HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE PREMIER. — HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE.

 

 

§ I. — PRISE DE POSSESSION DES DORIENS.

L’invasion dorienne fait entrer en scène une force nouvelle, celle des montagnards du nord, qui viennent revendiquer leur rôle dans l’histoire nationale. Ils étaient en retard de plusieurs siècles sur les tribus voisines de la mer, mais n’en avaient que plus d’énergie et de vitalité ; aussi, ce qui a été transformé et renouvelé par suite de leurs conquêtes a duré jusqu’à la fin de l’histoire grecque. C’est pour celte raison que déjà les historiens de l’antiquité ont daté l’ère historique, par opposition à l’âge héroïque, des premiers exploits des Doriens[1]. Mais nous n’en sommes pas mieux renseignés sur la première phase de l’invasion dorienne. Au contraire ; les anciennes sources se tarissent, aussitôt que s’ouvre cette époque, sans être remplacées par de nouvelles. Homère ignore complètement l’expédition des Héraclides. Les Achéens émigrés sur l’autre bord de la mer vivaient tout entiers dans le souvenir des jours passés et confiaient ce dépôt sacré à la mémoire fidèle de la Muse. Mais ceux qui étaient restés, qui devaient se plier de force à des institutions étrangères, ne songeaient guère à chanter. Les Doriens eux-mêmes se sont toujours montrés avares de traditions ; ce n’était pas leur manière, de parler beaucoup de ce qu’ils avaient fait : ils n’avaient pas non plus l’inspiration primesautière de la race achéenne, et ils étaient encore moins capables d’amplifier avec complaisance, à la manière ionienne, les incidents de leur existence. Ils consacraient leurs pensées et leurs forces à la vie pratique, à l’accomplissement de devoirs déterminés, d’actes sérieux et utiles.

Ainsi, les grandes péripéties de l’invasion dorienne restèrent abandonnées aux hasards d’une tradition qui s’est effacée jusqu’aux moindres vestiges, et c’est pour cela que toute l’histoire de la conquête de la péninsule est si pauvre en noms et en faits. En effet, ce n’est que bien tard, alors que l’épopée populaire était morte depuis longtemps, que l’on chercha à refaire aussi un commencement à l’histoire du Péloponnèse[2].

Mais ces poètes d’arrière-saison n’étaient plus entraînés par le courant d’une tradition jeune et vivante ; ils n’éprouvaient pas non plus, en face des images du passé, cette joie pure et naïve qui est le souffle vital de la poésie homérique ; ils s’étaient donné sciemment pour tâche de combler une lacune de la tradition, et de renouer entre l’époque achéenne et l’époque dorienne la trame interrompue. Ils cherchèrent à réunir les diverses légendes locales, à compléter les parties défectueuses, à concilier les contradictions et, de cette façon, ils arrivèrent à faire de l’expédition des Héraclides une histoire dans laquelle ce qui était l’œuvre lente et progressive des siècles apparut condensé sous une forme pragmatique.

Les Doriens vinrent du continent par bans successifs, amenant avec eux leurs femmes et leurs enfants. Ils ne gagnèrent que lentement du terrain ; mais, là où ils prirent pied, ils provoquèrent une transformation radicale des mœurs et des institutions. Ils y introduisirent leur régime domestique et leur organisation sociale ; ils conservèrent avec une énergie tenace le tour particulier de leur langue et de leurs mœurs ; ils s’isolèrent dédaigneusement des autres Grecs, et, au lieu de se fondre, comme les Ioniens, dans la masse de l’ancienne population, ils imprimèrent à leur nouvelle patrie le caractère de leur race. La péninsule devint dorienne.

Cette transformation s’opéra de manières très diverses ; le mouvement reçut son impulsion, non pas d’un centre unique, mais de trois points principaux. La légende péloponnésienne a exprimé ce fait à sa manière. Selon elle, la race d’Héraclès, l’héritier légitime de la souveraineté d’Argos[3], était alors représentée par trois frères qui revendiquaient les droits de leur ancêtre, Téménos, Aristodémos et Cresphonte. Ceux-ci sacrifient en commun à trois autels de Zeus Patrôos et tirent au sort les divers royaumes du pays. Argos, le lot d’honneur, échut à Téménos ; le second, Lacédémone, revint aux enfants mineurs d’Aristodémos, tandis que la belle Messénie tomba par la ruse au pouvoir du troisième frère[4].

Cette histoire du partage des Héraclides a été fabriquée dans le Péloponnèse, alors que les États en question avaient pris depuis longtemps leur physionomie particulière ; elle donne, en la reportant aux temps héroïques, la raison d’être des trois métropoles, la légitimation du droit des Héraclides dans le Péloponnèse et du nouveau système politique. Le fond historique de la légende est que, au début, les Doriens ne défendaient pas l’intérêt propre de leur race, mais les intérêts de leurs chefs, lesquels n’étaient pas des Doriens, mais des Achéens[5] ; aussi, le dieu qui préside au partage n’est autre que le dieu tutélaire des Æacides. Eu outre, la légende repose sur ce fait que les Doriens, dirigeant leur marche sur les trois grandes plaines de la péninsule, se partagèrent, bientôt après l’invasion, en trois corps d’armée. Chaque corps avait pour le conduire ses Héraclides ; chacun contenait dans sou sein ses trois tribus, les Hylléens, les Dymanes et les Pamphyles[6]. Chacun d’eux était une copie réduite du peuple entier. De la façon dont les divers corps d’armée s’installèrent dans leur nouveau séjour, du plus ou moins de ténacité avec laquelle, malgré la direction étrangère dont ils s’étaient faits les instruments et le contact de la population vaincue, ils restèrent fidèles à leurs habitudes et aux mœurs de leur race, enfin, de la manière dont les choses s’arrangèrent des deux côtés, dépend complètement le cours que va prendre l’histoire du Péloponnèse.

