HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (SUITE).

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES LUTTES AVEC LES BARBARES.

 

 

§ I. — LES HELLÈNES D’ASIE VASSAUX DES LYDIENS.

Les peuplades grecques s’étaient répandues tranquillement sur tons les rivages de la Méditerranée, comme si elles eussent été seules au monde et qu’il leur fût échu, par la grâce de Dieu, un droit de propriété sur toute belle plage riche en ports. Elles restèrent dans ces positions sans y être attaquées, tant que les populations établies derrière elles se tinrent en repos et les laissèrent s’arranger à leur aise. Mais cet état de choses ne pouvait durer toujours. Les peuples de l’intérieur devaient finir par s’apercevoir que les avantages de leur propre pays leur étaient ravis par des étrangers. Le mécontentement et la jalousie s’éveillèrent en eux ; ils se pressaient vers les côtes ; les froissements entre Grecs et Barbares devinrent inévitables, et il en sortit de longues guerres dans lesquelles les villes grecques eurent à défendre leurs possessions si facilement conquises, leur bien-être ; leur prospérité et leur indépendance nationale. Ce sont ces luttes qui firent entrer le peuple grec dans le grand concert de l’histoire universelle et donnèrent l’unité à son histoire nationale ; par elles, l’opposition que les siècles précédents avaient fait éclater entre les deux éléments, hellénique et non-hellénique, arrive à être un sentiment dont la nation a pleinement conscience.

Les colonies donnèrent le branle et entrainèrent avec elles la mère-patrie. Ce qui était en question désormais, c-e n’était plus l’indépendance de quelques cités, mais celle de toute la race ; et l’on vit se développer, pour conjurer ce péril, à la place de l’ancienne amphictyonie affaiblie, une nouvelle unité nationale. C’est ainsi que toute l’histoire ultérieure des Hellènes se rattache à ces guerres.

La lutte éclata sur le rivage oriental du monde grec, parce que c’est là que se forma le premier État continental qui eût la volonté et la force d’attaquer les Grecs de la côte.

Ce ne fut aucun des États anciens. En effet, les vieux empires de l’Orient, tant qu’aucun élément étranger ne les vint pénétrer, ne s’intéressèrent pas à la côte. Habitués de longue date aux larges plateaux ou aux riches bassins de leurs fleuves, ils ne sentaient pas le besoin d’étendre plus loin leurs relations. Le commerce par les caravanes et par les fleuves leur suffisait, et celles de leurs productions qui sortaient de chez eux passaient par les mains de peuples étrangers qui en recueillaient le profit. Ces peuples étaient les Phéniciens et, plus tard, les Grecs.

On avait donc, même sur là côte d’Asie, laissé s’élever des places de commerce étrangères ; on leur avait permis de se fortifier et de s’agrandir. On les laissa former des assemblées communes et se donner rendez-vous à des fêtes solennelles ; on leur accorda même la possession des vallées inférieures, partout où il y a entre elles et l’intérieur du continent une séparation naturelle qui les constitue partie intégrante du littoral. Les princes asiatiques acceptaient volontiers, parait-il, la ligne de démarcation entre la côte et l’intérieur comme la limite de leur empire.

Les populations elles-mêmes ne firent qu’y gagner. En effet, les colonies étrangères, les nombreuses villes qui vinrent à se fonder, amenèrent naturellement des relations très actives : tous les produits naturels et manufacturés de l’intérieur acquirent une valeur beaucoup plus grande. En habiles négociants qu’ils étaient, les Grecs s’attachaient à vivre en bons termes avec les Asiatiques et à gagner leur confiance. Ils visitaient leurs marchés, achetaient leurs produits, acceptaient toutes sortes de commissions et s’établissaient eux-mêmes dans le pays, pour faire plus actives encore les relations commerciales avec les places de la côte. Ils surent, h force d’adresse, se rendre agréables, utiles, et enfin nécessaires. Le fait se produisit surtout dans les principales villes des royaumes de l’Asie-Mineure.

Le royaume. des Phrygiens était, entre tous, celui que la parenté de race destinait à d’étroites relations avec les Grecs. Aussi est-ce en effet sur ce point que remontent le plus haut les rapports entre la côte et l’intérieur des terres. A Milet, nous voyons les Néléides introduire des noms phrygiens dans leurs familles ; et un certain roi Midas, fils de Gordias, qui vivait au temps de la première guerre de Messénie, entretint avec les citoyens de la ville de Kyme une étroite amitié. Il épousa même une Nyméenne nommée Hermodice[1], et se mit en relations par Kyme, la colonie, avec Chalcis, la métropole, puis, par Chalcis, avec Delphes. Ce fut une page brillante dans les annales du sanctuaire que cette époque, où la première colonie chalcidico-delphienne s’établit en Sicile, tandis que le trône où le roi Midas s’asseyait pour rendre la justice, premier présent votif venu de l’Orient, était dressé devant le temple pythique[2].

L’antique peuple des Phrygiens fut refoulé par des invasions sémitiques qui, venues du sud-est, pénétrèrent en Asie-Mineure, et s’y établirent solidement au temps de la domination assyrienne. La Phrygie elle-même doit avoir été soumise déjà par Ninus. Les Phrygiens, comme les anciens Pélasges, n’opposaient à l’étranger qu’une force de résistance très médiocre, parce que leur civilisation était peu avancée ; leurs mœurs et leur religion subirent, au contact des Sémites, une profonde transformation.

La plus importante de ces influences en Asie-Mineure vint des Lydiens. Ils étaient incomparablement plus étrangers aux mœurs des Grecs de la côte que les Phrygiens ; mais, précisément par cette raison, leur action n’en fut que plus énergique et plus stimulante, ce qui se produisit partout où une population sémitique fut en contact avec des populations aryennes. Ils se fondirent en partie avec les anciens habitants, si bien que Phrygiens et Lydiens ne purent plus guère se distinguer ; ils agirent aussi sur les Grecs. Ceux-ci apprirent beaucoup des Lydiens, non-seulement en fait de commerce et d’industrie, mais encore dans les arts supérieurs, par exemple, dans la musique. Les Sémites, en général, avaient une aptitude particulière pour la poésie lyrique : aussi les Grecs empruntèrent-ils aux Lydiens leurs mélodies populaires. C’est à ce stimulant que l’élégie grecque dut la naissance[3], et le mode sentimental des Lydiens reçut droit de cité avec la tinte lydienne à Delphes même. Mais, tandis que la Grèce d’Europe ne s’appropriait, de la civilisation lydienne que des éléments isolés, les Grecs d’Asie se trouvèrent mêlés par toute leur histoire à l’histoire des Lydiens. Cette solidarité commença à se manifester dès le temps de la dynastie héraclide qui régnait depuis Agron, fils de Ninas, neveu de Bélus. Le commencement du règne d’Agron tombe, suivant le calcul des anciens, en l’année 1221 avant J.-C.[4] C’était l’époque où l’Assyrie devenait un empire conquérant. La Lydie était l’avant-poste de la puissance assyrienne à l’ouest. L’origine de ses princes, la conformité de ses cultes extravagants avec ceux de l’Assyrie, la fondation de villes comme Ninoé en Carie, et bien d’autres signes encore, attestent d’étroites relations avec Ninive sur le Tigre[5].

