HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE TROISIÈME. — LES HELLÈNES EN DEHORS DE L’ARCHIPEL.

 

 

§ V. — COUP-D’ŒIL RÉTROSPECTIF SUR LA COLONISATION GRECQUE.

L’histoire est obligée de suivre la tradition, et celle-ci ne garde de la vie des peuples que les événements marquants ; elle n’a point de mémoire pour le progrès insensible qui prépare l’avenir. Voilà pourquoi, çà et là, quelques dates de batailles se détachent en pleine lumière sous un rayon de gloire, tandis que le travail silencieux et invisible d’un peuple, l’œuvre à laquelle il dépense, durant bien des générations, le meilleur de ses forces reste dans l’ombre.

C’est ainsi que l’activité déployée par les Hellènes dans leurs colonies se dérobe au regard de l’historien qui voudrait la suivre pas à pas avec une attention et une curiosité particulière. En effet, ce que nous transmet la tradition consiste simplement en quelques souvenirs isolés et sommaires, ayant trait à la fondation de grandes villes. Mais, ces fondations elles-mêmes ne sont nulle part le commencement, elles sont, au contraire, le résultat final d’efforts dans lesquels le peuple grec a déployé une énergie prodigieuse et qui devraient être son plus beau titre de gloire.

D’abord, les Grecs ont trouvé place à bord des vaisseaux phéniciens avant d’être en état de s’établir et de s’étendre par eux-mêmes à côté des Phéniciens. Puis, les villes commerçantes de l’Hellade, suivant les itinéraires phéniciens, ont mis des siècles à explorer, en agrandissant toujours le champ de leurs recherches, la mer et les côtes, à s’enquérir des différents produits de la terre et des eaux, à découvrir les places les plus favorables au commerce, à. gagner par des moyens habiles ou à maîtriser par la force les peuplades barbares, à choisir de bons campements et à les protéger : ce n’est qu’après tous ces préparatifs qu’on pouvait songer à fonder une colonie. Mais, avec le temps, la liste des cités coloniales s’est allongée, pour ainsi dire, à perte de vue ; tous les peuples de la Méditerranée ont, par leur entremise, participé plus ou moins aux bienfaits de la civilisation grecque, et le cercle étroit qui enfermait dans son horizon la patrie hellénique, — c’est-à-dire, l’Archipel avec ses îles et ses côtes, cette partie minuscule de la grande Méditerranée, — est devenu, grâce à l’énergie intellectuelle de ses habitants, le siège d’une domination embrassant toutes les eaux méditerranéennes, depuis la mer d’Azof jusqu’aux bouches du Rhône.

Les Grecs unissaient, ;à un degré qu’on ne rencontre chez aucun autre peuple, un désir insatiable de pénétrer dans les régions lointaines avec le patriotisme le plus fidèle. Ils emportaient partout leur patrie avec eux. Le feu allumé au foyer de la cité, les images des dieux de leur race, les prêtres et les devins issus des anciennes familles, accompagnaient les citoyens en route pour l’étranger. Les divinités protectrices de la métropole étaient invitées à prendre part au nouvel établissement, où l’on aimait à tout reproduire, citadelle, temples, places et rues, sur le modèle de la ville natale. D’après les idées des Grecs, ce qui constituait la cité, ce n’était pas le sol et les constructions qu’il portait, mais les citoyens. Par conséquent, lit où habitaient des Milésiens, il y avait une Milet. C’est pour cela qu’on transportait volontiers à la colonie le nom de la métropole, ou le nom de quelque bourgade appartenant au territoire de la métropole qui avait fourni un contingent notable de colons.

