§ X. — LUTTE DE SPARTE CONTRE LA TYRANNIE. Écrire l’histoire de la tyrannie dans le Péloponnèse est chose impossible. Nous avons devant nous une série de faits, sur lesquels la tradition a accumulé une foule de détails isolés ; nous voyons se détacher en pleine lumière et ornées de couleurs poétiques des scènes qui nous donnent le spectacle vivant de la fermentation des esprits au septième siècle ; nous voyons avec étonnement cette quantité de germes vitaux qui, sur un espace aussi resserré que celui qu’occupent les territoires limitrophes d’Argos, Corinthe, Sicyone, Mégare, ont donné aux créations historiques tant de formes diverses ; nous voyons s’épanouir sous nos yeux, avec un éclat surprenant, toute la vie sociale des Grecs en plein développement. Nous apercevons même sur quelques-unes de ces figures, comme sur celle de Titormos, certains symptômes de satiété et de dégoût. Mais la lumière qui inonde ces groupes isolés de personnages et le milieu où ils se meuvent jaillit de sources poétiques que l’on ne saurait regarder comme une tradition historique ; pour d’autres régions .inexplorées de cette histoire, comme la tyrannie à Argos, à Orchomène, à Pisa, les documents font complètement défaut, et le lien qui relie entre eux les événements simultanés et similaires de l’histoire du Péloponnèse se laisse plutôt deviner qu’établir sur des preuves certaines. C’est en Argolide que le grand mouvement populaire avait commencé à se faire jour. Phidon l’avait utilisé avec un plein succès pour se créer une souveraineté qui sembla imprimer une direction nouvelle à l’histoire de la péninsule tout entière. Mais, il ne lui avait pas été possible de maintenir uni le faisceau tumultueux des forces populaires qu’il avait groupées sous sa main. Sa puissance, improvisée en un instant, s’était écroulée aussi vite, pendant que le mouvement commencé poursuivait sans relâche sa marche progressive. Sur le sol bouleversé de son empire, dans les villes voisines, qui avaient probablement profité de l’occasion pour secouer le joug des Argiens, à Sicyone et à Corinthe, la tyrannie devint une puissance plus stable depuis que Phidon eut mis à nu la faiblesse de Sparte. Les Cypsélides avaient mis sur le trône d’Ambracie une ligne collatérale qui leur succéda à Corinthe après la mort de Périandre. Ils étaient apparentés à la maison de Proclès Épidaure. Proclès, de son côté, tenait par les mêmes liens à Aristocrate, le dynaste d’Orchomène, l’allié félon des Messéniens. Théagène cherchait à fonder une tyrannie à Athènes au profit de son gendre Cylon. Phidon lui-même avait déjà fait cause commune avec les tyrans de Pisa. Nous avons vu plus haut les efforts de Clisthène pour se créer de vastes relations, dans l’intérêt de son commerce et de sa souveraineté. A mesure que les relations commerciales et politiques devinrent plus actives en Grèce, la tyrannie s’étendit aussi graduellement ; et ce ne fut pas là simplement une contagion involontaire qui s’abattit d’une ville à l’autre, à la façon d’une épidémie, mais l’effet d’une alliance concertée entre les divers potentats, en vue d’affermir et d’étendre le pouvoir tyrannique. D’autre part, les Spartiates ne jouissaient pas, il est vrai, d’une prééminence telle qu’elle les autorisât ou les obligeât à contrôler la constitution des villes de la péninsule. Celles-ci étaient, au contraire, pour leurs affaires intérieures, parfaitement autonomes. Cependant, l’hégémonie entraînait, jusqu’à un certain point, l’obligation de parer à tous les dangers qui menaçaient le repos et la sécurité de la péninsule ainsi que l’intégrité de ses institutions fédérales. Cet intérêt conservateur mit les Spartiates du côté des familles privilégiées, liguées contre les mouvements démocratiques d’où sortit la tyrannie. Les Spartiates durent voir dans cette effervescence populaire une propagande révolutionnaire, à marche envahissante, qui menaçait de ruiner le système politique dont ils étaient les représentants. La constitution fédérative de la péninsule, élaborée sous la direction de Sparte, était, en effet, inconciliable avec ces innovations : car, bien que le sanctuaire national du Péloponnèse reçut des tyrans les plus éclatants hommages, il