§ I. — ATHÈNES AVANT SOLON. L’Attique n’est pas un pays qui pût exciter la convoitise des peuplades belliqueuses en quête d’aventures. Elle n’a ni bassin fluvial comme la Thessalie, ni dépressions abondamment arrosées comme la Béotie, ni longues plaines riveraines de la mer comme l’Élide. C’est une presqu’île rocheuse, séparée du continent par des montagnes impraticables, et projetée si avant dans la mer orientale qu’elle se trouve en dehors du chemin suivi par les peuples dans leur marche du nord au sud. De là vient que ces invasions, dont toute l’Hellade fut ébranlée, passèrent devant l’Attique sans y entrer, et c’est pour cette raison aussi que l’histoire de l’Attique n’a pas de sections aussi tranchées que celle du Péloponnèse ; elle est plus d’un seul jet ; elle prend son point de départ dans le pays même et se développe ensuite d’une manière continue, toujours dans le même sens. A ce point de vue, l’Attique était dans la même situation que l’Arcadie ; c’était le séjour d’une population pélasgique qui n’avait jamais été ni expulsée par une force étrangère, ni contrainte à accepter dans son sein des intrus de race différente, assez nombreux pour la dominer. Aussi, le Zeus pélasgique y resta en possession de toutes ses prérogatives, et les plus anciennes fêtes nationales, célébrées en son honneur dans les simples bourgades de la contrée, sont restées en tout temps les plus saintes des solennités religieuses. Mais, d’autre part, l’Attique était prédestinée à recevoir des immigrants venus par mer. Le pays tout entier n’est qu’une presqu’île et il appartient tout à fait par son climat à l’Archipel. Le continent proprement dit finit à la chaîne de montagnes qui sépare l’Attique de la Béotie. Les monts de l’Attique sont, au même titre que l’Eubée, partie intégrante du grand système orographique qui, fractionné en groupes d’îles, forme l’Archipel et, plus loin, atteint le rivage de l’Asie-Mineure. Ainsi, l’Attique, de par sa nature même, est une portion du monde insulaire et est appelée à le mettre en rapport avec le continent. Ses côtes, amplement développées, sont riches en ports et, grâce à la profondeur de l’eau, abordables en tous lieux ; c’est vers la mer aussi que sont tournées les plaines, les plus fertiles de la région. Les premières visites qui vinrent rompre l’uniformité de la vie des indigènes, à l’époque pélasgique, furent celles des Phéniciens. Les nouveaux venus implantèrent sur le littoral le culte d’Aphrodite et, celui du Melkart tyrien. Nous retrouvons leurs traces dans la baie de Marathon, et surtout dans le golfe de Salamine. Cette île, située à portée de trois plaines fertiles — la plaine de Mégare, celle d’Éleusis et celle d’Athènes — était une station excellente, et les Phéniciens n’en pouvaient souhaiter de meilleure. Ils ouvrirent là un marché destiné à des échanges pacifiques avec les indigènes et ils l’appelèrent Salamis, l’île de la Paix. Sur le promontoire qui fait face à l’île, du côté du continent, ils bâtirent un sanctuaire d’Héraclès. Puis vinrent d’autres races habituées à la mer, qui s’installèrent à côté des Phéniciens : ainsi, les Dardaniens, auxquels devait son nom la Troie placée à côté de l’Héracléion. C’est, en effet, dans ce coin de la mer de Salamine que nous trouvons la première école de matelots et les premiers essais d’organisation politique. C’est là, le fait est attesté, qu’a été établie la plus ancienne station maritime, là aussi que les cantons d’alentour ont formé leur plus ancienne association. Il y vint des ‘Minyens, des Thraces, des Cariens et des Lélèges ; ces aventuriers apportèrent avec eux les cultes d’Artémis, de Poseidon et de Déméter. Sur la côte orientale (Paralia), qui est d’un plus facile accès, s’installèrent des marins crétois, ioniens et lyciens[1]. Une série de stations mises sous le patronage d’Apollon[2] atteste leur présence et leur action. Des points les plus divers du littoral, tous ces éléments étrangers pénétrèrent ensuite dans l’intérieur du pays ; il se fit dans la population un mélange, et on peut bien regarder comme une preuve de la diversité des parties composantes ainsi rapprochées le fait que, en Attique, il y avait des bourgs tout à fait voisins qui n’avaient pas entre eux le droit d’épigamie, autrement dit, la faculté de contracter des mariages réguliers. Les villages restèrent ainsi livrés à eux-mêmes, vivant côte à côte et réunis par des sacrifices religieux offerts en commun par les voisins, jusqu’à ce que des familles marquantes eussent réussi à prendre de l’autorité et à fortifier certains points favorablement situés qui devinrent des châteaux de princes et dont chacun forma le centre d’une division régionale. L’époque où le pays subit cette première transformation portait, dans la tradition antique, le nom de Cécrops. Elle forme la transition entre le régime du canton ou du village et l’État. L’Attique apparaît depuis lors comme un pays à douze châteaux ; dans chacune de ces résidences habite un chef ou roi, qui a ses domaines, son entourage et ses sujets. Chaque douzième constitue un État indépendant, qui a sa maison commune et son foyer à lui[3]. Dans ces conditions, si le pays devait arriver à constituer un ensemble, il fallait que quelqu’une des douze villes, favorisée par une situation particulièrement avantageuse, en devint le centre. Or, il y avait une ville évidemment prédestinée à ce rôle, c’est celle qui était assise dans la plaine du Céphise. Cette plaine s’étend au sud du Parnès, un rameau du Cithéron, qui forme du côté de la Béotie la limite du pays et qui en écarte les miasmes exhalés par les marécages du lac Copaïs. Au nord-est se dresse le massif du Pentélique, sur les flancs duquel passent les routes qui mènent vers la mer d’Eubée ; l’est, l’Hymette, qui est comme un riche herbier, et, à l’ouest, les collines plus basses de l’Ægialéos formant clôture du côté d’Éleusis. Les montagnes du nord sont les plus considérables, et c’est dans leur sein que se rassemblent les sources du Céphise qui, de là, s’élance il travers une plaine large et couverte d’une forte couche de terre. Fermée en arrière et sur les côtés par des montagnes, accessible seulement par des passages faciles à défendre, la plaine s’incline graduellement et d’une pente uniforme vers le sud, s’ouvrant ainsi au vent de mer qui apporte aux habitants une température douce en hiver et, en saison d’été, une agréable fraîcheur. La plage, basse et plate, n’aurait pas de port si un amas de rochers contigu à la côte n’était devenu, par le fait des atterrissements, une presqu’île. C’est là la perle du pays, le Pirée, une presqu’île projetée en pleine mer, qui forme plusieurs rades et anses parfaitement abritées. La plaine du Céphise n’est pas seulement la plus spacieuse et la plus fertile de tout le pays, celle qui se prête le mieux au commerce de terre et de mer, celle qui occupe la position la plus centrale — le lit du Céphise se trouvant juste au milieu de la distance qui sépare la mer orientale de la frontière mégarienne ; — c’est encore la région qui offrait l’endroit le plus convenable pour y fonder une cité. Au beau milieu de la plaine, à moitié chemin entre l’Hymette et les collines de l’ouest, on rencontre un groupe de monticules calcaires et, parmi eux, un bloc isolé, énorme, qui, sauf du côté de. l’ouest où un étroit passage le rend accessible, se trouve circonscrit dans toutes les directions par des parois tombant à pic, aplani sur toute la largeur de sa surface supérieure ou il y avait place pour, les sanctuaires des dieux nationaux et les demeures des seigneurs du pays. On eût dit que la nature l’avait placé là pour dominer la contrée et pour être le centre de son histoire. C’est là l’acropole d’Athènes ; c’est, des douze châteaux forts de l’Attique, celui qui portait de préférence le nom du roi Cécrops. Ce rocher reçut une consécration toute spéciale des sanctuaires qui, par la suite des temps, se groupèrent sur son sommet. Zeus qui, partout oh l’on bâtit une ville, descend du haut des montagnes pour prendre sa place au milieu des hommes, fut, là aussi, le premier, le plus ancien patron de la cité. A ses côtés vient trôner Poseidon, qui fait jaillir une source des entrailles du rocher. Une troisième divinité s’adjoint au groupe ; c’est Athéna, la déesse guerrière, que vénèrent et qu’accompagnent des familles belliqueuses, mais qui est aussi la protectrice de l’agriculture, de l’apiculture et de tous les arts de la paix. A côté du trident de Poseidon, elle plante en terre sa lance qui s’épanouit en olivier, l’arbre nourricier du pays[4]. Ce n’est pas sans lutte qu’elle conserve sa place. Halirrhothios, fils du dieu des mers, met la cognée à la racine de l’arbre, et les serviteurs de Poseidon, les Eumolpides d’Éleusis, font à Athènes une guerre meurtrière, jusqu’à ce qu’enfin la lutte se termine par une transaction entre les cultes. En vertu de ce pacte, la race d’Érechthée réunit en ses mains les sacerdoces des divinités ennemies qui, désormais, sont adorées sur le pied d’égalité. Zeus conserve bien, à la façon des souverains de branche aînée, le titre et la