HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE PREMIER. — HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE.

 

 

§ VIII. — HISTOIRE DE CORINTHE.

Sicyone était redevable de sa fortune à l’industrie de ses habitants et aux talents de son aristocratie ; sans quoi, elle serait restée une petite ville ignorée. Il n’en était pas de même de Corinthe, sa voisine ; celle-ci devait tout à sa situation. Un isthme à portée de deux mers, au point où se croisent les voies de terre et de mer de l’Hellade entière ; une acropole escarpée, pourvue de sources abondantes, qui domine de toute sa hauteur la plage et le golfe ; c’étaient là des avantages tellement exceptionnels que le développement régulier des relations commerciales devait créer là une ville importante.

Le tour particulier qu’ont pris à Corinthe les mœurs populaires tient essentiellement à ce que cette cité grecque a subi l’influence d’une immigration phénicienne des plus actives. Cette influence est attestée par le culte de l’Astarté. de Sidon sur l’Acrocorinthe ; elle se trahit dans l’industrie de la pourpre et des tapisseries, installée là de temps immémorial, dans la vivacité et les connaissances variées des habitants, dans leur infatigable activité commerciale et leur souplesse cosmopolite, quo reproduit à merveille le type de Sisyphe.

C’est encore d’outre-mer que viennent ceux qui, au temps des invasions, relèvent et fondent à nouveau la ville de Sisyphe. Alétès l’Héraclide arrive sur un navire ; au rivage, il reçoit une poignée de sable comme gage de sa royauté future ; son nom aussi bien que sa personne ne sont rien moins que doriens. Alétès est plutôt un personnage de la mythologie phénicienne, qui appartient à la catégorie des dieux célestes[1]. En outre, les anciens Sisyphides restent fixés dans la ville pendant qu’y affluent de toutes parts de nouveaux colons, entre autres, Mêlas de Thessalie, qui se donnait pour un descendant des Lapithes. Plus tard vinrent par terre des bandes doriennes, qui se procurèrent de vive force des terres et le droit de cité. A côté des tribus doriennes, il y avait à Corinthe cinq tribus non doriennes ; on voit par là quelle masse d’éléments hétérogènes se trouvaient groupés autour du trône des Héraclides qui, appuyé sur l’armée dorienne, les maintenait associés en corps politique[2].

Le cinquième roi après Alétès fut, dit-on, Bacchis, fils de Pramnis, qui fonda une nouvelle branche dynastique[3]. Son origine se rattachait bien à la généalogie des anciens souverains, mais il y eut pourtant comme une rénovation, et ce fut si bien le commencement d’une nouvelle ère que les descendants de ce prince s’appelèrent Bacchides ou Bacchiades, comme une dynastie distincte. Ce sont les talents exceptionnels de cette maison qui ont réellement fondé, au neuvième siècle avant J.-C., la grandeur de Corinthe et lui ont tracé son rôle historique.

Les Bacchiades ont ouvert la cité aux colons industrieux qui, en s’installant au point où s’entrecroisent toutes les voies commerciales de la Grèce, espéraient y faire fortune plus rapidement qu’ailleurs. Ils protégèrent et encouragèrent toutes les inventions utiles : à mesure que la population s’accroissait, ils reconnurent que ce n’était pas du côté de la terre, mais bien sur mer que Corinthe devait chercher à s’agrandir ; qu’elle n’était pas destinée, comme cent autres ports, à devenir un entrepôt fréquenté et à s’enrichir dans le commerce de transit, mais à régner sur les mers.

Aussi est-ce un fait de la plus haute importance, à ce point de vue, que le contact établi entre Corinthe et Chalcis en Eubée[4], le berceau de l’industrie métallurgique : c’est de là que cette industrie s’est propagée dans l’isthme et qu’elle s’est frayé un chemin par delà, à travers la mer, vers les côtes métallifères de l’Italie. La ville de Chalcis, bâtie sur la côte d’Étolie, atteste l’existence de cette route commerciale, sur laquelle Corinthe n’était d’abord qu’une station intermédiaire.

Sous les Bacchiades, les Corinthiens se mirent à faire du commerce pour leur propre compte. Ils prirent en main la direction du mouvement commercial e t installèrent sur l’isthme une route par laquelle les vaisseaux, à l’aide de rouleaux, passaient d’un golfe dans l’autre[5]. Ces entreprises provoquèrent des inventions techniques de toute espèce[6] ; les Corinthiens commencèrent à construire, pour le compte d’autrui, des navires fabriqués de façon à pouvoir faire le trajet de l’isthme, et le transport lui-même assurait au Trésor public, des revenus considérables qui permirent à la ville de se donner une marine. Ils transformèrent peu à peu le golfe, qui avait porté jusqu’alors le nom de Crisa, en golfe de Corinthe et en protégèrent l’entrée par la place forte de Molycria, qu’ils élevèrent sur l’Antirrhion, entre Naupacte et Chalcis. Ils poussèrent plus loin, en longeant la côte, et occupèrent les points les plus importants aux environs de l’Achéloos dont le large bassin, fertile en céréales et en bois, leur fournissait tout ce que leur refusait le sol ingrat et exigu de leur patrie. Ils s’acclimatèrent si bien sut : les bords de l’Achéloos qu’ils firent entrer le dieu du fleuve dans leurs légendes nationales comme père de Pirène[7].

Une nouvelle carrière s’ouvrit devant eux lorsque leurs vaisseaux, au sortir du golfe, commencèrent leurs excursions au nord dans la mer Ionienne. Là, ils se trouvèrent en contact avec des peuples qui étaient restés en dehors de la civilisation hellénique et ne reconnaissaient d’autre loi que la force. Là, il fallait une force armée pour protéger les voies de communication. C’est pour cela que les Corinthiens ont perfectionne et même inventé, en grande partie, les procédés plus parfaits du nouvel art nautique ; ils ont creusé dans les grèves novées du Lechæon et entouré de jetées le premier port artificiel, champ d’expériences où se succédèrent les essais de leur génie inventif, jusqu’à ce que la fragile barque d’autrefois fin devenue la trirème grecque, le haut navire pourvu de trois rangs de rames sur chaque flanc, solidement charpenté pour résister en pleine mer, et en même temps, grâce à sa vélocité, parfaitement approprié à l’attaque ainsi qu’à la défense des lourds bateaux marchands.