Toutes les tribus de la nation grecque ont pris part à la grande œuvre de la colonisation : mais ce sont surtout les Ioniens, vrais nomades et coureurs d’aventures, qui, des deux centres de leurs expéditions, Chalcis et Milet, ont pratiqué la colonisation en grand. Le talent naturel qu’ils avaient de se tirer partout d’affaire et de se trouver partout chez eux, ils en ont fait un art où ils étaient passés maîtres et qui leur a valu des succès extraordinaires. Même dans les colonies dirigées par des familles achéennes et doriennes, c’étaient eux qui généralement formaient le fond de la population. C’est même ce qui explique les ressemblances visibles que l’on constate, pour ce qui est de l’organisation politique et des coutumes, entre les colonies achéennes, doriennes et ioniennes. Ces noms, en effet, indiquent seulement l’origine des familles dirigeantes, mais non pas celle de la masse des colons. Du reste, la réunion de tribus différentes dans une même fondation contribuait essentiellement à faire prospérer celle-ci : l’histoire de Sybaris et de Crotone, celle de Syracuse et d’Agrigente, montre à quels résultats on pouvait arriver quand l’esprit chevaleresque des Achéens et l’énergie dorienne s’associaient avec le caractère mobile d’une population ionienne. Il faut dire aussi que le sol des colonies était exceptionnellement favorable au développement du génie ionien, et l’on ne doit pas s’étonner, par conséquent, si c’est celui-ci qui, dans la plupart des cas, a fait le tempérament de la cité.

Les colonies ont été le salut de la Grèce surpeuplée. Avec la fécondité extraordinaire dont la race grecque a fait preuve du VIIIe au VIe siècle, les États se seraient trouvés pour ainsi dire étouffés par une pléthore d’hommes ou se seraient abîmés dans les discordes intestines, si la colonisation n’avait fourni un exutoire à cet excès de force vitale qui, ainsi dépensée, devenait des plus utiles, car la métropole y gagnait un surcroît de puissance et de nouvelles relations commerciales. Aussi, les colonies ont-elles été plus d’une fois employées comme médecine politique et ordonnées par l’oracle de Delphes, à la façon d’une saignée destinée à calmer une excitation fiévreuse.

Les Hellènes n’ont pu s’étendre ainsi sur les côtes de la Méditerranée qu’en luttant contre les Barbares, et d’abord, contre les Phéniciens. En effet, qu’on opère en grand ou en petit, c’est-à-dire, qu’il s’agisse de nations entières ou de cités considérées isolément (comme Chalcis et Corinthe, Corinthe et Corcyre), voici comment les choses se passent d’ordinaire : l’une enseigne à l’autre l’art nautique ; celle-ci, une fois qu’elle le sait, se détache de la première, afin d’essayer de suite une force dont elle peut maintenant disposer à son gré, et elle l’essaie sur celle-là même qui la lui a communiquée. C’est ainsi que la colonisation grecque a refoulé les Phéniciens toujours plus loin du côté de l’Occident : dans le bassin de la mer occidentale, la lutte s’est continuée sans interruption et a fini par passer des Grecs aux Romains. Même ailleurs, dans les eaux que les Phéniciens avaient délaissées de bonne heure, comme dans le Pont, notamment parmi les peuplades de la Tauride et du Caucase, ce n’est pas sans coup férir que les Hellènes ont pu arriver à une installation définitive,

Qui pourrait dire combien de bandes aventureuses ont lutté là sans succès et ont péri sans léguer leurs noms à l’histoire ! Dans de pareilles conditions, en effet, tout résultat durable s’achetait au prix de beaucoup de sang. Tout au plus a-t-on conservé çà et là le souvenir des pérégrinations de bandes errantes qui, ne pouvant prendre pied nulle part, avaient fini par renoncer à la vie civilisée et se faire pirates, comme les Phocéens de Cyrnos[1] et les Samiens qui occupèrent Hydrea et Cydonia[2].

En général, cependant, il n’y a que la paix qui fasse les affaires des peuples commerçants ; c’est pourquoi les Grecs ioniens cherchèrent à. se mettre le plus tôt possible avec les Barbares sur le pied de paix. Ils ne venaient pas en conquérants ; ils ne voulaient pas expulser les indigènes, d’autant plus qu’ils étaient partout une poignée d’hommes en face de masses énormes. Aussi durent-ils s’ingénier pour se concilier ces peuples, faire preuve de bonne volonté et saisir l’occasion de se rendre utiles ; ils ne dédaignèrent même pas de contracter avec eux les alliances les plus intimes. Les Ioniens ne tenaient pas à conserver leur sang pur de tout mélange : ils prirent des femmes là où ils se fixèrent, parmi les Celtes, les Scythes et les Libyens.

