HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE TROISIÈME. — LES HELLÈNES EN DEHORS DE L’ARCHIPEL.

 

 

§ I. — COLONIES MILÉSIENNES.

Par suite des grandes migrations, l’Archipel était devenu pour les Grecs une mer intérieure : l’Hellade européenne était de nouveau réunie à celle d’outre-mer et entraînée dans le courant d’une histoire commune dont on ne comprend le développement qu’en embrassant du regard les deux rivages à la fois.

L’Archipel est un bassin bien délimité par la nature : il forme, au point de vue du climat et de la végétation, un tout homogène, et le littoral de la Thrace lui fait, au nord, une clôture aussi nettement tracée que le groupe d’îles dominé par la Crète, au sud. Des deux côtés aussi, la nature a fait des issues de ce bassin des passes difficiles. En haut, il y a le courant impétueux qui empêche d’entrer dans l’Hellespont ; en bas, les coups de vent qui fouettent les promontoires du sud de la Morée et qui font reculer le navigateur prêt à passer de la mer Égée dans les plaines sans îles de la mer d’Occident. Une fois que tu as contourné le cap Malée, oublie ce que tu as laissé à la maison[1], disait un vieux proverbe de matelots. Ce dicton montre combien l’Hellène se sentait mal à l’aise hors de son archipel et de ses stations insulaires.

Cependant, l’histoire des Hellènes ne resta pas confinée dans ces limites naturelles. Leur génie entreprenant était plutôt excité que satisfait par tant de déplacements opérés et de villes fondées ; et l’envie de faite entrer dans le cercle de relations les rivages plus éloignés, avec les peuples inconnus qui les habitaient, les poussa, en dépit de tous les dangers, dans les voies qui de la mer Égée conduisent vers le nord ainsi que vers le sud.

C’est surtout en Asie-Mineure que ce goût d’aventures devint une passion. Aussi bien, c’est là que s’était développée tout d’abord la navigation grecque, là que les tribus habituées à courir les mers s’étaient rencontrées, arrivant des plages les plus diverses, et s’étaient communiqué l’une à l’autre ce que chacune avait appris pour son compte en fait de connaissances hydrographiques et ethnologiques, en fait d’expérience nautique, d’usages et de recettes concernant le métier. Les villes avaient été fondées par des équipages de marins, et le succès extraordinaire de ces fondations devait pousser à d’autres entreprises. Les colonies sont, en général, plus portées que personne à fonder à leur tour des colonies nouvelles. Les citoyens y sont moins attachés au sol que dans l’ancienne patrie ; l’humeur voyageuse s’y transmet de père en fils. C’est sur le rivage ionien ; enfin, que la population s’accrut le plus rapidement ; et, comme elle ne trouvait d’espace pour s’étendre ni du côté de la mer, ni du côté de l’intérieur, les habitants furent obligés, rien que de ce chef, à faire comme jadis les Phéniciens, à s’embarquer pour chercher ailleurs du terrain dis-disponible.

Mais cet état de choses n’était pas celui de toutes les villes du littoral de l’Asie-Mineure. Les Éoliens qui avaient colonisé, de compte à demi avec les Achéens, la péninsule. de Troade et s’étaient installés autour du golfe d’Adramyttion, sur les côtes et îles avoisinantes, restèrent avant tout des agriculteurs ; les insulaires eux-mêmes bâtirent leurs villes sur la terre ferme. Les Éoliens visaient principalement à gagner du côté de l’intérieur, vers ce massif de l’Ida où des familles dardaniennes étaient restées à demeure. Là, la guerre de Troie eut un épilogue qui dura des siècles. Non seulement pour protéger leurs villes assises au pied des hauteurs, mais aussi pour agrandir leur territoire, les émigrants poussèrent toujours plus avant dans la montagne où ils trouvaient à souhait forêts et pâturages. La fertilité exceptionnelle du sol de la Mysie contribua aussi à détourner de la navigation les habitants de la côte. C’est un fait que l’on put constater pareillement en Élide.

On s’explique ainsi qu’on ait pu dire des Éoliens de Kyme qu’ils avaient vécu des siècles durant dans leur ville, sans s’apercevoir qu’elle était au bord de la mer[2].

On le voit : là comme en Béotie, les Éoliens étaient tournés en ridicule par leurs voisins ioniens, à cause de leurs allures rustiques et de leur simplicité. Cependant, les douze cités ioniennes n’avaient pas non plus toutes au même degré la préoccupation de la mer. Éphèse, par exemple, une des plus anciennes villes de tout le groupe, avait, comme les Éoliens, tourné son attention du côté du continent. Cela tenait peut-être, dans une certaine mesure. à ce qu’elle ne fut pas colonisée seulement par des Athéniens, mais aussi par des Arcadiens qui y avaient importé leur goût pour l’agriculture. D’ailleurs, ses habitants se sentaient attirés .par la splendide vallée du Caystros dont ils parvinrent à s’approprier une bonne partie aux dépens des Lydiens. Ils eurent ainsi derrière eux un vaste et riche territoire, et, sans précisément se déshabituer de la mer, ils se contentèrent des bénéfices produits par la circulation des marchandises et le transit pour l’étranger, leur ville étant pour cela admirablement située, à l’entrée et comme à la grande porte de l’Asie-Mineure[3].

De même Colophon, où les descendants de l’aventureux Nestor avaient fondé la cité politique, n’était pas une ville exclusivement maritime ; on y élevait des chevaux, et une aristocratie terrienne y faisait contrepoids à la classe des matelots. En revanche, dans les autres villes, dans les localités qui se pressaient sur le sol de la presqu’île de Mimas et surtout dans les deux villes frontières situées au sud et au nord de la Nouvelle-Ionie, Milet et Phocée, le ‘commerce et la navigation poussèrent à la colonisation sur une grande échelle.

Milet, avec ses quatre ports, était la plus ancienne station de tout le littoral : Phéniciens, Crétois, Cariens en avaient fait un point de relâche cosmopolite, et des familles athéniennes, douées d’une énergie exceptionnelle, l’avaient fondée à nouveau. Là aussi, il y avait derrière la ville un riche terroir, la large vallée du Méandre, et là aussi prospérait, entre autres exploitations rurales, l’élève des moutons. Milet était le grand marché des laines fines, et le tissage de la laine, la fabrication des tapis aux couleurs variées et des étoffes teintes occupait une grande quantité d’ouvriers[4]. Mais, cette industrie même exigeait une importation de jour en jour plus active, importation de matières premières de toute espèce, de denrées alimentaires et d’esclaves.