Ce fut là le temps héroïque de Corinthe. Chaque année, au lever des Pléiades, ses trirèmes partaient pour la mer d’Occident, conduisant leurs jeunes et vigoureux équipages à de nouveaux exploits et au-devant d’une nouvelle renommée. Corinthe avait trouvé sa voie, et les Bacchiades faisaient tout pour hâter son essor. Ils étaient personnellement à la tête de leur génération et possédaient même, grâce à leurs nombreuses relations avec l’étranger, des connaissances générales assez étendues. Ils encouragèrent l’industrie indigène, pour transformer chaque jour davantage le commerce maritime en instrument de bien-être et de prospérité pour tous. La roue de potier fut inventée à Corinthe : l’art plastique appliqué aux vases d’argile, la décoration au pinceau, se trouvaient à leur véritable place dans la patrie d’Eucheir et d’Eugrammos[8]. La céramique enfanta, ici comme ailleurs, l’art de couler les métaux ; il n’y avait point de bronze plus renommé que celui qui avait refroidi dans les eaux vives de Pirène. L’art de tisser et de teindre des étoffes de laine fine avait déjà été importé de Phénicie avec le culte d’Aphrodite ; de même, la préparation d’essences parfumées. II s’établit des manufactures où se fabriquaient les objets les plus indispensables aux besoins vulgaires de l’existence comme aux exigences de la vie civilisée. Ainsi ce pays, assez pauvre par lui-même, devint le premier marché industriel de la Grèce et put créer un commerce d’exportation très actif, notamment vers les rivages lointains du nord et de l’occident, qui apprirent à connaître le luxe hellénique par les vaisseaux de Corinthe et reçurent en même temps par eux les objets propres à satisfaire ces goûts nouveaux[9]. Grâce à cette combinaison de l’industrie et du commerce, la masse des petites gens trouva de l’occupation et du pain, pendant que les Bacchiades dirigeaient les entreprises et tenaient dans leurs mains le grand commerce.

En toutes choses, Corinthe se montrait la patrie de l’ingénieux Sisyphe. Bien que pauvre en pierres de construction, elle n’en a pas moins donné. la première, des règles fixes à l’architecture des temples : entre autres choses, le toit du temple, qui, avec ses deux plans inclinés à droite et à gauche, couvrait la maison du dieu comme un aigle avec ses ailes éployées, passait incontestablement pour une invention des Corinthiens. L’élève des chevaux florissait aussi à Corinthe, la patrie de Bellérophon. Tous les cultes, divins et héroïques, avec les branches de la civilisation hellénique qui s’y rattachent, se trouvent ici réunis : à côté des œkistes doriens, la déesse de Syrie, le phénicien Mélikerte, l’ionien Poseidon. Le culte d’Athéna guide-coursiers y était en honneur, ainsi que celui de Dionysos. C’est ici, dans les fêtes joyeuses de Dionysos, que naquit le chant choral du dithyrambe. Les Bacchiades rendaient personnellement hommage aux arts des Muses. Eumélos[10] célébra dans des chants épiques la fondation de la magnifique cité maritime, et ses compositions restèrent pour attester l’essor intellectuel qui accompagna alors la prospérité matérielle. C’est aux débris de ces chants que nous devons d’être mieux renseignés sur l’état de Corinthe, au huitième ‘siècle, que nous ne le sommes sur n’importe quelle cité grecque à la même époque.

Nous trouvons Corinthe en rapport avec les points les plus différents du monde alors connu. Les figures héroïques d’Iolcos sont familières à ses habitants et suivent ses colons dans la mer d’Occident. Les Messéniens se trouvent introduits, par un hymne processionnel d’Eumélos, dans l’association religieuse groupée autour d’Apollon Délien : il n’est pas jusqu’aux plages septentrionales de la mer Noire qui ne jouent dans ses poésies un rôle considérable. On devine que des Corinthiens ont dû prendre part aux expéditions qui, depuis 800 avant notre ère, partaient de Milet pour aller à. la découverte dans la mer Noire et qui excitaient à un haut degré l’imagination populaire. Une quantité de noms nouveaux entrèrent alors dans la circulation : Sinope, le Phase, la Colchide, et surtout le Borysthène que l’on proclamait, à cause de l’abondance de ses eaux, le roi des fleuves. Les poètes corinthiens, brouillant la perspective et mêlant ce qu’ils avaient sous les yeux avec les échos qui leur arrivaient des régions lointaines, firent de ces éléments disparates un grand tableau d’ensemble. Sinope devint la fille de l’Asopos qui coule près de Corinthe ; des trois Muses qu’invoque Eumélos, l’une, Achéloïs, rappelle les colonies fondées en Étolie ; Céphisis est une allusion à. la Béotie, un pays ami et voisin, et la troisième, Borysthénis, reporte la pensée vers les affluents du Pont-Euxin, dont on avait alors connaissance par les expéditions des Milésiens. A Milet aussi, il y avait une branche de la famille des Bacchiades, et les Bacchiades ont bien pu prendre l’initiative de ces relations entre les deux cités.

Les légendes et les compositions poétiques servaient à inspirer aux jeunes générations le goût des exploits chevaleresques. Les Bacchiades se mettaient eux-mêmes à la tête de la flotte, comme les Nobili de Venise, et cherchaient à satisfaire dans les pays d’outre-mer une ambition qui était trop à l’étroit sur le sol resserré de leur patrie.

Déjà, les rois de Corinthe avaient favorisé ces entreprises, pour occuper au dehors les membres des riches familles qui assiégeaient le trône de leurs prétentions et de leurs convoitises.

C’est vers le milieu du huitième siècle qu’éclatèrent les luttes qui firent brèche à la constitution. Télestès, le cinquième successeur de Bacchis, est donné comme le dernier roi de Corinthe[11]. Les familles du sang royal ne voulurent pas laisser plus longtemps le sceptre à une seule branche. Les deux cents familles qui descendaient de Bacchis s’emparèrent de la direction de l’État, qui devint leur propriété indivise, et installèrent un gouvernement oligarchique réglé de telle sorte que, chaque année, un d’entre eux exerçait, dans toute sa plénitude, le pouvoir royal[12]. Celui-là s’appelait le prytane ; mais, tous les membres du conseil de famille portaient ensemble le titre de rois.

Mais les esprits continuèrent à fermenter. Certains membres des familles privilégiées blessèrent, par leur arrogance, le sentiment de la légalité déjà développé dans la conscience publique, et une sage politique utilisa les entreprises de la colonisation pour consolider la dynastie par l’éloignement des oligarques impopulaires, pour accroître du même coup la puissance de la cité et ouvrir aux Bacchiades, dans des régions lointaines, une carrière nouvelle oh ils plissent déployer avec honneur leurs talents. C’est ainsi qu’Archias, après le crime qu’il avait commis sur Actéon, dont il avait causé la mort par ses embûches, partit, dit-on, pour la Sicile sur l’ordre de l’oracle[13].

