HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE TROISIÈME. — LES HELLÈNES EN DEHORS DE L’ARCHIPEL.

 

 

§ III. — PROGRÈS DE LA COLONISATION EN OCCIDENT.

Entre temps, la conversion des côtes de Sicile en terre grecque avait aussi fait des progrès. Les Syracusains n’osaient, il est vrai, doubler le cap Pachynos et pénétrer dans la mer du sud qui, durant tout le vine siècle, resta un domaine abandonné aux Barbares. Mais, en revanche, il vint de Rhodes de hardis marins qui s’étaient habitués dans leurs pays à suivre les voies frayées par les navires phéniciens et qui, en s’associant au négoce de leurs voisins, avaient appris au fur et. à mesure à faire des affaires pour leur propre compte. Les Rhodiens, après la fondation de leurs trois villes, Lindos, Ialysos et Camiros, ont formé de bonne heure une puissance maritime et se sont rendus maîtres des eaux d’alentour. Ils ont bâti des villes sur les côtes de la Lycie, de la Pamphylie et de la Cilicie, puis, se sont tournés de préférence vers l’ouest à partir du moment où les Chalcidiens eurent dirigé de ce côté le courant d’émigration parti des îles de l’Archipel, de Naxos, Andros, etc. Un demi-siècle s’était écoulé depuis la fondation des premiers établissements chalcidico-corinthiens sur la côte orientale de Sicile lorsque .Antiphémos de Rhodes et Entimos de Crète installèrent, sur les bords du fleuve Gela où ils venaient de détruire Omphale, une cité à laquelle ils donnèrent le nom de Lindii, c’est-à-dire, le nom de la principale métropole de la colonie, de celle qui lui avait fourni le fonds de sa population[1]. Plus tard, il y vint d’autres colons, notamment de Télos et des autres îles cariennes ; et, par suite, le nom carien du fleuve, Gela, devint aussi le nom usuel de la ville.

L’entreprise hardie et le succès des Rhodiens fit époque dans l’histoire grecque : on avait enfin surmonté l’effroi qu’inspirait la mer du sud et frayé la voie à des entreprises nouvelles. Cet effroi n’était pas simplement affaire d’imagination. D’abord, la côte méridionale est bien moins hospitalière que celle de l’est. Il y a là de longues arêtes montagneuses, flanquées de contreforts qui s’avancent jusqu’à la mer et forment des falaises escarpées, avec des courants et des récifs dangereux. On n’y peut naviguer sans une connaissance très précise des lieux. Les ports sont mauvais ; aussi ne s’est-il jamais formé, dans la région, d’États maritimes de quelque importance. Les montagnes de la côte sont coupées de tranchées où coulent des torrents qui ont une pente très forte et qui, en saison d’hiver, font des dégâts avec leurs inondations[2]. Comme la nature, la population se montrait aussi là plus sauvage et plus rebelle qu’ailleurs ; car, les anciens distinguent très nettement les Sicanes des Sicules, regardant ceux-là comme plus étrangers, plus barbares que ceux-ci. On croyait même avoir des raisons de supposer que les Sicanes étaient un peuple venu de quelque pays celtique[3]. En outre, les colons rencontraient là une résistance énergique opposée parles Phéniciens, qui se cramponnaient avec opiniâtreté aux positions acquises et ne voulaient pas abandonner des stations aussi commodément placées sur la route de leurs possessions occidentales.

Cependant, tous ces inconvénients et ces dangers ne parvinrent pas à faire reculer les Rhodiens. Il faut dire que ceux-ci étaient favorisés par les circonstances. C’était, en effet, le moment où la dynastie belliqueuse des Sargonides était en pleine prospérité. Le roi Sargon (720-703), s’élançant de Ninive sa capitale, avait soumis la Syrie, étendu sa domination jusque sur l’Égypte et humilié les villes phéniciennes. Cypre fut affranchie par lui du joug phénicien, et les îles de la Méditerranée élevèrent des statues au roi assyrien. Son successeur Sanhérib prend Sidon, bat les Grecs en Cilicie, et fonde Tarse pour assurer sa domination dans le sud de l’Asie-Mineure[4]. Il n’est donc pas étonnant que les Rhodiens se soient retirés vers cette époque des eaux de l’Asie-Mineure et aient profité de l’impuissance des villes phéniciennes pour envahir leur domaine colonial (690. Ol. XXII, 3).

