HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (SUITE).

CHAPITRE QUATRIÈME. — L’UNITÉ GRECQUE.

 

 

§ VI. — L’ORACLE DE DELPHES ET LA POÉSIE.

Ce qui nous fait voir le plus clairement comment l’art a effacé la différence des races, c’est l’art par excellence, que les Grecs appelèrent à ce titre poésie (c’est-à-dire création), et c’est, dans la poésie même, Homère.

Des chants recueillis plus que tous les autres parmi le peuple, issus de sa propre histoire, inspirés principalement par les premières entreprises collectives d’un groupe complexe de confédérés et les grandes expéditions militaires des Éoliens et des Achéens, puis tissés en une seule trame par l’art des aèdes ioniens, offrant par leur assemblage un brillant tableau du passé commun et, malgré la lenteur de leur formation et de leur achèvement qui suivaient la série des degrés de la civilisation, malgré la divergence des races, des villes et des écoles qui y contribuèrent, fondus véritablement d’un seul jet, de pareils chants devaient être le vrai trésor de la nation, une relique vénérée du peuple entier. La poésie homérique fut la première grande œuvre de l’esprit hellénique, une fois sorti heureusement de cette période troublée et inquiète des migrations, et aussi le témoignage irrécusable de l’accord intime des races diverses, de leur aptitude à une création artistique commune. C’est par Homère que les Hellènes se sont vraiment révélés à eux-mêmes ; car, tandis que dans tous les autres domaines de la culture intellectuelle on n’avait fait que des essais incertains, là du moins le génie de la race a pour la première fois posé nettement son empreinte. Aussi, Homère a-t-il été comme le centre de la conscience nationale. la marque distinctive de la Grèce vis-à-vis des Barbares.

Ainsi que les autres arts, la poésie épique grandit d’abord, sans sortir d’un cercle étroit, sous la direction de confréries ; puis, partie des côtes de l’Asie-Mineure et des îles adjacentes, notamment de Chios et de Samos, et transportée au loin par des chanteurs errants, elle acquit droit de cité dans les fêtes ; elle passa sur les navires jusque clans les colonies, et fut protégée dans les villes comme la propriété de la commune. Pour tout ce qui intéressait la nation, Homère était une autorité. Une ville nommée dans les poèmes homériques se considérait comme inscrite sur le livre d’or de la Grèce ; chaque cité, chaque petite ide aspirait à cet honneur[1]. Les Phocidiens citaient le catalogue des vaisseaux pour soutenir leurs prétentions sur Delphes ; et la présomption orgueilleuse qui paraissait chez les Corcyréens s’appuyait principalement sur cette brillante légende des Phéaciens, dont l’éclat rejaillissait sur leur patrie.

Aussi les États qui arrivaient à acquérir dans la nation une importance sérieuse avaient fort à cœur de réclamer comme un de leurs citoyens Homère, le héros national ; et Athènes ne put inaugurer plus effectivement son hégémonie qu’en prenant le soin de procurer à la nation tout entière son poète Homère, aussi complet et aussi authentique que possible. Tant que les chants homériques vécurent seulement sur les lèvres des aèdes, ils nourrirent et formèrent la mémoire poétique de la nation ; une fois qu’ils furent fixés par l’écriture, le même Homère devint la base de toute culture scientifique : c’est pour lui qu’on apprenait à lire et à écrire ; et sur les rivages de la mer Noire, comme en Gaule, comme en Espagne, les Grecs ont conservé leur nationalité en élevant leurs enfants dans les écoles avec Homère.

Mais, ce trésor commun de la poésie hellénique, fruit mûri sous l’heureux climat de l’Asie-Mineure, on ne se borna pas à le garder et à le faire valoir. Quand, avec ces montagnards qui ignoraient Agamemnon et Achille, une réserve de populations neuves et vigoureuses eut pénétré dans l’histoire ; quand l’association de ces races au culte d’Apollon Pythien eut introduit un nouveau principe qui s’affirma dans la constitution des républiques, dans la religion, dans la morale, dans l’architecture, dans la statuaire ; alors, un effet semblable se produisit dans la poésie, et c’est de ce côté tout particulièrement qu’Apollon Pythien se révèle à nous comme un législateur parlant par la bouche de ses prêtres.