La station moyenne des Corinthiens était Corcyre, on convergeaient toutes les voies qui sillonnaient la mer Ionienne[14]. Là, les Corinthiens découvrirent, pour leur commerce, une foule de débouchés nouveaux. Cette fois encore, ils se rencontrèrent avec les marins de l’Eubée, appartenant à deux villes rivales, Chalcis et Érétrie. Alliés aux Chalcidiens, ils expulsèrent les Erétriens de Corcyre et de là s’ouvrirent de nouvelles routes dans différentes directions ; au nord, vers les ports de l’Illyrie, à l’ouest, vers l’Italie et la Sicile.

Cette île avait été mise en communication avec les îles ioniennes par des marins ioniens, entre autres par les Chalcidiens qui, obéissant aux injonctions de la Pythie, avaient fondé le premier autel d’Apollon sur la côte orientale de l’île. Les Corinthiens se joignirent à ces explorations : ils protégèrent avec leurs trirèmes le courant de colonisation qui, du golfe de Grisa, s’avançait vers l’occident ; puis, ils allèrent de l’avant pour leur propre compte. La plus importante de leurs entreprises fut menée par Archias, le meurtrier banni pour son crime, et par Chersicrate. Chersicrate resta à Corcyre ; Archias poussa plus loin en suivant les traces des Chalcidiens et posa en 734 (Ol. XI, 3), dans l’île d’Ortygie, au milieu du plus beau port de la Sicile, la première pierre de Syracuse[15].

Corinthe se trouvait au centre d’un ensemble de relations très étendues, et, à cause de sa flotte de guerre, elle était appelée à exercer, dans les luttes commerciales qui éclatèrent durant cette époque agitée, une intervention décisive. Ainsi, il est impossible qu’elle soit restée étrangère à la grande guerre maritime qu’alluma la rivalité de Chalcis et d’Érétrie. Le choix qu’elle fit entre les deux partis n’est pas non plus douteux. Si donc (vers Ol. XIX. 704, av. J.-C.) les Corinthiens, qui faisaient de la construction de leurs trirèmes un secret sévèrement gardé, envoyèrent leur ingénieur nautique Aminoclès à Samos[16], où il construisit pour les Samiens, les alliés de Chalcis, quatre navires de guerre, ce fait se rapporte vraisemblablement à la guerre de Lélante et atteste la part que prit Corinthe aux grands événements où se débattaient les intérêts du commerce grec.

La construction des trirèmes était, à Corinthe, la partie la plus importante de l’industrie mise au service de l’État, et, si le premier spécialiste qui s’y soit adonné était, comme l’indique le nom d’Aminoclès, un patricien, nous retrouvons là le caractère particulier de l’aristocratie corinthienne, laquelle ne dédaignait pas d’étudier, jusque dans le détail, les procédés du commerce et de l’industrie[17].

En fait de combinaisons financières, les Corinthiens étaient aussi bien plus experts que leurs contemporains. Comme les Chalcidiens, ils se sont appropriés le système monétaire de Babylone, peut-être à l’instar des Samiens qui étaient leurs alliés dans la guerre de Lélante. Ils ont frappé en argent l’équivalent de l’or de l’Asie et du cuivre italien[18], jouant partout le rôle d’intermédiaires que leur assignait leur situation même. Ce goût des transactions, des moyens termes, ils l’ont applique également à leur politique intérieure, de manière à réunir en un même corps les Doriens et les non Doriens. Leur gouvernement se guidait aussi d’après des principes analogues.

Les Bacchiades cherchèrent à s’acquitter d’une double tâche ; c’est-à-dire à favoriser, d’une part, le libre développement des forces populaires, indispensable à la prospérité d’une ville de commerce, et, d’autre part, à maintenir l’ordre et la discipline, à réfréner la versatilité inconsistante d’une population ionienne habituée à la vie de la place publique et des ports. Ils utilisèrent, à ce point de vue, l’alliance de Sparte, dont ils prirent le parti dans les guerres de Messénie, et aussi l’élément militaire de race dorienne qui, ici comme dans les villes de Crète, servait d’appui à l’oligarchie de caste. La difficulté de la tâche qui incombait aux gouvernants de Corinthe leur donna l’occasion et l’habitude de réfléchir sur les questions de politique intérieure. C’est précisément un Corinthien, Phidon, qui passe pour un des fondateurs de la science politique en Grèce[19]. Il s’aperçut que la grande propriété foncière, minée par le morcellement, perdait chaque jour de son importance, tandis que la masse des gens du peuple, qui vivaient du travail de leurs mains, s’accroissait démesurément, de sorte qu’il devenait de jour en jour plus difficile de gouverner la multitude. La force des choses avait déjà modifié l’organisation sociale au point que les artisans se trouvaient à Corinthe dans une situation plus favorable que dans tout autre État dorien ; ils pouvaient acquérir des biens-fonds sur le territoire de la cité, et il était à craindre que, peu à peu, ils ne se missent en possession des meilleures terres qu’ils achetaient aux membres appauvris des anciennes familles. Aussi les lois de Phidon cherchèrent-elles à consolider la grande propriété foncière, à restreindre le flot de l’immigration et, par là, à fortifier l’influence des citoyens de vieille souche sur la communauté.

Le maniement de ces questions délicates fit éclater des antagonismes plus ou moins violents, et il se forma des partis au sein même du gouvernement. Ce fut à la suite de semblables querelles que le Bacchiade Philolaos émigra à Thèbes, où l’on utilisa son expérience pour réformer les coutumes locales. On lui attribuait une loi sur l’adoption qui semble n’avoir eu d’autre but que d’obtenir, par une surveillance intelligente de l’État, la perpétuité des familles et la conservation de leur avoir, maintenu autant que possible à sa valeur moyenne[20]. Ce sont là des préoccupations qui rappellent les lois de Lycurgue ; et la preuve que ces règlements ne furent pas inefficaces, c’est que, même dans les colonies, comme, par exemple, à Leucade[21], l’ancienne propriété foncière se conserva fort longtemps.

Tandis que, dans les autres États du Péloponnèse, l’aristocratie s’appauvrissait, on trouvait moyen, à Corinthe, de maintenir associées la noblesse de naissance, la propriété foncière et la richesse mobilière. Les colonies aussi, à l’exemple de la métropole, étaient exploitées par un groupe fermé de capitalistes. L’exemple le plus instructif en ce genre est celui d’Épidamne. La bourgeoisie installée là agissait comme une société commerciale, travaillant avec un capital commun pour le compte de l’association. Les intéressés élisaient tous les ans, parmi les plus considérés d’entre eux, un commissaire, le Polète[22], qui voyageait avec son personnel d’hommes libres et d’esclaves dans les régions de l’intérieur, et pourvoyait le marché où l’on échangeait les articles fabriqués en Grèce contre les produits naturels de l’Illyrie. La colonie tout entière était comme une société en commandite, constituée par des capitalistes à privilège héréditaire qui tenaient dans leurs mains le monopole du grand commerce.