Le succès des Rhodiens éveilla le courage et provoqua l’émulation. Les Mégaréens, qui ne pouvaient pas s’étendre, placés comme ils l’étaient à côté du quartier général de la colonisation corinthienne, envoyèrent, vers 628 (Ol. XXXVIII, I), le trop-plein de leur population dans l’ouest de Pile, au beau milieu du domaine punique, et se créèrent sur les bords de l’Hypsas occidental une nouvelle patrie. Ainsi sortit de terre Sélinonte, la ville de l’ache, cent ans après la fondation de Mégara de Sicile, au moment où, dans la métropole, se préparait ou venait de commencer le règne brillant de Théagène[5]. Experts en fait de travaux hydrauliques, les Mégaréens desséchèrent les fondrières malsaines du bassin de l’Hypsas et firent si bien que leur nouvelle ville prospéra rapidement.

Mais, d’autre part, Gela datait à peine de trois générations que déjà, renforcée par un nouvel appoint de familles énergiques venues de la mère-patrie, elle fondait, au milieu de la côte méridionale, sur un rocher formant une espèce de fronton à pic, Agrigente, dont l’éclat et la puissance éclipsa bien vite la fortune plus modeste de sa métropole. Agrigente était située entre les rivières d’Hypsas et d’Acragas et avait les proportions d’une grande ville. Le commerce d’huile et de vin qu’elle faisait avec Carthage était la principale, mais non l’unique source de sa prospérité ; les riches pâturages arrosés par les ruisseaux qui se jettent à la côte faisaient prospérer l’élève des chevaux ; le produit des champs de blé s’exportait en Grèce ; les carrières fournissaient des matériaux en abondance à la production artistique et au luxe des habitants[6].

La presqu’île qui fait saillie au sud-est était le domaine assigné aux Syracusains. Ils s’en emparèrent en procédant méthodiquement, par avancées successives[7]. Soixante-dix ans après la fondation de leur propre cité, ils élèvent, pour commander les passages des montagnes, la ville d’Acræ ; vingt ans plus tard, c’est Casmenæ ; quarante-cinq ans après, ils bâtissent, dans un vallon bien pourvu d’eau, sans doute sur l’emplacement de quelque établissement phénicien, Camarilla, qui achève la série des places syracusaines[8]. Par Camarina, les Syracusains prirent part, eux aussi, à l’hellénisation de la côte méridionale, et, vers le temps oui Athènes demandait des lois à Solon, il y avait, du cap Pachynos au cap Lilybée, une série ininterrompue de cités helléniques se touchant par les bornes de leurs territoires.

Mais les Hellènes avaient atteint ainsi la limite extrême de l’extension de leur puissance. En vain, les intrépides Rhodiens et Cnidiens cherchèrent à pousser plus avant ; dans l’angle nord-ouest de l’île où, du cap Lilybée à Éryx, les montagnes s’avancent dans la mer et forment autour du rivage une ceinture de récifs crevassés et d’îlots escarpés, les Phéniciens tinrent bon : c’était la face tournée du côté de Carthage, et la cité africaine faisait tous ses efforts pour s’y maintenir, car elle avait besoin de Motye pour son trafic avec la Libye, de Soloïs et de Panorme pour assurer ses communications avec la Sardaigne et sa suprématie dans les eaux de la mer Tyrrhénienne.

Les Carthaginois, depuis que la puissance de leurs métropoles avait été brisée parles Assyriens, s’étaient chargés du rôle qui incombait jadis aux cités de la mère-patrie : seulement, ils entendaient la colonisation d’une tout autre manière. Au lieu de se borner à établir des factoreries commerciales, ils soumettaient le pays et ses habitants ; ils se créaient des provinces qu’ils tenaient au moyen de forteresses. Les Phéniciens se sont vengés par le bras des Carthaginois de toutes les humiliations que leur avaient infligées les Hellènes : dans l’ouest de la Sicile, ils ont opposé à tous les progrès de la puissance hellénique une résistance opiniâtre et invincible : là, les Barbares sont restés seigneurs et maîtres du sol[9].