fonction honorifique de Polieus ou protecteur de la cité ; mais, grâce à l’olivier, Athéna est la Polias proprement dite, la véritable patronne du château et de la contrée, celle qui donne son nom aux enfants du pays. On la vénérait sous la forme de l’olivier longtemps avant que son image ne fût enfermée entre les murs d’un temple. A mesure que les rejetons de l’arbre béni se propagent dans la plaine, le vin, les figues et le miel cèdent la place à l’huile, dont la récolte devient la base de la prospérité de l’Attique. Érichthonios, le génie à figure de serpent, le nourrisson de la déesse, est le symbole de l’inépuisable abondance qu’elle a octroyée à la contrée. C’est là la seconde période de l’enfance de l’Attique, telle qu’elle nous apparaît dans l’histoire des cultes : Cécropia est devenue Athènes, et les Cécropides se sont transformés en Érechthides ou Athéniens. Athènes est la première ville, mais non la capitale, du pays. A l’époque, toute l’énergie de la population n’était pas encore concentrée dans ce centre en voie de formation. On rencontrait encore, vivant en groupe isolé au nord-est de la contrée, les familles venues de l’Ionie qui avaient fondé en face de l’Eubée la Tétrapole, autrement dit, les Quatre-filles de Marathon. En dépit de leurs affinités avec la population indigène, elles ont cependant gardé le caractère distinctif de leur race et les institutions politiques et religieuses qui lui sont propres : elles adorent comme leur dieu national Apollon, qu’elles appellent, en tant que père d’Ion, du nom de Xuthos. Les habitants de la Tétrapole jouent un rôle dans l’histoire de l’Attique en ce sens qu’ils passent pour avoir défendu, dans une guerre contre les champions de Chalcis, des hommes bardés d’airain, les frontières du pays attique. Voilà comment la légende fait d’Ion le sauveur de l’Attique et motive du même coup son élévation au trône à la place des Erechthides. Mais, au moment où il prend possession du pouvoir, ce clan belliqueux n’a plus l’air d’être un peuple exotique ; l’on ne sent pas de main étrangère qui dérange, par une violence brutale, le développement du génie indigène. Ion lui-même pouvait être considéré comme un enfant du pays : sa victoire n’a pas eu pour conséquence l’asservissement d’une partie de la population, comme cela est arrivé en Thessalie et à Lacédémone, où l’oppression a semé les germes d’une incurable discorde intérieure. Au contraire, il triomphait par la puissance bénigne qu’il devait à une civilisation supérieure et à la religion apollinienne. C’est Ion qui fait part aux Athéniens des enseignements de cette religion, et toutes les familles issues de lui se reconnaissent à ce signe caractéristique qu’elles honorent Apollon comme le dieu de leurs pères, la divinité adorée en commun par toute leur parenté. Ainsi se produit une transformation de la cité et de la contrée, transformation dont on retrouve encore des traces isolées. A Athènes, les familles ioniennes s’étaient installées de préférence sur les bords de l’Ilissos ; c’est là ‘qu’elles avaient fondé leurs sanctuaires d’Apollon, tandis que l’acropole était réservée, comme par le passé, aux anciennes familles et à leurs divinités. Il y eut ainsi, durant un certain temps, comme deux colonies contiguës, jusqu’à ce qu’enfin la résistance malveillante opposée par les premiers occupants fût surmontée. L’étranger Ion obtient droit de cité à Athènes en qualité de fils de Créüse, la fille d’Érechthée, et l’on attribue à Apollon un sanctuaire au bord de l’acropole, dans la grotte même où il- avait, dit-on, témoigné son amour à la fille du roi. Ainsi s’accomplit à Athènes l’association des Ioniens et des Érechthides : les deux groupes voisins s’unissent pour former une cité commune qui devient de jour en jour plus populeuse et entoure le pied de l’acropole. Les familles ioniennes s’emparent du pouvoir à Athènes et cherchent bientôt à donner au pays tout entier une unité plus compacte. Mais, pour que la ligue des douze villes devînt un État, il fallait que onze d’entre elles fissent le sacrifice de leur indépendance et consentissent à s’incliner devant la ville bâtie dans la grande plaine. C’est ce à quoi répugnaient les districts qui s’étaient le plus spontanément organisés en sociétés particulières, et qui étaient dirigés par des familles énergiques de prêtres ou de guerriers[5]. Il faut citer en première ligne Éleusis, la seconde des grands plaines du pays, le siége archaïque du culte de Poseidon et de Démâter, localité qui, même plus tard, a conservé une certaine indépendance et le rang d’une ville : puis, les habitants des gorges abruptes de Pallène, au pied du Brilessos, où Pallas Athéné avait un culte de date très ancienne. Mais les Athéniens viennent à bout des Pallantides, en dépit des rochers qu’ils lancent[6] ; ils obligent Éleusis à reconnaître leur suzeraineté ; ils brisent la résistance qui leur est opposée isolément dans les divers cantons. Les gouvernements particuliers sont supprimés, les familles marquantes transportées à Athènes avec leurs cultes ; le pays tout entier est réuni dans une seule cité. Les Athéniens considéraient à bon droit cette réunion des douze villes comme l’événement le plus important de leur histoire primordiale, comme le début de leur existence politique proprement dite. Ce grand acte fut accompli au nom de la divinité qui était depuis longtemps reconnue pour la patronne du pays. La fête d’Athéna célébrée dans la capitale devint la fête du corps politique tout entier, la fête des Panathénées ; le temps des luttes sanglantes fut oublié, et la nouvelle solennité, à laquelle étaient conviées et la ville et la campagne, fut pour toujours associée à un sacrifice en l’honneur de la déesse de la paix[7]. On rapportait à Thésée l’initiative de cette heureuse et féconde réunion, du synœkisme. On l’honorait à ce titre, et c’est lui qui a donné le branle à la troisième période ou période ionienne. L’Attique a fait, à ce moment, le pas décisif que nulle fraction du peuple ionien, dans quelque autre pays que ce soit, n’a réussi à franchir avec le même succès. C’est alors seulement, une fois le pays pacifié, doté d’une capitale où affluaient toutes les forces vivifiantes, unifié par la. fusion des familles’ d’origine diverse en un même corps, c’est alors que commença une histoire attique, que naquit un peuple attique destiné à jouir pleinement des dons prodigués par la nature à ce coin de terre. Ce n’est pas que le sol fia d’une fertilité exubérante et tel que le paresseux même y put vivre à l’aise. Il était, au contraire, pierreux, sec, propre tout au plus, sauf de rares exceptions, à la culture de l’orge, exigeant partout, sur les talus des roches calcaires comme dans les dépressions marécageuses, du travail et des soins régulièrement continués. Mais le travail ne restait pas sans récompense. Les fruits des arbres et les produits des jardins avaient une saveur et une délicatesse particulière ; les plantes des montagnes. n’avaient nulle part plus de parfum que sur l’Hymette ; la mer était riche en poissons. Les montagnes ne contribuent pas seulement par leurs belles lignes à donner à toute la contrée une certaine noblesse d’aspect ; on trouvait encore dans leurs entrailles d’excellente pierre de taille en quantité et du minerai d’argent ; des parties basses on extrayait de l’argile de première qualité. Tous les arts et toutes les industries avaient leurs matières premières à portée. Enfin, il faut ajouter à tant d’avantages ce que les anciens regardaient comme une faveur toute spéciale du ciel, une atmosphère sèche et limpide qui était on ne peut plus propre à maintenir le corps en bonne santé, à aiguiser les sens à faire naître dans l’âme des idées riantes, à éveiller et à stimuler les forces de l’intelligence[8]. Lorsque commencèrent les migrations qui ébranlèrent tout le continent, de la Macédoine à la pointe méridionale de la Morée, l’Attique seule ne fut pas submergée par le flot ; mais, sans être envahie par des masses compactes, elle accueillit çà et là de petits groupes d’étrangers qui accrurent d’autant sa population. Elle avait, de Cette façon, tous les avantages qu’elle tirait de l’excitation reçue et des forces acquises, sans les inconvénients des révolutions violentes. Elle put s’assimiler peu à peu les éléments nouveaux, et ceux-ci se fondirent insensiblement dans la race indigène qui ne cessa pas un instant de se sentir inséparable de son sol natal. C’est pour cela que bien des usages archaïques et surannés se sont conservés précisément chez les Athéniens plus longtemps que partout ailleurs ; par exemple, la forme des Hermès, legs des Pélasges primitifs[9]. Les immigrants qui vinrent prendre place parmi les citoyens de l’Attique appartenaient à l’espèce des bannis, victimes des discordes civiles ; c’étaient par conséquent, pour la plupart, des familles de marque qui non seulement accrurent le chiffre de la population, mais fournirent à la culture intellectuelle de l’Attique des matériaux de toute nature. Ainsi, il vint de la Béotie des Minyens[10] ; du même pays, des Tyrrhéniens[11] et la tribu