C’était là l’ancienne politique financière et commerciale de Corinthe, le système dont les Bacchiades avaient fourni le modèle et tracé les grandes lignes.

Pourtant, ces Bacchiades qui, même à l’étranger, faisaient autorité en matière de législation, se trouvèrent, à la longue, hors d’état de garantir la constitution contre les coups de force. Le nombre des Bacchiades de sang pur diminuait de plus en plus, et, moins ils étaient nombreux, plus ils veillaient d’un œil jaloux sur leurs privilèges, plus ils considéraient l’État tout entier comme leur domaine, plus leur pouvoir paraissait au peuple injuste et intolérable. Leur orgueil devint de plus en plus blessant ; leur mollesse voluptueuse les rendit méprisables, et enfin, des revers au dehors, notamment une guerre malheureuse contre Corcyre[23], contribuèrent à faire éclater l’irritation qui grondait sourdement contre les oligarques.

La révolution fut favorisée par une scission entre des familles de la noblesse corinthienne[24]. Les Bacchiades, en effet, ne se mariaient qu’entre eux, pur ne point laisser d’étranger se glisser dans le cercle étroit des familles qui détenaient le gouvernement. De cette façon, d’autres maisons, dont la généalogie remontait également aux fondateurs de la cité, se trouvaient privées de tout droit et exclues de toute Communauté avec la noblesse régnante. Au nombre de ces familles, qui s’étaient retirées en murmurant dans leur isolement, figuraient aussi les descendants de Mêlas. Ils avaient établi leur résidence en dehors de la ville, dans le bourg de Pétra, et semblaient étrangers à toute arrière-pensée d’ambition.

Aussi ne vit-on aucun inconvénient à honorer un membre de cette famille, nommée Eetion, d’une alliance avec les Bacchiades. Mais cette alliance fut plutôt, en réalité, une insulte. Car, le Bacchiade Amphion ayant une fille qui ne pouvait prétendre, à cause de sa difformité, à un mariage digne de sa naissance, le père la donna à Eetion qui l’emmena à Pétra. De cette union naquit un fils auquel l’oracle promit de hautes destinées. Les oligarques effrayés cherchèrent à le faire périr ; mais Labda, la fille des Bacchiades, protégea son enfant contre les embûches de ses proches, et Cypsélos — c’est le nom que l’on donna à l’enfant, à cause du coffre dans lequel l’avait caché l’amour maternel — Cypsélos grandit loin de tous les regards. En réalité, c’est le nom qui a donné lieu à la légende.

Les prytanes annuels de la maison des Bacchiades s’étaient transmis leur dignité quatre-vingt-dix fois, lorsque Cypsélos renversa cet ordre de choses. Appuyé sur la faveur du peuple, il se rendit maître absolu de la ville et de son territoire, de son armée et de sa flotte, et sut se maintenir trente ans durant[25] à ce faîte de la grandeur, au milieu d’une cité maritime de tempérament remuant.

En qualité de parent des Bacchiades, il était au courant de la politique suivie jusque-là et s’en appropria ce qui lui parut bon à garder. Aussi sa tyrannie ne prit-elle pas vis-à-vis du passé une attitude aussi hostile que celle de Sicyone, et, s’il est vrai, comme on le rapporte, qu’il n’eut pas besoin d’une garde personnelle pour rester jusqu’à sa mort maître de Corinthe, il est probable qu’il sut gagner à sa cause même le clan militaire dorien. La dureté que ses adversaires lui reprochaient ne peut pas avoir été une affaire de caprice. Ses sentences de bannissement frappèrent les chefs de l’oligarchie, et, s’il est question de ses exactions, c’est là, l’ombre qui suivait partout la mémoire des tyrans, de quelque éclat que fût environné leur nom. En effet, la différence capitale qu’il y avait entre une société libre et un État gouverné par un tyran était précisément que, dans celle-là, les citoyens ne faisaient de sacrifices pour la patrie que dans certains cas et volontairement, après délibération en commun, tandis que le tyran, pour entretenir ses troupes, subvenir aux dépenses de sa cour et exécuter les travaux destinés à faire la gloire de son règne, imposait impitoyablement ceux qui possédaient.

Les dons consacrés par les Cypsélides passèrent en proverbe, comme les pyramides d’Égypte. Deux de ces ex-votos, le colosse de Zeus, en or repoussé, et le coffre de Cypsélos, comptaient au nombre des .objets les plus précieux du riche trésor d’Olympie.

Ce fut une heureuse idée que de consacrer à Zeus Sauveur ce coffre dans lequel avait été caché Cypsélos enfant, ou plutôt, une imitation en bois de cèdre artistement travaillé. Ce don fut, pour ainsi dire, plongé en plein dans le courant de la poésie légendaire, car, sur un placage délicat en ivoire étaient représentés, en cinq rangées superposées, les principaux épisodes des légendes nationales. Des hexamètres, incrustés en lettres d’or, expliquaient les sujets qui formaient ensemble un tout complet et fournissaient une occasion, saisie avec empressement, de rattacher la nouvelle dynastie à l’âge héroïque des Hellènes, auquel elle appartenait par ses ancêtres, les Minyens et les Lapithes. Cependant, on laissa tout à fait dans l’ombre les relations personnelles des donateurs : c’est là une pieuse réserve qui ne nous autorise pas à mettre en doute le rapport de cet ex-voto avec l’histoire des Cypsélides[26].

L’envoi d’un pareil chef-d’œuvre fut un hommage reconnaissant au dieu national du Péloponnèse ; mais les prêtres du lieu n’étaient pas non plus insensibles à ces attentions qui rehaussaient l’éclat du sanctuaire, et ils se montrèrent plus disposés à favoriser les intérêts dynastiques du donateur. Les prêtres de Delphes avaient été gagnés de la même manière et avaient singulièrement facilité, en l’appuyant de leur autorité, l’installation du régime nouveau à Corinthe. Un palmier d’airain, fièrement planté dans un sol couvert de grenouilles et de serpents, annonçait à Delphes la victoire de Cypsélos qui, de plus, avait consacré dans le même sanctuaire un Trésor corinthien, au nom de la cité[27].