Mais la Lydie assyrienne vieillit en même temps que l’Assyrie elle-même. Ses princes cherchèrent un appui en dehors de leurs peuples. Ils prirent à leur service des gens de guerre étrangers, et les employèrent à garder leur personne comme à orner et à protéger leur trône. Grâce à la supériorité de leurs talents, les mercenaires surent gagner de jour en jour du terrain, et leurs chefs, conquérir auprès des princes dégénérés une influence sans cesse croissante. Le commandant de la garde royale, au temps de Candaule, y réussit si bien qu’il prit tout à fait en mains les rênes du pouvoir. Ce prince sans énergie lui accorda lui-même les insignes de la puissance royale, et lui permit de porter à côté de lui, comme symbole du pouvoir suprême, la hache à deux tranchants[6], jusqu’à ce qu’enfin le tout-puissant prétorien jugea le moment venu de mettre fin à l’ombre de pouvoir que la dynastie avait conservé. Grace à la complicité de la reine, il détrôna le dernier des Héraclides[7] et, avec l’aide de mercenaires carions amenés par Arsélis, fonda la nouvelle dynastie[8].

C’était-là plus qu’une simple substitution de dynastie : c’était un changement complet de politique. Le hardi chef de mercenaires qui, sous le nom de Gygès, monta à la suite de cotte révolution de palais sur le trône des Héraclides (vers 716 avant J.-C.), n’avait aucune attache avec l’ancienne maison royale ; il n’était pas non plus de race lydienne ; il appartenait à la population des côtes, à la famille des Mermnades[9] qui était, sans aucun doute, originaire de la Carie. Il y avait en Carie une célèbre source thermale — peut-être Caroura, dans la vallée du Méandre, au nord de Ninoé, sur la frontière de la Lydie et de la Phrygie —. près de laquelle se trouvait le bourg de Dascvlès[10] ; c’était précisément le nom que portait le père de Gygès. La hache à deux tranchants, que celui-ci s’était déjà attribuée au temps on il était chef de mercenaires, était en Carie le symbole de la puissance, et c’est en s’entourant de Cariens qu’il affermit le nouveau trône.

Les Carions étaient, de tous les peuples grecs, ceux qui s’étaient le plus mêlés aux Sémites. Dès le temps de Minos, tous ceux d’entre eux qui n’avaient pas été absorbés parles États grecs avaient été refoulés sur le continent asiatique ; ils avaient été ensuite les uns soumis par les colons ioniens et doriens, — par exemple, les Gergithes, qui formèrent à Milet une classe de prolétaires opprimés[11] —,les autres repoussés encore plus loin de hi côte. Devancés par les Ioniens dans la voie de la civilisation, ils étaient regardés par eux avec mépris et traités sans égards, avec une orgueilleuse hauteur. Aussi, depuis l’époque de la colonisation, depuis ces jours où les fondateurs des nouvelles cités avaient rendu veuves et contraint ensuite au mariage des femmes cariennes, une hostilité profonde régnait entre Cariens et Ioniens. C’est pourquoi les premiers se tournèrent plutôt vers les Lydiens et les Mysiens que vers les Grecs ; le Didymæon à Milet ne fut pas reconnu par eux comme sanctuaire commun ; il le fut seulement par les Ioniens et les Éoliens ; Même au dehors, Ioniens et Cariens pouvaient si peu s’entendre qu’en Égypte on dut les établir sur des rives opposées. Mais, plus les Carions étaient exclus de la vie civile proprement dite, dont les Ioniens avaient le privilège, plus ils s’adonnaient, selon la coutume de leur race, au métier des armes ; et la fortune de Gygès montre le profit qu’ils en pouvaient tirer à l’occasion.

On conçoit aisément de quelle conséquence fut l’élévation d’un mercenaire carien au trône de Lydie, et l’effroi que cette nouvelle dut répandre dans toutes les villes ioniennes. Les Mermnades pouvaient-ils en effet apporter sur le trône une autre pensée que celle d’étendre leur domination du côté de l’ouest, d’annexer les villes de la côte, de fonder une puissance maritime lydio-carienne, et, avant tout, de châtier l’orgueil des Ioniens ? Ils allaient faire voir ce que pouvait un État possédant, avec l’esprit entreprenant des Grecs, les ressources en argent et en hommes du continent asiatique.

Sans doute Sardes, l’antique cité de qui, située sur les bords du Pactole, au pied des pentes et des riches vignobles du Tmolos, dominait du haut de sa forteresse la délicieuse vallée de l’Hermas, était déjà auparavant le centre de l’empire ; mais elle prit alors une importance extraordinaire et comme une vie nouvelle. Elle devint un camp où l’on ne posait jamais les armes, où l’on faisait sans relâche de nouveaux plans et de nouveaux préparatifs. Le commencement du règne de Gygès est une des époques les plus importantes, un moment critique et décisif dans l’histoire de l’Asie-Mineure. Premièrement, l’empire lydien se détache de l’Assyrie, et secondement, il tourne vers l’ouest son action politique.

Dans les annales des rois assyriens, le premier Mermnade est encore présenté, sous le nom de Gugu, comme un vassal de l’Assyrie, au moment où Asour-banipal succède à son père Asour-haddan (668)[12]. Une ambassade du Lydien vint alors à la cour du Grand-Roi. Bientôt éclata une grande insurrection des vassaux. L’Élymaïde, la Chaldée, la Syrie, la Palestine, se soulevèrent. La lutte se prolongea pendant des années (652-647). Il n’est pas douteux que Gygès n’ait profité aussi de ce moment pour se rendre indépendant ; et, comme Babylone même était le foyer de la guerre, on comprend que les provinces lointaines aient eu tout le temps nécessaire pour s’affranchir, et Gygès, pour réaliser ses plans politiques : car, dès le principe, l’objectif des Mermnades avait été l’acquisition de places maritimes heureusement situées.

Ils firent preuve d’une grande habileté en ménageant d’abord les plus puissantes des villes maritimes, celles dont il n’était pas facile d’approcher, et en cherchant à gagner la mer au nord-ouest, par la péninsule de l’Ida, le territoire de l’ancien empire troyen. Là se trouvait une population carienne, comme le prouve le nom des Gergithes qui se rencontre en Éolie, et l’on comptait sur son adhésion. Les villes éoliennes du continent faisaient peu de commerce par mer ; mais, parmi les villes ioniennes, Milet surtout comptait des Cariens dans sa population, et, comme Gygès avait besoin d’une ville maritime florissante pour réaliser ses plans, il eut recours aux adroits Milésiens pour fonder avec leur aide Abydos[13]. Il régnait en maître sur toute la Mysie du nord, jusqu’au Rhyndacos, auprès duquel il fonda Dascylion en mémoire de son père.