des Géphyréens, qui apportèrent avec eux le culte de Déméter achéenne et l’écriture alphabétique[12]. Du Péloponnèse arrivèrent des Ioniens qui cédaient la place aux Doriens ; des cantons entiers, comme Sphettos et Anaphlyste, furent peuplés par des gens de Trœzène[13]. De l’île d’Égine accoururent en fugitifs les Æacides, d’où est sortie la famille de Miltiade[14]. Enfin, la Messénie, foulée par l’invasion, fournit toute une série de familles qui, par leur énergie, par leurs aptitudes intellectuelles et par les cultes qu’elles propagèrent, s’acquirent une renommée incomparable. Le culte des Grandes Déesses (Déméter et Cora), qui, comme les autres cultes de l’age pélasgique, avait été violemment supprimé par les Doriens, dut à la propagande des Caucones de nouveaux adhérents et refleurit de plus belle dans les Mystères d’Éleusis[15]. Or, les Caucones étaient originaires de Messénie. Aux familles expulsées de Messénie appartenaient aussi les Médontides, les Pæonides et les Alcméonides ; c’étaient les descendants des rois de Pylos, de Nélée et de Nestor ; c’étaient des familles habituées à commander et qui surent, même dans leur nouvelle patrie, se mettre hors de pair. Le Péloponnèse subit alors une perte irréparable, et ce capital de force vive enrichit Athènes ; car, la mobilité particulière et les aptitudes multiples du génie athénien ont pour cause principale la diversité des familles qui vinrent, l’une après l’autre, s’installer dans le pays. Alors commença à s’accuser en Attique le contraste, qui fut plus tard de si grande conséquence, entre la noblesse autochtone ou indigène et les familles moins anciennes amenées par l’immigration[16]. Ces dernières furent désormais, dans l’histoire de l’Attique, l’élément moteur ; elles prirent la direction du développement ultérieur. Le Nélide Mélanthos monta, après les Erechthides, sur le trône de l’Attique[17], et, si nous jetons un coup d’œil sur le cours de l’histoire, à partir de ce moment, il suffit de citer quelques noms de personnages apparentés, par leur descendance maternelle ou paternelle, à la noblesse messénienne pour apprécier aussitôt la valeur du trésor d’énergie intellectuelle que les Péloponnésiens mis en fuite par l’invasion dorienne ont apporté aux Athéniens. L’hospitalité a été avec raison signalée, dès l’antiquité, comme un trait de caractère du peuple athénien[18], et quantité de noms de lieux en Attique y font allusion. Cette vertu a été amplement récompensée. C’est l’accueil hospitalier fait aux familles fugitives qui a fondé la grandeur d’Athènes. C’est par là que la ville s’est approprié une multitude de ferments généreux ; c’est de cette époque que date la souple variété du génie attique, son large horizon, l’activité infatigable qui le tient en éveil, toujours prêt à pousser au progrès intellectuel. L’Attique put ainsi réunir les avantages d’un développement régulier sur son propre fonds avec les plus fécondes excitations du dehors, les avantages d’un pays colonisé avec ceux d’une région où la population est assise de longue date. Les révolutions violentes par lesquelles ont dû passer les autres États avant de prendre leur forme définitive ont été épargnées aux Athéniens ; c’est pour cela qu’il leur a été donné d’arriver, avant tous les autres pays, à une organisation stable, de réaliser plus tôt qu’ailleurs l’État hellénique, c’est-à-dire, une société où tout le monde cessait de porter des armes[19], où la tranquillité publique était garantie par la communauté, une société dont les membres pouvaient sans danger vaquer à leurs affaires. Les occupations des citoyens étaient, dès l’origine, des plus variées, et il ne pouvait en être autrement dans un pays qui, moitié continent, moitié île, se trouvait, par surcroît, placé au milieu de l’Hellade. En effet, les Athéniens surent heureusement mener de front, dès les temps les plus reculés, l’agriculture et le commerce maritime. Ils avaient à la fois la ténacité patiente qu’exige la vie du paysan et l’esprit entreprenant du marchand, l’attachement aux coutumes locales et des connaissances étendues dont ils usaient à propos. Ainsi donc, à l’époque que les anciens désignaient par le nom de Thésée, l’Attique a reçu toutes les règles fondamentales de sa vie politique et sociale. Elle est indépendante de toute sujétion au dehors, depuis qu’elle s’est soustraite aux prétentions de la Crète, la souveraine de l’archipel. Au dedans, elle s’est heureusement débarrassée des séparations artificielles élevées par sa constitution cantonale. Il n’y a plus là maintenant qu’une cité et qu’un peuple. La population est divisée en trois ordres : les Eupatrides ou gens de bonne naissance ; les Géomores ou cultivateurs ; les Démiurges ou artisans[20]. Les premiers forment à eux seuls l’État, dans le sens strict du mot. Mais eux non plus ne forment pas une masse homogène : il y a, parmi eux, les anciennes gentes (les Eupatrides proprement dits), et les maisons plus nouvelles. La distinction des unes aux autres ne s’est jamais effacée, et les changements de dynastie suffisent pour attester qu’il y a eu lutte entre elles. La première condition de la paix intérieure, c’était donc que ces gentes fussent d’accord entre elles et que les cultes particuliers à chaque maison devinssent communs et publics, car cet arrangement garantissait aux membres des divers groupes de familles l’honneur du sacerdoce héréditaire, la possession incontestée de leurs privilèges et une prééminence durable au sein de l’État. Ainsi, tribus et gentes se fondirent ensemble en faisant entrer leurs dieux dans la religion de la cité ; les fiers Boutades se plièrent au service de l’Apollon ionien et acceptèrent son système politique, comme auparavant les Eumolpides avaient rendu hommage à Athéna. Chaque gens embrassait un groupe de familles qui faisaient remonter leur origine à un ancêtre commun et qui s’étaient jadis réunies en un clan. Ce qui les tenait unies, c’était le culte commun du patron divin et du fondateur héroïque du groupe : tous les membres étaient liés ensemble par l’obligation de venger le meurtre de l’un d’entre eux, par la communauté de sépulture et par un droit d’hérédité réciproque. Chaque gens avait un lieu de réunion commun, un foyer religieux commun ; la gens était une grande maison avec un patrimoine dont aucune volonté particulière ne pouvait aliéner la moindre parcelle, une communauté fermée par des barrières étroites et sacrées. Les gentes, à leur tour, s’unirent pour former des corporations plus larges, que l’on désignait par le nom de phratries ou « confréries[21].» Les phratries étaient des associations de trente gentes, chacune ; elles avaient également leur culte commun, et leurs membres se trouvaient substitués dans les droits et les devoirs des gentiles, lorsque pas un de ces derniers n’était là pour en assumer l’exercice et la responsabilité. Ces gentes et groupes de gentes étaient les matériaux fournis par la famille à l’édifice de l’État attique ; ce sont les formes sociales que l’État accueillit et incorpora à ses classifications spéciales. Ces classifications étaient les quatre tribus ou phylæ, c’est-à-dire, les Géléontes, les Hoplètes, les Ægicores et les Argadéens[22]. Aucune tradition ne nous explique comment ces quatre tribus, particulières aux Ioniens, sont devenues la division normale du peuple de l’Attique, et on ne peut émettre à ce sujet que des conjectures. On a supposé que l’Attique s’était trouvée partagée, durant un certain temps, d’après les quatre tribus ioniennes, en quatre districts indépendants ; que, par exemple, les Géléontes avaient eu leur résidence et leur gouvernement particulier à Athènes, les Hoplètes, dans la Tétrapole. Mais on ne trouve pas de vestige authentique d’une pareille distribution de l’Attique en quatre régions. Ce qui est plus vraisemblable, c’est que l’organisation adoptée par les Ioniens dans leur Tétrapole s’est propagée au dehors par une espèce de colonisation. A mesure que les Ioniens, se répandant hors de leur domaine propre, s’introduisaient d’une ville à l’autre, ils associaient dans chaque ville les gentes indigènes avec les leurs et les enrôlaient dans leurs tribus[23]. Lorsque les douze villes eurent toutes reçu de cette manière une constitution pareille, après avoir persisté quelque temps à rester indépendantes les unes des autres, elles se prêtèrent d’autant plus facilement à une fusion comme celle que les anciens appellent le synœkisme de Thésée. De là sortit un État unifié. Alors, toutes les gentes du pays avaient rendu hommage à Apollon Patrôos, et le culte commun du plus ancien patron de la contrée, de Zeus Herkeios ou gardien du foyer, joint au culte de l’Apollon ionien, fut désormais le symbole religieux de l’accord pacifique qui confondait l’ancienne et la nouvelle population, en même temps que le signe distinctif des Eupatrides attiques. Une fois les douze districts urbains absorbés dans l’unité nouvelle, une grande partie des Eupatrides se transporta dans la nouvelle capitale et établit sa demeure sur l’acropole ou tout autour de l’acropole, formant une noblesse sacerdotale