n’en est pas moins vrai qu’il ne fallait pas attendre de leur part les services que l’État investi de la présidence fédérale se croyait en droit d’exiger des États de la péninsule. Les modifications apportées de vive force aux constitutions, l’expulsion des familles héraclides, l’abaissement et l’humiliation des tribus doriennes, équivalaient à un refus d’obéissance, à une hostilité ouverte à l’égard de la capitale dorienne. Mais, ce qui devait alarmer Sparte, ce n’était pas seulement la dissolution progressive de la confédération péloponnésienne, c’était surtout sa propre situation intérieure, dont l’affermissement des souverainetés tyranniques accroissait notablement le danger. En effet, il ne manquait pas, sur toute la côte péloponnésienne, d’éléments tout disposés à s’insurger contre l’organisation dorienne : que dis-je ! parmi ses propres Héraclides. Sparte avait eu des princes qui suivaient la même ligne de conduite que Phidon. Enfin, des tyrans, notamment ceux de Sicyone., avaient fait des efforts très sérieux pour créer des ligues anti-spartiates : l’influence de Sparte sur la Grèce moyenne avait été anéantie par la guerre de Crisa : Delphes avait été gagné à la cause des tyrans. Combien il était à craindre que le sanctuaire national du Péloponnèse ne retombât, lui aussi au pouvoir des tyrans ! La tyrannie avait surgi pendant l’affaiblissement momentané de Sparte. Elle avait gagné du terrain, parce que Sparte n’avait pu soustraire les côtes de la péninsule aux influences contagieuses émanées des ports d’outre-mer, parce que, paralysée longtemps par des discordes intérieures, occupée par les guerres de Messénie, celle-ci avait été obligée de laisser les régions éloignées livrées à elles-mêmes. Mais, aussitôt qu’elle eut reconquis sa liberté d’action, la cité conservatrice jugea que son programme politique devait être de lutter contre la tyrannie, partout où son bras pouvait l’atteindre, de combattre la révolution et de ramener les États dégénérés à l’ancien ordre de choses. Ce qui facilitait l’accomplissement de cette tâche laborieuse, c’est que, généralement, la tyrannie se trouvait mai assise sur son propre terrain et portait en elle-même des germes de dissolution. Les Spartiates se gardèrent bien de rien précipiter : ils eurent la prudence d’attendre que le fruit amer de la tyrannie fût mûr et que le poids du despotisme fît soupirer après un ordre légal. Sparte avait dans le camp de ses ennemis un second allié ; c’était l’égoïsme des tyrans eux-mêmes, dont chacun n’avait en vue que les intérêts de sa maison. Il leur était impossible, pour cette raison, de conclure une alliance sérieuse, de former une coalition durable contre Sparte. Ou bien ils étaient ennemis les uns des autres, comme ceux de Corinthe et de Sicyone, ou, si réellement ils s’entendaient pour combattre ensemble, leurs défections mutuelles donnaient à Sparte la possibilité de les battre l’un après l’autre, Le premier des tyrans péloponnésiens fut aussi sans aucun doute le plus dangereux, parce qu’il créa un empire et disputa ouvertement l’hégémonie à Sparte. Sa défaite fut donc le plus grand succès que Sparte ait jamais remporté sur ce terrain ; la fête qui inaugura la XXIXe olympiade (664), après une interruption anormale, fut le premier et le plus important de tous les triomphes de Sparte. C’est que personne, parmi les successeurs de Phidon, n’a suivi une politique aussi hardie et exigé de Sparte de pareils efforts. Dans la plupart des cas, en effet, le pouvoir leur échappa à la seconde génération ; ceux qui le détenaient se perdirent eux-mêmes par l’arbitraire et l’absence de dignité personnelle, si bien que, ‘d’ordinaire, on n’eut pas besoin d’une intervention armée pour rétablir un ordre légal conforme aux principes doriens, mais qu’il suffit d’envoyer de Sparte un simple citoyen sans suite, armé de pleins pouvoirs, pour qu’à son arrivée le tyran abdiquât et que la cité reprît sa place dans la confédération présidée par Sparte[1]. La lutte avec les tyrans est l’époque la plus glorieuse de l’histoire de Sparte. Car, en poursuivant tranquillement l’exécution de leur programme politique, non seulement les Spartiates ont sauvé le caractère dorien