C’est ainsi qu’il mit la main sur la Propontide et sur l’Hellespont ; et rien ne peut rendre un meilleur témoignage de l’étendue et de la sûreté de ses vues politiques que l’empressement avec lequel il s’établit tout d’abord sur cet antique chemin des peuples, sur ce détroit important entre tous, et qui assure à qui le tient l’empire de la mer.

En même temps, il poursuivait déjà jusque sur l’antre bord de l’Hellespont l’exécution de ses plans ambitieux. Par exemple, il chercha, comme les tyrans de Corinthe et de Sicyone, à se faire reconnaître par les principaux oracles. Il se tourna vers Delphes et s’efforça de prouver, par la magnificence de ses offrandes, qu’il connaissait, qu’il vénérait le dieu des Hellènes et que cette dévotion lui était familière. Il voulait être reconnu lui-même pour un Hellène et avait à sa cour des rapsodes grecs chargés de répandre dans le monde grec la renommée de ses actions[14]. On ne lui permit pas, il est vrai, de se créer à Delphes un Trésor particulier ; mais on accepta, sans trop de scrupule, ses présents royaux. Cette acceptation impliquait une reconnaissance tacite de la dynastie ; celle-ci pouvait désormais compter sur le dieu de Delphes, en ce sens qu’au moins il n’entraverait pas le développement ultérieur de sa politique. Les vases d’or et les dons en argenterie furent déposés dans le trésor des Cypsélides sous le nom de Gygadas, (fils de Gygès)[15] ; le tout formait une masse de métal précieux comme les Grecs n’en avaient jamais vu. Gygès n’aurait pu envoyer à Delphes un négociateur plus persuasif ; en outre, la jalousie et les sentiments hostiles que sans doute on y nourrissait contre le sanctuaire des Branchides et les villes d’Ionie, devenues étrangères au dieu de Delphes, devaient plaider sa cause et provoquer des sentiments favorables à la dynastie des Mermnades.

Cependant, entre Grecs et Lydiens, le contact immédiat ne pouvait rester indéfiniment pacifique ; car, depuis que, les Lydiens dominaient h la fois en Éolie et sur la côte carienne, ils ne pouvaient supporter aisément que la partie du rivage asiatique comprise entre ces deux points, c’est-h-dire, les meilleurs ports et les embouchures des quatre grands fleuves, demeurassent au pouvoir de cités grecques indépendantes. Si, partant de Sardes et de la vallée de l’Hermos, ils voulaient atteindre la mer, ils rencontraient d’abord Smyrne, qui commandait le golfe Herméen. A l’embouchure du Caystros, c’étaient les Colophoniens, de n’élue race que les Smyrniens, dont la richesse et l’orgueil national les irritaient. Enfin, avec la fière cité de Milet, dont les troupeaux paissaient dans la vallée du Méandre, sur le territoire carien, l’entente ne pouvait non plus longtemps durer.

Ici commence l'âge héroïque de l’Ionie. Toutes les propositions du roi de Sardes, dont le but ne pouvait être d’incorporer à son empire des villes en ruines, furent repoussées. La guerre devint inévitable et fut pour les Hellènes le commencement de la guerre de l’indépendance.

Les villes eurent tout d’abord et de beaucoup le désavantage. Elles n’étaient point secourues du dehors. Les relations avec les côtes d’outre-mer étaient rompues ; la fête de l’alliance à Délos, qui réunissait jadis les Ioniens des deux rivages, avait perdu depuis longtemps son importance. Les territoires des cités s’étendaient très loin, sur le littoral, sans aucune frontière sûre qui les séparât de l’intérieur ; une longue paix en avait amolli les habitants. Ils n’avaient avec les villes doriennes, dont le sanctuaire triopique était établi sur la péninsule cnidienne, aucune espèce d’alliance fédérale. Les villes éoliennes honoraient, il est vrai, comme eux Apollon Didyméen, mais elles étaient impuissantes ; elles s’étaient même divisées en plusieurs groupes, parmi lesquels celui qui occupait la péninsule idæenne formait une confédération à part : et, par surcroit, les envahissements des Mermnades les avaient fait tomber tout d’abord dans un état de dépendance. Enfin, les villes ioniennes elles-mêmes n’avaient plus conservé entre elles depuis longtemps qu’une cohésion très faible. Depuis la chute des familles royales, et c’est là un trait du caractère ionien, elles s’étaient de plus en plus divisées. La jalousie de voisinage entre les cités marchandes, et la rivalité des deux principales villes, Éphèse et Milet, n’avaient laissé s’établir aucune union réelle, aucune constitution collective, à plus forte raison aucune organisation militaire commune. On n’était pas même uni par la communauté des mœurs et de la langue ; car les différences originelles qui séparaient les anciennes populations, de la dite étaient encore partout visibles de sanglantes rivalités n’avaient fait que les accentuer davantage. Enfin, dans chaque ville prise à part, les luttes des partis et le peu d’homogénéité de la population avaient fait naître de dangereuses mésintelligences. Il y avait, dans chaque territoire, des communes rurales, de nationalité carienne et lydienne, qui se résignaient avec peine à subir le gouvernement des Ioniens de la ville.

Tout cela faisait l’affaire dei Lydiens. Leurs troupes de cavaliers fondaient à l’improviste des régions de l’intérieur, et leurs irruptions successives sur les divers points de la côte tenaient les villes maritimes dans un état permanent d’inquiétude. Mais il n’était pas si facile d’avoir raison des citoyens de ces villes, et, quoique leurs actions héroïques n’aient pas rencontré d’historien, la tradition n’en a pas moins conservé plusieurs traits isolés ; l’on a gardé le souvenir de la bravoure avec laquelle les Smyrniens rejetèrent les Lydiens hors des portes de leur ville déjà conquise[16]. Mimnerme de Colophon, contemporain de Tyrtée, a célébré dans ses élégies leur héroïque valeur[17].

La guerre avait éclaté sur toute la ligne quand mourut le premier Mermnade, qui, pendant son long règne (687-652), avait tracé à l’avance d’une main sûre la politique de sa maison et fondé d’une manière effective et durable l’indépendance de son empire[18]. Ardys lui succéda. Il continua les entreprises contre Milet et, par une attaque soudaine, s’empara de l’acropole fortifiée de Priène ; c’était la ville sur le territoire de laquelle se trouvait le Panionion. La ligne des cités ioniennes était coupée par le centre, et Milet, située en face et à courte distance, se voyait menacée dans son propre golfe. La guerre d’Ionie paraissait devoir aboutir promptement, lorsque des événements survenus d’un autre côté l’interrompirent tout à coup. L’empire conquérant des Lydiens se vit menacé par une attaque inattendue ; il lui fallut lutter pour sa propre existence contre des peuples venus de l’est et du nord.