Les Massaliotes signalaient, comme ayant marqué le début de leur fortune en Gaule, un banquet où un roi du pays avait rassemblé les prétendants à la main de sa fille. Ils étaient là, attendant le moment où la jeune fille donnerait à l’un d’entre eux, en lui versant le vin, un gage de sa préférence. Mais voici qu’elle offre la coupe à Euxénos de Phocée, qui assistait au festin en qualité d’hôte[3]. Elle devient son épouse et prend, comme telle, un nom hellénique. Ainsi, la tradition représente, non sans raison, l’acquisition d’un domaine colonial sous la forme d’un mariage entre le colon et la fille d’un prince indigène ; tandis que, dans d’autres légendes, ce sont les dieux et les héros qui représentent les étrangers placés sous leur protection. Héraclès, par exemple, traverse les contrées du Pont et trouve dans une antique forêt une femme aux pieds de forme serpentine qui, d’après la symbolique grecque, représente le peuple des autochtones. De son union avec cette femme naît Scythès, c’est-à-dire, le peuple des Scythes[4]. Cette légende n’est fausse que si on l’étend au peuple scythe tout entier : en réalité, elle s’applique exclusivement aux Scythes issus d’alliances entre Grecs et indigènes.

Il se forma de cette façon, dans tous les pays barbares où les Grecs prirent pied, une race bâtarde, une population adroite, affairée, qui joua un rôle important dans les relations ultérieures. C’étaient les intermédiaires naturels, les truchements et les agents des maisons de commerce grecques : à mesure que leur nombre s’accrut, ils répandirent, dans le peuple auquel ils étaient mêlés les mœurs et la langue de la Grèce. Haïs et molestés par leurs compatriotes qui habitaient plus avant dans les terres et restaient attachés aux vieux usages, ils se trouvaient poussés par leur propre intérêt à faire cause commune avec les Hellènes. C’est ainsi que les Emporites d’Ibérie cherchèrent un refuge auprès des Grecs qui désormais, en pays étranger, bâtirent leurs remparts non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour les indigènes hellénisés. Les Celtes riverains du Rhône se montrèrent particulièrement accessibles à l’influence de la civilisation grecque, et on sait combien cette influence a été durable et persistante chez eux[5].

C’est ainsi que se forma en Égypte la classe bilingue des interprètes[6] : ainsi se développa sur le rivage de la mer de Libye, notamment à Barca, un peuple gréco-libyque. On vit même, dans ce pays, des tribus fixées à l’intérieur du continent comme les Kabales et les Asbytes[7], prendre les mœurs des Cyrénéens. Ainsi, enfin, naquit le grand peuple des Helléno-scythes représenté, aux yeux des anciens, par cet Anacharsis qui mourut, dit-on, dans sa patrie, martyr de ses tendances de philhellène.

Naturellement, suivant que les circonstances étaient favorables ou contraires, l’hellénisation aboutit à des résultats bien différents. Il y eut des Hellènes qui, expulsés de leurs stations maritimes et refoulés dans l’intérieur des terres, s’établirent an milieu des Barbares et retournèrent par degrés à la barbarie. Tels étaient ces Gelons, dont parle Hérodote, qui habitaient au milieu des Boudines, dans l’intérieur de la Russie. Ils étaient organisés en cité, avec temples, statues et autels à la mode hellénique ; mais tout cela, comme aussi les remparts de leur ville, était en bois. Ils célébraient en l’honneur de Dionysos des fêtes grecques, mais leur langue avait déjà dégénéré en un patois moitié grec, moitié scythe[8].