Les nouveaux Etats étaient aussi, en partie, de nouveaux territoires ; ainsi, par exemple, la Messénie. En effet, dans le Péloponnèse homérique, il n’y a point de contrée qui porte ce nom : la partie orientale du pays, là où les eaux du Pamisos relient l’une à l’autre la vallée haute et la vallée basse, appartient au royaume de Ménélas, et la moitié occidentale, au domaine des Néléides, qui avait sou centre sur la côte. Les Doriens débouchèrent par le nord dans la vallée haute et s’installèrent à Stényclaros. De là, ils gagnèrent du terrain et repoussèrent les Néléides thessaliens vers la mer. La haute falaise isolée de Vieux-Navarin paraît avoir été le dernier point de la côte où ceux-ci se maintinrent, jusqu’à ce qu’enfin, serrés de plus près de jour en jour, ils s’embarquèrent et quittèrent le pays. La plaine de Stényclaros devint alors le centre de la nouvelle contrée et put être appelée pour cette raison Messène, c’est-à-dire, pays du milieu ou de l’intérieur.

A part cette importante transformation, le changement s’opéra plus pacifiquement que sur d’autres points. Du moins, la légende locale ne parle pas de conquête violente. Les habitants auraient cédé aux Doriens une portion déterminée de terres labourables et de pâturages et seraient restés tranquilles possesseurs du reste. Les envahisseurs victorieux ne cherchèrent même pas à se créer une situation à part et à s’arroger des privilèges. Les nouveaux princes furent considérés, non pas comme des conquérants étrangers, mais comme des parents des anciens rois éoliens, et l’aversion qu’inspirait la domination des Pélopides leur valut la sympathie nationale. Pleins de confiance, ils vinrent habiter avec leur suite au milieu des Messéniens, et montrèrent qu’ils n’avaient d’autre but que de voir les anciens et les nouveaux habitants se fusionner pacifiquement sous leur égide.

Mais ce tranquille état de choses ne dura pas longtemps. Les Doriens se crurent trahis par leurs chefs. Cresphonte se vit forcé par une réaction dorienne de renverser la première organisation, d’abolir l’égalité des droits, de réunir tous les Doriens eu communauté séparée à Stényclaros et de faire de cette place la capitale de la contrée, de sorte que le reste de la Messénie fut réduit à la condition d’un pays conquis. Les troubles continuent. Cresphonte lui-même est victime d’un soulèvement meurtrier : sa dynastie est renversée, il n’y a plus après lui de Cresphontides. Æpytos lui succède. C’est un Arcadien de nom et de race, élevé en Arcadie, et qui de là. a envahi la Messénie alors en pleine dissolution. Il apporte au pays un ordre plus stable- et lui imprime une direction plus ferme ; aussi désormais les rois s’appellent-ils, de son nom, Æpytides. Or, la direction que suit dès lors l’histoire de l’Élut est tout autre ; elle est anti-dorienne, anti-belliqueuse. Les Æpytides ne sont pas des chefs d’armée, mais des administrateurs, des fondateurs de cultes. Ces cultes eux-mêmes ne sont pas ceux des Doriens, mais d’anciens cultes péloponnésiens, d’un caractère tout opposé, tels que celui de Démêler, d’Asclépios, des Asclépiades. La grande fête du pays était une cérémonie étrangère à la race dorienne, la célébration des mystères dits des grandes divinités, et, sur le mont Ithome, la haute citadelle qui domine les deux plaines de la contrée, trônait le Zeus pélasgique dont le culte passait pour une marque distinctive du peuple messénien.

Si rares et si incomplets que soient les débris de l’histoire locale de la Messénie, elle repose indubitablement sur quelques faits d’une haute importance. On remarque, dès le début, dans cette colonisation dorienne, une incertitude étonnante, une scission profonde entre le chef et son peuple, scission qui avait pouf cause la sympathie du roi pour l’ancienne population, celle qui avait occupé le pays ayant les Achéens[7]. Il ne réussit pas à fonder une dynastie ; car Æpytos n’est donné comme fils de Cresphonte que par une légende postérieure qui, là comme dans toutes les généalogies grecques, cherche à masquer les brusques solutions de continuité. Mais le peuple dorien dut s’épuiser en luttes intestines au point de ne plus pouvoir faire prévaloir son génie propre ; la dorisation de la Messénie n’aboutit pas, et cet échec décida de la physionomie qu’allait prendre, au moins dans ses traits principaux, l’histoire du pays. En effet, autant la nature avait prodigué de ressources à une contrée qui réunissait deux des plus beaux bassins fluviaux de la Grèce avec un littoral baigné par deux mers, autant le développement de l’État prit, dès le début, un cours désavantageux. 11 n’y eut pas en Messénie de rénovation radicale, pas de régénération vigoureuse pli l’ait marquée au sceau du génie hellénique.