Il n’est pas de ville où l’agriculture se soit autant effacée devant l’industrie et le négoce. Le commerce maritime y fournit même les éléments d’un parti spécial, celui des Aeinautes, c’est-à-dire, des marins perpétuels ou loups de mer, une corporation d’armateurs qui étaient si bien habitués à vivre à bord qu’ils tenaient jusqu’à leurs réunions et leurs conciliabules politiques sur leurs vaisseaux, à l’ancre devant la ville[5]. Au vue siècle avant notre ère, deux générations avant les guerres médiques, ils sentirent les inconvénients de cet esprit exclusif ; le désordre se mit dans leur communauté et il y arriva à un tel excès qu’ils eurent recours aux Pariens. Les gens de Paros étaient très dévots à Démêler, et leur amour de la légalité leur avait fait une grande réputation. C’est sur eux que comptaient les Milésiens pour sortir d’embarras. Les délégués des Pariens se firent conduire d’un bout à l’autre du territoire de Milet, et, chaque fois que, au milieu des champs délaissés, ils trouvaient un coin de terre en bon état, ils prenaient par écrit le nom du propriétaire. Ceci fait, ils convoquèrent les citoyens, et le seul conseil qu’ils leur donnèrent, ce fut de mettre à la tète de la cité les hommes dont les noms se trouvaient sur leur liste. C’est de cette façon, parait-il, qu’il se produisit une réaction salutaire et que la ville retrouva le repos[6].

La vie intérieure des cités ioniennes du littoral réagissait directement sur leur activité extérieure et, par conséquent, sur la colonisation.

A l’origine, les populations du littoral asiatique avaient, moitié de gré, moitié de force, suivi les Phéniciens dans leurs expéditions maritimes et avaient ainsi été menées dans des régions lointaines. Puis, les Cariens, opérant pour leur compte, avaient promené çà et là leurs courses aventureuses et pratiqué la piraterie sans ombre de scrupule, jusqu’au jour où ils tombèrent sous la dépendance des Crétois et les accompagnèrent dans leurs pérégrinations. Maintenant, c’étaient les villes grecques qui centralisaient dans leurs ports le mouvement de la navigation ; elles faisaient de la colonisation une affaire d’État, systématiquement poursuivie, et c’est de cette façon seulement qu’on obtint des résultats sérieux et définitifs. Les différentes cités se choisissaient, suivant leur situation, leurs itinéraires particuliers et s’arrangeaient en conséquence ; car, les divers bassins maritimes qu’il s’agissait d’exploiter et les peuplades de toute espèce avec lesquelles on voulait nouer des relations exigeaient un apprentissage spécial, une expérience et une pratique appropriée au but. En outre, chacune de ces cités commerçantes, met tant à profit les leçons des Phéniciens, cherchait à écarter de son itinéraire à elle toute immixtion étrangère. Il se forma ainsi sur mer comme des voies à ornières fixes qui conduisaient d’une place commerçante à une autre. C’était comme si on n’avait pu aller à Sinope qu’en partant de Milet, et comme s’il avait fallu partir de Phocée pour aller à Massalia.

On se contenta d’abord d’installer sur le rivage des marchés volants ; puis, on s’entendit avec les indigènes, et on acquit ainsi sur ces plages d’outre-mer des terrains où l’on établit des marchés à demeure avec des magasins. Les maisons de commerce y eurent leurs agents qui opéraient le débarquement et la vente, surveillaient les dépôts de marchandises et restaient sur les lieux, même pendant la morte-saison. Bien des stations de cette espèce furent abandonnées après essai. D’autres, au contraire, leur situation s’étant trouvée avantageuse au point de vue des bénéfices commerciaux, de l’air et de l’eau, furent conservées, agrandies et, finalement, l’entrepôt de marchandises s’y transforma en une place de commerce, une cité hellénique, une copie de la métropole.

Ces intérêts devinrent de plus en plus la préoccupation dominante des cités asiatiques. On ne pouvait manquer d’en parler même dans les assemblées fédérales des Ioniens, de profiter de ces occasions pour aplanir des discordes ou rivalités compromettantes, et de concerter là des entreprises communes. Les petites villes s’associèrent avec les grandes ; il dut arriver aussi que les colonies fondées par une cité maritime se mirent sous le protectorat d’une autre métropole, et des villes comme Milet devinrent, non seulement pour leurs propres citoyens, mais encore pour les localités avoisinantes, le point de départ de grandes entreprises.

En ce qui concerne la direction imprimée au mouvement, nous voyons que tous les peuples commerçants cherchent à s’ouvrir des voies nouvelles ; ils cherchent à entamer des relations avec les contrées qui sont encore dans l’état de nature et en pleine possession de leurs produits indigènes, avec les pays dont les habitants ont conservé leur simplicité native et n’ont encore aucune idée de la valeur commerciale des trésors de leur sol[7]. C’est là, en effet, que l’on peut acquérir à meilleur compte, par voie d’échange, les objets de consommation les plus demandés et que les cités commerçantes peuvent écouler le plus avantageusement leurs produits. Voilà pourquoi les Ioniens délaissèrent la ceinture trop étroite de l’Archipel et mirent le cap sur le monde, barbare, qui s’étendait à perte de vue devant eux dans la direction du nord.

Il faut dire que, de ce côté encore, les Hellènes n’ont été nulle part les premiers à frayer la voie ; ils avaient eu, même dans ces parages, des devanciers dont ils n’ont fait que suivre les traces. En effet, le littoral sud-est de la mer Noire est précisément ce rivage où les empires orientaux, en élargissant leurs frontières, ont pour la première fois atteint le bord d’un bassin européen, où des caravanes apportaient des hauteurs de, l’Arménie sur la plage les marchandises de l’Assyrie et de l’Inde[8] et où, par surcroit, les eaux du Phase, entraînant les richesses minérales cachées dans le sein des montagnes voisines de la côte, couvraient d’or les toisons plongées dans le courant[9]. Ces trésors, les Phéniciens ont été, de tous les coureurs de mer, les premiers à les exploiter : c’est le Phénicien Phinée qui enseigne le chemin de l’Eldorado du nord[10]. Astyra, la ville d’Astor ou Astarté, Lampsaque (Lapsak), la ville du gué, sont des stations phéniciennes sur la route des Dardanelles[11] ; à Pronectos, sur la mer de Marmara, et tout le long de la côte méridionale de la mer Noire, on rencontre des vestiges de cultes assyrio-phéniciens qui attestent les relations intimes établies entra les peuples du littoral et ceux de l’intérieur de l’Asie[12]. Sinope était une fondation assyrienne[13].

Les Phéniciens avaient montré le chemin de ces parages à leurs inséparables compagnons de traversée, les Cariens : les anciens connaissaient des établissements cariens qui s’étaient avancés jusqu’à la mer d’Azof. Or, les Milésiens avaient eux-mêmes bâti leur cité au milieu d’une population carienne, et ils s’étaient approprié l’expérience nautique en même temps que l’esprit entreprenant du peuple dont ils prenaient la succession. Les Phéniciens furent expulsés de l’Archipel et virent du même coup se fermer devant eux l’accès des eaux du nord. Ainsi, les Grecs se trouvèrent à portée d’un vaste domaine dont ils héritaient, pour ainsi dire, en même temps que de l’Archipel. Une fois que les nouvelles cités grecques eurent consolidé leurs assises et que les derniers occupants se furent fondus avec l’ancienne population du littoral, on reprit le chemin des régions septentrionales, mais non plus à l’aventure, à la façon des Carions qui ne posaient nulle part. Dès que la mer fut pacifiée, on renoua des relations avec des familles de négociants, d’origine phénicienne et carienne, qui étaient restées dans les comptoirs du nord, et, dans le cours du huitième siècle, les Milésiens, profitant de ces attaches antérieures, se mirent à l’œuvre : ils entreprirent d’incorporer au monde régi par la civilisation hellénique le littoral du Pont-Euxin, en y fondant des colonies à demeure.