L’époque féconde et mémorable qui s’ouvre avec les établissements ioniens sur les côtes barbares est symbolisée par des fils de héros qui, partout où ils apparaissent, abolissent les rites des sacrifices barbares, fondent des cultes plus humains, apportent des mœurs plus douces et des habitudes plus gaies. C’est ainsi que Euthymos vient à Témésa, Oreste en Tauride, Euxénos à Massalia, les Anténorides à Cyrène[9]. La transformation survenue dans tout le genre de vie se révélait surtout par l’aspect du sol. Les marécages furent desséchés, les territoires arpentés et répartis en assolements réguliers, les embouchures des fleuves changées en ports : on traça des routes, on aplanit les hauteurs pour y édifier les temples des dieux et des maisons pour les habitants ; on eut ainsi l’occasion d’apprendre et d’appliquer les règles de Fart hellénique en ce qui concerne la fondation des cités. La Sardaigne était un désert jusqu’à l’arrivée d’Iolaos[10], qui, aidé de ses compagnons, fit de ces régions incultes le plus fertile des terrains. Ces plages cultivées portaient le nom d’Iolaïa, et c’est leur fécondité qui poussa les Carthaginois à faire la conquête de l’île.

Tout se transforma ainsi, tout se renouvela aux mains des Grecs. On avait soin de ne pas donner aux villes des proportions trop vastes ; on ne dépassait guère, en ce qui concerne le pourtour des murailles[11], quarante à cinquante stades. Si l’enceinte venait à ne plus suffire à la population, une partie de celle-ci s’en allait, comme un essaim d’abeilles, fonder ailleurs une ville nouvelle. C’est ainsi que le golfe de Naples, que la Crimée se remplirent de républiques grecques réparties en groupes qui, par leur cohésion même, firent pénétrer plus avant et plus profondément dans le pays leur influence intellectuelle.

On ne s’y prenait pas partout comme en pays tout à fait barbare. Les choses se passaient autrement dans les contrées qui, avant cette colonisation par cités établies en bloc, avaient déjà reçu des émigrants de race grecque. On s’aperçoit que, dès le temps de la domination maritime des Phéniciens, les Grecs, s’expatriant par bandes isolées, se sont répandus fort loin. Les Phéniciens ont inauguré ce mélange de races qui rend si difficile à élucider l’ethnographie de la Méditerranée ; ils ont transplante violemment d’un rivage à l’autre des tribus qu’ils avaient subjuguées ; ils ont entraîné avec eux des Cariens et des habitants de l’Ionie primitive, ce que la légende exprime en disant que l’Héraclès tyrien a mené dans les pays d’Occident des hommes de toute race. Les villes fondées par les commerçants grecs trouvèrent donc, jusque dans la population des pays barbares, des affinités antérieures sur lesquelles elles purent s’appuyer.

C’était bien autre chose encore dans les contrées qui avaient possédé, dès l’origine, un fonds de population apparenté à la race grecque et qui, avant la fondation des nouvelles cités, avaient accueilli déjà des masses considérables de colons venus de Grèce. Tel était le cas de l’Italie du sud et de la Sicile. Là, les Sicules, qui étaient parents des Pélasges, avaient été préparés à la civilisation hellénique par des courants d’émigration partis de la Crète et d’Asie-Mineure, de telle sorte que, avec les établissements fondés par les Ioniens, les Achéens et les Doriens. il put se former mie nationalité grecque, neuve sans doute et marquée d’un caractère spécial, mais marchant de pair avec celle de la mère-patrie. Les Sicéliotes, comme on appelait les habitants hellénisés pour les distinguer des Sicules[12], passaient, même chez les Grecs, pour des esprits des plus déliés ; et les cités de la Grande-Grèce non seulement se montrèrent en état de suivre leurs métropoles, mais les devancèrent. de leur propre initiative, dans le développement de la culture grecque. Dans ces contrées, par conséquent, la colonisation n’a fait qu’achever la transition de l’âge pélasgique à l’ère hellénique, et créer ainsi un monde grec homogène qui embrassait toutes les côtes de la mer Égée et de la mer Ionienne, de telle sorte que l’Hellade européenne se trouvait maintenant au milieu de la Grèce.