Un second corps d’armée dorien pénétra, avec un tout autre succès, dans la longue vallée de l’Eurotas[8] qui, commençant par une gorge étroite, s’élargit graduellement et déploie au pied du Taygète les fertiles campagnes de la creuse Lacédémone. Il n’y a guère en Grèce de pays où une plaine soit aussi réellement qu’ici le centre et le point d’appui de l’ensemble. Profondément enfoncée entre des montagnes abruptes et séparée par des cols élevés des régions d’alentour, cette vallée réunit dans son sein toutes les ressources nécessaires au bien-être. Les Doriens, à leur tour, assirent sur un monticule baigné par l’Eurotas, au-dessus d’Amyclæ, leur camp, qui donna naissance à la ville de Sparte, la ville la plus moderne de la vallée.

Si Sparte et Amyclæ ont subsisté côte à côte durant des siècles, lune peuplée de Doriens, l’autre d’Achéens, il est évident qu’elles n’ont pas été, pendant ce laps de temps, en état d’hostilité perpétuelle. Par conséquent, là comme en Messénie, le pays n’a pats dû être occupé en entier d’une manière effective ; mais les droits réciproques des anciens et des nouveaux habitants ont été également réglés par des transactions. Cette fois encore, les Doriens se sont disséminés dans différentes localités et s’y sont mutés à la population primitive.

Le centre du troisième état dorien était le bassin de l’Inachos, qui fut regardé comme le lot de l’aîné des Héraclides[9]. En effet, l’État qui se fonda sur les débris du royaume de Mycènes hérita de la gloire que cette ville devait à la puissance des Atrides. Le berceau de l’Argos dorienne était sur la côte, à l’endroit où, parmi les marécages qui séparent l’embouchure ensablée de l’Inachos du lit moins desséché de l’Érasinos, s’élève une terrasse plus consistante. C’est là que les Doriens avaient leur camp et les objets de leur culte, là que leur chef Téménos était mort et avait été inhumé, avant d’avoir vu son peuple complètement maître de la vallée haute : aussi son nom resta à ce lieu appelé depuis lors Téménion[10]. La situation du Téménion montre que les châteaux forts et les défilés de l’intérieur ont été longtemps défendus avec une énergie opiniâtre par les Achéens, de sorte que, pendant tout ce temps, les Doriens étaient forcés de se contenter d’une place désavantageuse à tous égards. En effet, toute la bordure du littoral n’est devenue habitable qu’à la longue et, d’après Aristote[11] sa nature marécageuse est la principale raison pour laquelle la capitale des Pélopides fut placée si avant dans la vallée haute. Mais les progrès de la puissance dorienne firent de la citadelle escarpée de Larisa le centre politique du pays, et l’Argos pélasgique assise au pied de la forteresse, Argos, l’endroit le plus anciennement habité de la contrée, redevint la capitale. Elle fut la résidence des souverains issus de Téménos, et le point d’appui qui assura l’extension de leur puissance[12].

Cette extension s’opéra, cette fois encore, non pas 4ous forme de conquête régulière et par la ruine des colonies antérieures, mais par la dissémination de communes doriennes qui s’installèrent sur les points importants, entre la population ionienne et la population achéenne. Ce mouvement lui-même s’effectua de différentes manières, tantôt de gré, tantôt de force, et rayonna dans deux directions, vers la mer de Corinthe, d’une part, et de l’autre, vers le golfe Saronique.

Des cols peu élevés relient Argos à la vallée de l’Asopos. Rhégnidas le Téménide[13] conduisit des bandes doriennes dans la vallée haute où florissait, sous la protection de Dionysos, la vieille cité ionienne de Phlionte ; Phalcès envahit la vallée basse à l’issue de laquelle s’élevait, sur un magnifique plateau, Sicyone, l’antique capitale du littoral connu sous le nom d’Ægialée[14]. D’un côté comme de l’autre, il doit y avoir eu un partage à l’amiable du territoire ; il en fut de même dans la ville voisine de Phlionte, Cléonæ. Personne, à la vérité, ne croira que, dans des pays peu étendus et très populeux, on ait pu prendre des terres sans possesseurs pour satisfaire les étrangers, ni que les anciens propriétaires fonciers aient abandonné de bonne grâce leur patrimoine ; mais la tradition veut dire que quelques familles riches furent seules obligées de s’expatrier, tandis que le reste de la population demeura dans le mène état et n’eut pas à souffrir de la révolution politique. Le goût de l’émigration, qui s’empara des familles ioniennes dans tout le nord de la péninsule, facilita la transformation du pays. Elles étaient poussées vers les horizons lointains par un pressentiment vague qui leur faisait entrevoir, au delà de la mer, un séjour plus beau et un avenir plus brillant. C’est ainsi qu’Hippasos, l’ancêtre de Pythagore, quitta avec les siens l’étroite vallée de Phlionte pour aller chercher à Samos une nouvelle patrie[15].