Cela ne veut pas dire que cette région soit restée complètement en dehors de l’influence grecque. Aux alentours de l’Éryx habitait le peuple des Élymes[10] qui, d’après le témoignage unanime de la tradition, était apparenté avec les populations du littoral de l’Asie-Mineure et notamment avec les Dardaniens. Ils descendaient de colons qui avaient été jadis emmenés de leur pays par les Phéniciens ou qui les avaient suivis volontairement. C’est la raison pour laquelle l’Héraclès tyrien passait pour le suzerain mythique des Élymes : la situation dépendante où ils se trouvaient jadis vis-à-vis de Tyr fut symbolisée par un devoir de vassalité qui les obligeait vis-à-vis d’Héraclès. Leur chef-lieu était Égeste ; leur sanctuaire national, la chapelle d’Aphrodite, sur le rocher de l’Éryx, avec la mer au pied. Il s’était formé là une population mêlée, composée d’indigènes, de Phéniciens et de Grecs, qui, attachée par d’anciennes habitudes à la fortune des Phéniciens, soutenait leur domination dans le pays. Aussi, les Élymes étaient-ils considérés par les colons grecs comme un peuple barbare. C’est que, chez eux, le génie grec n’avait pas pénétré à fond, et ce qu’ils en avaient apporté avec eux n’avait pas été renouvelé par des recrues envoyées après coup de l’Hellade[11]. Nulle part, dans l’ancien monde, on n’eût trouvé amassés autant d’éléments de discorde que dans cette pointe occidentale de la Sicile, où Tyriens, Carthaginois, demi-Grecs et Hellènes habitaient côte à côte sur un étroit espace.

Si les Hellènes, partis du détroit de Sicile, s’avançaient par le sud vers la pointe occidentale, ils en faisaient autant du côté du nord. Dès 716 (Ol. XVI, 1), les Zancléens avaient établi, sur la langue de terre qui fait saillie en face des îles Lipari, Mylæ, dont ils firent leur port sur la mer Tyrrhénienne[12] ; soixante-huit ans plus tard, ils élevaient Himère à l’embouchure du fleuve du même nom, avec la coopération d’un nombre considérable de gens de Chalcis[13]. Mais, de ce côté comme de l’autre, les Grecs durent renoncer à aller plus loin. La meilleure rade de toute File, la baie de Palerme, enfermée entre ses deux promontoires, n’a jamais été enlevée aux Carthaginois.

Là, les Hellènes, ne pouvant être les maîtres, firent ce qu’avaient fait souvent les Phéniciens dans les ports grecs : ils vinrent habiter au milieu de la population punique, et prirent librement part au mouvement commercial et industriel qui était à Panorme en pleine activité. De même que, sur les monnaies de la ville, on rencontre des types helléniques, par exemple, la tète de Déméter, symbole des riches moissons de blé récoltées dans file, à côté de la légende phénicienne qui qualifie Panorme de camp des artisans[14], de même, — en ce qui concerne la langue, les mœurs, le droit, — les deux nationalités, phénicienne et grecque, subsistaient côte à côte au sein d’une même communauté politique.

L’étroite solidarité que suppose cet état de choses entre l’industrie grecque et celle des Phéniciens se trouve confirmée par une preuve qui lui donne un haut degré de vraisemblance, par l’établissement grec fondé sur les îles Lipari. Là, l’activité incessante des forces volcaniques engendrait une grande quantité d’alun, substance employée par les anciens comme mordant et indispensable à leurs ateliers de teinture[15]. Il y vint, pour exploiter ce produit important, des colons grecs : on cite, entre autres, des Cnidiens qui, vers 580 (Ol. L, 1), s’étaient associés à une expédition commerciale dirigée de la côte de Carie vers la Sicile. Comme ils étaient fournisseurs obligés des teinturiers de Panorme et qu’ils fixaient à leur gré le prix de cette marchandise rare, ils parvinrent, sur leur rocher stérile, à un degré de prospérité tel qu’ils étaient en état de tenir la mer avec une flotte à eux et qu’ils envoyèrent à Delphes de magnifiques œuvres d’art en mémoire de leur triomphe sur les Tyrrhéniens.

