§ VII. — INFLUENCE POLITIQUE DE L’ORACLE DE DELPHES. Cependant le sanctuaire delphique ne fut pas seulement le centre idéal du monde grec : comme il n’existait partout que des États séparés et qu’à la place des amphictyonies surannées aucun système fédératif nouveau ne s’était constitué, il fut aussi le seul et unique centre de la nationalité grecque, vis-à-vis de l’étranger comme des républiques prises isolément. Aucun autre sanctuaire n’avait pu acquérir une importance
comparable, pas même les plus considérés et les plus influents, tels que l’Artémision
d’Éphèse et le Didymæon, près de Milet. Celui-ci, qui eût été le plus capable
d’entrer en lice avec Delphes, avait pourtant un désavantage : il n’était pas
un centre amphictyonique pour les États ioniens ; les sanctuaires de cette
région n’avaient pu soutenir assez fermement la lutte contre la partie de
l’Asie qui n’était pas grecque. Delphes était donc reconnue, au dedans et au
dehors, comme le cœur de l’être hellénique ; c’est vers Delphes que se
tournaient les princes et les États qui voulaient nouer des relations avec la
nation grecque ; c’est par ses prêtres qu’ils cherchaient à gagner de
l’influence sur elle, à exploiter, pour arriver à leurs fins, le trésor de la
sagesse grecque. Vers Les États étrangers obtinrent ainsi le droit d’hospitalité
au foyer commun de La consécration de ce droit était un point capital dans le
code international de Delphes. C’est pourquoi, dans la peinture de Les relations de Delphes avec les États grecs furent singulièrement plus difficiles. Tant qu’ils ne furent que des peuplades volontairement groupées autour du dieu amphictyonique, ils formèrent, il est vrai, un ensemble dont le point central était le sanctuaire d’Apollon. Mais l’influence même de l’oracle ayant organisé les peuplades en États, ceux-ci, naturellement, prétendirent dès lors à une plus grande indépendance, ce qui dut donner lieu à des conflits de toute sorte. On reconnut à Delphes, gouvernée elle-même par certaines familles,
représenta partout le régime aristocratique. Son influence dépendait du
prestige des vieilles maisons : c’est dans la république aristocratique qu’on
trouve la liberté fondée par les dieux[7], dont Pindare
fait honneur à Sparte. En opposition avec le relâchement des liens politiques
dans les cités ioniennes, Delphes voulait un système rigoureux, tel qu’il est
réalisé dans la perfection chez les Doriens, formés à l’école des préceptes
delphiques. Tout mouvement contraire, toute retouche à une constitution sans
l’agrément de Pour les colonies, la liberté avec laquelle Delphes les
traitait était complète ; pendant la longue période de colonisation des VIIIe
et VIIe siècles, l’oracle ne put pas se contenter d’indiquer les endroits
habitables ; il dut aussi aider à la solution de ces questions nouvelles et
multiples qu’amenait l’organisation des cités. Or, nulle part le terrain
n’était mieux préparé pour un développement anti-delphique de la vie
publique, nulle part le danger des souverainetés illégales ne fut si imminent
qu’aux colonies, où les luttes de partis, avec toutes leurs conséquences,
étaient inévitables dans une population mêlée et hétérogène, et à cause de
l’inégalité précoce des fortunes. C’est pourquoi on appelait Pour fonder sur un sol aussi mouvant la loi et l’ordre, des lois écrites devinrent nécessaires dans les colonies, en un temps où les États de la métropole étaient encore administrés d’après des traditions transmises oralement. Moins une coutume unanimement acceptée dominait, plus un droit stable était nécessaire ; et, comme il était impossible d’appliquer aux colonies des constitutions qui fussent rattachées aux droits héréditaires de la noblesse et établies d’après un ordre social immuable, ce qui restait à faire de plus pratique était d’y favoriser les régimes qui étaient les plus propres à s’acclimater dans les villes maritimes et commerciales, ainsi que de prévenir tout ce qui pouvait les faire dégénérer en démagogie ou eu tyrannie. Or, rien n’y réussit mieux que les constitutions timocratiques, c’est-à-dire, celles qui organisaient la bourgeoisie d’après la propriété et fixaient ainsi les droits civils de chacun. Sur ce principe se fonda une élite bourgeoise, composée des plus riches propriétaires, et correspondant assez bien à une aristocratie. Elle comprenait d’ordinaire mille membres : on trouve une catégorie de ce genre il Rhégion, à Crotone, à Locres, à Agrigente, à Kyme. C’est dans les colonies qu’on prit aussi plus tôt qu’ailleurs l’habitude de transporter à d’autres places, comme un produit industriel, les législations qui avaient été expérimentées sur quelque point isolé. Le même fait eut lieu également pour les constitutions écrites. Si parmi celles-ci la plus ancienne fut celle des Locriens