C’est dans cette cour polie du potentat de Corinthe, au centre d’immenses relations commerciales qui ouvraient des perspectives sur les établissements des Hellènes en Asie et en Afrique, en Italie et en Sicile, au milieu des sages et des artistes, sous l’influence de leurs exemples et de leurs préceptes, que grandit le fils de Cypsélos, Périandre. Son âme ardente accueillit avidement toutes ces impressions : il profita de sa position pour amasser des connaissances d’une étendue exceptionnelle, et il sut si bien les marquer du sceau de sa personnalité qu’il acquit lui-même le renom de sage parmi les sages de son temps. Mais, d’un autre côté, il ne put échapper aux dangers d’une jeunesse de prince. Il n’avait pas assez appris à respecter les droits d’autrui : aussi, à travers la distinction de ses mœurs et la sagesse indulgente de ses idées, on vit percer de temps à autre la fougue sauvage d’une volonté qui n’avait jamais plié.

Lorsque Périandre prit en main, comme un héritage régulièrement transmis, le pouvoir que son père avait consolidé par un gouvernement pacifique, il avait déjà médité de longue main, en penseur familier avec les considérations théoriques, son rôle de souverain. En toute occasion, il fit preuve d’une volonté réfléchie, d’une politique raisonnée. Il fut le logicien qui réduisit la tyrannie en système, et la plupart des maximes prudentes que l’on rappelait aux puissants dans des circonstances analogues étaient attribuées à Périandre.

Il vit dans le règne de son père une transition : il se crut appelé à asseoir d’une manière durable le trône des Cypsélides sur le sol glissant d’une ville maritime avide de nouveautés, avec toutes les ressources de la force matérielle et de l’habileté la plus consommée. Il se sépara du peuple, pour faire oublier l’origine de son pouvoir : derrière les hautes murailles de son palais, d’où il pouvait surveiller sans être vu tout le trafic du golfe et de l’isthme, il vivait entouré d’une garde dévouée, dans une société d’Hellènes qu’il avait choisis à son gré. Ils lui composaient une cour dispendieuse, et le gâtaient par leurs flatteries complaisantes.

Le besoin d’argent, de jour en jour plus impérieux, tourna l’esprit de Périandre vers les combinaisons financières. Il chercha, par exemple, à se créer des sources intarissables de revenus au moyen des impôts indirects. Il préleva de fortes taxes sur les marchés et augmenta les droits perçus dans les ports. Il a certainement contribué plus que personne à activer la circulation de l’isthme, par l’installation heureusement imaginée du diolkos ; il songea même sérieusement, dit-on, à creuser un canal à travers l’isthme[28], de sorte que tout le trafic maritime entre la mer Égée et la mer Ionienne aurait traversé son domaine et lui aurait payé, à titre de droit de transit, des sommes considérables. Mais, ni les marchés, ni les ports, ni les droits de transit ne lui suffirent ; il s’attaqua aussi directement à l’avoir des citoyens et porta ses exigences despotiques jusqu’à se faire livrer, à ce que raconte la tradition, des bijoux de femmes[29]. Si quelque chose tempérait l’odieux de semblables mesures, c’est que Périandre ne gardait pas l’argent pour lui, mais l’employait à faire aux dieux des présents extraordinaires. Libéral aux dépens d’autrui, il s’insinuait ainsi dans les bonnes grâces des dieux et de leur clergé si influent ; il ajoutait à la renommée de la cité, occupait une quantité d’artistes et d’ouvriers, et n’en devenait que plus populaire, parce qu’il répandait dans les classes inférieures l’argent des capitalistes[30].

Là, comme à Sicyone, les cultes non doriens furent réhabilités. Les dieux des paysans furent appelés à la ville, et héritèrent de toutes les pompes du culte dont avaient joui jusque-là les divinités aristocratiques. Ainsi naquit à Corinthe, au sein du culte de Bacchus, le dithyrambe ; c’est ainsi que ce chant choral entra dans la .vie publique et s’organisa aux frais de l’État, sous la direction d’Arion.

Quant à la bourgeoisie dorienne, qui subsistait encore à Corinthe, Périandre la supprima comme un foyer d’idées républicaines. Les hommes n’eurent plus le droit de discuter librement lors des élections communales ; les jeunes gens durent renoncer aux exercices joyeux où ils se formaient en commun le corps et Filme. Ces institutions furent supprimées sous toute espèce de prétextes[31] ; la communauté dut se dissoudre de nouveau en familles isolées ; chaque citoyen dut ne plus s’occuper que de son foyer, et se sentir partout sous l’œil du pouvoir. Un comité spécial de police fut chargé de la surveillance des mœurs[32]. Car la vie privée elle-même eut ses entraves. Périandre voulut tout façonner à sa guise et trancha sans ménagements dans le corps social. Il expulsa de la ville nombre de familles, pour mettre la tranquillité publique à l’abri des dangers qu’engendre un excès de population. Il surveilla les métiers, punit les oisifs, restreignit le nombre des esclaves, châtia les prodigues, et se fit rendre compte des affaires domestiques de chacun. La tyrannie à Corinthe n’a pas derrière elle de passé démocratique, et c’est la raison pour laquelle elle suit de plus près qu’ailleurs la politique de l’aristocratie et de l’oligarchie.

Mais, là où Périandre déploya une prodigieuse activité, ce fut dans l’extension des possessions maritimes de Corinthe. Brouillée avec Argos et Sparte, sans lien avec les contrées de l’intérieur, Corinthe était en effet obligée de se rejeter sur les îles et les côtes. Une des préoccupations les plus sérieuses des Cypsélides fut de remettre la main sur Corcyre et de s’en assurer définitivement. Les colonies les plus importantes, telles que Leucade, Anactorion, Ambracie, Épidamne, Apollonie, passent pour avoir été fondées du temps des tyrans, et Périandre est même expressément désigné comme le fondateur ou le rénovateur de quelques-unes d’entre elles. C’est lui, à coup sûr, qui a le mieux et le plus complètement organisé dans son ensemble l’empire colonial des Corinthiens.