et chevaleresque qui était seule en possession des traditions nécessaires à la vie de la cité. Elle seule savait offrir des sacrifices agréables aux dieux, maintenir le culte, appliquer le droit, diriger sagement et défendre la communauté[24]. Cette noblesse entourait le trône du roi dont l’autorité, loin de prendre des allures despotiques, nous apparaît dès le début comme se limitant elle-même, aussi bien dans l’exercice de ses fonctions administratives que dans ses attributions juridiques. Sur l’acropole, près du foyer de la cité, il jouait le rôle de père de famille ; il rassemblait devant son palais, pour délibérer avec eux, les chefs de la communauté, et, lorsque l’étroite esplanade de là-haut ne suffit plus, il se forma au pied de l’acropole, du côté du midi, une ville basse. C’est là que les Eupatrides se retrouvèrent, groupés autour de l’agora ou place du marché, là qu’on éleva la maison commune ou prytanée ; c’est là aussi, sur l’agora, qu’on vit désormais siéger en cour de justice le roi avec ses assesseurs élus. Pourtant, tous les jugements ne devaient pas être rendus sur l’agora, car, quiconque était soupçonné d’avoir les mains souillées d’un meurtre devait se tenir loin des autels publics de la cité et des réunions des citoyens. En conséquence, on avait choisi, pour juger les homicides, un endroit spécial, c’est-à-dire, le rocher nu qui se trouve en face de la montée de l’acropole. Ce rocher était consacré à Arès qui, suivant la tradition, y avait été jugé le premier pour homicide, et aux Érinyes, les sombres puissances qui torturent la conscience coupable. Les sentences prononcées là l’étaient non par un juge unique, mais par un collège d’hommes éprouvés et expérimentés, l’élite des familles nobles[25]. Le roi avait sa place au milieu de ce jury, et c’est pour cela que, même sous le régime républicain, le magistrat qui était l’héritier de la dignité royale avait, comme tel, droit de suffrage parmi les Aréopagites. Mais comme, dans les temps primitifs, l’administration et la judicature n’étaient pas séparées, on peut supposer que le même collège qui rendait la justice sur la colline d’Arès servait aussi de conseil d’État permanent, ayant mission d’assister le roi dans ses fonctions d’administrateur suprême[26]. Le collège judiciaire des Aréopagites portait aussi, pour cette raison, le nom de Conseil. Si un accusé cité devant lui avait un nombre égal de suffrages pour et contre lui, il était renvoyé absous. Le tribunal de l’Aréopage est une des plus anciennes institutions d’Athènes, et il n’en est point qui ait valu à la cité une renommée plus précoce et plus répandue parmi les Hellènes. Le droit pénal appliqué par les Aréopagites a été pris pour guide par tous les législateurs des tiges suivants. L’ère de la royauté fut pour l’Attique une époque de développement actif et de vicissitudes changeantes, comme nous pouvons le deviner rien que par la succession des familles qui occupent le trône l’une après l’autre, Cécropides, Érechthides, Ægides, Nélides. Il est néanmoins impossible de retracer l’histoire de cette période. Les listes de rois léguées par la tradition ne remontaient pas au delà de Mélanthos, en la personne duquel arriva au pouvoir une branche des Nélides originaires de Pylos. C’était au temps des invasions, lorsque le pays, au nord comme au sud, voyait ses frontières menacées. Du côté du nord s’avançaient les Béotiens, de race éolienne ; vers le sud, c’étaient les Doriens qui remontaient du Péloponnèse pour rattacher leur nouvelle conquête à leur ancienne patrie et faire de l’Hellade entière une Doride. C’était bien là une occasion opportune pour une famille messénienne, chez qui l’antipathie à l’égard des Doriens était de tradition. Aussi, de même que Mélanthos avait repoussé les Béotiens[27], de même Codros, son fils, eut l’impérissable honneur de forcer les Doriens à rétrograder au delà de l’isthme[28]. Pourtant, la royauté succomba aussitôt après, et la légende patriotique, qui n’admet pas d’atteintes violentes portées à la constitution, prétend qu’après la mort héroïque de Codros personne ne se sentit digne de lui succéder. Mais, en réalité, ce fut, là comme ailleurs, la jalousie de la branche cadette qui jeta le trouble dans les coutumes et transforma la royauté en aristocratie. Seulement, cette transformation se fit par degrés, et la transition ne fut nulle part plus douce et mieux ménagée qu’à Athènes. Aux rois succèdent d’abord des chefs de même race, des archontes à vie qui se suivent en vertu du droit de primogéniture. La différence essentielle qui distinguait ce régime du précédent consiste simplement en ce que le chef de l’État ne gouvernait plus au nom de sa souveraineté personnelle, mais comme membre de sa gens. La gens entière était désormais, comme celle des Bacchiades à Corinthe[29], placée à la tête de la société à titre collectif, si bien que tous ses membres avaient le rang et le titre de rois. Le régent avait donc, aussi lien en matière de juridiction que dans les questions administratives, les mains liées par un conseil de famille. Il y avait de plus, pour contrôler la gestion des intérêts de la communauté, une représentation des Eupatrides entendus dans le sens le plus large du mot[30]. On s’explique ainsi comment, bien que le pouvoir restait héréditaire et à vie, la tradition antique a pu affirmer qu’une modification essentielle avait été apportée alors au régime politique et que, après la mort de Codros, la royauté avait été remplacée par une magistrature, l’autorité irresponsable par une charge emportant responsabilité[31]. Le centre topographique du gouvernement était le Prytanée, près du marché, et, lorsque nous voyons, dans la plupart des cités, les prytanes supplanter les rois, lorsque nous rencontrons, jusque dans l’Athènes démocratique, des «prytanes» qui sont encore les dépositaires de la souveraineté de l’État, nous pouvons bien supposer que les successeurs de Codros ont aussi gouverné Athènes en qualité de prytanes, qu’ils ont administré et rendu la justice dans le Prytanée[32]. Il a dû même survenir encore plus de changements que n’en admettaient les Athéniens : il a dû y avoir une solution de continuité dans la succession héréditaire ; car, tandis qu’une branche de la famille royale, et précisément celle qui porte le nom des Nélides, émigre en Asie-Mineure, à Athènes on ne voit plus de Nélides ni de Mélanthides à la tête de la cité, mais bien des Médontides qui, s’ils appartiennent à la race des Nélides, en sont au moins une branche à part[33]. Mais, ce qui demeure un trait caractéristique de l’esprit athénien, c’est l’instinct conservateur qui se montre dans la transformation progressive des institutions traditionnelles. La dignité royale fut conservée à l’État : il ne se produisit pas, comme ailleurs, de séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir civil. On préféra limiter, par l’institution de collèges, le pouvoir exécutif. Le Médontide régnant était le président à vie d’une république oligarchique, tandis que l’aristocratie des familles exclues du trône faisait sentir son influence en surveillant le gouvernement. Treize régents s’étaient déjà succédés, lorsque l’on prit une mesure qui doit avoir été provoquée par le groupe des Médontides et qui avait pour but de les faire arriver en plus grand nombre à la possession de la première dignité de l’État. On supprima l’archontat à vie et on lui substitua une présidence décennale. Nous rencontrons, dans d’autres États, des périodes gouvernementales de ce genre, à l’expiration desquelles avait lieu une nouvelle confirmation de l’autorité par signes émanés des dieux et par acclamation populaire[34]. Au lieu d’un simple renouvellement de l’autorité, on eut un changement de personne. L’obligation pour le régent de rendre ses comptes au bout de dix ans fut un pas considérable dans la voie des modifications qui transformaient peu à peu le régime politique. Nous en dirons autant de la suppression de l’hérédité et l’introduction du système électif. Après Charops fils d’Æschylos, le premier archonte décennal, qui entra en fonctions en 752 (Ol. VII, 1)[35], la race royale maintint encore son privilège durant quatre régences, jusqu’à la chute d’Hippomène, survenue en 714 (Ol. XVI, 3)[36]. Telle fia la durée du droit monarchique, qui doit avoir été incarné dans une famille puissante et avoir poussé de profondes racines dans la conscience populaire pour avoir pu se maintenir trois siècles et demi après la mort de Codros. A la fin, la noblesse exclue de la suprême magistrature renversa ces barrières et conquit de haute lutte le libre accès du pouvoir. Bientôt après, c’est-à-dire en 683 (Ol. XXIV, 2)[37], la fonction elle-même subit une altération profonde. Sa durée fut réduite à un an, sa compétence répartie entre neuf collègues qui, à la fin de leur année, étaient obligés de rendre des comptes. Ce fut là, à proprement parler, la fin de la monarchie attique. Ce fut, en tout cas, une innovation d’une portée immense, car, à partir de ce moment, la souveraineté de l’État, réservée jusque là à une famille qualifiée