Cette Hellade centrale avait l’honneur d’être le foyer de ce magnifique épanouissement. C’est de ses rivages qu’étaient partis tous les fondateurs des cités coloniales ; toutes ces villes d’outre-mer, elle pouvait les appeler ses filles, et elles l’étaient, directement ou indirectement. Ce n’était pas là un vain honneur, car il subsistait entre métropole et colonie une solidarité étroite et de grande conséquence. Les colonies avaient besoin de l’ester invariablement fidèles aux usages et aux cultes de la terre natale ; elles cherchaient à attirer chez elles, pour en faire les prêtres et les directeurs de la cité, des hommes appartenant aux mêmes familles qui avaient rempli dans la mère-patrie des offices semblables, et elles continuaient à prendre part, au moyen d’ambassades, de sacrifices et d’offrandes, aux fêtes officielles de la métropole. Tous les citoyens appartenant à celle-ci avaient droit d’être reçus avec déférence. Les colonies ne se sentaient ni indépendantes ni majeures ; elles avaient recours, pour se créer des institutions stables, aux conseils et à l’appui de la cité mère. Ces liens de piété filiale étaient même si forts que, souvent, des villes depuis longtemps émancipées de toute espèce de tutelle, après des siècles d’indifférence et comme d’oubli, revenaient à leurs métropoles polir remédier, avec l’aide de celles-ci, aux désordres survenus dans leur constitution politique. C’est ainsi que les Syracusains s’adressèrent à Corinthe[13], et les villes d’Italie à l’Achaïe, leur mère-patrie, après la chute du régime pythagoricien[14].

Si les colonies voulaient procéder à une fondation nouvelle, elles considéraient l’entreprise comme étant la continuation de l’œuvre commencée par la métropole, et elles demandaient à celle-ci de leur fournir le chef du nouvel établissement. C’était là nue condition tellement indispensable à la régularité de l’opération que les Corcyréens eux-mêmes, tout fiers qu’ils étaient, n’osèrent pas s’y soustraire quand ils colonisèrent Épidamne. On ne saurait, on effet, imaginer de lien plus salutaire pour les deux parties à la fois que cette solidarité de la métropole et de la colonie, l’une empruntant à la jeune cité de quoi ranimer sa vigueur, l’antre remplaçant ce qui lui manque, ell fait de traditions locales et d’histoire, par un attachement fidèle à la cité mère. Pour tout ce qui concerne le droit sacré et les prescriptions religieuses, les colonies ont fait preuve d’une grande fidélité aux vieilles coutumes. C’est même chez elles que, çà et là, s’est le mieux conservé le legs du passé. On retrouve, par exemple, à Cyzique la forme primitive du calendrier religieux ionien et les noms des tribus ioniennes qui ont été supprimées à Athènes par Clisthène. La métropole, en effet, transmettait à la colonie jusqu’à sa constitution politique.

Cependant, en ce qui touche les affaires civiles, la subordination acceptée an début ne pouvait subsister bien longtemps. Les distances étaient trop grandes et les intérêts trop différents ; on était aussi trop habitué à considérer chaque cité grecque comme un tout qui se suffit à lui-même. D’ordinaire aussi, les métropoles se contentaient des avantages commerciaux, sans prétendre gouverner. De leur côté, les colonies aspiraient à une indépendance d’autant plus complète que la prospérité leur venait plus vite. Dans ces conditions, il ne put se former nulle part d’empire colonial. Lorsqu’une métropole éleva la prétention de dominer ses colonies, — comme fit notamment Corinthe, qui fut la première parmi les villes grecques à avoir une flotte de guerre et à expédier dans ses colonies des magistrats surveillants, des épidémiurges[15], — il en résulta des conflits comme on en a vu éclater entre Corinthe et Corcyre, conflits qui contribuèrent précisément à rompre tout à fait les liens de piété établis par la tradition.