Il s’inspirait en cela de diverses raisons. Il se plaça d’abord au point de vue de l’intérêt dynastique, car les cadets de la maison régnante furent envoyés dans les colonies. Un second point de vue était la nécessité d’établir une certaine cohésion entre tous ces établissements disséminés sur les côtes, depuis le fond du golfe de Corinthe jusqu’aux portes de hi mer Adriatique, sur un espace de plus de trois degrés de latitude en allant vers le nord. Si l’on jette un coup-d’œil sur cette bordure du littoral, on voit avec quelle habileté ont été distribuées les stations qui forment, jusqu’au delà des monts Acrocérauniens, une chaîne continue. Elles sont aménagées de telle sorte qu’elles se protègent réciproquement et se rattachent par une solidarité commune à la métropole, reliées qu’elles sont entre elles par des postes à signaux et par des routes de terre et de mer. Un moyen particulier de consolider cet empire Maritime était de faire coopérer la métropole et les colonies à des fondations nouvelles. On devait arriver de la sorte à fondre de plus en plus l’un dans l’autre les divers établissements et à les entraîner dans le mouvement d’une politique unitaire guidée par une autorité commune. Les Corinthiens recrutèrent aussi en dehors de leur domaine colonial proprement dit, absolument comme faisaient les Phéniciens, des associés pour leurs entreprises de colonisation. C’est ainsi que les Dyspontiens avaient quitté l’Élide pour aller en grande partie à Épidamne et à Apollonie ; et, par là, la population du littoral péloponnésien se trouvait gagnée aux intérêts de Corinthe. On rapporta toujours à Périandre le mérite d’avoir fait régner la sécurité dans la mer d’occident et d’avoir contribué au progrès de la population de race grecque sur ses côtes. S’il était tombé plus tôt, dit Plutarque, ni Apollonie, ni Anactorion, ni Leucade n’auraient été habitées par des Hellènes[33].

Pendant quarante-quatre ans Périandre gouverna Corinthe, vanté au loin, en dépit de son inflexibilité, comme un modèle d’habileté politique, et faisant sentir la puissance de sa flotte depuis la mer Ionienne jusqu’en Thrace[34]. A voir la protection intelligente qu’il accorda à toutes les nobles aspirations de la science et de l’art, on ne saurait douter que, lui aussi, comme homme d’État, il n’ait poursuivi tout d’abord un but élevé. Il se montra dans les commencements plus indulgent, plus affable que son père : il se plaisait à laisser jouer plus librement les ressorts de la société. C’est alors qu’on entendit de sa bouche cette belle parole : qu’un prince qui voulait régner tranquille devait s’entourer de bienveillance et d’amour, mais non pas d’armes et de gardes du corps. Il était trop cultivé, trop pénétré de la civilisation hellénique, pour ne pas apprécier à leur valeur la vertu, l’amitié, tous les biens les plus précieux de la vie humaine. Il voulait rendre les hommes heureux ; mais il voulait le faire à sa manière, d’après sa théorie. Voyant qu’il n’y réussissait pas, il n’eut pas assez d’empire sur lui-même pour essayer patiemment d’une autre méthode. Au contraire, irrité par la moindre résistance, exaspéré par chaque déception, il voulut obtenir de force le résultat qu’il n’avait pu atteindre par la douceur. Une mesure violente en appelait une autre ; chaque moyen tyrannique qu’il employait le séparait davantage de son peuple et le rendait plus sourd aux inspirations meilleures de sa propre nature.

Périandre, dans sa vieillesse, était un homme tout différent de celui qui était monté sur le trône des Cypsélides, environné de si belles espérances. Ou attribuait ce changement à l’influence qu’avaient exercée sur lui ses relations avec d’autres tyrans, comme Thrasybule de Milet, et leur exemple corrupteur[35]. Peut-être aussi des tentatives de rébellion et des menaces venues du dehors avaient-elles contribué à le transformer chaque jour davantage en un despote soupçonneux. Enfin, ce fut un malheur domestique qui amoncela les nuages les plus noirs sur la tête de Périandre vieillissant et assombrit son âme. Il avait pour femme la fille du tyran Proclès, Lyside d’Épidaure, dont il s’était épris en la voyant dans le palais de son pire, un jour qu’à l’occasion d’un banquet, toute charmante dans son léger vêtement dorien, elle vaquait aux soins du service et versait le vin aux domestiques[36]. Il lui donna, quand elle fut son épouse, le nom de Mélissa.

Après lui avoir donné deux fils et une fille, Mélissa mourut subitement, et, qui voulait s’informer savait bien vite d’où était parti le coup. Périandre sentait peser sur lui la malédiction d’une conscience coupable qu’il voulut apaiser par des pratiques superstitieuses. Il consulta l’oracle des morts sur les bords de l’Achéron en Épire, où l’ombre de Mélissa lui apparut, et il célébra, en l’honneur de sa victime, des funérailles pompeuses à l’occasion desquelles il brûla, dit-on, dans le sanctuaire de Héra, les plus beaux vêtements des femmes de Corinthe[37].

Cependant, les enfants de Mélissa avaient grandi sans qu’aucun soupçon fût venu troubler leur candeur innocente. Les deux fils, Cypsélos et Lycophron, ne demandaient pas mieux que d’aller chez leur grand-père, à la cour d’Épidaure. Proclès les attira près de lui, et, comme il les trouvait mûrs pour les épreuves de la vie, un jour qu’il les accompagnait hors de son palais, il leur demanda s’ils connaissaient l’assassin de leur mère. L’aîné, d’un esprit obtus, ne fit pas attention à la question ; mais ce simple mot s’enfonça comme un aiguillon dans le cœur de Lycophron, le cadet. Il n’eut pas de repos qu’il ne fût arrivé à une certitude, et alors, il se plongea avec une obstination passionnée dans cette douleur, la première de sa vie, si bien qu’il ne connut plus d’autre sentiment que le deuil de sa mère et une horreur profonde pour son père. Périandre trouva son fils tout changé ; il ne put lui arracher ni un salut, ni un regard. Dans sa colère, il le chassa de sa maison et défendit, sous des peines sévères, à tout citoyen d’ouvrir sa porte au fils dénaturé. Bientôt on vit le disgracié, hâve et sordide, errer çà et là sous les portiques de la riche cité, plus semblable à un mendiant en démence qu’à un prince né dans la pourpre, au fils du grand Périandre. Alors le père eut pitié de son fils ; comme il le croyait dompté par la misère, il alla le trouver ; il l’invita à rentrer dans son palais ; il lui offrit tout ce que pouvait désirer le plus riche héritier présomptif de l’Hellade : il reconnaîtrait enfin, disait-il, combien il vaut mieux exciter l’envie que la pitié. Il ne reçut d’autre réponse de son fils que l’avertissement ironique de prendre garde à la punition qu’il avait encourue pour avoir parlé à Lycophron !