Le dieu Apollon n’est certainement pas un étranger pour le monde homérique ; mais c’est seulement après Homère qu’il a fait sentir, comme prophète législateur, son influence sur la façon dont les Grecs comprenaient le monde ; et cette influence est, sur bien des points, en opposition directe avec la poésie ionienne. Aune existence insouciante et heureuse au sein de la nature et du monde est substituée la nécessité de se connaître et de s’éprouver ; à la tranquille expansion de tous les instincts, une discipline inflexible pour l’individu comme pour la communauté réalisée dans l’État. Au lieu d’accepter le mélange ingénu des dieux et des mortels, on creuse entre eux un abîme plus profond, on accentue durement le besoin où est l’homme d’apaiser sans cesse la colère divine ; au lieu du commode contentement de soi-même, est exigée la recherche opiniâtre, le labeur intellectuel acharné. Telles furent les idées qui se développèrent à Delphes, et à la réalisation desquelles contribua surtout l’énergie native des Doriens. Ceux-ci, en effet, dont la pensée manquait de spontanéité créatrice, étaient bien propres à fonder, sous la conduite d’une puissance spirituelle supérieure et prévoyante, et conformément aux préceptes delphiques, une confédération politique qui fût en soi plus forte, plus compacte, plus durable qu’aucune autre institution pénétrée de l’esprit des Ioniens d’Asie.

Cependant, Apollon Pythien ne se dressa pas en face du monde homérique avec une austérité sèche et chagrine ; n’était-il pas lui-même la source première de la faculté créatrice, le premier moteur de tout élan de l’intelligence, celui qui embrassait dans sa sphère d’action toutes les forces intellectuelles d’origine commune et de condition égale ? Apollon était le dieu des Muscs, et les Muses sont primitivement les nymphes des sources, dont la vertu inspiratrice n’était pas étrangère au culte d’Apollon. Les Muses unissent entre eux Apollon et Dionysos. Tous deux avaient à Delphes les même droits ; ils se partageaient la propriété du Parnasse, le calendrier des fêtes delphiques, les tympans du fronton du temple. Le fils des Muses, le chantre Orphée, père de la poésie sacrée des Hellènes, fut inspiré par Apollon comme par Dionysos. L’art contribua aussi au rapprochement des deux divinités. Ainsi, la flûte d’abord n’était pas usitée dans le culte d’Apollon ; mais, après la guerre sacrée, quand on réorganisa les jeux Pythiques, on adjoignit au concours de cithare et de chant un concours de flirte, et le maître argien Sacadas, qui réunit dans une composition grandiose les légendes du temple de Delphes, réussit, dit-on, à apaiser avec la flirte le dieu pythien[2].

Dès lors la cithare et la flûte, à Delphes, furent définitivement associées l’une à l’autre et devinrent les éléments essentiels de la musique grecque. Dionysos était le dieu des campagnards, celui qui jetait à pleines mains la joie des fêtes dans une vie libre et facile. Donc, tandis qu’Apollon groupait plutôt autour de lui l’élite du peuple, ceux qui comprenaient l’art élevé inspiré par le dieu, les lois idéales de la vie politique et religieuse, Delphes était en même temps, par le culte de Dionysos, le centre sacré d’une influence vraiment populaire : et cette alliance des deux dieux du chant et des fêtes entraînantes a été féconde : c’est grâce à elle seulement que le dieu de Delphes acquit un pouvoir souverain sur la poésie et la musique et put, là aussi, donner au caractère original des Hellènes sa forme et sa valeur.