Ils commencèrent par s’assurer des ports que les Phéniciens avaient occupés sur l’Hellespont. Il y avait là des abris sûrs qui leur étaient d’autant plus nécessaires que, dans l’intérieur des Dardanelles, l’ancre double même ne suffisait pas à empêcher le navire de rouler sur les vagues. Abydos devint le port de relâche des convois venant du sud et du nord[14] : on pouvait y renouveler sa cargaison, par exemple, lorsque, à la suite d’un gros temps, le blé se trouvait avarié dans la cale du bâtiment. Au delà du détroit, dans la Propontide, les Milésiens se portèrent à l’est[15] et fondèrent, sur l’isthme d’une presqu’île qui fait saillie de ce côté, Cyzique[16], une ville admirablement située pour dominer la mer qu’on appelle aujourd’hui, à cause de la blancheur éclatante de ses îles de marbre, la mer de Marmara. Les anciens considéraient la Propontide comme un simple vestibule du Pont qui, au sortir de l’étroite fente de rocher connue sous le nom de Bosphore, s’ouvre soudain et s’étend à perte de vue, comme un Océan.

Cet immense horizon sans îles effrayait le marin grec : personne ne s’y risquait sans avoir, à l’issue du Bosphore, offert des vœux et des sacrifices à Zeus Ourios, le dieu qui envoie les brises propices[17]. On eût dit qu’en cet endroit on disait adieu à sa patrie pour entrer dans un inonde nouveau et étranger. C’est qu’en effet, comparé au ciel de l’Archipel, celui du Pont est trouble et terne ; l’air est épais et lourd ; les vents et les courants obéissent à d’autres lois. Le rivage est presque partout dépourvu de ports, bas et marécageux. De là ces vapeurs abondantes qui s’amassent, sous forme de brumes très denses, tantôt sur une côte et tantôt sur une autre. A ces phénomènes insolites s’ajoutait le spectacle d’une nature engourdie par l’hiver, la tristesse communicative de régions exposées sans abri à toutes les rafales venues des steppes du nord, où de larges fleuves et de vastes bras de mer se figent immobiles sous leur manteau de glace tandis que les habitants s’enveloppent jusqu’aux yeux dans des fourrures, où ne pousse aucun des végétaux dont la civilisation et la religion des Hellènes avaient fait leurs compagnons inséparables, de pays, enfin, où la vie en plein air et au soleil, la vie librement promenée à travers les palestres et les places publiques, était chose impossible. On comprend que, sous le coup d’impressions semblables, venant à la fois de la nature et des hommes, l’Ionien le plus curieux de voyages se sentait mal à l’aise dans ces latitudes.

Mais, d’autre part, le premier effroi une fois surmonté, la terre et l’eau durent exercer de ce côté une attraction puissante ; car, de découverte en découverte, on finit par trouver là tout ce qui manquait à la mère-patrie. Au lieu des champs exigus, encaissés entre des montagnes, qu’on avait en Grèce, on voyait là d’immenses plaines s’enfoncer à perte de vue dans l’intérieur du continent, des plaines arrosées par les puissantes artères qui se frayent un passage à travers les collines granitiques de l’intérieur et qui, épanchant ensuite dans un lit profond leurs eaux paisibles, arrivent à la mer à l’état de voies larges et navigables. Les vastes perspectives du littoral étalaient devant le regard des champs de blé comme jamais œil d’Hellène n’en avait contemplé. On voyait s’approcher du rivage les troupeaux d’où les Nomades tiraient d’inépuisables provisions, de quoi fournir aux marchands étrangers autant de laine et de peaux qu’ils en voulaient. D’immenses forêts vierges couvraient une portion considérable du littoral politique et offraient aux constructeurs de navires des chênes, des ormes et des frênes à discrétion.

Mais le premier avantage qui frappa les Ioniens, ce fut le bénéfice que promettait la pèche. Il est très probable que c’est surtout pour avoir vu des bancs épais de thons venus de l’Euxin s’engager au printemps dans le Bosphore que les Hellènes ont eu l’idée de pousser plus avant pour découvrir la source de cette richesse. C’est pour cela aussi que les Phéniciens et les Grecs ont tout d’abord dirigé leurs recherches du côté de l’est. On constata, en effet, que les bancs venaient de la mer d’Azof. et que les poissons, d’abord tout petits, qui les composent grossissent peu à peu en longeant la côte de l’est et du sud, si bien qu’au milieu de la côte méridionale la pèche donne déjà de beaux résultats[18]. Pour épier le passage de ces bancs, on installa sur le rivage des observatoires et des guetteurs ; les poissons furent séchés sur place, dans des barques spéciales, emballés et transportés en cet état sur les marchés des villes de Syrie et d’Asie-Mineure, où l’homme du peuple se nourrissait presque exclusivement de poisson du Pont. C’est comme pêcheurs que les Ioniens ont fait connaissance avec la mer du nord : mais, ce pas une fois fait, ils étendirent leurs opérations commerciales à d’autres objets. Les tribus guerrières du Caucase amenèrent sur la plage des captifs pour les vendre aux marins[19]. On prit des chargements de blé qui, comme on s’en aperçut. se trouvait meilleur dans les climats froids du nord que dans le sud : en outre, les cuirs, la poix, la cire, le miel, le chanvre, étaient des produits du Pont très demandés sur les marchés. Mais le commerce exerça une séduction nouvelle et prit un essor inattendu lorsqu’on rencontra pour la première fois chez les indigènes des bijoux d’or, et qu’en poursuivant l’enquête ou acquit la certitude que les montagnes situées au nord du Pont-Euxin recélaient des trésors dont n’approchaient pas ceux de la Colchide[20].

Cette vaste mer, dont l’étendue est assez grande pour que l’Hellade entière, de l’Olympe au cap Ténare, y puisse flotter à l’aise, était entourée de peuplades très diverses. Sur la côte orientale, là où le Caucase s’avance jusqu’à la mer, on se trouva en contact avec des peuples d’autant plus dangereux qu’ils avaient eux-meules la pratique de la navigation et que, montés sur leurs barques légères, ils s’élançaient des recoins où ils attendaient leur proie pour enlever les hommes et piller les vaisseaux marchands. Plus désastreuses encore étaient les habitudes du peuple qui habitait le sud de la Crimée. Ces Tauriens, entassés dans un district étroit et montagneux, mettaient un acharnement extrême à défendre leur indépendance ; ils se défiaient de tous les étrangers et se préoccupaient de les tenir à distance. Les escarpements dentelés des promontoires de la Tauride, les naufrages fréquents qui s’y produisaient et le sort lamentable des voyageurs jetés à la côte, contribuaient à donner à ce pays une réputation des plus malencontreuses[21].

