix pour vivre par exemple, des artistes et des artisans qui avaient connu, sous le protectorat de Crésus, l’aisance et le bien-être. C’est ainsi que le sculpteur Bathyclès de Magnésie émigra vers cette époque de Sardes à Sparte, avec ses compagnons[16]. L’émigration, de jour en jour plus forte, se porta vers l’Italie, la Gaule, et surtout vers la mer Noire, sur les côtes de laquelle on vit prospérer les colonies, tandis que la mère-patrie succombait : absolument comme, de nos jours, la destruction de Psara et de Chio a fait naître dans l’Archipel de nouvelles places de commerce, Syra, par exemple. De tout temps les Grecs ont su se tirer d’affaire dans les situations les plus difficiles, remplacer le foyer perdu par une autre patrie et s’y refaire, avec une admirable puissance de vitalité, une prospérité nouvelle. Réduits à fuir leur pays. les émigrants se dirigeaient principalement vers les colonies, suivant l’exemple déjà donné par les Phéniciens. C’est ainsi que le prophète Isaïe exhorte les Tyriens à émigrer à Tartessos et la prospérité de Carthage est due essentiellement aux nombreuses familles qui avaient quitté la métropole opprimée. De même, on vit cette fois des colonies comme Panticapée devenir des villes populeuses.

La meilleure partie de la population s’en alla après avoir fait son devoir les lâches seuls restèrent attachés à la glèbe. Mais les cités où la masse des habitants se montra le plus résolue à ne subir à aucun prix le joug de l’étranger furent Téos et Phocée. Les gens de Téos, qui prétendaient descendre des héros minyens, choisirent la côte de Thrace qui, peuplée de tribus sauvages, était restée le plus longtemps rebelle à la culture hellénique. Un siècle auparavant, les Clazoméniens avaient tenté d’y établir une colonie ; elle avait été complètement détruite par des peuplades descendues de la montagne. Néanmoins, les émigrés de Téos choisirent le même emplacement, non loin de l’embouchure du Nestos, en face de l’île de Thasos . C’est du reste un point où il paraît que les Phéniciens s’étaient déjà établis précédemment. Cette fois, la colonisation aboutit. Une nouvelle Téos refleurit à Abdère[17], et la cité qui vit naître le philosophe Démocrite et qui, de plus, sut l’honorer, a montré que le sentiment élevé qui animait les Téïens ne s’est pas éteint dans leur colonie.

Les Phocéens ne réussirent pas aussi aisément à trouver un nouveau foyer. Ils avaient défendu avec un tel succès contre Harpage les murailles de pierre qu’ils avaient bâties avec l’argent de leur hôte et ami Arganthonios, que le général perse se déclara prêt à s’éloigner s’ils voulaient, en signe de soumission, démolir un bastion et concéder au Grand-Roi un emplacement consacré en dedans de l’enceinte[18]. Les Phocéens ne s’y prêtèrent pas davantage ; mais ils employèrent le délai qu’ils avaient demandé pour réfléchir, à mettre à la mer tous leurs vaisseaux, et, tandis que les troupes ennemies se tenaient, comme il était convenu, à distance des murs, ils s’embarquèrent avec leurs femmes, leurs enfants, les objets de leur culte, et tout leur avoir mobilier, laissant aux Perses une ville dépeuplée[19].

Ils auraient bien souhaité ne pas s’éloigner de la mer sur les bords de laquelle ils étaient nés ; mais les Chiotes, par une jalousie de commerçants, ne voulurent à aucun prix leur abandonner les Œnusses ou îles à vignobles. Il leur fallut donc, si pénible que fût ce contretemps, se résoudre à partir pour une destination plus lointaine avec tout leur chargement. Ils retournèrent encore une fois dans leur patrie déserte, surprirent la garnison perse, coulèrent une masse de fer à l’entrée de leur port, maudirent tous ceux qui restaient à terre pour ne pas suivre les autres dans l’exil, et sortirent de l’Archipel, le cap sur les régions lointaines de la mer d’Occident, où ils allèrent rejoindre en Corse (Cyrnos), à Alalia, leurs compatriotes déjà établis dans la contrée. En effet, à Tartessos où ils avaient été auparavant invités à se rendre, leur ami Arganthonios venait de mourir, cl, depuis sa mort, des sentiments hostiles s’étaient fait jour à leur endroit. De nouvelles et dures épreuves les attendaient encore. Avant de pouvoir s’établir sur des terres à eux, il leur fallut pourvoir à leur subsistance en faisant le métier de corsaires, ce qui les brouilla avec les États maritimes et commerçants de la mer d’Occident. Les Tyrrhéniens et les Carthaginois firent cause commune pour protéger leur marine marchande contre les nouveaux pirates. Les Phocéens combattirent contre leurs flottes réunies avec le courage du désespoir ; ils ne furent pas vaincus, mais leurs pertes furent si grandes, en vaisseaux et en hommes, qu’il leur fut impossible de se maintenir en Corse. Ils allèrent à Rhégion et le restant de cette population errante et sans foyer finit par se créer à Hyélé, en Lucanie, un établissement stable. Ils y trouvèrent un séjour tranquille, et ce fut cette ville, bâtie sur la limite extrême du monde grec, qui vit naître et grandir dans son sein une école philosophique vouée aux spéculations profondes, l’école des Éléates[20].