L’émigration rendit disponibles, sur toute l’étendue du littoral, de bonnes terres labourables, et les gouvernements des petits États, qui restèrent en fonctions ou remplacèrent les émigrés, purent les partager en lots et les donner aux membres de la race conquérante. Ceux-ci, en effet, ne tenaient pas à renverser les anciennes institutions et à faire prévaloir de nouveaux principes politiques ; ils voulaient seulement une portion de terre suffisante pour eux et leurs familles, et avec cela des droits civiques. On profita de l’analogie qu’offraient les cultes des deux peuples pour arriver à une entente pacifique. Ainsi, la tradition de Sicyone dit positivement que les Héraclides y régnaient déjà depuis fort longtemps ; que, pour ce motif, Phalcès, lorsqu’il eut envahi le pays avec ses Doriens, avait laissé sur le trône la famille régnante et s’était entendu avec elle par voie de transaction pacifique.

La côte du golfe Saronique fut visitée par deux corps d’armée partis d’Argos sous la conduite de Déiphonte et agios, qui rendirent doriennes les vieilles cités ioniennes d’Épidaure et de Trœzène[16] ; puis, d’Épidaure, l’expédition pénétra dans l’isthme où l’occupation de l’importante ville de Corinthe, la clef de toute la péninsule, clôt la série des établissements fondés par les Téménides.

Ces établissements forment, sans contredit, la partie la plus brillante des expéditions doriennes dans le Péloponnèse. Grâce à l’énergie des Doriens et de leurs chefs les Héraclides, qui ont dû se réunir en assez grand nombre pour ces entreprises, toutes les parties d’un pays si morcelé avaient été occupées avec un plein succès, et la nouvelle Argos, dont le territoire s’étendait depuis l’île de Cythère jusqu’à la frontière attique, était bien supérieure aux colonies plus modestes assises sur les bords du Pamisos et de l’Eurotas. Bien que les États de la péninsule n’eussent pas été partout créés de toutes pièces par les chefs doriens, tous cependant, en recevant dans leur sein un noyau de Doriens qui formaient la partie résistante et prédominante de la population, avaient pris un caractère uniforme.

L’initiative de cette transformation était partie d’Argos : aussi, toutes ces colonies restaient attachées à la métropole par les liens d’une dépendance filiale, et nous pouvons considérer Argos, Phlionte, Sicyone, Trœzène, Épidaure et Corinthe comme une hexapole dorienne qui, aussi bien que celle de Carie, constituait un état fédéral[17]

Ceci même n’était pas une organisation absolument nouvelle. Au temps des Achéens, Mycènes avec son Hémon avait été le centre du pays ; c’est dans l’Héræon qu’Agamemnon avait reçu l’hommage de ses vassaux. Aussi, c’était encore la déesse Héra qui, disait-on, avait précédé les Téménides Sicyone, lorsque ceux-ci songèrent à rétablir entre les villes une union disparue[18]. Ainsi, cette fois encore, le nouvel ordre de choses parut continuer d’anciennes traditions.

Désormais cependant, le centre de la confédération fut le culte d’Apollon, que les Doriens trouvèrent déjà établi à Argos et qu’ils fondèrent à nouveau en le consacrant spécialement au dieu de Delphes ou de Pytho, à la protection duquel ils devaient leur gloire et leurs succès. Les villes envoyaient chaque année leurs offrandes au temple d’Apollon Pythæys qui s’élevait dans l’enceinte d’Argos, au pied de Larisa ; la métropole, elle, avait l’administration du sanctuaire et, par là, les prérogatives d’un chef-lieu[19].

Toutefois, la grandeur d’Argos et l’éclat de ses nouvelles institutions était pour elle un avantage dangereux. Elle ne pouvait en effet étendre sa puissance sans la diviser, et la configuration physique de l’Argolide, qui, de toutes les contrées du Péloponnèse, est la plus capricieusement découpée, poussait au morcellement.

Pour ce qui concerne les affaires intérieures, les différents États offraient également des aspects très divers, selon la situation qu’avaient prise vis-à-vis l’une de l’autre l’ancienne et la nouvelle population. En effet, là où la force des armes avait assuré le triomphe des Doriens, les anciens habitants furent dépouillés de leurs droits et de leurs propriétés : il se forma un État achéo-dorien qui ne reconnut d’autres citoyens que les membres des trois tribus.

Toutefois, les choses se passèrent en général autrement. Dans les pays qui jouissaient depuis longtemps d’un bien-être alimenté par l’agriculture, l’industrie et le commerce, comme Phlionte et Sicyone, la population ne se laissa pas complètement, ou au moins ne se laissa pas longtemps opprimer et annihiler. Elle ne fut pas réduite à l’état de masse inerte et sans nom, mais elle figura à côté des trois tribus doriennes, quoique avec des droits plus restreints, à titre de tribu, ou partagée en plusieurs tribus. Ainsi, là où l’on rencontre plus de trois phylæ ou tribus, là où, à côté des Hylléens, des Dymanes et des Pamphyles, on cite encore des Hyrnéthiens, comme à Argos, ou des Ægialéens (habitants de la plage), comme à Sicyone, ou une Chthonophyle, nom que portait peut-être à Phlionte la tribu des indigènes[20], on peut admettre que les envahisseurs doriens n’ont pas tenu l’ancienne population complètement en dehors de la nouvelle république, mais lui ont accordé tôt ou tard une certaine somme de droits. Si minimes qu’aient été ces droits, ils eurent des conséquences importantes, et la présence de semblables tribus supplémentaires suffit pour tracer à l’histoire des États où on les rencontre une marche particulière.