La fondation de Sélinonte, et d’Agrigente avait porté les avant-postes des Hellènes jusque dans le voisinage du bras de mer qui sépare la Méditerranée occidentale de la partie orientale, jusqu’en face de Carthage, où la puissance phénicienne qu’avaient créée les efforts réunis de Tyr et de Sidon faisait bonne garde, fermement résolue à conserver à la race punique la possession du bassin occidental. Mais les Hellènes ne laissèrent pas non plus les Phéniciens régner tranquillement et sans partage sur ces régions ; car, non seulement les Rhodiens et les Cnidiens dirigèrent des attaques répétées contre la pointe occidentale de la Sicile qui, avec sa ceinture de récifs, avait l’air d’une grande forteresse punique, mais les navires grecs allèrent dans les eaux de la Tyrrhénie, de la Sardaigne et de l’Ibérie barrer le chemin aux Carthaginois. Là, les choses se passèrent tout autrement qu’en Orient. Ce fut une guerre perpétuelle, qui formait un contraste frappant avec la vie facile et la prospérité paisible des colonies de l’est ; c’était une arène où les plus entreprenants parmi les peuples navigateurs osaient seul se risquer.

La Corse et la Sardaigne forment la limite entre la moitié ibérique et la moitié italique de la mer d’Occident. Placées au milieu des routes commerciales qui se croisent dans ces parages, elles étaient d’une importance majeure pour tous les peuples qui avaient des possessions en Campanie, en Gaule, en Ibérie et en Afrique. La Sardaigne avait été, comme l’ouest de la Sicile, peuplée de Grecs au temps où la colonisation grecque était encore à la remorque des Phéniciens. C’est le temps que la légende symbolise par l’association de l’Héraclès tyrien avec son compagnon Iolaos. La population originaire de la Vieille-Ionie, qui vénérait comme son ancêtre le père Iolaos, s’était installée dans l’opulente île des Sardes et y avait d’abord prospéré : mais elle avait été plus tard asservie par les Carthaginois ; son organisation politique avait été détruite par la force, et, comme il n’était point venu de nouveaux colons pour la restaurer, lei peuple des Iolæens était retourné à l’état barbare. Ceux qui avaient échappé à la servitude menaient une vie errante, brigands dans les montagnes et pirates sur mer[16].

Les Phéniciens et les Carthaginois surveillaient avec anxiété les côtes de Sardaigne et de Corse, pour empêcher les étrangers de s’établir même sur le sol dont ils n’avaient pu se rendre maîtres. Leurs croiseurs avaient surtout affaire aux Rhodiens dont les bandes hardies parcouraient en tous sens la mer d’Occident, cherchant à entamer, par tout où elles le pouvaient, l’empire phénicien et dépassant la station moyenne des Baléares pour atteindre la côte ibérique. Là, au pied d’uni promontoire formé par les Pyrénées, elles fondèrent une ville rhodienne[17].

Mais nulle cité ne fut plus heureuse de ce côté et n’obtint plus de résultats que Phocée.

Les citoyens de Phocée avaient été les derniers à se créer un abri tranquille sur le littoral de l’Ionie. Ils n’y possédaient qu’un rocher en forme de presqu’île où, ne fut-ce qu’à cause du manque d’espace, ils durent se faire marins de profession. En raison de leur situation géographique, ils s’étaient tournés du côté du Pont-Euxin : ils avaient fondé des établissements sur les Dardanelles et sur les bords de la mer Noire, et pris part également au commerce avec l’Égypte. Cependant, il leur fut impossible de se faire une place dans ces régions à côté des Milésiens. Lampsaque et Amisos les abandonnèrent pour Milet, la capitale du nord ; et, du coup, les Phocéens songèrent à chercher fortune ailleurs. Ils se tournèrent cette fois vers l’Occident, et suivirent la direction imprimée au mouvement maritime par Chalcis.