Mais, de tous les peuples qui habitaient les bords de la mer Noire, le plus grand était celui que les Grecs connaissaient sous le nom de Scythes. Ce peuple, qui se donnait à lui-même le nom de Scolotes et que les Perses appelaient les Sakes, était une branche de la famille iranienne[22]. C’était une multitude innombrable qui, comme une tache obscure étendue depuis le Danube jusqu’au Don, bornait au nord le monde connu. Elle était partagée en un grand nombre de tribus ; et pourtant, c’était une masse uniforme, dans laquelle on pouvait à peine distinguer les individus. C’étaient des hommes bien musclés, à cheveux plats, sans barbe, qui se plaisaient dans les steppes, qui vivaient à cheval et de cheval, qui combattaient à cheval avec leurs arcs, et dont les mobiles essaims disparaissaient aussi vite qu’ils étaient venus. Lorsqu’ils étaient entrés dans le pays, venant de l’Asie centrale, il y avait eu conflit entre eux et les anciens habitants du Pont. De ceux-ci, les uns avaient été refoulés dans les montagnes, ce qui était le cas des Tauriens ; les autres avaient été subjugués et soumis à une redevance, comme ces tribus agricoles qui appartenaient probablement à la famille des peuples slaves. Les Scythes étaient donc la race conquérante et dominante dans tout le plat pays qui constitue l’Europe orientale, aussi loin que pouvaient s’étendre les relations commerciales des Hellènes. Seulement, ce n’était plus, à l’époque, un peuple entreprenant, envahissant et belliqueux, mais, au contraire, une nation bienveillante et sans convoitises. Comme ils menaient la vie nomade, qu’ils erraient çà et là avec leurs tentes de feutre et leurs troupeaux, ils attachaient moins d’importance à la propriété du sol, surtout le long de la côte, et ils n’opposèrent pas aux colons de résistance sérieuse. Ils se montrèrent disposés à nouer des relations pacifiques et ils fournissaient volontiers aux marchés établis sur la plage les produits demandés. Ils contractèrent avec les Hellènes des alliances de famille ; sous l’influence grecque ils se firent cultivateurs sédentaires ; ils reçurent des fabriques ioniennes des produits manufacturés de toute espèce, notamment des étoffes et des effets d’habillement qu’ils accommodaient ensuite à leurs habitudes et aux nécessités du climat. Ils se montrèrent même capables d’une culture supérieure, comme le prouve l’exemple d’Anacharsis, ce fils d’un prince scythe qui, dans le but de s’instruire, fit le tour des villes helléniques, qui visita Athènes au moment où, grâce à Solon, elle était devenue la capitale intellectuelle de l’Hellade, et qui passa, même chez les Grecs, pour un Sage[23].

Il y avait en Ionie plusieurs villes qui faisaient le commerce du Pont. Les Clazoméniens avaient bâti des postes pour les guetteurs de thons sur la mer d’Azof ; des bourgeois de Téos résidaient sur les bords du Bosphore Cimmérien, et de hardis marins de Phocée ont créé des établissements sur l’Hellespont ainsi que sur la côte méridionale de l’Euxin. Mais, bien que les Milésiens n’eussent pas été les premiers à se lancer dans le Pont, c’étaient eux pourtant qui, les premiers, en avaient poursuivi la colonisation sur une grande échelle ; ils sont parvenus, peu à peu, à faire de leur ville le centre de toutes les entreprises dirigées de ce côté, et les colonies fondées avant eux n’ont pris toute leur valeur que quand ils les eurent englobées dans le vaste cercle de places maritimes qu’ils installèrent tout autour de la mer Noire.

Mais les Milésiens se guidèrent, dans leurs entreprises, d’après l’histoire antérieure du Pont. Il suffit, pour s’en convaincre, de remarquer que Sinope, le port assyrien où aboutissait la grande route menée de Ninive par-dessus l’Euphrate droit à travers l’Asie-Mineure, Sinope, située au milieu de la côte septentrionale de cette partie de l’Asie, près de l’embouchure de fut le premier endroit où les Milésiens fondèrent un établissement à demeure. Ceci eut lieu vers 785 avant J.-C., sans doute à la suite d’un traité passé avec le gouvernement assyrien qui croyait de son intérêt de favoriser les négociants étrangers. Ceux-ci, de leur côté, ne pouvaient trouver de plage mieux appropriée à leurs projets. Ils étaient au bon endroit pour avoir des thons de première main ; ils trouvaient là un climat doux, des plus favorables pour la culture de l’olivier, des montagnes couvertes de belles forêts et en même temps riches en minerais, un pays où l’on travaillait de temps immémorial le fer et l’acier. Le commerce avec les Chalybes, les Cappadociens, les Paphlagoniens et les Phrygiens procurait de riches suppléments de bénéfices : on tirait de là une masse d’esclaves que l’on revendait dans les villes grecques. Enfin, un article des plus recherchés était le minium, que l’on ne trouvait qu’en bien peu d’endroits et dont, pourtant, le monde hellénique ne pouvait se passer, parce qu’on l’employait partout comme matière colorante pour le dessin, l’écriture et le fard, et même comme drogue médicinale.

De toutes les colonies de Milet, Sinope et Cyzique sont les plus anciennes : avec elles, les Milésiens ont au même moment assis leur domination sur les deux mers du nord. Ces villes sont aussi arrivées avant toutes les autres à se créer un rôle indépendant et à avoir une histoire à elles. En effet, dès 700 avant J.-C., des colons de Cyzique occupèrent l’île marmoréenne de Proconnèse, et, à la même époque, l’érection de places fortes comme Abydos, Lampsaque, Parion, due à la même initiative, garantit au commerce milésien le passage des Dardanelles. De son côté, Sinope fut le point de départ des essaims qui colonisèrent toute la côte méridionale du Pont, et sa prospérité fut si rapide que, dès le milieu du VIIIe siècle, elle était déjà en état de fonder Trapézonte, sur le chemin de la Colchide[24].

Les incursions des Cimmériens, pareilles à des trombes humaines, ayant violemment interrompu le développement du commerce grec, Sinope, un siècle et demi environ après sa première fondation, fut restaurée à nouveau par un renfort venu de Milet, et c’est aussi vers ce temps que la côte de l’ouest et celle du nord furent pourvues à leur tour de colonies à demeure.

Du côté de l’ouest, on trouve le littoral formé de deux régions très différentes : d’abord, la côte de Thrace, toute en montagnes, avec l’Hémus qui vient buter à la mer ; puis, au nord, une côte plate, avec une plage marécageuse et des steppes qui s’allongent indéfiniment vers l’intérieur. Les Milésiens, à l’exemple des Phéniciens, se cherchèrent, le long du rivage que domine l’Hémus, un rocher qui formât une île adjacente. L’île trouvée, ils y fondèrent un temple d’Apollon autour duquel se groupa, à partir de 600 avant J.-C., la ville d’Apollonia[25]. Mais, ce qui les préoccupait bien davantage, c’était, plus avant vers le nord, les grandes embouchures de fleuves qui exercèrent toujours sur le tempérament industrieux des Ioniens une attraction spéciale. Les larges voies navigables facilitaient le commerce avec l’intérieur ; les terres d’alluvion produisaient des récoltes magnifiques ; les longues flèches de la côte formaient de vastes et calmes lagunes qui promettaient d’are pour les pêcheurs des parcs incomparables. Comme les barques d’alors se laissaient transporter, à l’aller et au retour, par-dessus les étroites bandes de sable qui barrent l’accès des bouches, la navigation à la mode ancienne s’accommodait infiniment mieux que la nôtre de cette conformation du rivage.