A l’origine, les diverses tribus habitaient séparément, comme les divers corps d’armée dans un camp : les Pamphyles, les Dymanes et les Hylléens avaient à Argos leurs quartiers respectifs, qui gardèrent fort longtemps leurs noms. Lorsque les Hyrnéthiens furent admis dans la cité, ils formèrent un quatrième quartier. On devine le temps qu’il fallut aux divers éléments de la population pour se fusionner, quand on voit des localités comme Mycènes conserver tranquillement leur nationalité achéenne[21]. Là vivaient, sur le sol où elles étaient enracinées, les anciennes traditions du temps des Pélopides ; là, chaque année, l’anniversaire de la mort d’Agamemnon se célébrait autour de son tombeau, et nous voyons encore au temps des guerres médiques des hommes de Mycènes et de Tirynthe que le souvenir des héros qui ont régné sur leurs pères pousse à prendre part à la lutte nationale contre l’Asie.

Voilà donc trois États nouveaux fondés dans le sud et l’est de la péninsule sous l’influence dorienne, la Messénie, la Laconie et Argos ; États qui diffèrent déjà considérablement par leurs premières bases et qui suivent des directions très divergentes.

A la même époque se produisirent, sur un théâtre éloigné, la côte occidentale, de grands et décisifs changements. Les États qu’Homère place au nord et au midi de l’Alphée furent renversés ; des familles étoliennes, qui vénéraient Oxylos comme leur ancêtre, fondèrent de nouveaux royaumes sur le domaine des Épéens et des Pyliens. Il n’y a point entre ces fondations et les expéditions des Doriens de corrélation palpable, et la légende d’Oxylos stipulant d’avance avec les Doriens, pour prix de ses services, la cession de la contrée occidentale, est un conte fabriqué plus tard. On reconnaît la date relativement récente de ces légendes et d’autres semblables à la façon dont elles racontent la nouvelle colonisation de la péninsule, qu’elles présentent comme une vaste entreprise méthodiquement poursuivie. C’est là une idée que démentent complètement les faits historiques. Lorsqu’on nous raconte que le guide des Doriens, au lieu de les conduire par le chemin commode du littoral, les mena adroitement tout au travers de l’Arcadie, de peur qu’en voyant le pays cédé à Oxylos ils ne lui portassent envie ou même ne manquassent à leur parole, ce trait légendaire n’a été imaginé que pour expliquer comment l’Aide put poursuivre ses destinées à part, en dehors de l’invasion dorienne ; et l’on comprend cette préoccupation quand on songe que, depuis le détroit de Rhion jusqu’à Navarin, tout le littoral occidental est composé de vastes et fertiles campagnes comme on n’en trouverait guère ailleurs en Grèce[22].

Le terrain le plus fertile en céréales se trouve au pied de l’Erymanthos : c’est une large plaine, arrosée par le Pénéios, entourée de coteaux plantés de vignes, tournée vers des groupes d’îles adjacentes. A l’endroit où le Pénéios débouche des montagnes d’Arcadie dans cette vallée, sur la rive gauche du fleuve, s’élève une hauteur imposante d’où le regard erre librement sur la terre et la mer, et qui, pour cette raison, reçut au moyen-âge le nom de Kalaskope ou Belvédère. C’est cette hauteur que les émigrés étoliens choisirent pour y asseoir le château de leurs princes ; elle devint la résidence des Oxylides et de leurs compagnons, qui eurent en partage les meilleures terres[23].

Delà, l’État étolien, sous le nom géographique d’Élide, s’étendit au midi sur to u te la vallée où jadis, se disputant la possession de l’ Alphée, les Épéens et les Pyliens s’étaient livré ces combats que Nestor aimait tant à raconter. Au moment où s’écroulait l’empire maritime des Néléides, attaqué au sud par les Doriens de Messénie, au nord par les Épéens, on vit sortir de l’intérieur de la péninsule des tribus éoliennes, des Minyens qui, chassés du Taygète, occupèrent les montagnes projetées par le massif arcadien vers la mer de Sicile[24]. Là, ils s’installèrent dans six villes fortes, unies entre elles par un culte commun de Poseidon : Macistos et Lépréos étaient les plus considérables. Ainsi se fonda, entre l’Alphée et la Néda, dans ce qu’on appela plus tard la Triphylie ou terre des trois tribus, un nouvel État minyen.

Enfin, la vallée de l’Alphée devint, elle aussi, le berceau d’un nouvel État, car un ramassis de familles achéennes, conduites par Agorios d’Héliké, s’associèrent avec des familles étoliennes et y fondèrent l’état de Pisa[25]. Ainsi se formèrent sur la côte occidentale, en partie par suite de l’invasion des tribus du nord, en partie par le concours d’émigrés venus d’autres contrées de la péninsule, trois États nouveaux : de sorte que, peu à peu, tout le littoral du Péloponnèse se trouva repeuplé et partagé à nouveau. Seul, le centre de la péninsule ne subit aucune modification essentielle et garda son ancienne physionomie.