Cependant Harpage avait fait tous ses efforts pour mettre fin à cette rude campagne. La prise des villes ne fut suivie d’aucune mesure violente, d’aucune destruction ; les habitants ne furent ni transportés, ni réduits en esclavage. Rien ne fut changé aux institutions des cités. Avec le mépris qu’ils avaient pour toute espèce de constitution à la grecque, les Perses devaient croire les citoyens des villes ioniennes d’autant moins dangereux qu’ils se réuniraient plus souvent et parleraient davantage. C’est pourquoi ils laissèrent subsister jusqu’à la diète fédérale de Mycale[21].

Il se produisit même au sein de cette assemblée des motions et des délibérations qui, dans l’état de surexcitation où étaient les esprits, pouvaient aisément donner lieu à des incidents graves. Les patriotes les plus hardis et les plus clairvoyants élevèrent encore une fois la voix : parmi eux figure Bias de Priène. Il en revint aux propositions de Thalès. Il signala de nouveau la cause du mal, l’absence de toute cohésion politique en Ionie. La dernière guerre ne pouvait laisser de doute à cet égard : si l’héroïsme qui s’était dépensé sans fruit dans des luttes isolées avait été un effort collectif, agissant d’ensemble au moment et au point voulu, le sort des villes ioniennes aurait été bien différent. Désormais, disait-il, il ne nous est plus possible de nous serrer les uns contre les autres en Ionie. Les plus vaillantes d’entre les cités n’existent plus ; la plus puissante de toutes nous a abandonnés avant le commencement de la lutte ; le sol lui-même sur lequel nous vivons n’est plus à nous, et le peu de liberté d’action qui nous reste est comme une grâce que les Barbares veulent bien nous faire. Ne vous y trompez donc pas : si l’on vous permet aujourd’hui une existence supportable, si le commerce et la navigation suivent leur cours sans encombre, il n’en est pas moins vrai que vous ne vous appartenez plus. S’il plaît au Grand-Roi, il exigera tout ce que vous avez de ressources, votre avoir et vos vaisseaux, et il vous traînera à la suite de son armée pour vous forcer à combattre vos compatriotes. Il est encore temps de fonder une ville commune. Sans doute, ce ne sera plus sur le sol de la patrie ; mais l’Ionie est là où habitent des Ioniens libres ; nos vaisseaux nous donnent le moyen de nous assurer de nouvelles demeures, placées hors de l’atteinte des Barbares. Nos frères de Phocée nous ont montré le chemin ; il y a dans la mer occidentale une île grande et fertile, la Sardaigne. Allons fonder là-bas, avec toutes nos forces réunies, une cité commune à tous les Ioniens, et nous tiendrons tète aux flottes des Tyrrhéniens et des Carthaginois. Aujourd’hui vous avez le choix encore entre ces deux partis : laisser périr la patrie, ou refaire l’honneur et assurer la gloire du nom ionien[22].

La voix de Bias trouva de l’écho dans bien des cœurs ; mais le plus grand nombre des confédérés ioniens ne put se décider à sacrifier son bien-être présent et acclamer d’enthousiasme des résolutions aussi extraordinaires. La politique habile des Perses travailla de sou côté à empêcher que de nouveaux projets d’émigration fussent mis à exécution : il leur suffisait d’avoir brisé la résistance. Les tributs furent payés et les contingents fournis. Le nom perse était si redouté que les îles elles-mêmes apportèrent volontairement leur hommage, entre autres, Chios et Lesbos. Ces deux îles avaient usé dans des luttes intestines leur force de résistance, et toutes deux, à cause de leurs possessions continentales qu’elles ne voulaient pas abandonner, se voyaient obligées à faire leur soumission.

Cependant Harpage réunissait à son armée les contingents des villes d’Ionie et d’Éolie, qui prirent part à l’expédition d’autant plus volontiers qu’elle était dirigée contre les Cariens. Il ne rencontra en Carie de résistance sérieuse ni chez les anciens habitants repoussés dans l’intérieur des terres, ni chez les Grecs de la côte. Cnide seule montra un certain courage. Pendant qu’Harpage était encore aux prises avec les villes ioniennes, les Cnidiens se mirent en devoir de couper par un fossé leur presqu’île, dans sa partie la plus resserrée, et de fortifier la tranchée de telle sorte qu’il fût impossible de les bloquer étroitement. Cependant, ils n’allèrent pas jusqu’au bout : des accidents de toute sorte arrêtèrent ce pénible travail ; on les considéra comme des avertissements des dieux, et finalement l’on se décida d’autant plus vite à subir un sort inévitable que la soumission des villes d’Ionie assurait aux Perses les moyens d’attaquer aussi par mer, le cas échéant[23].