C’est ainsi que prirent naissance, au nord de la côte de Thrace : Istros (vers 650), dans le delta du Danube[26] ; Tyras, sur le riche liman (λιμήν) du Dniestr, près de l’Akkerman moderne[27] ; Odessos ou Ordessos (après 600), sur le liman du Téligoul[28], et enfin, Olbia, à l’angle nord-ouest du Pont, à l’endroit où le Boug (Hvpanis) et le Dniépr (Borysthène) viennent déboucher côte à côte dans la mer[29]. Aux yeux des anciens, le Borysthène était le plus bienfaisant des fleuves après le Nil ; les champs de blé et les pâturages qu’il arrosait passaient pour les plus opulents du monde ; on disait que son eau était la plus pure qu’il y dit, et on ne connaissait pas de poissons plus savoureux que les siens. En remontant son cours, on trouvait sur ses bords des populations sédentaires, adonnées à l’agriculture et vivant sous la suzeraineté des Scythes. Ces peuplades recherchèrent la protection des Hellènes et se montrèrent des plus disposées à conclure des traités avantageux. Aussi, Olbia, la ville d’abondance, jouit plus tôt que les autres villes de cette côte d’une sécurité qui hâta sa croissance.

Après cela, on s’enhardit chaque jour davantage et on pénétra plus avant dans les pays du nord. On surmonta la crainte qu’inspiraient les écueils des côtes de Tauride ; on explora la côte orientale de la Crimée, et, après bien des tracas, on vint à bout de fonder, au vile siècle, les deux villes que les Grecs avaient dans la région : Théodosie, au pied des monts de Tauride, du côté du nord-est, et Panticapée (Kertsch) sur le détroit cimmérien, munie d’un château fort et entourée d’une large ceinture de champs fertiles. Panticapée prit, au VIe siècle, sous la tutelle de l’Apollon Milésien et de Démêler Thesmophore ou législatrice, un essor énergique qui fit d’elle la capitale grecque de toute la région du Bosphore.

De là, les Milésiens franchirent les portes de la mer d’Azof qu’ils considéraient comme la source génératrice de toutes les masses d’eau qui prennent leur cours vers le sud[30]. Ils lui donnèrent le nom de la tribu scythe des Maïtes, et l’appelèrent Maïtide ou Mæotide[31]. Là, tout était objet d’effroi et de répulsion. Au nord habitaient des tribus infiniment plus sauvages qu’ils n’en avaient jamais rencontré, et ces tribus avaient en face d’elle des escadrons sarmates qui, toujours en goût de batailles, faisaient à leurs voisins une guerre interminable. Un air épais et brumeux enveloppait ce bassin uni et sans ports qui, au commencement, leur parut aussi grand que le Pont lui-même. Pourtant, cette fois encore, ils poussèrent jusqu’à l’angle nord et pénétrèrent dans le delta du Tanaïs (Don) qui, à cette époque, se jetait dans la mer par deux embouchures. Ils fondèrent là la ville de Tanaïs qui devint un marché florissant, un marché où l’on échangeait du vin et des effets d’habillement contre des fourrures et des esclaves. Tanaïs, à son tour, bâtit Nauaris et Exopolis pour lui servir de comptoirs à l’intérieur[32]. Ainsi, les Milésiens se sont enfoncés dans la direction du nord jusque bien avant dans le pays des Cosaques, jusqu’à la région où le Don et le Volga s’approchent l’un de l’autre.

En face de Panticapée s’étend la presqu’île de Taman, qui est formée tout entière d’alluvions déposées par le Kouban (Hypanis). C’est un terrain plut, coupé par des bras du fleuve, des lacs et des étangs. Sur le bord antérieur de la péninsule, les Ioniens, avec la coopération particulièrement active des Téïens, fondèrent Phanagoria, un port de mer et une ville de lagunes, tout à fait inabordable pour les peuples qui habitaient derrière elle dans les steppes. La ville était tout au bord du détroit, et elle était destinée, de compte à demi avec la ville sœur d’en face, à faire du Bosphore cimmérien un canal hellénique.

Ce fut enfin le tour de la côte montagneuse de l’est ou du Caucase. Là, l’œuvre de civilisation dirigée par Milet eut à surmonter de graves difficultés. Ces pays étaient occupés, de temps immémorial, par des populations qui défendaient avec une énergie sauvage leur liberté contre toutes les attaques, et qui savaient se faire des armes avec le fer de leurs montagnes. Les Hellènes furent obligés, pour rendre la mer libre, de repousser de la côte les Caucasiens. Le meilleur endroit où ils pussent asseoir leurs colonies était l’embouchure du Phase, du fleuve arménien qui, depuis les temps les plus reculés, avait servi à mettre les eaux de la Méditerranée en communication avec l’intérieur de l’Asie. Phasis et Dioscurias furent de ce côté les nouveaux marchés internationaux où l’Asie échangeait avec les habiles négociants de l’Occident le superflu de ses trésors[33].

Les stations extrêmes de la navigation hellénique étaient en même temps les points d’attache de parcours immenses suivis par des caravanes : les citoyens d’Olbia faisaient remonter à leurs marchandises le cours du Borysthène, d’abord par eau, puis par terre, et ils étendirent ainsi leurs relations commerciales jusque dans le bassin de la Vistule[34] ; Tanaïs faisait venir jusqu’à la mer les produits de l’Oural et de la Sibérie, et Dioscurias embarquait sur les vaisseaux des Hellènes les richesses métalliques de l’Arménie, les pierres précieuses et les perles, la soie et l’ivoire de l’Inde. Entre elles aussi, les colonies entretinrent un commerce des plus actifs. Sinope n’atteignit l’apogée de sa prospérité que quand elle eut la charge de fournir aux villes situées sur la côte nord les produits du sud, ces produits dont pas une ville hellénique ne pouvait se passer. Or, plus la civilisation grecque étendait son domaine, plus s’accroissait la consommation des denrées du midi, surtout de l’huile. Le vin était un article dont l’importation avait commencé plus tôt encore et se faisait sur une plus large échelle. Une fois que les Barbares en eurent goûté le charme (et, dans ces régions humides et froides, on l’appréciait bien autrement que sous le ciel de l’Hellade), les amphores d’argile, pleines de la précieuse liqueur, arrivèrent par milliers. C’est ce qui se passe aujourd’hui encore, où la Russie du sud est le grand marché des vins de l’Archipel.