Ils y étaient d’ailleurs poussés par des raisons particulières. En effet, le sol qu’ils habitaient, ils l’avaient reçu des Kyméens qui s’étaient retirés de plus en plus vers l’intérieur du continent pour se livrer à l’agriculture. Or, ceux des Kyméens qui ne voulurent pas renoncer au métier de marin, à la vie qu’ils avaient menée dans l’Eubée, leur pays d’origine, ceux-là se joignirent aux Phocéens ; ils leur firent part de ce qu’ils avaient appris en Eubée sur les pays du couchant et dirigèrent leur attention de ce côté. Du reste, les Phocéens de la mère-patrie (Phocide) leur avaient déjà montré le chemin, car il y en avait, au rapport de Thucydide, qui s’étaient installés avec les Élymes dans le pays occupé par ces derniers[18].

C’est ainsi que les Phocéens d’Ionie allèrent à leur tour dans la mer d’Occident. Comme ils furent tout d’abord obligés d’entreprendre de longues et dangereuses traversées, au lieu que les autres villes maritimes se contentaient des voyages faciles de la saison d’été, ils devinrent les marins les plus hardis du monde. Ils commençaient là où les autres finissaient ; ils allaient à la découverte dans des régions que les autres évitaient ; ils restaient en mer, même lorsque le ciel obscurci par les brumes d’hiver rendait difficile l’observation des étoiles : aussi firent-ils leurs navires longs et effilés, pour leur donner plus d’agilité ; leurs navires marchands servirent en même temps de vaisseaux de guerre, avec leurs vingt-cinq rameurs exercés sur chaque flanc et leurs matelots équipés comme des soldats.

Ils allaient donc à travers les mers, saisissant toutes les occasions de faire quelque bénéfice, et, à cause de leur petit nombre, errant çà et là à la façon des pirates plutôt qu’en état d’établir des relations suivies avec des possessions coloniales. Ils pénétrèrent dans la partie de l’Adriatique où les écueils sont le plus multipliés[19] ; ils firent le tour des îles de la mer Tyrrhénienne, en dépit des croiseurs carthaginois[20] ; ils sondèrent les baies de la Campanie aussi bien que les bouches du Tibre et de l’Arno ; ils longèrent la côte, au pied des Alpes, jusqu’à l’embouchure du Rhône et atteignirent enfin l’Ibérie dont ils connaissaient les richesses métalliques par des informations recueillies sur la côte italienne. Déjà les Samiens avaient pu apprécier, vers 655 (Ol. XXXI, 2), les avantages exceptionnels qu’offrait le commerce avec l’Ibérie ; mais l’exploitation de ces richesses leur fut enlevée, comme aux Rhodiens, par les Phocéens.

C’est en Gaule et en Ibérie qu’enfin, à l’époque où l’Ionie commença à être opprimée par les Lydiens, les Phocéens, qui jusque-là s’étaient contentés de petits dépôts de marchandises, se décidèrent à fonder des villes. L’embouchure du Rhône avait, pour leur commerce de terre et de mer, une importance particulière : ils surent, avec une souplesse tout ionienne, se glisser dans le pays, afin d’y nouer en douceur des relations durables. La légende d’Euxénos, qu’un chef gaulois invite à un banquet de noces et qui est choisi par la fiancée au lieu et place du prétendant indigène, montre à quel point les étrangers avaient su se concilier les sympathies des gens du pays,

A partir de 600 (Ol. XLV), Massalia [Marseille] fut un foyer de civilisation hellénique fixé à demeure dans le pays des Celtes, en dépit de l’hostilité des corsaires liguriens et de la flotte punique[21]. Sur le rivage furent installées de grandes pêcheries ; le sol pierreux des alentours se transforma en vignobles et en plantations d’oliviers. On ouvrit du côté de (intérieur des routes qui amenèrent à l’embouchure du Rhône les produits de la contrée ; on établit dans les villes celtiques des comptoirs de commerce qui expédiaient à Massalia les chargements d’étain de Bretagne, métal précieux pour l’industrie du cuivre, tandis que Massalia fournissait en échange aux régions de l’intérieur du vin, de l’huile, ainsi que des produits fabriqués, notamment des ustensiles de bronze. Un horizon tout nouveau s’ouvrit à la curiosité des Hellènes : dans leurs voyages de découverte, ils poussèrent hardiment à l’ouest et au nord jusqu’à l’Océan, où le phénomène du flux et du reflux occupa pour la première fois l’attention des Grecs. On s’enquit des pays qui produisaient l’ambre et l’étain[22], et on chercha à coordonner scientifiquement l’énorme quantité de matériaux d’où allait sortir une nouvelle conception du monde.