par sa naissance, passa aux mains d’un groupe plus étendu de familles qui conférèrent les emplois publics par la voie du suffrage. On passait ainsi de la domination exclusive d’une famille à la domination de plusieurs. Le premier archonte avait droit d’exercer sur la communauté une surveillance générale : il prenait soin de ceux qui avaient le plus besoin d’une protection efficace et personnelle, c’est-à-dire, des mineurs et des orphelins ; il veillait à la conservation des patrimoines dans les familles de citoyens ; il avait l’honneur de donner son nom à l’année, qui était datée d’après lui dans tous les documents officiels. Le second archonte portait le titre et les insignes du roi : il avait mission, comme successeur du roi, de veiller sur les sanctuaires et sacrifices publics, afin que tout se passât suivant les rites traditionnels, pour la plus grande satisfaction des dieux. Dans l’Aréopage, il occupait, lui, l’archonte-roi, la place d’Athéna qui, suivant la croyance populaire, y avait un jour apporté elle-même son suffrage ; et, de l’ancienne dignité royale, il lui restait encore cette distinction que sa femme participait à sa dignité professionnelle et était honorée à titre de reine ou Basilissa. Au troisième archonte échut la fonction de chef militaire, la dignité de général ou duc (dux), comme le prouve son nom de polémarque ou commandant de guerre. Il est indubitable, comme on le voit, que les trois attributs les plus essentiels de la royauté ont été répartis entre les trois archontes qui, du reste, avaient aussi, tous trois, certaines fonctions religieuses. Pour les six autres archontes, il ne restait plus de droits souverains dont on pût leur faire une compétence spéciale ; ils n’avaient pas non plus d’autre nom professionnel que le nom générique de Thesmothètes ou législateurs. Ils constituaient, par conséquent, à côté des dépositaires de l’autorité royale, un collège à part qui avait pour mission de sauvegarder les lois. Les archontes continuèrent sur l’acropole les sacrifices offerts jadis par les rois à l’autel de Zeus Herkeios, l’autel domestique des anciens anaktes de la race de Cécrops ; ils offraient aussi, en commun, les sacrifices d’usage pour la prospérité de l’État qu’ils cherchaient à maintenir dans les anciens errements. Suivant l’exemple donné parles rois, ils se préoccupèrent de tenir constamment sur le pied de guerre les forces défensives du pays, afin de protéger l’Attique et par terre et par mer. La garde des côtes était d’abord le point capital. Dans ce but, le territoire entier fut divisé en quarante-huit districts d’armateurs ou naucraries : chacun de ces districts devait fournir un vaisseau avec son équipage, et les mêmes circonscriptions servaient de cadres pour les levées d’hommes et d’impôts. Les collecteurs d’impôts conservèrent le nom de Colacrètes ; c’était le nom qu’avaient porté autrefois les fonctionnaires chargés de recueillir, pour le compte des princes et seigneurs du pays, les dons qui leur étaient dus à titre d’hommage. A la tête de chaque naucrarie était placé un prytane, qui était chargé en même temps de maintenir l’ordre et la tranquillité dans sa circonscription. Les prytanes étaient des Eupatrides, et on choisissait sans doute pour cet office des Eupatrides domiciliés dans le district dont ils prenaient la présidence. Ce sont là les plus anciennes mesures administratives, non plus ioniennes, mais bien attiques, que nous puissions signaler sur le sol de l’Attique. Ces circonscriptions purement topographiques, sans compromettre l’unité à laquelle le pays était heureusement parvenu, protégeaient l’épanouissement multiple de la vie communale et obligeaient les intérêts particuliers des diverses classes à des concessions salutaires ; car les membres des gentes et ceux qui n’en faisaient pas partie se trouvaient réunis dans une action commune, et on faisait souvent appel au sentiment du devoir civique. Il s’agissait, en effet, de répartir, suivant une juste proportion, les charges qu’imposait la défense du pays. Nous rencontrons là les premiers essais d’une administration distincte pour l’armée et les finances. Dans les questions de cette nature, la partie des Eupatrides qui habitait la campagne trouvait occasion de faire valoir son influence, à côté de la noblesse urbaine qui approchait de plus près le gouvernement. L’époque à laquelle eut lieu cette division en districts n’est pas susceptible d’être précisée ; cependant, il est probable que, du moins dans ses grandes lignes, elle remonte au temps des rois[38]. Mais comme, sur bien des points, ce qui avait été fondé du temps des rois ne se trouvait encore qu’à l’état de germe imparfaitement développé, il n’était pas possible qu’il y eût une politique stable sous le régime de l’archontat annuel, si l’intérêt de caste ne mettait sur les esprits son empreinte de jour en jour plus profondément gravée. Le Dêmos y perdit, comme il perdit partout à la suppression de la royauté : tous les avantages de cette évolution politique furent pour les Eupatrides. Les régents annuels ne pouvaient être autre chose que les organes de leur parti ; ils ne pouvaient agir autrement que dans le sens de leurs électeurs et de leurs pairs. L’abîme qui séparait les classes s’élargit de jour en jour ; les Eupatrides n’avaient pas d’autre préoccupation que celle d’assurer leurs privilèges et de retenir dans une condition inférieure les gens du commun. Ils avaient entre les mains toutes les affaires de l’État, le gouvernement et les tribunaux ; et, plus ils devenaient eux-mêmes un parti dans l’État, moins ils étaient capables de rendre la justice d’une façon impartiale. Cc fut là le premier abus qui se fit sentir. Car le peuple de l’Attique avait, inné en lui, un sens singulièrement délicat du droit dont l’idéal doit se réaliser dans l’État, et il n’y avait pas de point sur lequel il fût plus chatouilleux. A cette souffrance morale s’ajoutèrent d’autres inconvénients qui concernaient la vie matérielle et compromettaient gravement le bien-être des populations. L’alimentation des habitants de l’Attique se réglait sur la nature du sol, et on distingue, de ce chef, trois catégories. Les gens de la montagne, ceux qu’on appelait les Diacriens, avaient une nourriture frugale, car les talus calcaires produisaient peu de récoltes, peu d’arbres fruitiers, et juste assez de pâture pour les bêtes à laine. Les ressources alimentaires étaient plus abondantes le long de la côte, où les Paraliens se livraient à la construction des barques, au cabotage, à l’exploitation du sel et à la pêche. Mais toutes les faveurs de la terre étaient réservées à ceux qui avaient leurs propriétés dans les plaines, notamment dans celle du Céphise. C’est là qu’habitaient les Pédiéens, et c’étaient généralement les Eupatrides qui, dans ces endroits, étaient les propriétaires du sol. Attenant à la grande plaine étaient les meilleurs ports ; en face, les îles les plus rapprochées de la côte ; par conséquent, les Pédiéens avaient encore, par surcroît, tous les bénéfices du commerce par mer. La noblesse eut soin de s’approprier tous ces avantages. On voyait, par exemple, les membres des familles nouvelles, c’est-à-dire, amenées par l’immigration, construire pour eux des navires à Phalère et s’embarquer eux-mêmes pour aller faire le négoce. Les moyens d’acquérir se multipliaient entre leurs mains. Par contre, les petits propriétaires s’appauvrissaient à mesure que la vie devenait plus coûteuse. Toute contribution exigée par la communauté pesait double sur leurs épaules ; la moindre alarme troublant le repos public, une amende à payer, une mauvaise récolte, contribuait à les ruiner. Ils devinrent les débiteurs des Eupatrides. D’après l’ancienne coutume, le droit du créancier s’étendait de la propriété à la personne du débiteur. Or, la dette était d’autant plus lourde qu’il y avait moins d’argent dans le pays et que le taux élevé de l’intérêt faisait croître plus rapidement le capital impayé. A la fin, il ne restait plus aux débiteurs aux abois d’autre parti à prendre que de désintéresser leurs créanciers en leur abandonnant leurs terres. Encore devaient-ils s’estimer heureux quand, au lieu de les chasser, leurs créanciers leur concédaient l’usufruit de ce qui avait été leur propriété, et qu’ils pouvaient trouver dans les fermes des grands propriétaires fonciers une maigre subsistance. Ainsi se forma une classe de cultivateurs à moitié libres, qui portaient le nom de Hectemorii ou Sixeniers, probablement parce qu’ils gardaient pour eux la sixième partie du revenu[39]. De leur côté, les Eupatrides saisissaient toutes les occasions d’arrondir leurs propriétés. Le nombre des petits propriétaires libres, la classe moyenne des Géomores, diminua à vue d’œil : ils devinrent les domestiques des riches et tombèrent dans une complète dépendance. Dans ces conditions, il était facile aux Eupatrides de conserver leurs privilèges et de gouverner avec une main de fer. Ils y auraient réussi plus longtemps encore, s’il n’avait pas éclaté parmi eux de discordes intestines et s’il ne s’était pas conservé dans le peuple un