Déjà, depuis l’an 700 avant J.-C., les populations nomades qui habitaient les bords du Pont-Euxin s’étaient ébranlées et avaient mis en mouvement leurs masses de cavalerie. L’impulsion avait été donnée par les Massagètes ; ceux-ci refoulèrent sans doute vers la nier Noire les Scythes établis sur les bords de la mer Caspienne, et les Scythes se rejetèrent sur les Cimmériens. Alors tous les rivages du Pont furent en proie à une agitation dont le contrecoup se fit sentir bientôt dans l’Asie occidentale tout entière. Les Scythes eux-mêmes, venant de la mer Caspienne, pénétrèrent jusque dans l’empire Médique, dont les souverains cherchèrent à les rendre inoffensifs en les enrôlant par troupes considérables dans leur armée. Les Cimmériens s’avancèrent en bandes nombreuses (les Trères aussi en faisaient partie) le long de la côte orientale du Pont, dans la direction du sud, et s’emparèrent de la presqu’île rocheuse sur laquelle les Milésiens avaient fondé Sinope. Ils firent de cette ville leur repaire.

Une autre ville où ils firent un long séjour fut Antandros, Sur la côte méridionale de la Troade. De ces contrées, ils descendirent dans l’intérieur de l’Asie-Mineure, et inondèrent la Lydie dès l’époque de Gygès. Gygès se défendit contre eux avec, le secours de l’Assyrie dont il reconnaissait encore la souveraineté ; mais, lorsqu’il se fut affranchi des Assyriens et qu’il eut soutenu contre eux Psammétique, il succomba dans une nouvelle invasion cimmérienne. Les envahisseurs furent -vaincus par lui dans une bataille ; mais il périt ensuite en combattant, et la partie basse de la ville de Sardes tomba même entre leurs mains[19]. Leurs masses s’accrurent encore en traversant victorieuses l’Asie-Mineure : toutes les populations Vagabondes et mécontentes se joignirent à eux, entre autres les Lyciens, et dans le nombre sans doute aussi ce Lygdamis, qui est mentionné comme chef des hordes cimmériennes[20].

Tout d’abord, les Cimmériens durent apparaître aux cités opprimées comme des libérateurs : la puissance des rois de Lydie était paralysée. Cependant, les villes maritimes souffraient depuis longtemps déjà de l’interruption du commerce avec le nord, et les effets de la guerre ne tardèrent pas à se faire sentir jusque sur la côte d’Ionie.

Comme les prophètes de l’Ancien Testament, Callinos éleva la voix à Éphèse pour réveiller ses concitoyens de leur fausse sécurité. Vous laissez faire, disait-il, et croyez pouvoir vous reposer en paix. alors que la guerre couvre la terre entière[21]. Sa voix retentissait encore que déjà les Cimmériens envahissaient la cité. La richesse du temple les attirait : ils retranchèrent leurs chariots dans les plaines du Caystros et assaillirent, avides de butin. le célèbre sanctuaire d’Artémis. La déesse protégea son temple, c’est-à-dire qu’il ne fut pas pillé ; mais les brandons qu’y lança Lygdamis[22] y mirent le feu, et c’est seulement lorsque la flamme s’éleva que les hordes cimmériennes s’écoulèrent dans la vallée du Méandre où, furieuses du mauvais succès de leur entreprise, elles détruisirent la riche cite des Magnésiens[23]. La chute soudaine de Magnésie était d’un terrible présage. On apprenait avec effroi ce que pouvait faire la force brutale et sans frein de ces Barbares du nord, qui occupaient l’arrière-plan du monde hellénique ; et tous les peuples civilisés des rivages méditerranéens, jusqu’aux plus lointaines de ces cités entre lesquelles les rapports commerciaux avaient établi une espèce d’association, tremblèrent d’angoisse et d’épouvante.

Heureusement, les hordes cimmériennes n’avaient ni les connaissances ni la patience nécessaires pour des sièges de longue durée. Elles s’éloignèrent comme des nuées d’orage que le vent emporte : elles s’affaiblirent elles-mêmes par des courses sans plan arrêté. sans but autre que le pillage, et furent enfin exterminées dans les montagnes du Taurus[24].

Dès que le trouble où ce fléau avait jeté le pays tout entier eut fait place au calme et à la réflexion, les Mermnades saisirent de nouveau d’une main ferme, vers 623 (Ol. XXXIX, 2), les rênes du pouvoir. Sadyatte, fils d’Ardys, soumit la Phrygie et recommença ensuite la guerre contre les villes de la côte. Il s’agissait avant tout de Milet. La confédération ionienne n’existait plus ou à peu près. Milet se trouvait isolée, son orgueil lui ayant, pendant sa prospérité, créé beaucoup d’ennemis. Ses rapports équivoques avec Gygès lui avaient également fait tort. Il en résulta que Chios fut le seul État d’Ionie qui envoyât ses vaisseaux au secours de Milet. Les villes amies, de l’autre côté de la mer, étaient trop loin pour lui venir en aide.

Milet ne s’est jamais montrée plus grande que dans ces temps de continuelles épreuves. Tout d’abord, les citoyens tentèrent de marcher à la rencontre des Lydiens. Mais, dans les plaines basses du Méandre, ils ne purent tenir tète à la cavalerie ennemie. Défaits en deux batailles, ils décidèrent de s’en tenir à la défense de la ville. Du haut de leurs murailles, il leur fallait voir, chaque année, la récolte tic leurs champs et les fruits de leurs arbres tomber aux mains de l’ennemi ; leurs troupeaux étaient enlevés, leurs relations avec l’intérieur coupées, la population des campagnes entassée dans la ville. Sans doute, ils gardaient la liberté de leurs mouvements du côté de la mer, et leurs armateurs redoublaient d’efforts ; cependant, il devenait de jour en jour plus difficile de nourrir une ville surpeuplée.

Sadyatte continua la guerre pendant six ans ; sen successeur Alyatte, pendant cinq autres[25], sans changer de méthode. Conformément à la politique dont les Mermnades, sans doute sous l’influence de Delphes, ne se sont jamais écartés, ils faisaient la guerre avec de grands ménagements. Ils se bornaient à prendre les récoltes, sans détruire aucune habitation et sans causer de dommage aux lieux sanctifiés par l’exercice du culte. L’incendie des champs ayant gagné, sans qu’ils l’eussent voulu, le temple de l’Athéna d’Assesos, Alyatte se fit un devoir de le relever. On devait s’apercevoir que les nouveaux souverains de la Lydie savaient, tout comme les Grecs, respecter les principes du droit des gens ; la guerre ne devait être qu’une lutte pour l’hégémonie, comme il convient entre États du même ordre. Les Mermnades pouvaient espérer que de cette façon ils arriveraient vite à se créer, dans les villes mêmes, un parti aux yeux duquel la plus saine politique serait de préparer l’annexion à la puissance lydienne. Des partis, il n’en manquait pas, à Milet moins qu’ailleurs. Un homme y avait pris le premier rang et y exerçait la tyrannie sous le nom de Thrasybule. Il s’était, avec une impitoyable rigueur, débarrassé des chefs du parti contraire, et il ne reculait devant aucun moyen pour affermir une autorité fondée sur la violence.