Du côté de la mer, Massalia pourvut à la sécurité de son négoce en établissant sur le littoral quantité de places de défense. A l’est, elle avait pour voisins les Ligyens, une peuplade belliqueuse, apparentée aux Sicules d’Italie, et qui, à ce qu’il semble, a dû subir certaines influences gréco-phéniciennes : du moins, cette tribu s’habitua de bonne heure à hanter la mer aussi bien que la montagne et faisait usage d’armes de bronze. Les Massaliotes continuèrent de ce côté jusqu’au golfe de Gênes une ligne de stations fortifiées adossées au pied des Alpes maritimes : ils ensemencèrent de céréales et protégèrent par des garnisons permanentes les îles adjacentes, notamment les Stœchades [îles d’Hyères] ; ils conquirent de haute lutte sur les Ligyens une partie de la côte formée par les Alpes et y fondèrent Olbia, Antipolis [Antibes], Nicæa [Nice] et Monœcos [Monaco]. Les magnifiques bois de construction que l’on abattait sur les Alpes de Ligurie, le bétail nourri dans les pâturages alpestres, des fourrures, du miel, du poisson, constituaient pour les ports qu’ils avaient sur cette côte les principaux articles d’exportation.

Du côté opposé, où les Ligyens étaient mêlés d’Ibères, ils s’avancèrent de l’embouchure du Rhône dans la direction des Pyrénées et fondèrent en chemin Agathe [Agde]. Au point où les Pyrénées font saillie dans la mer se trouvait leur principal établissement, Emporiæ, assis d’abord sur une petite île voisine de la côte, puis transplanté sur le continent, à l’endroit où se tenait le marché des affaires avec les indigènes. Les lieux où campaient, les uns en face des autres, les trafiquants des deux nations devinrent des établissements fixes : du côté de la mer, le quartier des Grecs ; du côté de l’intérieur, celui des Ibères. Ce rendez-vous d’affaires fut protégé par un rempart qui en faisait le tour, et ainsi se forma une ville double, composée de deux populations distinctes qui, séparées l’une de l’autre par un mur intermédiaire, s’unissaient pour surveiller et défendre ensemble contre d’autres tribus plus sauvages la porte commune ouverte du côté de la terre[23]. Ainsi, jusque dans leurs colonies lointaines, les Phocéens restaient toujours sous les armes, et les Barbares qui habitaient autour de Massalia appelaient pour cette raison les marchands étrangers des Sigynes, mot qui, chez les peuples adonnés à l’industrie du bronze, notamment chez les Cypriotes, signifiait lance[24]. L’ancien établissement rhodien de Rhodes [Rosas], situé entre Emporiæ et les Pyrénées, passa aux mains des Phocéens, de la même manière que jadis leurs propres colonies du Pont s’étaient ralliées à Milet.