noyau d’hommes libres et énergiques, tant sur les montagnes de la Diacria que le long de la côte où le trafic était florissant et où l’indépendance civique trouvait un terrain plus favorable. Cependant, le mouvement intellectuel qui, au septième siècle, de l’Ionie où il avait pris naissance se propageait sur les rivages de la Grèce comme un souffle vivifiant, ne passa point sur l’Attique sans y laisser de traces. On s’en aperçoit aux moyens qui furent alors mis en œuvre pour sauvegarder l’ordre de choses existant. L’esprit politique des Athéniens se reconnaît en effet à ce trait qu’ils cherchaient à atteindre par voie législative au résultat qu’on obtenait dans d’autres pays par voie de révolution. Un autre trait, particulier aussi, de l’esprit populaire en Attique, c’est que rien ne blessait le sentiment public comme l’arbitraire dans les arrêts de justice et l’incertitude du droit. De ce côté, la réforme fut poursuivie avec une énergie extrême et exécutée. Car le fait qu’un citoyen, choisi parmi les Eupatrides, reçut mission de mettre par écrit les règles d’après lesquelles on rendrait désormais la justice à Athènes, est un indice significatif des luttes intérieures au cours desquelles la noblesse fut forcée de faire des concessions. Aussi bien, le privilège le plus important de cette classe, c’était la connaissance exclusive du droit, la pratique des coutumes religieuses, qui se transmettaient par tradition orale au sein des gentes ; sa puissance reposait, par conséquent, sur le droit non écrit. Comment y aurait-elle renoncé, si les gens du commun n’avaient pendant longtemps réclamé la publication du droit, et n’avaient été assez unanimes pour faire prévaloir leurs exigences ? Ce fut donc un progrès considérable dans le développement de la vie civique, lorsqu’on décida, en 621 (Ol. XXXIX, 4)[40], de rédiger, pour le porter à la connaissance de tous, le droit criminel alors en vigueur, et que l’archonte[41] Dracon fut chargé de mettre le projet à exécution. Depuis lors, les archontes furent astreints à une procédure fixe et ne purent appliquer que des peines mesurées à l’avance. Si on a pu dire des lois de Dracon qu’elles étaient écrites avec du sang, qu’elles ne connaissaient pour tous les délits qu’une seule peine, la mort., etc.., il ne faut pas s’en prendre à la dureté personnelle du législateur[42] qui, à coup sûr, était bien loin de vouloir établir un nouveau code pénal ; cela signifie que, comparés aux lois dictées plus tard, les règlements de Dracon paraissaient extrêmement sévères et simples, parce qu’ils étaient le produit d’un état social simple et sévèrement ordonné[43]. Ou voulait, en effet, pour réprimer l’esprit novateur du moment, s’attacher autant que possible à la tradition et ne pas émousser le glaive que l’on tenait encore en main, afin que la crainte du châtiment maintint le prestige et, des juges et de la classe à laquelle ils appartenaient. D’ailleurs, toute atténuation des pénalités léguées par la coutume n’aurait, fait que jeter un jour plus odieux sur l’usage qu’on avait fait jusque là du droit de punir. Nous ne connaissons d’un peu près l’esprit de l’organisation judiciaire instituée en Attique par Dracon qu’en ce qui concerne les tribunaux appelés à connaître de l’homicide. Les règles applicables à la question s’étaient élaborées avant toutes les autres au sein de la communauté attique. Dès les premiers temps, on distinguait déjà très nettement entre les diverses espèces de meurtre assassinat, homicide par négligence, homicide légitime, et les divers cas étaient examinés séparément dans des lieux distincts (Aréopage — Palladion — Delphinion), qui étaient voués à cet usage par leurs légendes particulières. Les règlements draconiens montrent aussi que l’État n’est arrivé que par degrés à se substituer à la famille, à mettre le jugement public à la place de la vengeance des parents de la victime. Les membres de la famille, jusqu’aux cousins issus de germain, conservent encore leur part d’intervention dans la poursuite du meurtrier et une influence sur son sort, car, en se réconciliant avec lui, ils peuvent hâter le retour du banni. Le droit de venger le sang par le sang demeure même encore en vigueur pour le cas où le banni remettrait le pied avant le temps sur le sol attique. Mais, d’autre part, la procédure suivie par l’État est réglée de la façon la plus minutieuse. Elle s’accomplit en deux actes. D’abord, le procès est entamé sous la présidence de l’archonte, et l’affaire, après enquête sur le fait et ses circonstances, est instruite jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’à prononcer. Mais le verdict lui-même est rendu par un collège de 51 membres, qui représentent la communauté des citoyens, les Éphètes[44]. De cette manière, la tradition et les besoins nouveaux, les droits de la famille et l’intervention de l’État, se trouvaient comme fondus dans une combinaison intime. Nous reconnaissons bien là l’époque de transition où se place l’œuvre de Dracon, le législateur auquel on attribuait de préférence l’institution des cours d’éphètes[45]. Rien d’impur ne devait être toléré au sein de l’État ; aucune atteinte portée à la tranquillité publique ne devait rester sans châtiment ou sans expiation ; mais, d’un autre côté, là où il y allait de la tète des citoyens, on se montrait particulièrement scrupuleux ; on voulait prévenir tout arbitraire de la part des magistrats, et l’on espérait, en réservant la sentence aux 51 représentants de la communauté, donner à l’application du droit les garanties que l’époque réclamait avec une insistance croissante. La rédaction du droit pénal et l’innovation des collèges de juges ou jurys étaient des concessions faites par les Eupatrides, qui ne pouvaient pas méconnaître le péril de la situation. Du côté de la terre comme du côté de la mer, l’Attique était entourée d’États dans lesquels les agitations populaires, brisant toute résistance, avaient eu raison des anciennes coutumes. A Mégare qui, après avoir été simplement un morceau de l’Attique, était devenue plus puissante et plus renommée qu’Athènes, à Corinthe, à Sicyone, à Épidaure, il existait des gouvernements tyranniques établis par les meneurs du parti populaire, et il y eut à Athènes des tentatives faites en vue de provoquer des mouvements semblables. A Athènes, il est vrai, les conditions étaient tout autres ; il n’y avait pas là d’envahisseurs étrangers installés en pays conquis ; il n’y avait point de domination exotique imposée à la population indigène, rien, par conséquent, qui poussât de même à une rupture violente. Il ne manquait pas cependant de ferments de discorde. En Attique aussi, il y avait un contraste pénible et des rapports tendus entre la ville et la campagne, entre les familles qui régentaient la société et leurs sujets, entre riches et débiteurs besogneux. C’était plutôt un malaise social qu’un antagonisme politique ; mais, à Mégare aussi, la révolution avait été surtout une crise sociale, et les grandes familles de l’Attique étaient aussi fortement attachées par leurs intérêts au parti conservateur que, dans les villes maritimes du voisinage, le démos pouvait l’être par ses sympathies à ceux qui lui parlaient de briser ses chitines et de relever la condition du citoyen. Le pays n’était pas non plus bien administré. Les familles aristocratiques étaient brouillées entre elles ; une ambition impatiente poussait maintenant tout le monde vers les fonctions publiques ; le gouvernement était affaibli, et la force militaire du pays en pleine décadence. Il semble bien que les présidents des circonscriptions imposables avaient acquis une puissance qui faisait contrepoids à celle des archontes de la capitale[46] ; des parties du pays et de la population se détachèrent isolément du tout, et des familles marquantes de la classe noble profilèrent du désordre général pour se recruter des adhérents dans l’étendue de leurs domaines et se créer ainsi une situation qui se trouvait en désaccord formel avec la constitution du pays. C’est à une de ces maisons qu’appartenait Cylon. Il avait, en 640 (Ol. XXXV)[47], l’emporté une victoire dans le stade d’Olympie, et il se sentait appelé par là à de plus hautes destinées que celles auxquelles l’ordre légal lui permettait d’aspirer. Il ne voulait pas être un citoyen ordinaire. Il avait d’ailleurs épousé une fille de Théagène ; Mégare, il avait appris à connaître les charmes de la tyrannie et noué des relations de toute sorte. C’est ainsi que l’idée lui vint de renverser le gouvernement, déjà ébranlé à plusieurs reprises, île sa ville natale, et de se rendre maître à la fois de la ville et du pays. Comme il promettait un allégement des dettes et le partage des terres, il réussit à grouper autour de lui une bande de partisans résolus[48]. Théagène mit une troupe à sa disposition, et il crut, à l’exemple des tyrans péloponnésiens, n’avoir plus qu’à oser le pas décisif pour toucher au but. C’était l’habitude, chez les Grecs, de fêter l’anniversaire des victoires remportées dans les concours. Ce jour-là, le vainqueur, accompagné de ses parents et de ses