de la péninsule et leur propre hégémonie qui en est inséparable, mais ils ont encore préservé la nation hellénique d’une dégénérescence alarmante. En effet, si brillant qu’ait été l’avènement de la tyrannie, si puissamment qu’elle ait contribué à briser les entraves qui paralysaient l’énergie populaire, à rapprocher les peuples et les pays par des échanges plus libres, à répandre le bien-être et l’instruction, à faire fleurir l’art, la science et l’industrie,- il ne faut pas crie tout cet éclat nous empêche d’apercevoir les ombres du tableau. Il ne faut pas oublier que partout les tyrans se firent les ennemis de la population à qui ils devaient leur pouvoir ; que, pour soutenir leur trône révolutionnaire, ils suivirent une politique étroitement dynastique, à qui tous les moyens étaient bons ; et que, poussés par l’instinct cosmopolite qui était au fond de la nature ionienne, ils s’abandonnèrent sans réserve à la séduction de toutes les nouveautés exotiques. Dans les centres commerciaux et les villes maritimes, on voit toujours les habitudes étrangères s’introduire avec les produits étrangers. Ainsi disparaît l’esprit étroit, borné, bourgeois, mais aussi, le caractère" et le cachet particulier des mœurs locales. Sous le gouvernement des tyrans, on se jeta dans le cosmopolitisme à outrance. La distinction entre Hellènes et Barbares s’effaça de plus en plus. Le naturel, la simplicité, la mesure, firent place à la pompe théâtrale, à la sensualité voluptueuse et à l’étiquette des cours orientales. Les plus nobles familles furent bannies, les hommes les plus marquants mis à mort, les suspects retenus et surveillés à la cour, comme en Perse[2]. Une police secrète était là qui bannissait toute confiance et étouffait tout sentiment de dignité. Les gens du commun, qui avaient donné le pouvoir aux tyrans pour faire d’eux les gardiens de leurs droits, étaient ainsi tombés dans une servitude plus intolérable que la première. C’est à Corinthe que tous les inconvénients de la tyrannie se manifestèrent le plus complètement. Là moins qu’ailleurs les tyrans se firent scrupule de prendre pour modèles les peuples d’où les Hellènes étaient habitués à tirer leurs esclaves, et de briguer la faveur des princes étrangers. Le frère de Périandre, qui alla s’établir à Ambracie, s’appelait, comme certains princes phrygiens, Gordias ; son fils reçut le nom du roi égyptien Psamtik qui, le premier, ouvrit le bassin du Nil au commerce grec, probablement à la suite d’une alliance de famille entre les Cypsélides et les Pharaons de Saïs[3]. Enfin, Périandre n’eut pas honte de vendre à la cour de Lydie de jeunes Hellènes destinés au métier d’eunuques[4]. Si cette tendance avait triomphé, les Perses, lorsqu’ils prétendirent à la suzeraineté de la Grèce, n’auraient pas rencontré en face d’eux une résistance nationale ; ils n’auraient trouvé qu’un peuple abâtardi et démoralisé, mené par des princes qui, pour obtenir la reconnaissance de leur souveraineté, auraient été tout de suite prêts à rendre hommage dans toutes les règles au Grand-Roi, et à saluer en lui leur suzerain et protecteur. Il faut se bien pénétrer de cette idée pour comprendre ce que la Grèce doit aux Spartiates. Sparte y gagna pour elle-même, ce qui est toujours la récompense d’une politique conséquente et énergique, une situation de plus en plus honorée parmi les États de la péninsule. Avec ses deux dynasties d’Héraclides à sa tête, elle était le sanctuaire de la légitimité incontestée, et les bornes que sa constitution imposait à la puissance souveraine en faisaient en même temps un modèle d’ordre légal. Son exemple produisait d’autant plus d’impression que, dans les villes à régime tyrannique, on avait plus souffert de la cruauté, de l’arbitraire et de l’humeur despotique des tyrans. Comme le retour à l’ancien ordre de choses se fit graduellement el, dans la plupart des cas, pacifiquement, on ne songea pas à opérer, dans l’intérieur des États, de réactions violentes. En effet, ces insurrections de la race ionienne, auxquelles les souverainetés tyranniques devaient leur origine, eurent au moins un résultat définitivement acquis ; c’est que. Sparte dut renoncer pour toujours à faire rentrer la péninsule