C’était un commerce important que celui de la côte orientale d’Espagne, laquelle fournissait du sel, des métaux et des matières tinctoriales[25]. Les Phocéens et Massaliotes s’y firent leur part, mais au prix de luttes perpétuelles avec leurs rivaux, les Phéniciens et les Carthaginois. S’ils ne réussirent pas, là non plus, à helléniser une bordure continue de côtes, ils élevèrent pourtant en face des Baléares, sur une hauteur qui domine au loin la mer, le fort d’Héméroscopion, où se trouvaient des forges et des pêcheries productives et où l’Artémis d’Éphèse avait un sanctuaire des plus courus[26]. Ils suivirent les traces des Phéniciens jusqu’au détroit de Gibraltar, dans le voisinage duquel ils bâtirent la ville de Mænake[27] ; ils dépassèrent même les colonnes d’Héraclès et s’acclimatèrent à l’embouchure du Bætis [Guadalquivir], dans la région exploitée jadis par les Tyriens qui y venaient trafiquer sur leurs vaisseaux de Tarsis et y amenaient avec eux des aventuriers de toute espèce. C’était la terre lointaine par excellence : au huitième siècle, le prophète Jonas songeait à s’enfuir de devant la face du Seigneur sur un vaisseau de Tarsis, tant il semblait que cette colonie fût au bout du monde. Les Grecs l’appelaient Tartessos[28]. Après la chute de la puissance tyrienne, vers le milieu du vile siècle, les Samiens y avaient inauguré avec un succès inattendu le commerce grec. Les Phocéens s’emparèrent à leur tour de ce trafic ; ils nouèrent avec les princes tartessiens des relations d’amitié tellement intimes qu’Arganthonios fit bâtir à ses frais, autour de Phocée, un rempart destiné à la protéger contre les attaques des rois de Médie[29].

Ainsi, les Phocéens ont déployé, depuis la mer Noire jusqu’au rivage de l’Océan Atlantique, une énergie digne d’admiration. Ils ont mis en relation les unes avec les autres les bouches du Nil, du Tibre, du Rhône et du Bætis. En prenant la suite des affaires des Chalcidiens dans le commerce du bronze, ils ont fini par pénétrer jusqu’aux sources de production les plus éloignées, et ce sont leurs navires qui ont semé à travers l’Hellade le cuivre de Tartessos, la marque la plus estimée que l’on connût dans toute la Méditerranée.

 

 

 



[1] Fondation de Gela par Antiphémos et Entimos (PAUSANIAS, VIII, 46, 2. HÉRODOTE, VII, 153. D’après SCHUBRING (Histor.-geogr. Studien über Alt-Sicilien ap. Rhein. Mus., XXVIII, p. 81 sqq.) il y avait à Gela un fonds primitif de Sicules indigènes, attendu que, d’après Étienne de Byzance (STEPH. BYZ., s. v.) γέλας signifiait givre dans la langue des Opiques et des Sicules. Cette opinion a contre elle la tradition conservée par SCHOL. PIND., Ol., II, 16, et PAUSANIAS, VIII, 46, 2, est un nom carien. Omphake, ville des Sicanes, détruite par Antiphémos (PAUSANIAS, VIII, 46, 2. IX, 40, 4. HOLM, Gesch. Siciliens, I, p. 60, 135).

[2] Sur les difficultés qu’offre la côte méridionale, voyez SCHUBRING, Topographie von Gela ap. Rhein. Mus., XXVIII, p. 87.

[3] THUCYDIDE, VI, 2.

[4] Sur l’histoire des Sargonides, cf. OPPERT, Inscriptions des Sargonides ; BRANDIS, art. Assyria, ap. Paulys Real-Encyclopædie, I, p. 1898.

[5] D’après Eusèbe, Sélinonte a été fondée dans la XXXIe Olympiade ; dans la XXXIIIe, d’après Diodore ; la XXXVIIIe, d’après Thucydide. Elle avait, comme Mégare sa métropole, une double acropole (BENNDORF, Metopen von Selinus, p. 6), et, d’après SCHUBRING (Archæol. Zeitung, 1872, p. 98), un double port.

[6] Sur Agrigente, voyez SCHUBRING, Geschichte und Topographie von Akragas. Commerce de la ville (DIODORE, XI, 25. XIII, 81). Schubring admet qu’Agrigente expédiait du blé à Athènes au VIe siècle, se fondant sur le fait que, dès cette époque, Agrigente avait adopté le système monétaire inauguré après Solon (cf. SALINAS, Revue Numism., 1867, p. 339). Sur le commerce de céréales entre la Sicile et l’Orient, voyez BUECHSENSCHUETZ, Besitz und Erwerb im Alterthum, p. 438. On trouve des monnaies portant des emblèmes relatifs au commerce des grains (SCHUBRING, p. 33 sqq.). Il y avait à Agrigente une masse d’étrangers classés parmi les métèques (ibid., p. 30).

[7] Sur les colonies des Syracusains, voyez SCHUBRING ap. Philologus, XXXII, p. 495.