L’Arcadie passait aux yeux des anciens pour une terre pélasgique par excellence ; c’est là, croyait-on, que les mœurs primitives des autochtones s’étaient conservées le plus longtemps, et que les choses étaient restées le plus complètement livrées à elles-mêmes. Cependant, les légendes locales elles-mêmes indiquent clairement que ce pays, lui aussi, a été visité à plusieurs reprises par des immigrations qui ont rompu la monotonie de la vie pélasgique[26] et ont produit un mélange de tribus de souche et de caractère différents. On reconnaît qu’il y a eu là aussi une époque d’élaboration qui, comme dans tous les autres pays de la Grèce, a donné le branle an mouvement historique.

Après Pélasgos et ses fils, Arcas, le patriarche des Arcadiens, marque une nouvelle ère dans l’histoire primitive du pays. Or, on trouve des Arcadiens en Phrygie et en Bithynie, ainsi qu’en Crète et à Cypre[27]. D’autre part, que des colons, originaires des îles et des côtes de la mer d’Orient, aient pénétré dans les montagnes du Péloponnèse, pour s’y établir dans des vallées fertiles, c’est là un fait démontré par des rapports de plus d’une espèce. Les légendes accréditées en Crète sur Zeus se répètent avec une parfaite exactitude sur le Lycée arcadien : Tégée et Gortys sont des villes crétoises aussi bien qu’arcadiennes et ont de part et d’autre mêmes cultes ; Tégée est rattachée à Paphos par de vieilles légendes, et il n’est pas jusqu’au dialecte de Cypre qui n’ait avec celui de l’Arcadie une grande ressemblance[28]. On connaissait des Arcadiens qui naviguaient dans la mer d’Orient et dans celle d’Occident, et Nauplios, le héros du plus ancien port péloponnésien, figure comme serviteur des rois de Tégée, à la maison desquels appartiennent aussi des Argonautes comme Ancæos.

Ce sont là des vestiges d’anciennes traditions, qui prouvent que le centre du Péloponnèse n’est pas resté si isolé et si impénétrable qu’on le croit généralement. On voit que, là aussi, ont eu lieu des immigrations par suite desquelles les districts. ruraux se sont transformés en une série de villes, notamment dans les vallées encaissées du versant oriental, où chaque ville trouva son domaine tracé par des frontières naturelles, comme Phénéos, Stymphalos, Orchoménos, Clitor, et les satellites de Tégée, Mantinée, Aléa, Caphiæ et Gortys. Au sud-ouest de l’Arcadie, sur les pentes boisées du Lycée et dans la vallée de l’Alphée,il existait aussi d’antiques acropoles, comme Lycosoura ; mais ces citadelles ne sont jamais devenues pour les contrées environnantes des centres politiques[29]. Les communes restèrent éparses, sans autre solidarité que le lien assez lâche de la fédération cantonale.

Ainsi, l’Arcadie n’était qu’un groupe nombreux de districts urbains et ruraux. Les premiers étaient les seuls qui pussent jouer un rôle historique, surtout Tégée qui, située dans la partie la plus fertile du grand plateau arcadien, doit s’être attribué de longue date sur les autres une certaine hégémonie. Aussi était-ce un roi de Tégée, Échémos, le Tient-ferme, qui passait pour avoir barré aux Doriens l’entrée de la péninsule[30]. Cependant, les Tégéates n’ont jamais réussi non plus à faire de tout le pays un seul corps. Il est trop accidenté, trop varié, trop divisé par de hautes chaînes de montagnes en un grand nombre de portions nettement séparées, pour avoir eu une histoire d’ensemble. Il y avait simplement certains cultes, certaines fêtes, qui entretenaient des usages et des principes communs à tout le peuple ; c’était, dans la région du nord, le culte d’Artémis Hymnia, au sud, celui de Zeus Lycæos, sur le Lycée, dont la cime était vénérée, depuis le temps, des Pélasges, comme la montagne sainte du peuple arcadien[31].

Tel était l’état du pays lorsque les Pélopides fondèrent leur royaume ; tel il resta lorsque les Doriens envahirent la péninsule. Hérissée de montagnes abruptes, d’un accès difficile, habitée par une population nombreuse et énergique, l’Arcadie ne promettait pas aux chercheurs de terres une proie facile, et ne pouvait séduire ceux qui convoitaient les belles plaines du midi et de l’est. D’après la légende, on leur permit de passer librement à travers les districts arcadiens. Il n’y eut rien de changé, si ce n’est que les Arcadiens se trouvèrent de plus en plus séquestrés de la mer et, par là, de plus en plus étrangers au progrès de la civilisation hellénique.

Si donc nous jetons un coup d’œil d’ensemble sur la péninsule dotée par l’invasion de sa forme définitive, nous trouvons d’abord un noyau central où l’ancien ordre de choses est resté intact ; en second lieu, trois contrées qui ont subi par l’effet direct de l’invasion une transformation radicale, Lacédémone, la Messénie et Argos ; enfin, les deux côtes du nord et de l’ouest, qui n’ont pas été visitées par les Doriens, mais ou bien ont ressenti le contrecoup de leur présence en servant d’asile aux anciennes tribus déplacées par eux, comme la Triphylie et l’Achaïe, ou bien ont été transformées à la mémo époque par des colons venus d’ailleurs, comme l’Élide.