Il fallut des siècles pour explorer peu à peu ces régions maritimes, les plus septentrionales de celles dont les Grecs savaient le chemin, pour régulariser les voies commerciales et pour fonder ce cercle de villes dont les plus importantes existaient déjà à l’époque où les Spartiates commencèrent à guerroyer avec les Messéniens. Le succès du grand œuvre fut souvent douteux. Qui sait le nom des navigateurs — et ils ont été nombreux— qui, comme Ambron, le premier fondateur de Sinope, payèrent de leur vie leur courageuse initiative ? Qui pourrait dire combien d’établissements ont été, comme l’ancienne Sinope, rasés par des peuplades ennemies ! Néanmoins, Milet a accompli, avec une énergie tenace et une activité infatigable, la tâche dont la réussite finale compte parmi les plus hauts faits du peuple hellénique et les plus brillants résultats acquis à son histoire. Des catastrophes comme les invasions des Cimmériens étaient de ces malheurs qu’un ne pouvait éviter ; mais chaque perte fut réparée, chaque lacune comblée, et, au milieu du vie siècle, Milet, mère de quatre-vingts colonies, était plus fière et plus puissante que n’importe quelle autre cité hellénique[35].

Ce sont encore les citoyens de Milet qui ont frayé à leurs compatriotes le chemin de l’Égypte. Là, les conditions étaient tout autres : là, c’étaient les Grecs qui passaient pour des Barbares ; pour que l’étranger put y acquérir une influence durable et le droit de commercer librement, il fallait d’abord que la constitution traditionnelle du pays fil t ébranlée.

De ce côté encore, les villes ioniennes n’eurent qu’à renouer de vieilles relations maritimes, datant d’une époque très reculée. On voit pourquoi la connaissance des richesses de .la vallée du Nil est aussi ancienne en Grèce que les plus lointains souvenirs de la navigation grecque, et pourquoi l’on rencontre déjà dans les poèmes homériques la peinture vivante de Thèbes, la capitale de l’empire égyptien. Dans le delta du Nil, les bouches du fleuve forment les ports naturels. De ces bouches, la principale était, dans les temps primitifs, celle de Péluse. Plus tard, les choses changèrent, au point de vue du volume d’eau et de la navigabilité. Au temps où les Grecs entrèrent en scène, les bouches les plus accessibles étaient celles de l’ouest, c’est-à-dire, le bras de Canope et celui de Bolbitis, le même qui porte aujourd’hui le nom de Rosette et qui offre encore la passe la plus commode[36]. Aussi les Grecs se portèrent-ils vers les bras de l’ouest, d’autant plus qu’ils rencontraient de ce côté les Libyens avec qui ils entretenaient depuis longtemps des relations de toute espèce[37].

Le fleuve de l’Égypte est le véhicule des trésors du pays, et il les offre à l’étranger par ses neuf embouchures ; mais, tai dis que les autres contrées méditerranéennes s’étaient déjà jetées dans le mouvement commercial et y prenaient une part des plus actives, les rois d’Égypte s’obstinaient dans un système de clôture sévère et d’isolement. Chaque bouche du Nil était surveillée de près, et les Ioniens, en dépit de tous leurs efforts, se virent réduits à la contrebande et au cabotage clandestin où les hardis marins risquaient souvent leur liberté et leur vie.

Les Milésiens furent, là comme ailleurs, les premiers à donner l’exemple, et il n’y a absolument rien d’invraisemblable dans ce que rapporte la tradition, à savoir que, dès le ville siècle, vers le temps où Sinope et Cyzique furent fondées pour la première fois, il se serait établi sur le bras de Canope une factorerie milésienne[38]. Ce n’était pas une colonie, mais simplement un port de relâche assigné par les Pharaons. Il était interdit, sous les peines les plus sévères, de chercher à aborder en un autre endroit, et les matelots rencontrés ailleurs devaient certifier par serment qu’ils n’étaient là que pour avoir été jetés à la côte par la tempête. Puis, les vaisseaux devaient se diriger, en longeant la côte, vers la bouche de Canope, et, si le vent était contraire, les cargaisons étaient transportées au moyen de canots par le bras du Nil jusqu’à l’entrepôt en question. C’était là un commerce réduit à la côte, végétant sous le joug oppressif d’une police soupçonneuse, à peu près comme ce qu’on a vu de nos jours à Canton et à Nangasaki, un commerce qui doit avoir précédé la colonisation proprement dite.

Cet état de choses changea, au moment où on s’y attendait le moins, à l’avantage du commerce grec, et cela, par le fait des rois d’Assyrie qui, au VIIe siècle, étendirent leur domination sur l’Égypte. La dynastie éthiopienne qui y régnait fut renversée vers 671 avant J.-C. Tirhaka fut obligé de reculer devant Ésarhaddon, le fils de Sanhérib, et le pays fut divisé, à la mode assyrienne, en une quantité de principautés qui étaient gouvernées chacune par son roi sous la suzeraineté du roi de Ninive. Toutes les tentatives faites par les Éthiopiens pour relever leur empire furent déjouées par les expéditions répétées des Assyriens[39] ; mais ceux-ci ne purent pas non plus tenir le pays qui se trouva, durant un certain temps, en complète dissolution, sous la domination de différents vice-rois dont le plus considérable était Nécho, prince de Memphis et Saïs. Les Milésiens ne manquèrent pas de tirer parti de cette période d’anarchie. Ils pénétrèrent avec trente vaisseaux de guerre dans la bouche de Bolbitis et ils établirent là un camp fortifié ; ils battirent sur le Nil le général égyptien Inaros, et se mirent ensuite en relation avec Psemetek, le fils de Nécho, un des princes qui se partageaient le territoire.

Psemetek ou Psammétique, comme l’appelaient les Grecs, n’était pas de race égyptienne, mais libyenne[40]. Or, les peuples libyens étaient depuis fort longtemps en relation avec les Cariens et les Ioniens, comme le prouvent, mieux que tout autre argument, les cultes de Poséidon et d’Athéna adoptés en Libye. Dans les districts situés sur la frontière occidentale de la Basse-Égypte, la population était fortement mêlée de sang libyen[41]. C’est pour cela que Saïs, la ville de Neith-Athéna, bâtie sur le bras le plus occidental du Nil, sur un bras qui, à l’époque, était accessible aux plus grands vaisseaux de guerre, fut précisément le lieu où l’ambitieux Psammétique établit son quartier-général lorsqu’il songea à relever à son profit l’empire tombé des Pharaons.

Pour une pareille entreprise, l’appui des marins étrangers lui était précieux, et il était aussi désireux d’en profiter qu’eux-mêmes étaient, dans l’intérêt de leur commerce, disposés à soutenir de toute leur énergie le prétendant philhellène. Non loin de Saïs fut établi un camp grec qui, en souvenir de la victoire remportée par la flotte, fut appelé Naucratis[42], et le triomphe des Psammétichides changea du tout au tout la condition des Grecs. Au lieu d’être des étrangers méprisés et persécutés, ils étaient devenus les soutiens du trône et une puissance dont la jeune dynastie ne pouvait se passer. Aussi, Psammétique ne se contenta pas d’ouvrir au commerce grec, le bras occidental du Nil ; dans le but de protéger contre les Assyriens la frontière orientale du royaume, il provoqua l’installation d’une série d’établissements grecs sur le Nil de Péluse en assignant aux Cariens, sur une rive, aux Ioniens, sur l’autre, des terres comme en possédaient les membres de la caste guerrière. C’était la même espèce d’investiture que celle qui avait constitué, dans le Péloponnèse, la propriété dorienne. Le bras de Péluse fut, depuis lors, une voie à l’usage des Grecs, l’artère qui servait au commerce avec l’intérieur du pays et par où aussi le trafic avec l’Arabie et l’Inde fut introduit dans le cercle d’opérations des spéculateurs grecs. Ainsi, les deux bouches principales étaient aux mains des Grecs. Le nombre de ceux-ci s’accrut à vue d’œil, et, pendant le règne de Psammétique, règne qui dura plus d’un demi-siècle (666-612), il se forma, par le mélange des Grecs avec les indigènes, une espèce de caste toute nouvelle, la classe des interprètes ou drogmans qui se vouèrent tout entiers au rôle désormais si important d’intermédiaires entre l’Hellade et l’Égypte.

