HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE TROISIÈME. — LES HELLÈNES EN DEHORS DE L’ARCHIPEL.

 

 

§ IV. — COLONISATION GRECQUE EN AFRIQUE.

La côte sud de la Méditerranée était celle qui offrait le moins de séductions, car, si l’on excepte l’Égypte, on n’y rencontrait point d’embouchures de fleuves qui invitassent les marins grecs à aborder.

Sans doute, au cours de la colonisation poursuivie par les Phéniciens sur une vaste étendue du littoral africain, des groupes de nationalité carienne et ionienne s’étaient aussi transportés dans ces parages[1]. On retrouve les traces de leur présence dans le culte d’Iolaos, héros qu’une fraction de la population libyco-phénicienne honorait comme son ancêtre et qui fait supposer là un mélange de races analogue à ce qu’on a vu en Sardaigne[2]. Un indice non moins significatif, c’est celui que fournit la religion, le culte des dieux. Les cultes de Poséidon et d’Athéna s’étaient implantés, dès l’âge préhistorique, en Libye, surtout près de la petite Syrte, la baie la mieux pourvue d’eau qu’il y ait sur toute la côte, à l’embouchure du Triton. C’est la raison pour laquelle la légende des Argonautes a déjà fait entrer dans le cercle de ses pérégrinations les bords du Triton. On cite aussi des résidences occupées par des colons de la Vieille-Ionie, comme Cybos[3], Maschala entre Utique et Hippone[4], Icosion en Mauritanie[5]. Bref, les rapports entre la Grèce et la Libye sont si anciens et si multiples que l’existence d’un établissement isolé, d’une seule cité coloniale, ne suffit pas à les expliquer. On ne comprend même Carthage, sa puissance et sa civilisation, qu’en tenant compte des éléments grecs qu’elle avait accueillis dans son sein.

S’il y avait un pays qui, par sa position géographique, fût appelé à continuer ces anciennes relations entre la Grèce et la Libye, c’était bien la Crète. Les pêcheurs de pourpre d’Itanos empêchèrent qu’on n’oubliât dans l’Archipel les fertiles plaines du littoral de la Lybie. Itanos était en relation avec Théra [Santorin], l’île merveilleuse que forme un volcan sorti du sein de la mer. Sur les flancs escarpés de ce volcan habitait une population industrieuse qui se livrait, de temps immémorial, à la teinture en pourpre et couleurs variées[6], et en même temps à la navigation, ce qui ne pouvait manquer, vu la nature du pays. En effet, le cratère effondré forme, avec ses parois en ruines, un port incomparable. L’histoire de cette île reçut une impulsion nouvelle et prit une grande allure à l’arrivée des familles qui désertaient le Taygète. Ces émigrés étaient des Ægides, c’est-à-dire, des familles cadméennes qui retournaient en Orient d’où elles étaient venues. Ils voyageaient de çà de là en qualité de prêtres d’Apollon Cornéen, dont ils propageaient le culte partout où ils abordaient. On plaçait d’ordinaire l’arrivée de ce groupe minyo-laconien à Théra une génération avant la fondation des villes d’Ionie. L’île, vouée jusque-là à l’industrie de la teinture, reçut ainsi une population belliqueuse et d’humeur entreprenante : son sol exigu, couvert de galets de pierre ponce, ne suffit pas longtemps à cette multitude croissante ; aussi accueillit-on avec joie les informations qui parlaient des rivages heureux de la Libye.