Dans la circonstance présente, un despote comme celui-là, qui comprimait d’une main de fer toutes les dissensions et visait à un but déterminé, était un homme précieux. Il avait en outre des rapports personnels avec Périandre de Corinthe, qui le tenait au courant. de ce qui se passait de l’autre côté de la mer. Il apprit par lui, à ce que raconte Hérodote, qu’on avait ordonné de Delphes à Alyatte la prompte reconstruction du temple. Comme le roi était dans la nécessité de conclure une trêve pour obéir à cet ordre, Thrasybule, si l’on en croit l’historien, aurait ordonné qu’avant l’arrivée du héraut lydien tout ce qu’il y avait de provisions dans la ville frit rassemblé sur la place du marché, et qu’on y donnât une fête publique des plus joyeuses. Ce spectacle aurait fait son effet, car le rapport que fit le héraut sur l’abondance où vivaient les Milésiens ôta an roi l’espoir de prendre la ville. Alyatte attrait donc pris le parti de traiter et même de conclure une alliance avec Milet : à la place du temple d’Athéna, détruit par les flammes, on éleva deux sanctuaires en souvenir du dénouement pacifique qui avait mis fin à cette longue guerre.

Les conjonctures politiques furent favorables aux Milésiens. Alyatte fut obligé de renoncer à ses entreprises sur le littoral ; car, une fois qu’il eut réussi à expulser complètement les Cimmériens de l’Asie-Mineure[26], il se trouva sous la menace d’un danger bien plus grand, qui venait du centre de l’Asie. Il s’agissait cette fois de défendre l’indépendance de l’empire contre les Mèdes.

Les Mèdes, après s’être détachés de Ninive, avaient formé sous Déjocès un qui, sous son fils Phraorte[27], devint conquérant et s’annexa tonie la Haute-Asie. Les vigoureux montagnards de l’Iran, les Perses en première ligne, formaient le noyau des forces militaires avec lesquelles les Mèdes étaient descendus en Mésopotamie. Ils s’étaient ensuite vigoureusement débarrassés du joug des Scythes qui, durant un certain temps, avait entravé leurs progrès. Ils avaient incorporé des troupes scythes aux leurs pour augmenter leur puissance offensive, et, à l’aide d’une armée réorganisée, dans laquelle l’action des armes les plus diverses se trouvait combinée avec un art jusqu’alors inconnu aux tacticiens de l’Orient, Cyaxare, soutenu par le roi de Babylone Nabonassar, avait repris le siège de Ninive, et l’avait terminé victorieusement en l’année 606. La ville des palais, assise sur le Tigre, après avoir été pendant plus de cinq siècles la reine de tonte l’Asie occidentale, n’était plus qu’un monceau de ruines. Son trône était à prendre .

Les princes d’Ecbatane ne tardèrent pas à revendiquer dans toute son étendue l’héritage de l’empire assyrien. En Mésopotamie, la puissante Babylone leur barrait le chemin ; ils se tournèrent donc vers l’occident, et, partant de l’Arménie qu’ils avaient subjuguée, ils suivirent l’ancienne route des migrations aryennes. Le plateau de Cappadoce appartenait déjà au vaste ensemble des pays vassaux de la Médie. De ces hauteurs les Mèdes s’avancèrent alors vers la Phrygie ; ils quittaient les plateaux déserts pour suivre les vallées et leurs fleuves. Parmi les peuples de l’Asie-Mineure, un bon nombre avaient volontairement fait leur soumission à la nouvelle puissance, dont le chef était redouté dans tout l’Orient comme un homme de guerre violent et passionné. On s’attendait à. voir les Lydiens prendre le même parti.

Mais, si menaçantes que fussent les masses de soldats dirigées par le roi des Mèdes et ses alliés sur les frontières occidentales de l’empire, les Mermnades n’étaient pas disposés à reconnaître la suprématie île la dynastie étrangère. Ils étaient décidés à défendre la ligue de et, dans une guerre de six ans, les Mèdes s’aperçurent qu’ils avaient affaire à un ennemi comme ils n’en axaient pas rencontré dans l’intérieur de l’Asie.

Les armées étaient en présence dans la vallée de l’Halys ; la bataille qu’elles allaient livrer devait décider du sort de toute la péninsule. C’étaient, d’un côté, les peuples belliqueux de l’Iran avec les troupes auxiliaires de l’Asie-Mineure orientale et méridionale ; de l’autre, la puissance lydienne avec les populations guerrières de la Carie, et sans doute aussi cette fois, de l’Ionie, inférieures en nombre, égales à l’ennemi par le courage et l’habitude des combats, supérieures au point de vue de la tactique militaire et de l’intelligence des chefs.

Avant de trancher le différend par les armes, le roi des Mèdes préféra reconnaître comme frontière de son empire. lieux de ses alliés eurent une grande part dans cette résolution : le roi de Babylone, que les Grecs nommaient Labynétos, et le prince de Cilicie. Syennésis, qui se trouvait du côté des Mèdes avec les belliqueuses populations du Taurus. L’un et l’autre devaient avoir intérêt à empêcher l’abaissement de la Lydie et l’accroissement excessif du grand empire asiatique.

Les historiens grecs rattachent à cet événement l’apparition d’une éclipse de soleil, dont les Ioniens auraient été prévenus d’avance par Thalès, mais qui aurait tellement surpris les armées belligérantes qu’elles auraient conclu la paix sous l’impression de ce phénomène naturel. C’était d’ailleurs une coutume chez les peuples iraniens de ne combattre qu’à la lumière du soleil. Parmi les éclipses auxquelles on peut songer, étant donné l’époque et la contrée, celle qui eut lieu le 28 mai 585 avant J.-C. dans la région de l’Halys, et qui changea l’aube du jour en nuit, doit être considérée, d’après les calculs les plus exacts, comme celle à laquelle se rapporte le récit. Si l’on détermine par cette date astronomique celle de la bataille, ce n’était plus le conquérant Cyaxare, mais Astyage qui régnait sur l’empire des Mèdes parvenu alors à l’apogée de sa puissance, et le roi de Babylone ne pouvait être que Nabuchodonosor[28]. Pline lui-même rapportait l’éclipse à la quatrième année de la XLVIIIe Olympiade (585)[29] : c’était l’année de la mort du tyran de Corinthe Périandre, et à peu près la cinquante-quatrième de la vie de Thalès.