La pensée fondamentale de la musique apollinienne est la même que celle qui préside à toutes les manifestations artistiques contrôlées par Delphes. Son origine, c’est, l’émotion qu’une âme profondément agitée ne peut plus contenir : mais cette émotion en soi n’a aucune valeur ; il s’agit de s’en rendre maître sans l’affaiblir. L’art commence au point où l’homme domine ce qu’il sent en lui prêt à déborder, et sait lui donner la forme voulue. Il v a donc là toujours deux effets différents et simultanés : le mot, qui exprime l’essence même de cette émotion, et le ton, qui révèle l’état général et complexe de l’âme émue, à peu près comme la couleur donne à un dessin l’harmonie et la chaleur. Et cette domination complète et libre de l’esprit sur les impressions intimes se montre par ce fait, que les mots ne se précipitent pas comme un torrent déchaîné, mais sont disposés au contraire d’après une mesure nettement frappée dans une suite régulière de syllabes longues et brèves ; et ce système repose, comme l’architecture, sur les proportions numériques les plus simples. Mais l’émotion saisit l’homme tout entier : le corps doit donc suivre le mouvement rythmique du chant ; et c’est ainsi que la musique, la poésie, la métrique, la danse réglée, s’associent en un ensemble, en une fusion harmonique, et qu’il en sort. un produit profondément et essentiellement hellénique.

La poésie était en rapport immédiat avec les oracles. Les réponses delphiques étaient des sentences en vers, prononcées par la Pythie, d’abord une seule fois par an, au printemps, c’est-à-dire quand Apollon revenait à Delphes ; puis chaque mois, à une date fixe, le jour où le dieu donnait en quelque sorte audience aux États, aux princes, aux particuliers. U fallait donc pour la rédaction de ces oracles trouver des hommes doués de la faculté poétique, maîtres des mots et des vers. La forme constante de ces sentences versifiées était l’hexamètre, dont une vieille tradition attribuait l’invention à l’oracle de Delphes et, plus précisément, à la première de ses prêtresses, l’hémonoé[3].

En outre, le culte nécessitait des chants de fête pour honorer Apollon ; les poètes inventeurs de ces hymnes furent, comme les plus anciens statuaires, de véritables religieux qui formaient des corporations rigoureusement fermées. Olen de Lycie, Philammon de Delphes, Chrysothémis de Crète, appartenaient à ces confréries de chanteurs sacrés, et les hymnes qu’ils composèrent se répandirent, en même temps que les missions apolliniennes, dans toutes les colonies.

Un fait qui prouve mieux que tout le reste le rôle des sanctuaires dans le développement. de la poésie, c’est que l’hexamètre épique, autant qu’on en peut juger, a pris naissance dans les oracles et dans les hymnes[4].

L’influence de Delphes sur cet art dépassa de beaucoup les limites du culte local et les besoins de l’oracle. Car les prêtres, pour rehausser l’importance nationale de leur sanctuaire, s’occupaient sans relâche de favoriser toutes les manifestations artistiques populaires qui s’accordaient avec leurs préceptes, et d’attirer chez eux les maîtres de génie ; ils leur donnaient dans le temple une place d’honneur et, après leur mort, rendaient à leur mémoire toutes sortes d’hommages. Ainsi se formèrent des écoles poétiques, étroitement liées au sanctuaire comme étaient l’architecture et la sculpture sacrées.

La plus considérable des écoles de ce genre est celle qui se groupe autour du nom d’Hésiode. Hésiode est le premier poète didactique connu qui, nourri de la sagesse delphique[5], se produisit devant le peuple. La substance de cette sagesse, qui jusque-lit ne se communiquait que par fragments, en réponses concises, il chercha à la présenter dans une composition plus ample et mieux suivie. En un style dont on sent la parenté avec les sentences delphiques, les poèmes réunis depuis Pisistrate sous le nom d’Hésiode contenaient des préceptes circonstanciés applicables aux différentes conditions de la société humaine, aux chevaliers comme aux paysans, et réglant la vie privée comme la vie publique. On recueillit dans d’autres œuvres les légendes des dieux et des héros, pour séparer les fables qui intéressaient tous les Grecs de celles qui, n’ayant qu’une valeur purement locale, étaient dès lors vouées à l’oubli. On attribue à un certain Ægimios[6] un tableau de la constitution normale de l’état dorien ; la légende d’Hellen fut traitée poétiquement, et toute la vie humaine, objet des poésies morales d’Hésiode, fut soumise à la haute surveillance des dieux. Ce sont, on le voit, les pures idées du clergé delphique en matière de poésie et de morale, qui se trouvent en opposition décidée avec celles par lesquelles est régi le monde homérique. C’est pourquoi Homère et Hésiode furent considérés comme les deux pôles de cette conception du monde que nous trouvons chez les Grecs.