Mainte autre cause vint s’ajouter à celles-là pour relâcher les rapports réciproques des cités. Aussi bien, les citoyens de la métropole, qui formaient le noyau de la nouvelle bourgeoisie, n’étaient restés nulle part sans mélange. Avant même de partir pour sa destination, l’essaim des colons comprenait déjà des gens d’origine bien diverse ; car Chalcis et Milet, par exemple, n’étaient que les ports oà l’émigration s’orientait et recevait une direction déterminée. On ne supposera pas, sans doute, qu’avec sa propre bourgeoisie chacune de ces cités ait pu fonder, dans l’espace de quelques générations, de 70 à 80 villes. Il en était de mémo à Corinthe, à Mégare, à Phocée. De leur côté, les colonies, qui se trouvaient avoir excédant de terres et, disette de citoyens, n’étaient naturellement pas aussi avares de leur droit de bourgeoisie que les villes de la mère-patrie, et plus elles s’épanouissaient rapidement, plus le caractère originel de la cité allait s’effaçant.

Dans les colonies, l’histoire se recommença en entier : les périodes déjà parcourues dans la mère-patrie furent souvent reprises à nouveau. C’est ainsi que, vers l’époque des guerres médiques, surgit à Panticapée une famille héroïque qui s’appelait, du nom de son ancêtre, la famille des Archæanactides. Ces Archæanactides fondèrent là une principauté héréditaire qui, pour les colons hellènes, affectait les allures accommodantes d’une magistrature républicaine et gardait, vis-à-vis des Barbares, le pouvoir absolu de la royauté d’autrefois. ils avaient tout simplement reproduit l’histoire des Pélopides. Venus de l’étranger, ils s’étaient fait, grâce à leur culture intellectuelle et à leurs richesses, une situation privilégiée, et, au quatrième siècle avant J.-C., on élevait encore à Panticapée, en l’honneur de cette dynastie et de la suivante, celles des Spartocides, des monuments funèbres qui ressemblent trait pour trait aux tombeaux héroïques de Mycènes[16].

En règle générale, cependant, les colonies ont très vite rejoint et dépassé leurs métropoles, car elles ont eu une croissance incomparablement plus rapide. Dans les colonies, le génie hellénique s’est éveillé plus tôt ; la faculté d’observation a été plus diversement excitée ; la culture intellectuelle s’est développée en plus de sens à la fois ; les idées ont plus vite franchi le cercle étroit des besoins de chaque jour. Aussi est-ce dans les colonies qu’ont commencé à poindre les premiers germes de la science ; c’est là que se sont élaborées les diverses branches de l’art grec, bien qu’il fût réservé à la mère-patrie de porter à leur perfection, par un effort énergique et persistant, les ébauches de civilisation apportées des colonies.

C’est principalement en ce qui concerne l’organisation politique et sociale que les colonies ont devancé les cités de la. mère-patrie. Athènes se dégageait encore péniblement des langes du passé que déjà Milet avait essayé l’une après l’autre toutes les constitutions. Plus il pénétrait d’éléments étrangers dans la population urbaine, et plus était intense le frottement mutuel des diverses parties. Il se produisait ainsi une accumulation de ferments prêts à s’échauffer, et les membres des anciennes familles qui, dans la métropole, étaient habitués à gouverner avaient dans les colonies plus de peine à faire valoir leurs privilèges. Là, le mélange complexe qui constituait la bourgeoisie acquit trop vite la prépondérance numérique, la fortune, et la conscience de sa force : les distinctions de classes s’effacèrent ; la vie prit une allure plus rapide et plus mouvementée ; le bagage de vieilles traditions qu’on avait emporté des métropoles fut mis de côté avec moins de scrupule, dès qu’on ne lui trouvait plus de raison d’être dans les nouvelles conditions de la société, et l’on poussait avec plus d’énergie aux innovations conformes à l’esprit du temps.