amis, paré de la couronne qui assurait à sa maison et à sa ville natale une gloire impérissable, faisait une tournée dans la ville pour visiter les temples des dieux, et le peuple entier s’inclinait devant le rang exceptionnel de son concitoyen. Cylon choisit à dessein, pour l’exécution de son projet, un jour comme celui-là, où il pouvait rassembler autour de lui, sans donner l’éveil aux soupçons, un cortège imposant d’amis et de complices. La Pythie l’y avait, dit-on, encouragé en lui désignant la plus grande fête de Zeus comme le jour qui devait lui porter bonheur. Cylon pouvait-il, devant cette réponse, songer à une autre fête qu’à celle du Zeus d’Olympie, fête qui, pour lui, vainqueur aux jeux olympiques, lui paraissait être le centre de toutes les solennités helléniques ! Il oubliait qu’en Attique même, sous le nom de la grande fête de Zeus ou Diasia, on célébrait en l’honneur du dieu une très ancienne fête à la mode du pays, une fête qu’un Athénien patriote n’eût pas dû mettre au-dessous de celle du Péloponnèse. Le jour des Diasia, le peuple était dispersé dans les villages, tandis que, pour la fête de Zeus olympique, tout le monde se donnait rendez-vous à Athènes. La citadelle fut aisément surprise et la porte gardée[49] ; mais le succès n’alla pas plus loin. Cylon reconnut bientôt qu’il s’était mépris. En dépit de l’humeur et du mécontentement qui fermentait dans la population, il y avait pourtant encore une trop grande concorde pour que le sentiment d’irritation provoqué par la violation brutale d’une fête religieuse ne parlât pas plus haut que tout autre. Ce sentiment se tourna avec une grande énergie contre le citoyen qui voulait utiliser la fête pour faire réussir une trahison préméditée. On fit appel à la milice ; les présidents des naucraries déployèrent toute leur activité pour lever les contingents, et le peuple, unanime dans son effort, se rua sur la citadelle pour la reprendre. C’est que l’acropole n’était pas seulement une citadelle, elle était encore le centre de la religion. Ce qui se trouvait interrompu, c’était donc aussi le commerce quotidien avec les dieux protecteurs de la cité ; c’était le plus saint de tous les sacrifices. Comme les conjurés se défendaient avec le courage du désespoir, on se vit obligé de laisser une troupe suffisante pour bloquer la citadelle, et les magistrats de la cité furent armés de pleins pouvoirs pour terminer la lutte par tels moyens qu’il leur plairait. Lorsque Cylon vit ses espérances anéanties, il s’enfuit avec son frère par un sentier détourné ; les autres tinrent encore quelque temps et, pressés par la famine, furent obligés de se rendre. L’incident paraissait devoir rester absolument sans conséquences ; il semblait que l’ancien ordre de choses fût raffermi par ce qui devait le détruire ; et pourtant, l’attentat de Cylon fut le point de départ d’une série d’événements de la plus haute gravité. Depuis que la noblesse qui gouvernait l’État voyait le pouvoir tout entier entre ses mains, le sacrilège envers les dieux n’était plus à ses yeux qu’un détail d’importance secondaire. Elle ne vit dans la tentative de Cylon qu’une attaque dirigée contre son rang et ses privilèges ; la lutte devint une lutte de parti. Exaspérés de voir le promoteur de l’entreprise leur échapper, les archontes se précipitèrent dans la citadelle par la porte grande ouverte et trouvèrent les assiégés, pâlis par la faim, assis sur les marches des autels. Les prytanes des naucraries les engagèrent, en leur promettant la vie sauve, à quitter cet asile ; mais, à peine avaient-ils quitté les autels que des hommes armés se ruèrent sur eux et les massacrèrent. D’autres s’étaient attachés avec de longues cordes à la statue d’Athéna, pour pouvoir s’avancer sous sa protection d’un autel à l’autre. Ils furent mis à mort sans merci au pied de l’acropole, près des autels des Érinyes. Les cordes, disait-on, s’étaient rompues d’elles-mêmes, parce que les dieux avaient voulu n’avoir rien de commun avec les sacrilèges. Quelques instants de passion aveugle avaient causé un dommage irrémédiable. Le renom de piété dont jouissaient les Athéniens était à jamais terni : le lieu le plus saint de la cité avait été outrageusement déshonoré, et la communauté des citoyens, naguère aussi unie devant le danger commun qu’elle l’avait été jadis, se trouvait de nouveau en proie à la discorde. Voilà, disait-on, comme les Eupatrides répondaient à la confiance du peuple ; ils ne songeaient partout qu’à eux-mêmes, et, pour satisfaire leur soif de vengeance, eux, les sages interprètes du droit, ils amassaient les forfaits et la malédiction sur la tète de la société innocente. La colère générale se tourna plus particulièrement contre la famille des Alcméonides, qui fait ici sa première apparition dans l’histoire d’Athènes. En effet, Mégaclès l’Alcméonide était alors, en qualité d’archonte, à la tête du parti gouvernemental ; sa famille et ses clients avaient pris la plus grande part au crime de l’acropole. Aussi, le peuple, soutenu par la faction de Cylon, exigea leur châtiment, afin que la responsabilité de leur crime ne retombât pas sur la cité tout entière. Les Alcméonides, bravant l’orage, se serrèrent les uns contre les autres, et opposèrent aux clameurs de la foule un front altier, en se couvrant des pleins pouvoirs qui leur avaient été conférés. Les familles aristocratiques se trouvaient dans une situation des plus fâcheuses ; la tache de sang imprimée sur une seule maison avait rejailli sur l’aristocratie tout entière, car le fondement le plus assuré de son prestige consistait précisément en ce que ses membres, pour tout ce qui concerne le droit divin et humain, étaient les guides du peuple, et qu’ils touchaient avec des mains pures aux objets du culte public. Dans la circonstance présente, ils restaient perplexes, hésitant entre l’évidence de la faute et l’esprit de corps ; et cet esprit, ce sentiment de solidarité était d’autant plus vif que, de tous côtés, les assauts du parti opposé étaient plus impétueux et que l’esprit révolutionnaire du temps attaquait avec plus d’acharnement les privilèges de la noblesse. Pour sortir de là, il fallait l’intervention d’un homme qui eût le rang et le prestige du noble, mais en même temps le coup-d’œil du politique, d’un homme qui sût s’élever au dessus des intérêts de caste et embrasser dans son amour l’État tout entier. Cet homme-là, heureusement pour Athènes, il avait grandi sans attirer l’attention au milieu des luttes des partis. Il était du sang le plus noble qu’il y eût en Attique, de la race de Hélée et de la lignée de Codros. |
[1] Sur les établissements disséminés le long du littoral de l’Attique, cf. le texte (Text der sieben Karten z. Top. Ath.) dont j’ai accompagné les sept cartes d’Athènes publiées à Gotha (1868).
[2] Sur le culte d’Apollon en ces lieux, voyez O. MUELLER, Dorier, I, 230. MILCHHŒFER, Attischer Apollo, p. 15 sqq.
[3] Avant le synœkisme opéré par Thésée, l’Attique était composée de πόλεις (THUCYDIDE, II, 15. PLUTARQUE, Thésée, 24), c’est-à-dire, de douze villes, d’après Strabon, qui puise dans Philochore (STRABON, p. 397. SUIDAS, s. v. έπακρία). L’existence des douze villes attiques est contestée par HAASE, BURSIAN (Geogr. Griech., I, 262), PHILIPPI (Beiträge, p. 268), mais je ne puis me rallier à l’opinion de ces savants. Il me parait impossible, notamment, d’écarter la liste de villes donnée par Strabon en disant qu’elle a été dressée uniquement pour expliquer le κατά πόλεις de Thucydide.
[4] Sur les droits antérieurs de Poseidon et sa lutte avec Athéna, voyez APOLLODORE, III, 14, 1.
[5] L’ionisation de l’Attique ne s’accomplit pas sans résistance opposée au δεσπότης έπηλυς καί ξένος (PLUTARQUE, Thésée, 32). Cf. HÉRODOTE, VIII, 44.
[6] PLUTARQUE, Thésée, 13.
[7] BŒCKH, Staatshaushaltung der Athener, II, 131. La date de l’institution du sacrifice n’est pas sûre. Voyez SCHŒMANN, Griech. Alterth., II3, 467.
[8] Sur le sol et le climat d’Athènes (Boden und Klima von Athen), voyez Monatsbericht der K. Akad. d. Wissensch., Jul. 1877.
[9] HÉRODOTE, I, 30 : II, 51.
[10] O. MUELLER, Orchomenos und die Minyer, p. 391. E. CURTIUS, De portubus Athenarum, p. 21.
[11] O. MUELLER, Orchomenos, p. 439.
[12] HÉRODOTE, V, 58.
[13] PAUSANIAS, II, 30, 9.
[14] HÉRODOTE, VI, 35.
[15] PAUSANIAS, IV, 1, 5. IV, 27, 7. H. SAUPPE, Mysterieninschrift von Andania (Abhandl. der Gœtting. Ges. der Wiss., 1869, p. 219).
[16] Sur ces deux noblesses, voyez K. F. HERMANN, Alkmæoniclen und Eupatricien (Zeitschr. f. Alterthumswissenschaft, 1818). P. HESSE, Eupatrides, Culm. 1859. Eupatrides, dans le sens restreint du mot, signifie autochtones (MŒRIS, s. v.). Cf. H. SAUPPE, ap. Verhandl. d. neunten Phitologenversammlung, 1846, p. 43.
[17] Accueil fait aux Nélides : voyez VISCHER, Alkmœoniden, p. 9 (Kleine Schriften, I, 391).
[18] Une ancienne loi ordonnait d’accueillir en Attique tous les étrangers d’origine hellénique (SUIDAS, s. v. Περιθοίδαι).
[19] THUCYDIDE, I, 6.
[20] PLUTARQUE, Thésée, 2.
[21] La φρατρία repose aussi sur une base analogue à la parenté (cf. le nom Άχνιάδαι, C. I. GRÆC., I, p. 463).