Il ne restait plus qu’à éloigner le rebelle. Périandre le fit transporter dans l’île de Corcyre que les Cypsélides avaient replacée sous la domination de Corinthe, espérant que, là, soustrait aux impressions de la maison paternelle, il viendrait à résipiscence. Lycophron resta là des années, comme oublié et disparu. Mais Périandre, dans son palais désert, sentait l’inquiétude et l’angoisse lui monter au cœur à mesure qu’il vieillissait, à mesure que se relâchait son application aux affaires. Son fils cadet était son unique espoir ; c’est sur lui qu’il avait compté pour le soutenir au déclin de l’âge ; il avait vu dans la volonté tenace de son héritier un gage de durée pour sa dynastie, et voilà que, par une fatalité déplorable, cette volonté de fer était en révolte ; il se voyait abhorré du seul être humain dont il eût à cœur d’être aimé, et ses projets allaient se briser contre la résistance de celui sur la tête duquel il les avait fait reposer.

A quoi servait à l’infortuné vieillard de faire la guerre à Proclès, la cause première de tout le mal, et de réunir les États de son beau-père, plus Égine, au territoire corinthien ? La malédiction de Mélissa continuait à peser sur lui, et le fier potentat se résigna à réitérer ses instances auprès de son fils. Il envoya sa fille à Corcyre. Elle dut représenter à son frère l’abandon qui attristait la vieillesse de leur père, le péril qui menaçait la dynastie. Prières inutiles ! Lycophron déclara qu’il ne retournerait jamais à Corinthe, tant qu’il y verrait l’assassin de sa mère. L’énergie de Périandre fut brisée ; il se résolut à tout sacrifier pour ne pas voir du moins le triomphe des ennemis de sa maison. De nouveau, une trirème aborde à Corcyre. Un héraut annonce que Périandre veut abdiquer en faveur de son fils, et passer le reste de ses jours à Corcyre.

Lycophron était toujours resté, au fond du cœur, un fils de roi. Sa volonté avait triomphé : il espérait maintenant pouvoir honorer la mémoire de sa mère avec tous les moyens dont disposerait un souverain de. Corinthe. Il fit répondre qu’il viendrait. Mais la malédiction attachée à cette maison n’était pas encore satisfaite. A l’idée que Périandre, devenu chaque année plus misanthrope, allait habiter au milieu d’eux, les Corcyréens se sentirent inquiets et tourmentés ; ils Voulurent à tout prix traverser son dessein ; ils assassinèrent Lycophron, et ainsi, toutes les démarches humiliantes auxquelles s’était résigné le tyran aboutirent à une déception. Les Corcyréens toutefois n’échappèrent pas à sa visite ; ils virent son visage irrité lorsqu’il apparut avec sa flotte de guerre pour venger son fils, qu’il mit l’île à feu et à sang et envoya les jeunes gens des plus nobles familles subir une mutilation honteuse à la cour de Lydie ; mais, la puissance des Cypsélides était brisée à jamais. Courbé sous le poids du chagrin, le prince que ses poètes avaient célébré comme le plus riche, le plus sage et le plus heureux de tous les Hellènes, s’étendit, pour ne plus se relever, sur sa couche solitaire.

On sent, dans le récit d’Hérodote, que l’historien avait sous les yeux, comme pour Clisthène, des documents poétiques. Aussi voyons-nous surgir devant nous, avec le relief et l’illusion de la vie, des groupes détachés d’événements particulièrement susceptibles d’exciter un intérêt général. Ils sont dessinés à grands traits et ornés d’une foule de détails, tandis qu’il n’y avait pas d’histoire occupée à retracer dans toute son étendue l’ère des tyrans. Il n’y a pas lieu, cependant, de révoquer en doute le fonds de vérité historique qui subsiste en dépit du tour poétique de la tradition, bien qu’il soit impossible de séparer ce fonds de l’ornementation poétique. :A la mort de Périandre, une ligne collatérale régnait à Ambracie. Un fils cadet de Cypsélos, nommé Gordias, avait fondé là une souveraineté : le fils de Gordias, Psammétichos[38], accourut en toute hâte à Corinthe pour hériter du trône de son oncle. Mais c’est à peine s’il put conserver le pouvoir trois ans. L’influence de Sparte fit rétablir une constitution dorienne : les familles exilées rentrèrent. Le gouvernement des Cypsélides fut dès lors considéré comme une suspension sacrilège de la constitution légale, et les jeunes générations apprirent à exécrer le nom de Périandre comme celui d’un abominable despote. Ainsi se vérifia le mot de la Pythie qui, un jour que le père de Périandre s’informait de l’avenir de sa maison, lui avait adressé du haut de son trépied ces paroles :

Heureux est cet, homme qui entre en ma demeure,

Cypsélos, fils d’Éetion, roi de l’illustre Corinthe :

Heureux, lui et ses fils, mais non les fils de ses fils.

 

 

 



[1] PHILON BYBL., fragm., éd. Bunsen (BUNSENS Egypt. place in universal History, V, p. 36). GROTE le reconnaît aussi pour un roi de mer. Cf. WAGNER, De Bacchiadis Corinthiorum, p. 2.

[2] Sur les traces d’une royauté double à Corinthe, v. H. GELZER, De earum, quæ in græcor. civit. præter Spartam inven. diarchiarum vestigiis, 1868, p. 42. Sur les huit tribus, APOSTOL., Prov., XIII, 93. SUIDAS, s. v. Πάντα όκτώ.

[3] Vers 900 ans avant J.-C. (WAGNER, p. 24. Cf. Monatsber,.der Berl. Akad., 1873, p. 286). Les généalogies dans PAUSANIAS, II, 4, 2-4.

[4] DONDORFF, De rebus Chalcid., p. 22.

[5] E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 545.

[6] PINDARE, Olymp., XIII, 17 sqq.

[7] E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 519.

[8] Εΰχειρ = main habile, et Εΰγραμμος = bon dessinateur.

[9] Cf. BARTH, De mercatura Corinthiorum, p. 46.

[10] Sur Eumélos considéré comme source pour l’histoire de Corinthe, voyez WILISCH, Zittauer Osterprogramm, 1875. Cf. mes études sur l’histoire de Corinthe dans Hermès, X, p. 215.

[11] Périandre, au rapport de Diogène Laërce (I, 7, 2), est mort en 585 (Ol. XLVIII, 4), après que la domination des Cypsélides eut duré 73 ½ ans (ARISTOTE, Polit., p. 230, 3), chiffre erroné, dans lequel il y a ou une erreur d’addition ou des éléments inexacts. (Cf. RŒPER, Philol., XX, p. 722, et BOHREN, De septem sapientibus, 1867, p. 46). Selon Georges Syncelle (p. 387 éd. Bonn), Diodore plaçait la tyrannie de Cypsélos 447 ans après le retour des Héraclides, par conséquent, en 657. Eusèbe et S. Jérôme sont (raccord avec lui (Ol. XXX, 4 = 657). Or, comme le système des prytanies dura 90 ans, la royauté a dû être abolie en 747.

[12] Prytanes après Télestès. PAUSANIAS, II, 4, 4.