La hardiesse de l’entreprise, la joie du succès, l’excitation produite par la nouveauté des lieux et l’apprentissage d’une nouvelle existence, l’échange des idées entre hommes d’origine très diverse, tout cela contribua à donner aux émigrés un élan particulier, un surcroit d’activité, et à leurs établissements un éclat qui éclipsa la fortune plus modeste des villes de la mère-patrie. Il faut dire que les colonies étaient installées à des places de choix ; aussi leurs produits étaient-ils de qualité supérieure. Il en résulta qu’avec le temps, si l’on voulait trouver tout ce qu’il y avait d’excellent, le meilleur blé, le plus beau bétail, les meilleurs poissons, le meilleur fromage, il fallait chercher en dehors de l’Hellade proprement dite. En outre, l’ampleur de l’espace dont disposaient les colons leur permit de construire leurs villes sur un plan régulier et de proportions plus vastes ; là, on fit un art de ce que, dans les métropoles, on laissait aller à l’aventure.

Dans ces belles villes toutes neuves on vit s’étaler un luxe que ne connaissait pas la mère-patrie. Ou voulait jouir de ses richesses rapidement amassées ; on se moquait des vieilles prescriptions avec lesquelles les citoyens arriérés de la mère-patrie se bâtaient l’existence, et l’hôte de Sybaris qui s’était assis une fois à la table commune de Sparte déclarait que, depuis lors, il ne prisait plus si haut le courage avec lequel les Spartiates affrontaient la mort[17]. Dans le calendrier des Tarentins, il y avait plus de jours destinés aux fêtes et aux banquets que de jours ouvriers, et l’on disait des Agrigentins qu’ils bâtissaient comme s’ils devaient vivre éternellement, tandis qu’ils banquetaient comme s’ils songeaient à utiliser le dernier jour de leur existence[18]. Le sentiment d’une subordination vis-à-vis de la mère-patrie fit place au sentiment contraire. Les Sybarites cherchèrent à éclipser par leurs jeux les solennités d’Olympie[19] ; la suffisance orgueilleuse dans laquelle les cités s’isolaient tua chez elles le patriotisme national, et, pendant que la mère-patrie était foulée par les Perses, les colonies restèrent toutes en dehors de la lutte.

En présence de ce divorce entre la mère-patrie et les colonies et de la dispersion indéfinie des Hellènes sur tous les rivages de la Méditerranée, on finirait par clouter qu’il puisse encore être question désormais d’une histoire hellénique, si l’on ne s’attachait à préciser le fonds commun qui, on dépit des apparences, maintenait toujours la solidarité de tous les Hellènes entre eux.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, I, 166.

[2] HÉRODOTE, III, 59.

[3] L’anecdote est dans ARISTOTE ap. ATHÉNÉE, p. 576. PLUTARQUE, Solon, 2.

[4] HÉRODOTE, IV, 9.

[5] STRABON, p. 181.

[6] Έρμηναΐς en Égypte (LEPSIUS, Chronologie, p. 247).

[7] Asbytes et Kabales [ou, d’après STEIN, Bakales] (HÉRODOTE, IV, 170 sqq.)

[8] HÉRODOTE, IV, 108.

[9] PINDARE, Pythiques, V, 86.

[10] SALLUSTE, Jugurtha, 18. DIODORE, IV, 19. Cf. JUSTIN, XLIV.

[11] MOVERS, Colon. der Phonizier, p. 113.

[12] DIODORE, V, 6.

[13] DIODORE, XVI, 65.

[14] POLYBE, II, 39. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 416.

[15] Έπιδημιουργοί (THUCYDIDE, I, 56).

[16] BŒCKH ap. C. I. GRÆC., II, p. 91.

[17] ATHÉNÉE, IV, p. 133 d.

[18] Le mot est d’Empédocle (DIOG. LAËRTE, VIII, 2. 63). Agrigente, καλλίστα βροτεάν πολίων (PINDARE, Pythiques, XII. 2).

[19] Les jeux olympiques de Sybaris Chient célébrées à la même époque que ceux d’Élide, mais avec plus d’éclat et avec des prix ayant une valeur intrinsèque (HÉRACLIDE PONT. ap. ATHÉNÉE, XII, p. 522 a).