Les Égyptiens de vieille roche se sentaient tout désorientés par ces innovations qui menaçaient de bouleverser l’empire tout entier. Deux cent mille membres de la caste des guerriers émigrèrent pour ne pas partager avec des étrangers l’honneur de protéger le trône. Psammétique, les poursuivit jusqu’à la frontière de l’Éthiopie, et nous lisons encore aujourd’hui sur la cuisse du colosse de Ramsès, à Abou-Simbel en Nubie, les lignes mémorables que les soldats grecs de la garde royale y ont gravées en souvenir de l’expédition. Ils étaient là près du terme de leur voyage, et ils se trouvaient avoir, vers 620, exploré la vallée du Nil jusqu’aux cataractes. Cette inscription[43] est un des plus anciens monuments de l’écriture grecque et en même temps l’attestation palpable d’un des événements les plus considérables de l’histoire ancienne, du moment qui vit s’ouvrir au commerce grec le bassin du Nil.

Nulle part, les heureux effets de la liberté commerciale ne se sont manifestés avec plus d’évidence. On vit monter la valeur de la propriété foncière et de tous les produits de la région, et l’on s’aperçut bientôt que ce va et vient de richesses, que cet échange actif profitait à tout le monde. De toutes parts surgirent des édifices, publics et privés, plus magnifiques que jamais ; avec la prospérité, la population s’accrut et arriva à un chiffre inconnu jusque-là. On compta bientôt dans le pays vingt mille cités florissantes. Cette prospérité, l’Égypte la devait aux Hellènes, ses souverains se trouvaient dépendre, eux, leur puissance et leur fortune, des républiques marchandes de l’Ionie.

Nécho II continua le système de Psammétique. Il creusa le canal qui, par les Lacs Amers, devait joindre la mer Rouge à la Méditerranée, et ce travail pénible était surtout favorable aux intérêts des Grecs de Péluse, car c’est près de là que le canal devait déboucher dans le Nil. Sous Amasis (570 avant J.-C.)[44], il y eut un revirement sensible. Sans doute, le roi ne songeait pas à rétablir l’ancien système ; mais il chercha à contenir dans de justes limites les influences étrangères dont l’empire vieillissant ne pouvait plus s’affranchir et à se faire une position plus indépendante, en supprimant le monopole de certaines villes.

Le côté de l’est avait toujours été le côté faible de l’Égypte, et Amasis ne jugea pas bien prudent de laisser aux Grecs la garde de cette frontière. Il supprima donc le camp grec installé sur ce point et en transporta les habitants à Memphis. Cette mesure dut rompre violemment une foule de relations commerciales. A Naucratis même, il enleva aux Milésiens leurs privilèges, ces privilèges qui avaient été longtemps pour les autres villes de commerce un objet d’envie. Désormais, tous les Grecs purent y élire domicile et y faire le négoce. Ainsi s’ouvre, dans l’histoire du commerce gréco-égyptien, une troisième période, qui commence au milieu du sixième siècle.

Il se forma dès lors à Naucratis une colonie commerciale fondée en commun par neuf villes associées, à savoir : quatre villes ioniennes, Chios, Téos, Phocée et Clazomène ; quatre villes doriennes, Rhodes, Halicarnasse, Cnide et Phasélis ; et enfin, une cité éolienne, Mytilène. Elles élevèrent au milieu de la grande factorerie un sanctuaire commun, où l’on organisa un culte régulier des divinités grecques et, en même temps, une administration commune à la société tout entière. C’était une compagnie commerciale, une amphictyonie en petit ; de là aussi son nom d’Hellénion[45]. Chaque quartier avait ses autorités particulières et sa juridiction à part, juridiction comparable aux cours hanséatiques des États du Nord. Ces quartiers étaient administrés par les plus anciens sociétaires et pouvaient, dans les cas litigieux, en appeler à la décision de leurs métropoles respectives. En outre, Milet, jalouse de ses rivales, garda pour elle son temple d’Apollon ; de même, les Samiens et les Éginètes, qui auparavant avaient su également se faire octroyer des privilèges commerciaux, avaient leurs sanctuaires et leurs comptoirs particuliers. Naucratis fut bien vite florissante ; déjà sous Amasis, c’était une Corinthe égyptienne, un séjour hanté par l’opulence et le plaisir, un rendez-vous de la richesse et du luxe. Elle était ce que fut plus tard Alexandrie, le grand entrepôt pour l’exportation des inépuisables trésors de l’Égypte et de l’Arabie, et aussi un marché de premier ordre pour les produits grecs, notamment pour le vin et l’huile[46]. En effet, bien que des monuments fort anciens attestent l’existence de vignobles en Égypte, les besoins de la consommation exigeaient un approvisionnement très considérable, et ce n’est que depuis Psammétique que les Égyptiens se sont habitués à faire usage du vin.

Tout ce développement, si fécond en résultats, du commerce avec l’Égypte est dû à l’initiative de Milet, dont les hardis marins s’acclimatèrent au même moment dans les glaces cimmériennes et sous les palmiers du Nil, nouèrent à la même époque, au prix de bien des privations et des luttes, des relations commerciales, d’un côté avec les Scythes et les Sarmates, de l’autre, avec les Éthiopiens et les Libyens. Ils avaient porté leur commerce et écoulaient les produits de leur industrie plus loin encore que n’allait leur domaine colonial ; car, en Italie même, notamment dans l’opulente Sybaris, les riches bourgeois dédaignaient de porter d’autres vêtements que ceux qui étaient tissés en laine de Milet[47].

Une puissance commerciale comme celle que les Milésiens ont peu à peu conquise ne peut s’être édifiée sans hostilités et conflits de toute espèce avec les autres États maritimes. Les voies suivies par les diverses places de commerce devaient se rencontrer aux endroits importants, et les villes n’étaient jamais plus susceptibles ni plus décidées à se battre que quand il s’agissait de conserver les avantages acquis à leur négoce ou d’en acquérir de nouveaux.

 

 

 



[1] STRABON, p. 378. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 298 sqq. Malée, ancienne station des Tyrrhéniens (O. MUELLER, Etrusker, p. 83. Kleine Schriften, I, 139).

[2] STRABON, p. 622.

[3] Les Éphésiens fondent peu de colonies (GUHL, Ephesiaca, p. 32).

[4] ÆLIAN, Hist. Anim., XVII, 4. THÉOCRITE, XV, 125.

[5] Interprétations diverses de άτινκύται dans DUNCKEN, IV2, p. 96, et WECKLEIN, Ber. d. Baie, Akad. d. Wiss. Philol.-Hist. Cl., 1873, p. 45.