entière et ses grandes villes maritimes dans les inflexibles entraves du régime dorien, tel qu’on pouvait l’appliquer dans la vallée de l’Eurotas, mais non dans une ville placée à portée de deux mers comme Corinthe. La péninsule échappait définitivement à une pareille uniformité. Il n’était pas non plus dans le caractère des Doriens d’exiger plus que le nécessaire ; il leur suffisait que les États remplissent leurs obligations fédérales. Ils géraient les affaires communes, fixaient le chiffre des forces que chaque État devait tenir à leur disposition, le jour et l’endroit où il devait placer ce contingent sous le commandement de leurs rois. Dans les conjonctures importantes, ils convoquaient les députés des États de la péninsule pour procéder ii une délibération en commun. et là, une cité commerçante et industrielle comme Corinthe pouvait faire valoir ses intérêts particuliers, exposer des vues plus larges et porter sur les circonstances un jugement plus libre. La lutte la plus vive avait été celle dont Olympie était l’enjeu ; il n’y a pas eu de conflit plus sanglant que celui dans lequel succombèrent les tyrans de Pisa. La fête olympique fut désormais entre les mains de Sparte, et, à côté de celle-là, il y avait encore dans le Péloponnèse deux solennités nationales, les jeux isthmiques et les jeux néméens. Toutes deux étaient des monuments attestant le triomphe remporté sur les tyrans, des souvenirs durables de la chute des Cypsélides et des Orthagorides, et, en même temps, un dédommagement qui compensait amplement pour les Doriens l’intrusion de l’influence ionienne aux jeux pythiques. Ainsi Sparte, après avoir dompté la révolution, devint la véritable capitale de la péninsule, le centre d’une confédération dans laquelle l’ordre général se trouvait concilié, aussi bien que possible, avec la liberté d’action de chacun des membres. Sans apparat extérieur, sans forteresse et sans palais, la fière cité veillait sur les bords de l’Eurotas, visitée par des voyageurs venus quelquefois de loin pour voir, dans sa simple parure, la reine des villes grecques. Il est vrai que, si la tyrannie faisait des avances à l’étranger, Sparte avait, en revanche, une répugnance marquée pour tout ce qui venait du dehors, la crainte d’être infectée par la contagion de vices exotiques. Mais cette tendance n’était pas encore devenue une haine aveugle de l’étranger, barrant obstinément le chemin à toute influence du dehors. Sparte avait même emprunté à la Crète, à Lesbos, à l’Ionie, à l’Attique, les germes d’une culture artistique des plus fécondes. Se produisait-il quelque part une forme d’art qui pût trouver place dans la vie intellectuelle de Sparte, on l’accueillait avec distinction, et les artistes qui aspiraient à être connus de toute la nation se faisaient voir et entendre à Sparte. Alcman de Sardes, le contemporain de Tyrtée et de Terpandre, se fait gloire d’appartenir à Sparte, la ville riche en trépieds sacrés, où il a appris à connaître les Muses de l’Hélicon. Mais ce bon accueil n’était pas réservé à toutes les innovations, car rien n’était plus contraire au caractère dorien que de suivre les variations de la mode. Tandis qu’à la cour des tyrans la fantaisie et le caprice donnaient le ton aux arts des Muses, les Spartiates s’attachaient, même en ces sortes de choses, à imposer à l’initiative individuelle une mesure déterminée, une régie qui fût en harmonie avec l’ensemble des institutions. Lorsque Sparte eut accompli de si grandes choses sous les veux de la nation grecque ; lorsqu’elle se fut incorporé la Messénie, et attaché l’Arcadie par une alliance offensive et défensive ; lorsque la. tyrannie, son antagoniste, fut abattue et qu’Argos elle-même, réduite à une complète impuissance, eut abdiqué toute prétention à l’hégémonie ; alors, le prestige de la cité victorieuse dut s’étendre bien au delà des limites de la péninsule. En effet, tout le long des eûtes de la mer Égée et de la mer Ionienne, partout où les Hellènes se sont, installés, on ne rencontre que des villes isolées, parfois réunies par des liens assez lâches en grandes associations, qui ne pouvaient acquérir aucune importance politique. Il est vrai que la confédération