Comme ceux-ci aimaient à présenter sous la forme d’un antagonisme personnel les tendances contradictoires de la vie spirituelle, ils font d’Homère et d’Hésiode deux rivaux et les opposent front à front[7] ; pourtant le poète des Travaux et Jours, dont la famille avait émigré de Kyme (en Éolie) jusqu’à l’Hélicon, appartient à un temps où s’affaiblissait déjà l’accent de l’ancienne épopée, bien qu’il en ait conservé beaucoup de particularités relatives à la langue, par exemple, le digamma, qui déjà dans les poésies de Tyrtée a disparu sans laisser de traces. Il faut donc reporter les plus anciennes œuvres de l’école hésiodique vers l’an 800, c’est-à-dire environ un siècle après l’épanouissement de l’épopée homérique. Enfin, d’antiques traditions parlent d’un concours de chant à Chalcis, et si, comme elles le rapportent, Hésiode y fut vainqueur, il s’ensuit que cette ville était en communication intime avec Delphes ; en effet, le chant des hymnes apolliniens ne fut nulle part cultivé avec plus de zèle qu’à Chalcis, qui ne se lassa point de mettre à la disposition du dieu delphique la fleur de sa jeunesse.

Partout où les Chalcidiens propagent l’influence de Delphes, nous constatons l’action prolongée de la même poésie. A Corinthe, le Bacchiade Eumélos, qui vers la Xe olympiade (740) chanta le passé de sa patrie, était un imitateur d’Hésiode ; la famille de Tisias, qui pénétra dans l’Italie méridionale avec les Locriens fondateurs de Matauros, descendait d’Hésiode ; et elle transporta d’abord à Matauros, puis à Himère, l’art qu’il pratiquait.

Mais la poésie était vivante aussi en Béotie ; il y eut là, pendant longtemps encore, des associations qui offraient des sacrifices en l’honneur des Muses hésiodiques[8]. La Théogonie devint le canon de la foi religieuse ; et aucune poésie, après celle d’Homère, n’a passé aussi bien dans la moelle et dans le sang des Hellènes que la poésie morale d’Hésiode. Elle fut la nourriture spirituelle de la jeunesse ; ses sentences reviennent sans cesse, comme étant connues de tous, chez les poètes et chez les philosophes ; elle fut la plus ancienne poésie didactique des Hellènes, et ainsi elle remplaça pour eux les antiques documents de religion et de morale que possédaient d’autres peuples. Elle fut le complément le plus parfait de l’épopée homérique, et ces rapports réciproques des deux écoles épiques font comprendre pourquoi on les a considérées ensemble comme la base de toutes les idées communes que les Grecs se faisaient du monde.

Dans la poésie lyrique également, deux tendances dominèrent qui toutes deux avaient pour point de départ Lesbos, Pile féconde en chanteurs où les Éoliens émigrés de Béotie avaient trouvé une civilisation merveilleusement prospère ; et toutes deux sortaient du même germe, du jeu de la lyre, dont on ne peut les séparer. De ces deux genres, l’un ne dépassait pas le milieu familier ; tenant par ses racines mêmes aux incidents variés de la vie ordinaire et aux sentiments personnels, il épanchait dans des chants ardents les plus intimes émotions de l’âme — c’est la poésie lyrique qu’Alcée et Sapho ont portée à la perfection de l’art, vers l’an 600 av. J.-C. — ; l’autre pouvait seul plaire au dieu de Delphes, parce qu’il se tenait loin des caprices et des violences de la passion et de l’esprit de parti, et choisissait plutôt pour sujet de ses chants ce qui s’impose à tous, ce qui dure toujours.