[6] HÉRODOTE, V, 29.

[7] HÉRODOTE, IV, 152. Cf. BARTH, Corinth. commerc., p. 35. MUELLENHOFF, p. 236 sqq.

[8] STRABON, p. 498. (Voie navigable jusqu’à Sarapana : au-delà, des chemins de montagne).

[9] STRABON, p. 409.

[10] MOVERS, Colon. der Phönizier, p. 207. RAOUL-ROCHETTE, Hercule assyrien, p. 289.

[11] MOVERS, op. cit., p. 205 sqq.

[12] RAOUL-ROCHETTE, op. cit., p. 300.

[13] Sinope, fondation assyrienne et tête de ligne de la grande voie assyrienne (H. KIEPERT, Monatsber. d. Berlin. Akad., 1857, p. 131).

[14] STRABON, p. 590.

[15] Preuss. Jahrbb.. XXIX, 2.

[16] D’après la chronique de saint Jérôme. Cyzique fondée en 749 (Ol. VII, 3) ; seconde fondation en 682 (Ol. XXIV, 2). Cf. MARQUARDT, Cyzicus, p. 50.

[17] Sanctuaire de Zeus Ourios in Ponti ore (CICÉRON, Verr., IV, 57). Cf. O. JAHN, Archæol. Aufsætze, p. 31.

[18] STRABON, p. 329.

[19] STRABON, p. 498.

[20] Sur l’or des Scythes, voyez HÉRODOTE, IV, 3, 7. III, 116.

[21] HÉRODOTE, IV, 99. 103.

[22] Sur la foi d’Hérodote et d’Hippocrate, NIEBUHR, BŒCKH, NEUMANN ont considéré les Scythes comme des Mongols. Leur opinion a été combattue surtout par HUMBOLDT. La descendance iranienne des Scythes a été démontrée par MUELLENHOFF, Ueber die Herkunft und Sprache der pontischen Skythen (ap. Bericht. der Pr. Abd. d. Wiss., 1866, p. 549-576).

[23] HÉRODOTE, IV, 76. D’après Sosicrate (ap. DIOG. LAËRTE, I, 101), Anacharsis était à Athènes en 592 (Ol. XLVII, 1). Cf. BOHREN, De septem sapientibus, p. 31.

[24] D’après Eusèbe, Trapézonte fut fondée en 756, et Trapézonte était une colonie de Sinope. Par conséquent, la fondation de Sinope, que le même Eusèbe place en 631 (Ol. XXXVII, 4), doit être une simple restauration. Un voit, du reste, par un passage de Scymnos de Chios (911 sqq.), que la colonisation de Sinope a été reprise à plusieurs fois. De là résulte que la première fondation, celle qui a été dirigée par Ambron, a dû avoir lieu environ une génération avant 750, soit, en 790 avant J.-C. Scymnos fait coïncider la seconde fondation avec une incursion des Cimmériens (637. Ol. XXXVI, 2) ; c’était une réparation des pertes subies dans la circonstance.

[25] SCYMNOS, 729.

[26] Istros ou Sozopolis (C. I. GRÆC., II, 2052).

[27] STRABON, p. 306. Il est à remarquer que les idiomes barbares de la région ont conservé, pour désigner ces lagunes, le mot grec λιμήν (port).

[28] Odessos a été fondée sous le règne d’Astyage, par conséquent, entre 504 et 560. Lors de la prise de Varna, on trouva beaucoup de monnaies Όδησιτών.

[29] Borysthène ou Olbia (HÉRODOTE, IV, 17. 53).

[30] HÉRODOTE, IV, 86.

[31] Μαίται, Μαιώται est un nom collectif désignant, les peuples qui habitent entre le Bosphore et le Tanaïs (STRABON, p. 493).

[32] C. I. GRÆC., II, p. 98.

[33] STRABON, p. 493. STEPH. BYZ., s. v. Φάσις.

[34] Cf. WILBERG, Einfluss der klassischen Voelker auf den Norden, Hamburg, 1867, p. 36 sqq.

[35] Sur les colonies milésiennes, voyez RAMBACH, De Mileto ejusque coloniis.

[36] Sur les bras du Nil, voyez BRUGSCH, Geographie d. alten Ægypt., I, p. 83.

[37] Sur les routes commerciales qui conduisent en Égypte, voyez BUECHSENSCHUETZ, p. 435.

[38] D’après saint Jérôme, le premier établissement des Milésiens en Égypte date de l’an 1268, c’est-à-dire, 753 av. J.-C. Seulement, il v voit à tort la fondation de Naucratis. Que les Milésiens aient eu des relations commerciales avec l’Égypte avant la fondation de Naucratis et avant les Psammétichides, c’est ce qui ressort de la description d’Hérodote (HÉRODOTE, II, 179), description qui ne convient pas au temps de Psammétique et où nous ne pouvons voir simplement des mesures prises en vue de favoriser Naucratis. Nous avons donc le droit d’admettre que, déjà sous la XXIIIe dynastie, il a été fait une première tentative pour installer un entrepôt. Cf. BUSEN, Ægypten, Va, 426. Je ne vois pas qu’il faille rejeter complètement l’indication de saint Jérôme, sous prétexte qu’il s’est trompé en ce qui concerne Naucratis (FISCHER, Griech. Zeittafeln, ad Ol. XXXVII, 3).

[39] SMITH, Egyptian campaign and Assurbanipal (ap. Lepsius Zeitschr. f. ægypt. Sprache und Alterth., 1868, p. 93 sqq.). Tirhaka (Tarqoù) mourut en 667. Il eut pour successeur Ourdoumane, le dernier roi de la XVe dynastie (éthiopienne), lequel reprend momentanément l’Égypte à Assourbanipal. Nikou, prince de Memphis et Saïs (père de Psammétique, HÉRODOTE, II, 152), chef des rois de districts institués par la dynastie éthiopienne et maintenus par les Assyriens, meurt en 666. Son successeur Psammétique est nommé dans les inscriptions assyriennes Pisamilki.

[40] LEPSIUS, Abhand. d. Berl. Akad., 1856, p. 300.

[41] DE ROUGÉ, Les attaques dirigées contre l’Égypte, etc., p. 27. LAUTH, Zeitschrift d. D. Morg. Gesell., 1867, p. 632.

[42] STRABON, p. 801 : fait qui eut lieu longtemps avant Amasis (HÉRODOTE, II, 178).

[43] C. I. GRÆC., 5126. LEPSIUS, Denhmæler, XII, Abtheil., VI, Bl. 98, 99. Reisebriefe, p. 260. La date oscille entre Ol. XL et XLVII. D’après BERGK, l’inscription est du temps du second Psammétique ; mais il est plus probable, qu’elle appartient au règne de Psammétique Ier (KIRCHOFF, Studien zur Geschichte des griechischen Alphabets, 1877, p. 41).

[44] Sur Amasis [Ahmès] de Saïs, voyez HÉRODOTE, II, 172 sqq.

[45] HÉRODOTE, II, 178.

[46] HÉRODOTE, III, 6. Cf. II, 37. 60. 77.

[47] HÉRODOTE, VI, 21.