Ce traité de paix trace une division mémorable dans l’histoire de l’Asie occidentale. C’est mi acte par lequel l’empire conquérant renonçait à la domination universelle et absolue ; c’est une tentative pour former, par voie de délimitation contractuelle, un système d’États en Asie, tentative tout particulièrement encouragée par les États de second ordre qui voyaient là pour eux-mêmes la plus sûre garantie de leur indépendance. Quant à la Lydie, elle avait désormais, comme la Médie, rang de grande puissance ; la cour de Sardes se trouvait mise sur le même pied que celle d’Ecbatane, et, pour cimenter l’union des deux États, le fils du roi des Mèdes épousa la fille d’Alyatte.

Alyatte avait retrouvé sa liberté d’action ; il se tourna de nouveau du côté de la mer pour y affermir, dans une population divisée, la puissance lydienne, tantôt par la force des armes, tantôt par des moyens pacifiques. Il avait épousé successivement des femmes canonnes et des femmes lydiennes ; il avait marié l’une de ses filles à Mêlas, citoyen considérable d’Éphèse, qui appartenait à la famille des Basilides[30]. Lorsque son fils aîné Crésus, qu’il avait eu d’une Carienne, fut en âge d’homme, il l’envoya comme gouverneur en Mysie ; et un autre de ses fils, Adramyte, devint le fondateur de la ville d’Adramytion[31], dont la position atteste clairement combien les Lydiens étaient attentifs à se créer eu lieu opportun. et malgré les Ioniens, des places de commerce qui fussent bien à eux. Ainsi donc, Alyatte régna encore à peu près vingt-cinq ans après l’année de l’éclipse, et ce fut là, pour la Lydie, une période de prospérité : puis il fut ensuite enseveli auprès de ses aïeux sur les bords du lac de Gygès, en face de Sardes. Ce qui montre à quel point le vieux roi, le véritable fondateur de la Lydie, celui qui lui donna son rang dans le monde, avait, au cours de son long règne, fait corps avec son peuple, dans la bonne et dans la mauvaise fortune, c’est l’infatigable activité que mit la population de Sardes à exhausser avec les graviers de l’Hermos sou tertre tumulaire, jusqu’à ce qu’enfin le tombeau du héros dominât fièrement toutes les autres sépultures princières qui forment, par leur réunion comme une petite chaîne de montagnes en bordure autour du lac[32].

Vers le temps même où Pisistrate à Athènes saisissait pour la première fois le pouvoir, Crésus, alors dans la force cde l’âge, montait sur le trône des Mermnades. Quoiqu’il eût déjà, du vivant même, de son père, été investi d’une part de souveraineté[33], ce n’est point sans peine et sans péril qu’il ceignit la couronne. Un parti puissant s’éleva contre lui, groupé autour de Pantaléon, fils d’Alyatte et d’une Ionienne, et décidé à écarter du pouvoir le fils de la Carienne[34] C’était la vieille, querelle qui, malgré le règne pacificateur d’Alyatte, se rallumait toujours. Crésus triompha de son adversaire et punit tous les partisans du vaincu avec la rigueur impitoyable d’un despote oriental. Mais, dès qu’il eut atteint son but, il se hâta d’effacer la trace de ces événements.

Pour expier le passé, il dépensa le produit des confiscations en présents magnifiques dont il gratifia les principaux sanctuaires du culte grec, ceux d’outre-mer comme ceux d’Asie. A Éphèse, il contribua à redonner une nouvelle splendeur au temple, que l’invasion scythe avait endommagé presque toutes les colonnes et les bœufs en or qui s’y trouvaient venaient de lui. Quant aux deux grands sanctuaires du culte d’Apollon, les présents qu’il leur fit furent répartis avec tant d’exactitude que, pour le poids du métal et pour le travail, ceux qu’il envoya à Delphes et ceux qu’il offrit à Apollon Didyméen étaient de valeur tout à fait pareille ; cette attention inquiète montre combien il cherchait à se montrer équitable, même pour l’oracle de l’Ionie, et à effacer le souvenir du sang versé en Ionie au commencement de son règne. L’Athéna de Delphes fut aussi gratifiée d’un bouclier d’or ; le temple d’Apollon à Thèbes, les oracles de Trophonios et d’Amphiaraos ne furent pas non plus oubliés. Crésus connaissait la puissance de l’or chez les Hellènes : les Tantalides de Lydie s’en étaient servis jadis pour se rendre tout-puissants chez les Achéens, et il cherchait à acheter à son tour le droit de cité en Grèce.

Ce qui montre jusqu’à quel point il réussit, ce sont les décrets des autorités de Delphes qui, en considération de l’origine des Mermnades, n’hésitèrent pas à concéder au roi tous les privilèges, par exemple, le droit de cité à Delphes. Désormais, aux jeux sacrés, on vit des Lydiens assis au premier rang et aux places d’honneur.

C’est ainsi qu’il gagna ceux des Hellènes sur qui ses présents seuls pouvaient lui donner prise. Il en agit tout autrement avec les villes d’Asie. Cependant, là encore, il sut allier l’habileté à la vigueur, ce qui lui permit d’atteindre sou but sans guerres de longue durée.

Les villes ioniennes devaient dans la pensée de Crésus, être les perles de son empire ; elles devaient faire de lui un prince hellénique et lui constituer une puissance navale avec laquelle il pourrait pousser plus avant du côté de l’occident. Il commença donc sa politique d’annexion par Éphèse qui, en raison de sa position centrale, était le point le plus important de toute l’Asie-Mineure. Nulle part le terrain ne paraissait mieux préparé : il avait là des relations personnelles de toute sorte. Toutes ses opérations financières et tous ses envois étaient confiés à des maisons de commerce d’Éphèse : entre autres, le riche banquier Pamphaès, fils de Théocharidas, avait gagné avec lui des sommes considérables[35]. Le roi de Lydie avait fait son possible pour enrichir l’Artémision ; enfin, le fils de sa sœur, Pindaros, qui avait succédé à Mélas dans sa dignité héréditaire, était le gouverneur de la ville.

Et pourtant, Crésus se trompait s’il comptait sur une soumission pacifique : il dut commencer un siège et donner l’assaut au mur d’enceinte. Une tour était prise, la brèche ouverte, et toute résistance inutile, quand Pindaros eut l’idée de mettre à l’épreuve le respect du roi pour la religion hellénique. Il fit tendre du haut des créneaux jusqu’au temple d’Artémis une corde longue de sept stades. Toute la ville devenait ainsi une annexe du sanctuaire ; elle avait le caractère d’une chose consacrée à la déesse. Il réussit de la sorte à désarmer le roi, et, avec l’aide des prêtres, qui s’entremirent pour la négociation, à obtenir des conditions aussi avantageuses que possible[36].