de l’Italie méridionale, cela tient à ce qu’il s’était formé là un mélange
d’Ozoles et d’Opontiens, de Corinthiens, de Lacédémoniens et de toutes sortes
d’autres émigrants, une population enfin particulièrement bigarrée, qu’une
réglementation précise du droit public pouvait seule maintenir groupée en
cité. Aussi le dieu de Delphes ordonna-t-il aux Locriens de se donner des
lois, et au milieu du VIIe siècle parut la législation de Zaleucos, le
premier code écrit que l’antiquité ait connu ; c’était, accommodé aux
convenances locales, un choix fait parmi tous les articles de droit alors en
usage dans les États les mieux administrés de la mère-patrie. Pour le droit
criminel, on suivit comme jurisprudence les sentences de l’Aréopage ; pour la
discipline politique, Comme les lois de Crète et de Lacédémone étaient de même. famille et de même caractère, les lois de Zaleucos se trouvèrent en parfait accord avec celles un peu plus récentes par lesquelles Charondas chercha, dans sa ville natale de Catane, grâce à une réglementation sévère du droit, à faire des Sicéliotes turbulents de bons citoyens. Il sut assurer une plus libre carrière au génie ionien, sans compromettre pour cela la solidité de l’ordre politique. Les luis, à mesure qu’elles firent leurs preuves, se répandirent de plus en plus dans les villes chalcidiennes. Rien plus, le. droit public des Chalcidiens pénétra, aux siècles suivants, en Asie-Mineure, jusque dans les villes de l’intérieur, parce qu’elles virent dans son adoption la plus sûre garantie d’un progrès conforme à l’esprit hellénique. Ainsi, les problèmes que devait résoudre le législateur, vivant parmi les populations civiles des colonies occidentales, l’ont conduit à établir des constitutions qui, indépendantes des relations locales et, an même degré, des régimes particuliers des différentes tribus, portèrent une empreinte commune d’hellénisme et, par cette valeur nationale même, furent capables de se répandre au loin. Mais, si on appelle aussi doriennes
les lois de Zaleucos, cette désignation n’est justifiée que par une raison :
c’est que, comme chez Charondas, comme dans la constitution des Chalcidiens
de Thrace, qui eut pour auteur Androdamas de Rhégion[9], on y voit
appliqués des principes sortis de la même source que les institutions de Dans les dernières années du vie siècle, qui furent
signalées par des crises politiques violentes éclatant dans des régions fort
éloignées les unes des autres, aussitôt après l’expulsion des Tarquins à Rome
et des Pisistratides à Athènes, les Pythagoriciens furent atteints par cette
persécution sanglante que le peuple de Crotone, aigri, déchaîna contre eux
sous la conduite de Cylon, et qui remplit pendant longtemps tout le sud de
l’Italie des excès sauvages de la guerre civile. A la vérité, les germes
précieux qu’avait semés la doctrine pythagoricienne en Italie ne périrent pas
tous. Même un membre de cette école, Archytas, sut, dans L’état de Cette influence ne pouvait toujours demeurer la même ;
elle a été en partie refoulée par l’effet d’événements où toute La puissance de l’oracle reposait sur les vieux souvenirs des statuts amphictyoniques, sur l’état de minorité où se ft-buvaient autrefois les États isolés, quand ils se considéraient encore comme les membres épars d’un corps national dont l’imité n’était vraiment représentée que par Delphes. Elle dut déchoir, du moment où la diffusion des lumières rejeta dans l’ombre l’autorité des présages et des prophéties, où les différentes communes s’affranchirent de la tutelle sacerdotale, on, devenues graduellement des États autonomes, elles prétendirent à une complète indépendance et suivirent chacune une politique particulariste, dont Delphes ne pouvait nullement avoir la direction. L’État de Lycurgue fut, pendant longtemps, le favori du dieu delphique, la constitution modèle proposée à ses colonies, le bras robuste qui exécutait ses entreprises temporelles, la cité destinée à l’hégémonie de l’Hellade. Mais il se restreignit de plus en plus aux affaires du Péloponnèse, et Olympie en devint le centre nouveau ; plus tard, quand le gouvernement passa des Héraclides aux Éphores ;Delphes cessa de représenter à Sparte l’autorité suprême. En même temps que cette ville se détachait de son