[8] Camarina a été fondée 135 ans après Syracuse (THUCYDIDE, VI, 5. TH. MOMMSEN, Rœm. Gesch., I4, p. 145) dans une région malsaine, probablement, comme l’indique son nom, à la place d’un établissement phénicien.

[9] D. MUELLENHOFF, D. Alterthumskunde, I, 109.

[10] Έλυμοι (LYCOPHRON, 951. SERVIUS, Æn., I, 650).

[11] C’était un mélange d’indigènes, de Puniens et de Grecs asiatiques, à peine frottés de civilisation hellénique : de là l’épithète de βάρβαροι (SCYLAX, Perieg., 13). HOLM (Gesch. Sicil., p. 88) fait venir les Elymes du fond de l’Asie, en rapprochant l’Aphrodite d’Éryx de l’Artémis perse. Éryx et Ségeste sont des noms de lieux qu’on rencontre encore ailleurs.

[12] Mylæ = Cherronnesos (SYNCELL., p. 212 c. EUSÈBE, Chron. ad Ol. XVI, 1).

[13] D’après HOLM (op. cit., p. 136, 393) Himère a été fondée en 643 avant J.-C., parce que, dans DIODORE (XI, 49), l’année 489 est comprise dans le compte.

[14] D’après MOVERS (Colonien, p. 336) la légende des monnaies de l’ancienne Panorme est machanat-choschbim. L. MUELLER (Num. de l’anc. Afrique, II, 86) traduit par camp des Carthaginois.

[15] Lipara avec son στυπτηρίας μέταλλον (STRABON, p. 275. PAUSANIAS, X, 11, 3. HOLM, Gesch. Sicil., I, p. 141).

[16] Iolaos et les Iolæens (STRABON, p. 225 ; DIODORE, IV, 29. V, 15 ; PAUSANIAS, X, 17, 5). Cf. E. CURTIUS, Ionien vor der ionischen Wanderung, p. 30. 53. MOVERS, op. cit., p. 565. DONDORFF, Ionien auf Eubœa, p. 7.

[17] Rhodes, Rhodanusia (SCYMN. CHIUS, 208. STEPH. BYZ., s. v. STRABON, p. 654).

[18] THUCYDIDE, VI, 2.

[19] HÉRODOTE, I, 163.

[20] Bataille navale entre Phocéens et Carthaginois (HÉRODOTE, I, 166. THUCYDIDE, I, 13. Cf. CHR. ROSE, ap. Jahrbb. für kl. Philol., 1877, p. 251 sqq.).

[21] Fondation de Massalia (ARISTOTE, ap. ATHÉNÉE, p. 576. STRABON, p. 179-181. JUSTIN, XLIII, 3, 4-5).

[22] Sur le commerce de l’étain, voyez BRUECKNER, Hist. Reipubl. Massil., p. 57 ; sur le commerce de l’ambre, GENTHE, Etrusk. Tauschhandel, p. 17.

[23] Sur les deux Emporiæ, voyez STRABON, p. 159.

[24] HÉRODOTE, V, 9.

[25] MUELLENHOFF, op. cit.. p. 73. 121.

[26] STRABON, p. 159.

[27] STRABON, p. 156. Le Périple qui nous est parvenu sous le nom d’Avienus a été émit pour des touristes allant à Marseille (MUELLENHOFF, p. 201). Au temps où il fut composé, d’après Muellenhoff (p. 178), il n’y avait pas de colonies au sud des Pyrénées. Aussi, ce savant nie du même coup et la fondation de Rhodes par les Rhodiens, attribuée par Strabon et autres aux Massaliotes, et la dérivation de Sagonte venant de Ζάκυνθος. Eudoxe connaît Άγάθη (STEPH. BYZ., s. v.) ; Scylax. Έμπορίας Éphore, probablement toute la série depuis Mænake jusqu’à Rhodanusia.

[28] STRABON, p. 148. Sur les possessions coloniales des Tyriens dans la région, voyez MOVERS, Colonien, p. 594. MUELLENHOFF, op. cit., p. 123 sqq.

[29] HÉRODOTE, I, 163.