Les Minyens, partis de Théra, commencèrent de nouvelles expéditions des Argonautes, et le rejeton d’une de leurs plus nobles familles, l’Euphémide Battos, réussit à fonder sur la côte de Libye une souveraineté qui devait singulièrement éclipser sa métropole insulaire. Là aussi, on commença, suivant la méthode des Phéniciens, par occuper une île qui se trouve à proximité de la côte, au milieu d’un golfe bien abrité, le golfe actuel de Bomba. Cette île, appelée Platéia, et le rivage voisin ont été le premier théâtre sur lequel s’est déployée l’activité hellénique en Libye. Mais, sur ce terrain, on n’aboutit qu’à des résultats médiocres. La mer y était bonne et la passe commode ; mais, l’île était petite et le rivage marécageux. Il fallut, par conséquent, abandonner le golfe et aller par terre plus loin dans la direction de l’ouest. On découvrit de ce côté, non plus une oasis isolée, mais un vaste territoire où l’on pouvait asseoir une ville, et une ville capable de dominer la région. L’emplacement était, il est vrai, assez étrangement situé, surtout pour des insulaires ; on se trouvait à plusieurs milles de la mer, et la côte était dépourvue de port naturel. Sauf cet inconvénient, on avait tout à souhait : au lieu du sol resserré et pierreux de la mère-patrie, c’étaient des terres à blé des plus fertiles, de larges plaines d’un niveau élevé, baignées d’un air pur et sillonnées de sources vives, une côte boisée, exceptionnellement disposée pour fournir aux Hellènes tous les produits naturels qui étaient pour eux de première nécessité. A l’arrière-plan s’étendait le désert, un monde mystérieux et inintelligible pour les Grecs, d’où sortaient, — avec des chevaux, des chameaux, des esclaves noirs, des singes, des perroquets et autres animaux surprenants, avec des dattes et des fruits rares, — les tribus libyques, peuplades de naturel pacifique et débonnaire, qui venaient sur la plage toutes prêtes à entamer des relations commerciales avec les nouveaux venus.

Une source abondante qui jaillit à quelque distance de la côte fut tout naturellement le rendez-vous des hommes bruns du désert et des marins. On s’habitua à y tenir des entrevues régulières. Le bazar devint un marché permanent, le marché, une ville qui se déploya, large et majestueuse, sur deux mamelons rocheux que le plateau du désert projette du côté de la mer[7]. On l’appela Cyrène, du nom de la source qui avait provoqué la fondation de la colonie. Entre les deux mamelons s’inclinait en pente douce la grande route commerciale qui passait devant la source et conduisait les caravanes à la mer. Lors du premier établissement, on s’était surtout préoccupé de l’élève du bétail ; mais, en y regardant de plus près, combien d’autres ressources s’offrirent à l’industrie des colons ! De tous les produits du pays, le plus important était le silphion ; une tige dont le suc constituait une épice en même temps qu’une drogue médicinale très recherchée dans tout le monde grec, et qui poussait là à l’état sauvage[8]. Une fois séché et pétri, le précieux suc était empaqueté dans des sacs, et nous voyons, sur les vases peints, les rois de Cyrène surveiller en personne le pesage, la vente et l’emballage de la denrée qui rapportait à la couronne des revenus considérables.

Pendant longtemps, il n’y eut, pour former le noyau de la colonie grecque au milieu des Libyens, qu’un tout petit groupe de Théræens qui cherchèrent à grossir leurs rangs en s’assimilant les indigènes. On peut se faire une idée de ce qui pénétra d’éléments libyens dans la colonie rien que par le nom dynastique de Battos, qui était lui-même un titre royal en usage chez les Libyens. A l’avènement du troisième roi de la dynastie des Euphémides, vers 576 (Ol. LI), la colonie se mit de nouveau en rapport avec l’oracle de Delphes, parce qu’elle se voyait en danger de perdre complètement, à la longue, son caractère de cité hellénique. La Pythie fit appel, dans les termes les plus pressants, à tous ceux qui voudraient prendre part à la colonisation cyrénéenne, et il vint beaucoup de monde de la Crète, des îles et du Péloponnèse. On divisa en lots une quantité de terrains nouveaux : les Libyens furent refoulés en arrière ; l’endroit où accostaient les navires devint le port et la ville d’Apollonie ; le territoire de la ville elle-même fut considérablement agrandi et rattaché avec les régions d’alentour. Une ville comme Cyrène ne pouvait prospérer qu’à condition d’être le centre d’un réseau de communications faciles. Les gorges qui séparaient les talus des montagnes étaient des voies toutes tracées par la nature. On entailla le roc, là où il faisait obstacle ; là où il se dérobait, on eut recours à des murs de soutènement.  Les aqueducs recueillirent les filets d’eau qui s’épanchent dans les gorges ; ils suivaient la route, tantôt à ciel ouvert, tantôt en conduites fermées. A certains endroits où l’on trouvait plus d’espace, on creusa dans le roc des cavités qui étaient toujours remplies d’eau ; c’étaient des abreuvoirs pour les animaux, car les Cyrénéens étaient grands amateurs de chevaux. Plus bas, la même eau arrosait les jardins qui s’étendaient au pied des terrasses de la ville.