sanctuaire natal, la race ionienne lit vers lui un pas en avant dans les deux
États qui lui appartenaient, Sicyone et Athènes, et qui lestèrent, en se
rapprochant de Delphes alors en quiète d’un appui, de s’élever à la condition
de grands Étais helléniques. L’importance de Sicyone fut passagère ; mais
Athènes se maintint à son rang. Elle resta en rapports étroits avec Delphes
sans rien sacrifier de sou indépendance : elle sut, là aussi, concilier la
liberté et le progrès avec la piété et la foi. Ainsi Delphes, au lieu d’être
comme jadis à la tète d’une fédération de tribus différentes qui ne
réalisaient leur imité que clans son sanctuaire, se trouva dès lors au milieu
de deux États seulement, dont la puissance laissait bien loin en arrière
colle de tous les autres. L’oracle ne pouvait donc plus prétendre à. la
conduite des affaires communes de Mais Delphes même avait changé. Dès qu’elle n’eut plus à commander et à gouverner, elle s’engagea dans les voies sinueuses de l’empirisme politique ; dès qu’elle n’eut plus une puissance propre, elle s’attacha à des puissances extérieures qu’elle pût utiliser pour ses fins, et entra dans des alliances qui répugnaient absolument à ses principes. Ce système se révéla manifestement par la manière dont fut traité le tyran Clisthène, que l’oracle avait d’abord, comme de raison, maudit et condamné avec toutes ses propositions impies, et qui plus tard, ainsi que sa famille, forma avec lui une liaison intime et lui rendit les plus grands services. Delphes se montra donc déloyale aux Orthagorides, comme Sparte aux Pisistratides ; toutes deux ont porté jusqu’au bout la peine de leur infidélité. Delphes perdit également toute considération auprès du peuple lorsque son clergé, qui avait promulgué jadis les plus pures maximes de la morale, travailla à se maintenir par l’intrigue et par d’autres moyens aussi peu honorables. Le dernier coup lui fut porté par l’amour de for qui, plus que tout autre poison, a vicié la vie grecque jusque-là si saine. L’or de l’Asie a de bonne heure entrainé les prêtres à estimer la faveur des princes barbares plus haut qu’il ne convenait au sanctuaire national des Hellènes. Une fois que l’affaire des Alcméonides, puis celle de Cléomène qui s’assura la complicité de l’oracle pour se débarrasser de son collègue Démarate eurent fait connaître que les sentences du dieu de Delphes étaient à vendre, tout son prestige aux veux des Hellènes devait s’effondrer. Ace moment, Delphes a cessé d’être un pouvoir central dans l’Hellade ; l’unité qu’elle représentait est rompue, et à sa place deux États se dressent en face l’un de l’autre, s’efforçant chacun de donner au peuple, par leur hégémonie, une unité nouvelle ; effort que la guerre seule pouvait pousser jusqu’à son but. A l’époque des guerres médiques, Delphes n’était plus que l’ombre d’elle-même ; et la nation perdit ainsi toute espèce d’unité lorsqu’elle en avait le plus besoin. L’oracle fut indécis et lâche ; même il empêcha les autres États, tels que les Cnidiens, les Crétois et les Argiens, d’agir avec résolution ; toutes les grandes actions de cette époque sont dues à l’initiative privée des républiques, et cela même servit à les affranchir définitivement de toute obéissance à l’oracle, de toute docilité à la mantique. Delphes resta, de nom, le foyer commun de l’Hellade ; mais ce n’était plus là que la persistance d’une formalité, et l’autorité primitive du sanctuaire fut si complètement oubliée que bientôt les victoires gagnées par des Hellènes sur des Hellènes, avec des armes sanglantes, furent immortalisées par des monuments à Delphes même, dont c’était violer impudemment les lois. |
[1] HÉRODOTE, I, 14.
[2] STRABON, p. 220. HÉRODOTE, I, 167. SCHWEGLER, Römische Geschichte, I, p.
271.
[3] SCHWEGLER, op. cit., p. 775.
[4] DIODORE, XIV, 93. SCHWEGLER, op. cit., III, 220.
[5] SCHÖMANN, Griech. Alterth., I3, 264.
[6] Ces collèges de théores avaient des pouvoirs si étendus dans l’ordre politique que l’emploi était considéré comme le marchepied de la tyrannie (ARISTOTE, Polit., p. 217, 14). Cf. SCHÖMANN, op. cit., II, p. 152.
[7] PINDARE, Pythiques, I, 61.
[8] Clisthène qualifié de λευστήρ (HÉRODOTE, V, 67).
[9] ARISTOTE, Politique, p. 58, 15.
[10] Sur le rôle de Pythagore, voyez O. MÜLLER, Dorier, I, 368. TYCHO MOMMSEN, Pindar., p. 23.