Telle fut la complication d’événements qu’entraîna l’invasion dorienne. Les faits démontrent suffisamment qu’il est impossible d’admettre ici une transformation improvisée d’un seul coup, comme résultat d’une expédition heureuse. C’est après de longues pérégrinations des tribus, au milieu d’une série de guerres locales alternant avec des traités, que peu à peu s’est décidé le sort de la péninsule ; et c’est seulement lorsque cette interminable époque de fermentation et de troubles, qui ne se recommandait au souvenir par aucun fait positif, fut oubliée, que l’on put considérer la rénovation de la péninsule comme un brusque revirement, d’où le Péloponnèse serait sorti dorien.

Même dans les trois contrées qui étaient principalement convoitées et occupées par les Doriens, la population ne prit que lentement et très incomplètement le caractère dorien. Comment eût-il pu en être autrement ? Les bandes conquérantes elles-mêmes n’étaient pas composées de Doriens pur sang, mais d’un ramassis de toutes les tribus. De leur côté, les chefs revendiquaient le pouvoir et la souveraineté non pas en qualité de Doriens, mais comme parents des princes achéens[32]. Aussi Platon lui-même voyait-il dans l’expédition des Héraclides un rapprochement, entre les Doriens et les Achéens, effectué au temps des migrations grecques. D’ailleurs, une série de faits indubitables démontrent à quel point les chefs et leurs troupes étaient loin de former une unité naturelle et compacte. En effet, aussitôt que la valeur des combattants eut affermi la conquête, les intérêts des Héraclides et ceux des Doriens se séparèrent immédiatement, et il éclata des discordes qui compromirent ou firent, manquer le succès de la colonisation.

Les chefs cherchèrent à fondre l’une avec l’autre l’ancienne et la nouvelle population, pour asseoir leur domination sur une base plus large et se rendre plus indépendants de la soldatesque dorienne. Partout nous retrouvons les mêmes phénomènes, particulièrement faciles à observer en Messénie. En Laconie même, les Héraclides se font détester de leurs soldats en voulant traiter la population non dorienne sur le même pied que les Doriens, et en Argolide nous voyons l’Héraclide Déiphonte, dont le nom est tout à fait ionien, uni à Hyrnétho qui personnifie la population primitive du littoral. C’est ce même Déiphonte qui, en dépit des autres Héraclides et des Doriens, aide à élever le trône des Téménides à Argos : cette fois encore, la nouvelle royauté a évidemment pour point d’appui la population anté-dorienne.

Ainsi se rompit, dans les trois contrées conquises de la péninsule, aussitôt après la prise de possession, le lien qui unissait les Héraclides et les Doriens. Les institutions politiques qui vinrent ensuite réagirent contre l’esprit dorien, et si l’on voulait que le nouvel élément de vitalité introduit dans le pays en fécondât le sol, il fallait une sage législation pour aplanir les contrastes et pondérer les forces qui menaçaient de s’user les unes contre les autres. Le premier exemple fut donné hors de la péninsule, en Crète[33].

Les Doriens abordèrent en nombre considérable d’Argos et de Laconie en Crète, et bien que, d’ordinaire, des îles et des côtes ne fussent pas le terrain de prédilection des Doriens, qui par instinct ne pouvaient pas plus supporter le contact de la mer que les Ioniens ne pouvaient s’en passer, cette fois, il en fut autrement. C’est que la Crète est plutôt un continent qu’une île. Grâce à l’abondance de ressources de toute espèce qui distingue le pays, les villes crétoises purent se préserver de l’agitation tumultueuse des villes maritimes et développer dans une atmosphère plus calme les nouveaux germes de vie apportés dans l’île par les Doriens. Ceux-ci vinrent, cette fois encore, en conquérants. Groupés en corps d’armée, ils subjuguèrent les insulaires qu’aucun lien ne tenait unis. Nous trouvons des tribus doriennes à Cydonia, le premier point stratégique qui se trouva à la portée des envahisseurs venant de Cythère. Ensuite, Cnosos et surtout Lyctos, dont la population dorienne se disait originaire de Laconie, furent les principaux boulevards de la nouvelle colonisation.

Les Doriens arrivaient là dans un pays d’ancienne civilisation, civilisation dont la sève n’était pas épuisée. Ils trouvèrent d’antiques villes avec des constitutions qui avaient subi l’épreuve du temps et des familles rompues à l’art de gouverner. L’État et la religion y avaient conservé, loin des troubles, leur entente première, et, entre autres, la religion d’Apollon, cultivée par d’anciennes familles sacerdotales, y avait exercé dans toute sa plénitude, sur les esprits et les mœurs, l’heureuse influence qui lui était propre. Les Doriens n’apportèrent avec eux que leur courage impétueux et leurs vaillantes lances ; pour tout ce qui regarde l’art de gouverner et la législation, ce n’étaient que des enfants en comparaison de l’aristocratie crétoise. Ils exigèrent du terrain et laissèrent à d’autres le soin de trouver le moyen de satisfaire à leurs exigences : car ils ne tenaient pas le moins du monde à renverser les anciennes constitutions. Du reste, on voit que les Doriens n’ont pas tranché dans le vif avec l’insolence de soldats victorieux, qu’ils n’ont pas bouleversé l’ancien ordre de choses et fondé de nouveaux États, par ce seul fait que, nulle part, les institutions de la Crète dorienne ne sont attribuées à un législateur dorien. Au contraire, Aristote atteste que les habitants de la ville crétoise de Lyctos, où les institutions doriennes avaient pris le plus de développement, avaient conservé les habitudes du pays. La tradition, d’une voix unanime, n’admettait entre l’époque dorienne et l’âge anté-dorien ni solution de continuité ni lacune ; c’est pourquoi tout, l’ancien comme le nouveau, pouvait être rattaché au nom de Minos, le représentant de la civilisation crétoise[34].