[22] Les gentes et les phratries datent d’avant les Ioniens ; les phylæ sont ioniennes : les premières appartiennent à la famille naturelle, les autres à l’association politique. Les phylæ ont été importées du dehors en Attique, comme plus tard elles furent exportées d’Athènes à Milet, de Milet à Cyzique, etc. Ion est donné comme l’auteur de la division de la cité athénienne en quatre tribus (STRABON, p. 383).
[23] Un des points les plus obscurs et les plus discutés est le rapport des quatre phylæ avec les douze villes. Ou bien chaque tribu embrassait un groupe de trois villes (ou encore de trois phratries), ou bien la même division quaternaire se reproduisait dans chaque ville. La propagation du système, de ville en ville, à l’instar de ce qui se passe dans des colonies, a paru aussi plausible à Bœckh, qui, dès 1818 (Réc. de Hüllmann, ap. Heidelb. Jahrbb., 1818, p. 306), combattait résolument l’identification des douze villes avec les douze phratries. N’est-il pas bien plus naturel de penser, disait-il, que, comme en Achaïe et en Ionie, il y avait en Attique douze États ioniens indépendants, dont chacun se suffisait à lui-même et contenait en son sein les quatre tribus ou castes qu’exigeait la coutume ionienne, etc. (Ibid., p. 310).
[24] Les Eupatrides : οί αύτό τό άστυ οίκοΰντες (ETYM. MAGN.). Sur leurs privilèges, voyez PLUTARQUE, Thésée, 24.
[25] On se demande si les Aréopagites ne sont pas les représentants des douze phratries.
[26] Cf. SCHŒMANN, Ephetenund Areopag (Jahrbb. Fleckeisen, 1875, p. 161).
[27] Mélanthos vainqueur du roi béotien Xanthos (STRABON, p. 393).
[28] Codros, d’après Strabon (p. 321), n’est pas un nom de Nélide. Κόδρος = κυδρός. Mort de Codros ap. STRABON, ibid. LYCURGUE In Leocrat., § 84 sqq. Son tombeau près de l’Ilissos (PAUSANIAS, I, 19, 5. WACHSMUTH ap. Rhein. Mus., XXIII, p. 21).
[29] On voit souvent la stirps regia (δυναστεία βασιλική), comme celle des Bacchiades, Penthélides, Basilides..., etc., garder une prépondérance durable.
[30] Les rois étaient aussi responsables devant un collège ou conseil à Kyme (PLUTARQUE, Quæst. Græc., 2).
[31] Sur l’abolition de la royauté, en tant qu’autorité irresponsable, voyez les Monatsber. der Berlin. Akad., 1873, p. 285 sqq.
[32] Πρύτανις est le titre officiel des magistrats qui succèdent aux rois : aussi, plus tard encore, dans les séances plénières du Sénat et de l’assemblée du peuple, les présidents prennent ce titre, comme étant revêtus momentanément de la souveraineté de l’État. Sur la question des prytanes à Athènes, L. LANGE (Leipziger Studien. für klassische Philologie, 1878, I, p. 168) est arrivé aux mêmes conclusions que j’ai développées dans les Monatsberichte, 1873, p. 292.
[33] Les archontes-prytanes étaient οί άπό Μελάνθου, καλούμενοι δέ Μεδοντίδαι (PAUSANIAS, IV, 5, 10). Il y a donc eu là encore un changement de dynastie.
[34] Cf. Minos έννέωρος (HOMÈRE, Odyssée, XIX, 179. HÉRACLIDE DE PONT, p. 35 éd. Schneidewin).
[35] DENYS HALIC., I, 71. VELLEIUS, I, 8, 3. EUSÈBE, Chron. MARM. PAR., ép. 33.
[36] SUIDAS, s. v. Ίππομένης. PARŒMIOGR. GRÆC., éd. V. Leutsch, I, p. 214. II, p. 463. 606. C. I. GRÆC., p. 554 b.
[37] Créon est cité comme le premier des ένιαύσιοι άρχοντες (AFRICANUS ap. SYNCELLE, p. 212 b. VELLEIUS, ibid. Pausanias (IV, 13, 7 : 15, 1) place les archontes décennaux six ans, et le début de l’archontat annuel, quatre ans plus tôt qu’Eusèbe.
[38] Les naucraries ne sont pas une institution démocratique (BERGK, Jahrbb Philol., 1856, p. 23), mais reposent sur une distinction existant au sein de la noblesse (HÉRODOTE, V, 71. ARISTOTE ap. Fragm. Hist. Græc., II, p. 108. PHILIPPI, Beiträge, p. 152). POLLUX, VIII, 108. Ναύκραρος = ναύκληρος (BŒCKH, Staatshaushaltung, I, 708). D’après WECKLEIN (Berichte der Bair. Akad., 1873, p. 53) ναύκληρος signifie maître du foyer, de ναός ou ναΰος = foyer : opinion combattue par MEYER (dans les Studien de G. Curtius, VII, 170). ZELLE (Beiträge zur Verfassungsgeschichte, p. 14) place l’institution des naucraries au temps de Dracon ; SCHŒMANN, peu de temps avant Solon.
[39] Plutarque se trompe quand il entend par έκτημόριοι ceux qui payaient comme redevance le sixième des récoltes (PLUTARQUE, Solon, 13) : l’explication vraie a été donnée par SCHŒMANN (De comit, 362), suivi en cela par BŒCKH (Staatshaushaltung, I, 643). On peut comparer à la condition des sixeniers celle des partiarii en Italie, d’après RUDORFF, Proœm. lect. æst., Berol., 1846.
[40] Eusèbe place Dracon à cette date. Suidas dit également : τή λθ' όλυμπιάδι τούς νόμους έθετο γηραιός ών. D’après Diodore (ap. ULPIAN., Schol. ad Demosth. In Timocr., 243), il se serait écoulé quarante-sept ans entre Dracon et Solon. Peut-être y a-t-il une erreur de copiste pour έπτά καί εϊκοσι.
[41] ARISTOTE, Politique, p. 58, 6.
[42] Pœnarum magnitudinem, qua sola Draconis leges conspicuas fuisse Aristoteles tradit, tantum abest ut ad singularem huius tristitiam referamus, ut eam non minus ad conservandæ, quam Solonis clementiarn ad emendandæ reipublicæ studium pertinuisse arbitrernur (K. F. HERMANN, De Dracone legumlatore att., 1849-1850). DUNCKER (IV, 151) soutient de nouveau qu’il y avait là une dureté préméditée. La noblesse, dit-il, voulait profiter de l’occasion pour ruiner les gens du commun. A mon sens, le jugement de Grote et de Hermann sur Dracon est le vrai. Les lois de Dracon sur le meurtre involontaire ont été conservées par les inscriptions (KŒHLER, Hermès, II, 30).
[43] Les lois de Dracon ont été les premières écritures publiques (JOSEPH., Contre Apion, III, 4).
[44] Έφέται, οί έπί τοΐς έταις d’après L. LANGE, De ephetarum Atheniensium nomine commentatio, Lips., 1873, p. 11 sqq., étymologie justement contestée par R. SCHŒLL, Jenær Literaturzeitung, 1874, p. 703.
[45] Le témoignage de Pollux relatif à l’institution des éphètes par Dracon (Onom., VIII, 125) est contesté par O. Müller, défendu par Schœmann. L’opinion de Müller a été reprise nouvellement par Wecklein, Lange, Philippi, et a provoqué de nouvelles réfutations de SCHŒLL (ibid., p. 708) et de SCHŒMANN (ap. Jahrbb. Fleckeisen, 1875, p. 153).
[46] Au sujet de l’administration de l’Attique à cette époque, voir ce que dit Hérodote (I, 126). Il y a là contradiction, et une contradiction voulue qui reste toujours à l’état d’énigme. Cependant on peut être convaincu qu’Hérodote était bien renseigné. Cf. ZELLE (op. cit., p. 28). Réfutation de G. Gilbert, lequel suppose dans Hérodote une falsification de l’histoire au profit des Alemæonides (Jahrbb., 1875, p. 10), par SCHŒMANN (ibid., p. 149 sqq.).
[47] C’est la date donnée par J. Africanus.
[48] HÉRACLIDE DE PONT, I, 4. PLUTARQUE, Solon, 12 ; HESYCHIUS. Sur l’échauffourée de Cylon, voyez PHILIPPI, Rhein. Mus., XXIX, p. 5.
[49] Tout ce que l’on sait de certain sur l’attentat de Cylon, c’est qu’il eut lieu dans une année olympique et dans la saison olympique, c’est-à-dire, d’après Thucydide (I, 126), vers le milieu de l’été (cf. SCHEIBEL, Zu Scaligers Olympiaden, p. 26). Corsini, dont la plupart acceptent le calcul, place la tentative de Cylon vingt-huit ans après sa victoire. Clinton avance la date de huit ans, parce que Plutarque (Solon, 12) dit que ces événements s’étaient passés longtemps avant l’arrivée d’Epiménide. Mais, il y a bien assez loin de 612 à 596 pour justifier l’expression. Scaliger, se fondant sur les rapports du fait avec la biographie de Pisistrate, s’arrête à 600 (Ol. XLV). Bœckh descend jusqu’à 598 ; mais le mot de Plutarque, έκ πολλοΰ, s’y oppose.