[13] PLUTARQUE, Narr. amat., p. 772. SCHOL. APOLL. RHOD., IV, 1212 (WEISSENBORN, Hellen., p. 43. UNGER, Philol., XXVIII. p. 415) Plutarque et Diodore rattachent cette histoire à l’arrivée des Bacchiades à Corinthe ; le scoliaste d’Apollonius, à. leur expulsion. Toutefois, ces traditions sont trop fragmentaires et trop en désaccord pour que l’on puisse en tirer des conclusions relativement à l’époque de Philon dont Abron, grand-père d’Actéon, aurait été le contemporain. On ne saurait même démontrer l’identité du Phidon d’Argos, mentionné dans ce récit, avec le célèbre tyran.

[14] PLUTARQUE, Quæst. Græc., 11.

[15] La date de 734 est donnée par Eusèbe. Cf. THUCYDIDE, VI. 3. FISCHER, Zeittafeln, p. 71. Les marbres de Paros donnent 757, Ol. V, 4 (BŒCKH, C. Inscr. gr., II, p. 335). Il n’est pas sûr qu’Eumélos ait personnellement pris part à l’expédition, car Clément d’Alexandrie (Stromates, I, p. 140 Sylb.) dit seulement qu’il était contemporain d’Archias. Cf. MARKSCHEFFEL, Hesiodi fragmenta, II, 218.

[16] Thucydide (I, 13) rapporte qu’Aminoclès construisit des trirèmes pour les Samiens, 300 ans avant la fin de la guerre du Péloponnèse. Sur la part prise par Corinthe à la guerre de Lélante, voyez VISCHER (Gœtt. Gel. Anz., 1864, p. 1378).

[17] HÉRODOTE, II, 167.

[18] Sur l’étalon d’or à Corinthe, voyez Hermès, X, 226. BARTH, op. cit., p. 46.

[19] ARISTOTE, Polit., p. 35, 5. WEISSENBORN, Hellenika, p. 39 sqq.

[20] ARISTOTE, Polit., p. 57, 25. On trouve les mêmes principes chez Hésiode (Opp., 376 sqq.) et dans l’inscription gravée sur le bronze de Naupacte (ŒKONOMIDÈS, 1869. VISCHER, Rhein. Mus., 1871, p. 38 sqq.).

[21] ARISTOTE, Polit., p. 37, 30.

[22] PLUTARQUE, Quæst. gr., 29. Cf. VISCHER, Kleine Schriften, I, 600. E. CURTIUS, Hermès, X, p. 219. 234.

[23] Guerre incessante entre Corinthe et Corcyre depuis l’époque de la fondation de Corcyre (HÉRODOTE, III, 49). Corcyre indépendante. Bataille navale (THUCYDIDE, I, 43). Corcyre retombe sous le joug à partir de Périandre (MUELLER, Corcyr., p. 15).

[24] En fait de documents pour l’histoire des Cypsélides nous possédons : 1° Hérodote (V, 92 ; III, 48) ; 2° les fragments de Nicolas de Damas (Fr. Hist. græc., III. fr. 58 sqq.) ; 3° Aristote (Polit., p. 221) et Héraclide de Pont ; 4° Pausanias, Strabon et Diogène Laërce dans la vie de Périandre. Hérodote et Nicolas de Damas donnent seuls des détails. Le récit d’Hérodote a évidemment une couleur poétique : Nicolas de Damas est plus sobre, mais il accorde aussi de l’importance aux oracles ; il explique l’élévation de Cypsélos par la charge de polémarque qui lui aurait été confiée. Ce serait alors une τυρανής έκ τιμών, contrairement à l’opinion d’Aristote. Cf. SCHUBRING, De Cypselo tyranno, p. 64. J’ai peine à croire que Nicolas, pris pour guide par DUNCKER et SCHŒMANN (Gr. Alt., 13, p. 164), tout en suivant Éphore, ait eu à sa disposition des sources plus abondantes et plus sûres, et qu’il faille cesser de considérer Hérodote comme la source principale de l’histoire, comme le voudrait STEINMETZ, qui cherche à établir cette thèse dans son programme : Herodot und Nic. von Damasc., Lüneburg, 1861, On reconnaît chez Nicolas une narration qui s’éloigne de la manière poétique et qui cherche à combler, par des inductions pragmatiques, les lacunes de quelque tradition différente.

[25] Selon Eusèbe, Cypsélos règne 30 ans à partir de 658 (Ol. XXX, 3). Voyez MUELLER, Dorier, I, p. 166.

[26] Les textes relatifs aux offrandes des Cypsélides ont été réunis par OVERBECK (Schriftquellen, p. 41. 51). Le rapport entre le coffre de Cypsélos et les Cypsélides est révoqué en doute par SCHUBRING, De Cypselo, p. 28.

[27] PLUTARQUE, Pyth. orac., 12. Conviv. Sept. Sap., 21. Les grenouilles et serpents symbolisent une malveillance agressive, mais impuissante, à moins qu’on n’y voie tout simplement — ce qui est moins probable — une allusion au sol abondamment arrosé (BŒTTICHER, Baumkultus. p. 420).

[28] DIOGÈNE LAËRTE, I, 7, 7. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 596.

[29] ÉPHORE, fragm., 106.

[30] Politique financière de Périandre (HÉRACLIDE DE PONT, éd. Schneidewin, p. 11).

[31] Suppression des Syssities (ARISTOTE, Polit., p. 224, 4).

[32] La βουλή devenue un comité de police (HÉRACLIDE DE PONT, 5, 2).

[33] PLUTARQUE, Ser. num. vind., 7. Sur les colonies de Périandre, voyez Hermès, X, 231.

[34] Périandre domine en Thrace. Fondation de Potidée (VISCHER, Gœtt. Gel. Anz., 1864, p. 1378).

[35] Périandre et Thrasybule (HÉRODOTE, loc. cit. ARISTOTE, Polit., p. 218, 20). Aristote fait de Périandre le conseiller de Thrasybule.

[36] ATHÉNÉE, p. 589. Fragm. Hist. Græc., IV, 487. O. MUELLER, Æginet., p. 64. STEINMETZ, op. cit., p. 8. Diogène Laërce donne à Mélissa le nom de Lyside (DIOG. LAËRTE, I, 7, 1). Sa mère était Éristhénia, fille du roi arcadien Aristocrate, que Proclès avait épousée avant la chute d’Aristocrate (KOHLMANN, Quæst. Messen., p. 66).

[37] HÉRODOTE, V, 92.

[38] PRELLER, Aufsätze, p. 431. Gordias paraît être le véritable nom de son père.