Mais une tâche plus difficile attendait Harpage lorsqu’il remonta de la côte vers l’intérieur. Dans ces contrées, où le terrain offrait aux habitants des défenses naturelles, il livra, tout près d’Halicarnasse, une bataille terrible aux Pédasiens qui s’étaient retranchés dans leur citadelle escarpée de Lida[24] ; et quand ensuite il arriva dans les régions du Taurus, il rencontra une résistance déterminée chez les Lyciens et chez les Gaulliens, deux peuples frères qui n’entendaient pas sacrifier aux Perses une liberté qu’ils avaient défendue contre les Lydiens. Les Xanthiens se signalèrent entre tous par leur bravoure. Leur héroïque petite troupe marcha sans crainte au-devant de la grande armée d’Harpage dans la vallée du Xanthos . Ce qui survécut à la bataille se réfugia sur le rocher qui formait l’acropole de Xanthos, et, comme à la longue la résistance devenait là encore impossible, tous les citoyens cherchèrent une mort glorieuse en combattant jusqu’au dernier au milieu des ruines de leurs temples et de leurs maisons. Quatre-vingts familles, absentes alors, échappèrent seules au désastre et revinrent plus tard s’établir sur les ruines du nid d’aigle édifié par leurs aïeux[25]. Les Perses venaient d’éprouver pour la première fois l’héroïsme des montagnards de race hellénique, que l’on pouvait bien vaincre, mais non pas subjuguer. C’était le prélude des Thermopyles.

 

 

 



[1] HEROD., I, 69.

[2] D’après l’inscription de Bisoutoun, il s’appelait Nabounita : Bérose lui donne le nom de Nabonnedos. Cet usurpateur n’etait pas un fils de roi, mais un simple parvenu (BEROS., ap. Fragm. Histor. Græc., II, p. 508).

[3] Alliance avec Amasis (HEROD., I, 77), avec Labynétos (HEROD., I, 183).

[4] HEROD., I, 76.

[5] SOLIN., 7. SOSICRAT. ap. DIOG. LAËRTE, I, 95. DION. HALIC., Cn. Pomp., p. 773. De Thuc. jud., p. 820. La prise de Sardes était une des dates les plus sûres et les plus connues de l’histoire ancienne : ainsi, par exemple, on datait la mort de Périandre de l’an 40 πρό Κροίσου, c’est-à-dire, avant la prise de Sardes (Rhein. Mus., XXXI, p. 20).

[6] Voyez les légendes concernant Crésus dans HEROD., I, 86 92. CTESIAS et NICOL. DAMASC., ap. Fragm. Histor. Græc., III, p. 406. DUNCKER, Gesch. d. Alterth., II2, p. 483.

[7] PLATON, Protagoras, p. 327 d. Εύρυβατεύσθαι (Parœmiogr. Græc., éd. Leutsch, I, p. 213).

[8] Crésus sur le bûcher. Cf. WELCKER, Alte Denkmäler, III, p. 481. STEIN, ap. Archäol. Zeitung., 1866, p. 126.

[9] NICOL. DAMASC., fragm. 68 (ap. Fr. Histor. Græc., p. 409).

[10] HEROD., I, 141.

[11] HEROD., I, 152. 153.

[12] HEROD., I, 156.

[13] Les Kyméens consultent l’oracle des Branchides dont les réponses contradictoires les laissent aussi perplexes (HEROD., I, 158-160).

[14] HEROD., I, 160.

[15] Sur les campagnes et les succès d'Harpage, voyez HEROD., 162 sqq. SCHULTZ, App. ad ann. crit. rer. græc., II, p. 29.

[16] Cf. BRUNN, Künstlergeschichte, I, p. 52 sqq.

[17] HEROD., I, 168.

[18] οϊκημα έν κατιρώσαι (HEROD., I, 164), c’est-à-dire, probablement, en faire une propriété royale.

[19] HEROD., ibid. HORAT., Epod., XVI, 17.

[20] Les Phocéens à Cyrnos et à Rhégion (HEROD., I, 165-166), à Hyélé (I, 107). Cf. BÖCKH, Corp. Inscr. Græc., II, p. 98.

[21] WEISSENDORN, Hellen, p. 122. C. MÜLLER, Fr. Hist. Græc., II, p. 217.

[22] HEROD., I, 170.

[23] HEROD., I, 174.

[24] HEROD., I, 175.

[25] HEROD., I, 176. Xanthos reste la capitale des Lyciens (OVERBERCK, ap. Zeitschrift für Alterthurnswissenschalt, 1866, p. 289 sqq.).