Quand le germe des chants plus graves fut transplanté sur le continent, il y fit fleurir une poésie lyrique dorienne, mais dorienne en ce sens seulement qu’elle a été cultivée sous la direction de ce même clergé qui avait déjà réglé la constitution et l’architecture dorienne : car le père de cette poésie, Terpandre, était d’Antissa dans l’île de Lesbos, et les maîtres qui le suivirent appartenaient aussi à des contrées fort éloignées des pays occupés par les Doriens. Alcman (670-650 environ) était Lydien de naissance, et Tisias le maître du chœur (Stésichoros)[9] venait d’Himère, ville chalcidienne et surtout ionienne où, vers l’an 600, il introduisit l’épopée dans le cadre des compositions lyriques, faisant réaliser ainsi à la poésie nationale des Hellènes un progrès marqué. Si diverses que fussent les qualités et les tendances de ces maîtres, ils n’en formaient pas moins une même école, en ce sens que leur art poétique était assujetti à un système musical qui, malgré la complexité de son organisme, obéissait à des lois sévères et à une ferme tradition.

L’heptacorde de Terpandre, dont les tons comprenaient exactement une octave, demeura, par la simplicité même de son principe, l’instrument régulateur. L’harmonie et la versification exprimèrent alors un état tranquille de l’âme dominée par une pensée virile ; tout emportement passionné et confus fut proscrit, et l’émotion ardente de l’esprit dut s’unir à une mesure rigoureuse. La poésie chantée avait un caractère public, car elle prenait pour matière ce qui avait pour tous la même importance, c’est-à-dire le culte des dieux et la vie du citoyen. Là, comme dans la plastique, ce fut une loi sacrée de traiter avec réserve et avec vénération toutes les personnes qui touchaient aux dieux ; et Stésichore, qui, au jugement des prêtres, avait en parlant d’Hélène violé cette loi, dut se rétracter solennellement : telle était la discipline qu’on savait exercer à Delphes. Mais ce qu’il est le plus nécessaire de rappeler, c’est que les chants étaient des chœurs. C’est dans un concours de chœurs qu’était exécuté à Delphes le grand chant Pythique, accompagné par la cithare et la flûte ; et, dans tous les États doriens, le chant et la danse en chœur avaient cette utilité que, dès leur jeunesse, les citoyens se sentaient les membres d’un corps bien uni et apprenaient à plier toutes leurs émotions personnelles à l’expression d’une même pensée religieuse et politique.

Le siècle qui vit Sparte dompter pour la seconde fois la Messénie, et étouffer victorieusement toute résistance dans la péninsule, fut aussi témoin de l’essor qu’y prit la poésie lyrique des Doriens. Les initiateurs et les maîtres de cet art n’étaient guère doriens ; la langue dont ils se servirent n’était donc pas le dorien pur. Surtout, ce n’était pas un dialecte naturel, mais une langue artificielle, adoptée par tous les. poètes choriques, même quand ils étaient Éoliens ou Ioniens. Tyrtée l’employa quand, ainsi que Terpandre et Thalétas, il fut appelé à Sparte sur l’ordre de Delphes et y composa ses marches guerrières. C’est elle aussi qu’on entend dans les poésies religieuses d’Hésiode et qui domine dans les chants de Pindare ; on la trouve partout où l’influence de Delphes se peut saisir[10] ; elle porte avec elle un caractère de gravité, de solennité, comme le style hiératique de la statuaire mise au service du temple. On ne peut donc méconnaître l’action régulatrice de Delphes sur la langue et le développement tout entier de cette partie si précieuse de la richesse nationale des Hellènes, qui est la lyrique dorienne.

Ainsi, l’art grec n’a pas été en réalité complètement libre de ses mouvements ; l'action des prêtres sur lui a été très étendue et très forte. Mais il ne se développa sur ce terrain que des germes vraiment grecs : car, même ce qui a pu prendre, grâce à l’impulsion d’unie civilisation étrangère, une forme plus arrêtée, pal’ exemple, la doctrine de l’immortalité de l’âme, existait déjà à l’état de pressentiment déposé au fond de la pensée du peuple, et appartenait notamment à la race sérieuse des montagnards de la Grèce septentrionale. Avec une grande sagesse, ou sut mettre en commun ce qu’avaient de meilleur les différentes races, et il ne s’établit nul antagonisme entre la fiction artistique et l’inspiration populaire, entre une poésie sacerdotale et une poésie laïque. Aucun rameau étranger ne se greffa sur la tige qui poussait naturellement. Bien au contraire, l’influence de Delphes lit qu’il exista pour la première fois quelque chose de vraiment national, lorsque les divers exercices artistiques des Hellènes, réunis de façon à s’encourager mutuellement, eurent conscience de leur but commun. Le développement général de l’art resta national et devint un, complet en soi, comme étant produit par une harmonie intime et relativement indépendant des circonstances particulières et des individus. En effet, si haut que les Hellènes aient placé les Infiltres de l’art, on peut dire que jamais dans leur littérature un auteur n’a pu exercer sur l’écriture, la langue, le style, une influence personnelle comparable à celle qu’ont eue à Rome, par exemple, plusieurs écrivains.