Les Éphésiens durent abandonner la forte position que la ville occupait sur le mont Pion et s’établir en bas, autour du temple, où ils vécurent sous la tutelle des autorités religieuses. Smyrne aussi perdit de la même manière dans la guerre de Lydie son existence de ville libre, et fut divisée en bourgades distinctes[37]. Il semble que, sur les deux points les plus importants de la côte, à l’issue de la vallée du Caystros et de celle de l’Hermos, on ne voulut pas tolérer de cités libres et puissantes aux mains des Grecs. D’ailleurs Crésus n’exigea rien de ces villes, sinon la reconnaissance de sa suzeraineté et le paiement d’un tribut modéré, en signe de dépendance. Il laissa aux citoyens grecs l’administration de leurs affaires intérieures ; ces villes devinrent eu quelque sorte des villes libres de l’empire lydien, et cette situation leur valut toute espèce de privilèges nouveaux. Aussi se montrèrent-elles disposées à renoncer à l’honneur d’une complète indépendance.

Ainsi s’accomplit rapidement et sans difficulté une des plus grandes révolutions qui soient survenues dans le monde grec. Toutes les villes, l’une après Vautre, tombèrent aux mains du roi et furent incorporées sans résistance à l’empire oriental. Les entraves qui gênaient les relations entre la côte et l'intérieure disparurent ; les trésors de l’Orient et de l’Occident circulèrent librement dans les deux sens. Tous les ports étaient ouverts à Crésus ; il avait dans sa main toute la population maritime ; tout ce qui s’était déployé d’industrie et d’habileté, d’art et de science sur ce littoral était à son service.

Mais jamais conquérant ne s’est tem’ pour satisfait de posséder ce rivage et ne s’y est arrêté. Ce n’était un secret pour personne que les villes insulaires, particulièrement Chios et Samos, attiraient les regards de Crésus. Il hésita pourtant à se lancer en avant avec ses plans de conquête ; il n’osait affronter la mer, et ses craintes étaient des mieux fondées, car, en somme, la puissance lydienne n’était encore qu’une puissance continentale. Il se contenta d’organiser son empire et de remplir son trésor qui, outre le produit des mines et du lavage des sables aurifères, se grossissait encore de sommes énormes fournies par les tributs. C’est à ces préoccupations que se rattache la réforme radicale du système monétaire qui eut lieu sous le règne de Crésus[38]. Il abandonna l’ancienne monnaie fabriquée avec l’or blanc du Pactole : il frappa des pièces d’or équivalant à 1/60 et des pièces d’argent équivalant à 1/45 de la mine babylonienne (poids faible), et en même temps il lit frapper aussi des pièces d’or — c’est-à-dire des statères, des tiers, sixièmes et douzièmes de statères — réglées sur l’étalon d’argent, parce mn, c’était un moyen plus commode de raccorder le système avec la. monnaie d’argent en usage à Éphèse, à Chios, à Lampsaque, à Clazomène et à Phocée. Une preuve bien remarquable de l’exactitude avec laquelle on s’assimila l’invention grecque, c’est que les Monnaies de Sardes frappées sous Crésus imitent tout à fait celles des cités grecques. L’empreinte qu’elles portent n’est point l’emblème de la dynastie, mais celui de la ville : la monnaie conservait son caractère républicain.

Tous les autres arts inventés par les Hellènes, par exemple, le travail des métaux, furent cultivés dans la résidence royale. Sardes devint un centre prospère de commerce et d’industrie, un rendez-vous d’artistes. Tous ceux qui s’étaient fait un nom parmi les Hellènes, Crésus les invitait à sa cour hospitalière : il voulait être à leurs yeux le plus heureux des princes ; il voulait être vanté par eux comme le plus généreux et le plus ami des arts, afin d’attirer sur lui les regards du monde entier.

En fait il était bien, sauf pour Solon et à la mesure de sa morale, un prince heureux. Il avait atteint le but de la politique des Mermnades, but poursuivi avec une rare constance à travers cinq générations ; il l’avait atteint par sa résolution et sa sagesse. Son empire, reconnu partout comme une des grandes puissances asiatiques, venait de s’étendre sous son règne jusqu’à la côte ; pour la première fois, l’opposition du monde grec et du monde barbare semblait avoir disparu. Il unissait à une puissance continentale redoutée dans toute l’Asie, et fondée tant sur la possession d’un vaste et riche territoire que sur la force d’une population résistante doublée d’une bonne organisation militaire, le brillant appoint d’une rangée de villes maritimes en pleine prospérité ; et le Pactole roulait sans interruption son sable d’or devant la porte du château royal de Sardes. Un empire péninsulaire comme on n’en avait pas vu jusqu’alors était fondé ; et, plus les deux mondes grec el lydien se pénétraient l’un l’autre, plus on pouvait espérer de succès nouveaux. Ce qui manquait encore et dont on sentait le plus vivement le besoin, c’était la région riveraine de la mer du côté du sud : la Lycie, avec les ressources de sa population, et la Cilicie, indispensable à qui veut dominer en maître dans la mer de Cypre, restaient à conquérir. Les passages du Taurus devaient être franchis, et l’Halys lui-même paraissait à l’heureux Crésus une frontière trop voisine.

Mais la fortune du roi de Sardes ne devait pas monter plus haut. Son bonheur domestique s’évanouit le premier ; et, au moment même où il pleurait la mort du seul de ses fils qui ne fût pas infirme[39], son deuil était troublé par l’arrivée de messagers qui lui apportaient la nouvelle alarmante des bouleversements dont l’Asie occidentale venait d’être le théâtre.

 

 

 



[1] HERACL. PONT. 11, 3. Pollux l’appelle Démodice (POLL., Onomast., IX, 83). Sur Midas, cf. BÖCKH, Metrolog. Untersuchungen, p. 76. D’après Eusèbe, il régnait en 737 (Ol. X, 4). Il y a un Midas qui meurt en 695 et dont, d’après la biographie homérique mise sous le nom d’Hérodote, Homère compose l’épitaphe (PS.-HEROD., Vit. Homer., c. 11).

[2] HÉRODOTE, I, 14.

[3] Έλεγος est un mot phrygio-arménien, d’après BÖTTICHER, Arica, p. 31, et BERCK, Griech. Litterat., ap. Ersch und Grubers Encyclop., p. 339.

[4] Agron, fils de Ninus, fonde une dynastie qui gouverne pendant 505 ans : comme la suivante dure 170 ans et qu’elle finit en 546 av. J.-C., le règne d’Agron commence en 1221 avant notre ère. Cf. J. BRANDIS, Rerum Assyr. tempora emendata, p. 3.

[5] Ces rapports des Lydiens avec les Sémites sont révoqués en doute par RAWLINSON, Herodotus, I, p. 302.

[6] PLUTARQUE, Quæst. Græc., 45.

[7] HÉRODOTE, I, 1-2. Nicolas de Damas raconte avec plus de détail cette révolution de palais, mais il met Sadyatte à la place de Candaule (NIC. DAMASC. ap. Fragm. Histor. Græc., III, 383-385).

[8] PLUTARQUE, Quæst. Græc., 45.

[9] Μεργνάδαι (HÉRODOTE, I, 7, 14). cf. NICOL. DAM., ibid.