péloponnésienne était également peu compacte et incomplète, car l’Achaïe et Argos ne s’étaient pas rangées sous l’hégémonie de Sparte. Mais, telle qu’elle était, elle formait le plus puissant état fédéral qu’on eût vu en Grèce depuis la dissolution de l’ancienne amphictyonie. L’isolement naturel de la péninsule contribua à faire naître chez les habitants un sentiment de solidarité, pendant que les Grecs du dehors étaient habitués à considérer le Péloponnèse comme la partie la plus centrale, la plus sûre et la plus importante, comme la citadelle de l’Hellade. Cette idée contribua à donner à la confédération péloponnésienne et à l’État dirigeant un prestige national. De leur côté, les Spartiates avaient gagné à leur primauté une habitude des affaires intérieures et extérieures que l’on ne rencontrait pas au même degré dans les autres Etats. On les prenait pour arbitres et l’on venait de pays éloignés leur demander conseil et assistance. C’est ainsi que, dès le vine siècle avant J.-C., sous le règne d’Alcamène, le sage Spartiate Charmidas se rendit en Crète pour remédier au désordre intérieur dont souffraient les mêmes villes qui avaient servi de modèle à la constitution de Sparte[5]. C’est ainsi que, après s’être disputé pendant de longues années la possession de Salamine, les Athéniens et les Mégariens s’en remirent à la décision d’une commission de cinq Spartiates[6] ; preuve que, même dans un débat entre’ un État ionien et un État dorien, on avait confiance, des deux côtés, en la justice et l’impartialité du chef-lieu dorien. Il y a plus : lorsque les Platéens se virent molestés par les prétentions des Thébains dont ils ne voulaient accepter à aucun prix la domination, malgré leur sympathie naturelle pour Athènes, qui était du même sang, ils crurent devoir s’adresser aux Spartiates et se déclarer prêts à entrer dans la confédération[7]. Ainsi, les Spartiates prirent de plus en plus l’habitude d’avoir voix prépondérante dans les affaires nationales. Leur État, solide et bien charpenté, le seul dans lequel la royauté de l’âge héroïque se fût continuée sans interruption à travers toute une période de révolutions, soutenu par un corps de citoyens libres et armés, entouré d’une foule compacte de sujets, avait fait ses preuves : il passait pour un État modèle, dont les citoyens étaient tacitement reconnus pour les premiers de la nation. On ne trouvait pas mauvais qu’ils fissent sentir la puissance de leur bras, même au delà de l’isthme et dans la mer Égée, lorsqu’il s’agissait d’abattre des tyrans. De cette façon, l’hégémonie péloponnésienne devint peu à peu comme une direction suprême de toutes les affaires de la nation hellénique. Sparte devait se maintenir dans cette situation tant qu’il n’y aurait pas en face elle d’État qui se sentît son égal et qui eût en lui-même assez de vitalité pour qu’il lui fût impossible de se soumettre aux prétentions de Sparte. Cet antagonisme ne pouvait venir que de la race ionienne, comme la tyrannie qui, était, elle aussi, le résultat d’un premier effort fait par la race ionienne pour conquérir le droit de vivre à sa guise et de coopérer, sur le pied d’égalité, à l’évolution des destinées nationales. Mais, avec les tyrans, l’antagonisme s’était fait jour trop violemment et sous une forme trop révolutionnaire pour qu’il eût pu en sortir une puissance capable de tenir longtemps tête aux Spartiates. On pouvait compter sur un tout autre résultat, si, loin de Sparte ; en dehors de la péninsule, il se formait un État qui pût se développer dans une atmosphère saine et arriver pacifiquement à sa maturité, qui anoblit l’heureux génie de la race ionienne en lui imposant la discipline des lois et qui sût grouper la plénitude de ses forces autour d’un centre. Ce rôle fut celui d’Athènes. |
[1] Sparte détrônant les tyrans (PLUTARQUE, De malign. Herod., 21).
[2] C’est Aristote qui compare les mœurs des tyrans à celles des Perses (ARISTOTE, Polit., 224, 15). Cf. E. CURTIUS, Ionier vor der ionischen Wanderung, p. 55.
[3] Cf. LETRONNE, Revue archéol., 1848, p. 549. Berichte der Berlin. Akad. d. Wiss., 1870, p. 167.
[4] HÉRODOTE, III, 48.
[5] PAUSANIAS, III, 2, 7.
[6] O. MUELLER, Dorier, I, p. 177.
[7] HÉRODOTE, VI, 108.