Enfin Delphes, comme centre intellectuel, agit à ce point sur tous les arts placés sous sa dépendance que, inspirés du même esprit, ils s’associèrent aussi pour atteindre un même but. Mais il y a là vraiment un caractère particulier à la- vie artistique. des Grecs : c’est que les diverses branches de l’art, au lieu de pousser séparément les unes à côté des autres, se joignent dans un enlacement vivant. Le culte embrasse et réunit toutes les activités. C’est pour la gloire du même dieu que les colonnes s’élancent et supportent la charpente de marbre, que les parvis, les frontons, les métopes du temple se couvrent de sculptures, que les murs se parent de tapis ouvragés, en attendant que la peinture les remplace : c’est encore à sa gloire que servent l’hymne, le chant de victoire, la musique, la danse. Car nulle part l’art n’accepte comme sujet ce qui est vulgaire et purement humain. Même dans l’athlète couronné on ne célèbre que le favori de la divinité ; c’est pourquoi le chant de victoire se détache bientôt du vainqueur lui-même pour raconter l’histoire des dieux.

Cette unité profonde porta les Grecs à se figurer les Muses comme un chœur dont ils ne pouvaient imaginer qu’aucune d’elles sortît jamais, et Apollon comme le maître du chœur des Muses. Ce n’était pas pour eux une image poétique, mais une foi religieuse, dont le symbole s’offrait aux regards, dans un groupe majestueux, sur le fronton antérieur du temple de Delphes. Et c’est ainsi qu’en réalité l’Apollon de Delphes se tient debout, au croisement de toutes les voies qu’ont suivies la science et l’art, comme le génie souverain de la vie intellectuelle dont il réalise, avec l’élite de la nation groupée autour de lui, la synthèse précise et grandiose : c’est ainsi qu’il fonde l’unité idéale du peuple grec.

 

 

 



[1] Prétentions de Nisyros (SCHWARZ, Böotien, p. 13). de Mégare (STRABON, p. 394), de Corcyre (THUCYDIDE, I, 25). Celles de la Phocide se fondent sur HOMÈRE, Iliade, II, 519. Cf. BÖCKH, Staatshaushalt., I2, 780.

[2] Sur Sacadas l’aulète, cf. HILLER, ap. Rhein. Mus., XXXI, p. 79.

[3] STRABON, p. 419. PAUSANIAS, X, 5, 7. BERGK, Griech. Literaturgeschichte, I, 335. 387.

[4] Cf. BÖCKH in Plat., Min. et Legg., p. 26.

[5] Sur les rapports des écoles d’Hésiode et d’Orphie avec Delphes, cf. KORTEGARN, Tabula Archelai, 1862.

[6] L’œuvre d’Ægimios est aussi attribuée au Milésien Cercops.

[7] L’άγών Όμήρου καί Ήσιόδου est un extrait en prose, fait sous l’Empire, d’une poésie plus ancienne.

[8] RANGABÉ, Antiq. Hellén., II, p. 587.

[9] Sur Tisias, surnommé Στησίχορος, voyez BERNHARDY, Griech. Litteratur, I, 1 [1867], p. 655.

[10] Sur la langue de Delphes, voyez AHRENS, Ueber die Mischung der Dialekte in der griechischen Lyrik (Verhandl. d. Hamburger Philologenversamml., 1853, p. 55). On constate des analogies entre Hésiode et la poésie dorienne, d’une part (ibid., p. 75), entre le même poète et la langue des oracles rendus à Delphes, d’autre part (GÖTTLING, Præf. Hesiod., p. XIV. AHRENS, Dial. Dor., p. 410).