[10] PAUSANIAS, IV, 35, 11. ATHÉNÉE, p. 43.

[11] Γέργιθες (ATHEN., p. 524).

[12] Sur la chronologie lydienne, voyez CLINTON, De Lydiæ regibus [ap. Fasti Hellen., éd. Krüger, p. 309]. Pour l’avènement de Gygès, les indications oscillent entre 708 et 716. Hérodote et Denys d’Halicarnasse donnent 716 (Ol. XVI, 1) : d’autres (CLEM. ALEX., Strom., I, p. 327 b : PLINE, Hist. Nat., XXXV, 55) donnent 708 (Ol. XVIII, 1). La date de 716 est celle qu’a adoptée en dernier lieu BRANDIS (Rer. Assyr. temp., p. 3) sur la foi d’Hérodote. Dans ce système, Gygès règne 38 ans, Ardys 49, Sadyatte 12, Alyatte 57, Crésus 14 ans ; ce qui donne 170 ans pour total. Ce chiffre, ajouté à 546, donne 716, première année des Mermnades. Il résulte des documents assyriens (G. SMITH, History of Assurbanipal, p. 341 sqq.) que Gygès (Gugu) a installé Psammétique en Égypte : par conséquent, Gygès vivait encore en 666 ou 667. Mais ceci crée bien des difficultés. BOSANQUET (ad Smith, op. cit., p. 361) a cherché à les résoudre en supposant qu’Hérodote a interverti l’ordre des deux premiers chiffres ; il accorde 49 ans à Gygès et 38 à Ardys. H. GELZER (Rhein. Mus., XXX, p. 230 sqq.) est le premier qui ait songé à tirer parti, pour l’histoire des rois lydiens, des documents contemporains émanant des rois d’Assyrie. D’après ces textes, Hérodote a fait remonter trop haut l’avènement de Gygès (717) et celui d’Ardys (678). Eusèbe, est d’accord avec les sources assyriennes, et cette concordance permet d’établir comme suit la liste des rois : Gygès (687), Ardys (652), Sadyatte (615), Alyatte (602), Crésus (561). En ce qui concerne les relations politiques, l’inscription d’Esarhaddon montre que Gygès pendant un certain temps et Ardys après lui ont encore payé tribut à l’Assyrie. Cf. l’ouvrage plus récent de SCHRADER, Keilinschriften und Geschichtsforschung, p. 543.

[13] STRABON, p. 590.

[14] On rencontre près de Gygès le poète Magnès de Smyrne (SUID., s. v. Μάγνης).

[15] HEROD., I, 14. Sur Γυγάδας cf. G. CURTIUS, Grundzüge der griech. Etymol., 1873, p. 628.

[16] ARISTIDE, I, p. 373 Dindorf. PAUSANIAS, IV, 21, 3.

[17] PAUSANIAS, IX, 29, 4. LANE, Smyrnærum res gestæ, p. 19.

[18] Sur la mort de Gygès, consulter les renseignements de source assyrienne donnés par G. SMITH, ap. Lepsius, Zeitschrift fur ägypt. Sprache and Alterth., 1868, p. 97

[19] HEROD., I, 15. Sous Ardys, les Cimmériens pénètrent jusqu’en Ionie (HEROD., I, 6).

[20] STRABON, p. 6-1.

[21] CALLIN. EPHES., Fragm. 1, ap. BERGK, Poet. Lyric. græc., éd. secunda, p. 213 .

[22] Cf. GUHL, Ephesiaca, p. 35. O. MÜLLER, Griech. Liter., I, 191.

[23] L’ancienne inimitié qui régnait entre Éphèse et Magnésie porte à croire que les Cimmériens furent poussés contre Magnésie.

[24] Strabon suppose qu’il y a eu deux invasions de Cimmériens. Duncker accepte sa conjecture et place la première invasion au milieu du VIIIe siècle, la seconde, vers 633. Cependant, Hérodote n’en connaît qu’une seule, qui doit avoir eu lieu probablement au commencement du VIIe siècle. Ces Barbares restèrent environ 101 ans en Asie-Mineure. Sur les poésies contemporaines de Callinos, voyez GEIGER, De Callini ætate, Act. Semin. Erlang. I, p. 39. Une chronologie tout à fait différente a été adoptée par DEIMLING, Leleger, p. 51 sqq.

[25] Sur la durée et les incidents de cette guerre, voyez HEROD., I, 17-20.

[26] HEROD., I, 16.

[27] Sur la succession des rois mèdes, telle qu’elle est donnée par Hérodote. voyez BRANDIS, Rer. Assyr. tempora emendata, p. 3, 49.

[28] La date précédemment acceptée d’après OLTMANNS (ap. Abhandl. d. Berl. Akad. 1812-1813) était le 30 septembre 610. Mais ZECH (Astron. Untersuch. über die wichtigsten Finsternisse, welche von den Schriftstellern des klass. Alterth. erwäknt werden, 1853) a trouvé par le calcul l’année 584, ou, en comptant plus exactement, le 28 mai 585. Zech a pour lui l’opinion conforme de HANSEN (ap. Abhandl. der Sächs. Ges. d. Wiss. Mathemat.-physik. Classe, 1865, p. 379), de HIND (Astronomical Register, n. 117. Sept. 1872) et de BOSANQUET (Transact of the Society of Archæology, II [1873], p. 147).

[29] Rationem defectus investigavit primus omnium Thales Milesius Olympiadis XLVIII anno quarto, prædicto solis defectu qui Alyatte rege factus est (PLINE, Hist. Nat., II, 12).

[30] ÆLIAN, Var. Hist., III, 26. GUHL, Ephes., p. 36.

[31] STEPH. BYZ., s. v. Άδραμύτειον.

[32] Sur les tombeaux des princes lydiens, voyez OLFERS (ap. Abhandl. der Berl. Akad., 1835, p. 339 sqq.). E. CURTIUS, ap. Archäol. Zeitung, 1853, p. 148 sqq.).

[33] Crésus était associé à son père (depuis 574 d’après Larcher) en qualité de άρχων Άδραμυττίου τε καί Θήδης πεδίου (NICOL. DAMASC., Fragm. Hist. græc., III. p. 397).

[34] HEROD., I, 92.

[35] NICOL. DAMASC., ibid. ÆLIAN., Var. Hist., IV, 27.

[36] ÆLIAN., Var. Hist., III, 26.

[37] Sur le sort identique d’Éphèse et de Smyrne, voyez E. CURTIUS, Beiträge zur Geschichte und Topographie Kleinasiens (Abhandl. d. Pr. Akad. d. Wiss., 1872, p. 17).

[38] Consultez sur la question BORREL, Early lydian money (ap. Numism. Chron., II, 216) : BRANDIS, Münzwesen, p. 134. 199, etc.

[39] Récit de la mort du jeune Atys dans HEROD., I, 34-45.