Cyrène fut, comme Massalia, le point de départ de tout un groupe de colonies, le centre d’une petite Grèce : les villes de Barca et d’Hespéride étaient ses filles. Il se forma autour d’elle une nation, adonnée à l’agriculture, qui gagna du terrain et réussit à imprégner de civilisation hellénique tout un morceau du continent africain.

Telle fut l’ère nouvelle qui commença pour Cyrène avec le règne de son troisième roi, Battos II, connu et vanté dans toute l’Hellade sous le nom de Battos l’Heureux, à cause du merveilleux épanouissement de la prospérité de son empire[9]. Les Libyens, refoulés dans le désert, appelèrent à leur secours le roi d’Égypte, Apriès. Une armée innombrable marcha sur Cyrène, en 570 (Ol. LII, 3), et fut complètement anéantie par Battos qui était allé à sa rencontre jusqu’à Irasa, près de la source de Theste. Pour le coup, les Battiades passaient au rang de grande puissance hellénique : le successeur d’Apriès, Amasis, se hâta de conclure avec. Cyrène un traité de paix et d’amitié, et prit pour femme une Cyrénéenne.

 

 

 



[1] Sur les rapports entre l’Hellade et la Libye, voyez MOVERS, op. cit., p. 463, KNŒTEL, Der Niger der Alten, 1866, p. 33.

[2] Iolaos en Libye (MOVERS, op. cit., p. 505).

[3] HÉCATÉE ap. STEPH. BYZ., s. v.

[4] DIODORE, XX, 57. MOVERS, op. cit., p, 22. Cf. Chalke (ibid., p. 518).

[5] PTOLÉMÉE, IV, 2, 6. POMPONIUS MELA, I, 2. PLINE, IV, 2.

[6] BLUEMNER, Gewerbliche Thaetigkeit, p. 96. BURSIAN, Geogr. von Griechenland, II, p. 525.

[7] D’après Solin (p. 140, 11, éd. Mommsen), Cyrène a été fondée 586 ans après la prise de Troie, c’est-à-dire en 598 avant (Ol. XLV, 3). Théophraste et Pline donnent la date de 611 (Ol. XLII, 2) ; Eusèbe croit Cyrène fondée en 631 (Ol. XXXVII, 2) avec la participation d’un certain Chionis (?) qui a été vainqueur aux jeux de Ol. XXVIII, XXIX et XXX. En conséquence, DEIMLING (Leleger, p 139) place la fondation de l’établissement de Platéia en 639, celle d’Aziris en 637, et celle de Cyrène en 631. A. SCHÆFER (ap. Rhein. Mus., XX, p. 293) arrive, par des calculs plus exacts, à fixer la date de la fondation de Cyrène en 624/3 avant J.-C. Sur le site et la configuration des lieux, voyez SMITH et PORCHER, Cyrene, et les Gœtt. gelehrte Anzeigen, 1866, p. 251.

[8] Le silphion, disparu de l’Afrique, a été récemment découvert dans une plante ombellifère du Kaschmir septentrional (FRIEDLÆNDER, Wien. Num. Zeitschrift, III [1872], p. 430).

[9] HÉRODOTE, IV, 159. SCHOL. PINDARE, Pyth., IV, 342.