Les familles patriciennes, qui faisaient remonter leurs droits aux temps des rois, restèrent en possession du pouvoir. C’est parmi elles que, dans les différentes villes, furent pris, comme par le passé, les dix gouverneurs suprêmes, les Kosmoi[35] ; c’est de leur sein qu’était tiré le Sénat, dont les membres étaient élus à vie et irresponsables. Ces familles se trouvaient à la tête des villes lorsque les Doriens envahirent le pays. Elles ont conclu avec eux des traités qui donnaient satisfaction aux intérêts des deux parties ; elles ont su utiliser à leur profit les forces étrangères en assignant aux nouveaux-venus une portion suffisante des terres dont l’État pouvait disposer, moyennant quoi ceux-ci s’obligeaient au service militaire, avec le droit toutefois de prendre part, en qualité de défenseurs de la société, aux délibérations les plus importantes, notamment lorsqu’il s’agissait de la paix ou de la guerre[36].

Les Doriens furent incorporés dans l’État à titre de caste guerrière. En conséquence, les jeunes garçons, lorsque l’âge était venu, passaient sous la discipline de l’État : ils étaient réunis en troupes, exercés réglementairement et dressés au maniement des armes dans des gymnases publics, endurcis par un régime sévère et préparés par des jeux guerriers aux luttes sérieuses. On se proposait d’entretenir ainsi, loin de toute influence énervante, le tempérament belliqueux particulier à la race dorienne ; cependant, il se mêla à ces habitudes des usages crétois, entre autres, l’exercice de l’arc, qui était à l’origine étranger aux Doriens. Les jeunes gens adultes et les hommes devaient avant tout, même lorsqu’ils avaient une famille, se considérer comme des compagnons d’armes, prêts à partir à, tout moment, ni plus ni moins que dans un camp. C’est pourquoi ils s’asseyaient par troupes, dans l’ordre qu’ils avaient sous les armes, au banquet quotidien des hommes, et couchaient de la même façon dans des dortoirs communs. Les frais étaient pavés par l’État avec les fonds provenant d’une caisse commune. Pour remplir cette caisse, chacun abandonnait la dîme de ses récoltes à l’association à laquelle il appartenait, et celle-ci la versait dans la caisse de l’État. A ce prix, l’État se chargeait de l’entretien des guerriers et même des femmes qui gardaient la maison, avec les enfants et les domestiques, en temps de paix comme en temps de guerre. On le voit, c’est un arrangement réglé par voie de contrat entre les anciens et les nouveaux membres de l’État.

Mais, pour que rien ne vint distraire de sa tâche la caste guerrière, ses membres devaient être dispensés de cultiver eux-mêmes leur lot de terre : sans quoi, en temps de guerre, ils auraient été forcés de le laisser à l’abandon et de s’appauvrir, en temps de paix, ils auraient été détournés des exercices guerriers et des chasses dans les forêts giboyeuses de l’Ida, chasses dont on faisait autant de cas que des exercices. C’est pourquoi les soins de l’agriculture furent à la charge d’une classe particulière d’hommes que le droit de la guerre avait réduits à une condition inférieure et privés de droits civiques. Quand et comment s’est formée cette classe de serfs, c’est ce qu’on ne saurait dire : toujours est-il qu’elle se divisait en deux catégories. Les uns cultivaient les terres que l’État avait gardées à titre de domaine public, c’étaient les Mnoïtes ; les autres, les Klarotes, vivaient sur les propriétés qui formaient la dotation des vainqueurs[37]. Les propriétaires doriens étaient leurs maîtres : ceux-ci avaient le droit d’exiger d’eux, à une époque déterminée, le produit des récoltes c’était même leur devoir de surveiller les cultures, pour qu’il ne fût point dérobé de revenus à l’État. Le reste du temps, les Doriens insouciants, sans se préoccuper de leur subsistance, pouvaient dire, comme le Crétois Hybrias : J’ai pour richesse une grande lance et une épée et le beau bouclier qui fait rempart à ma chair : c’est avec cela que je laboure, avec cela que je moissonne, avec cela que je foule le doux jus de la vigne[38].

Ce qu’ils apprenaient, c’était le maniement des armes et l’empire sur eux-mêmes : leur art, c’était la discipline et l’obéissance ; obéissance des jeunes à leurs aînés, du guerrier à ses supérieurs, de tous à l’État. Une instruction plus élevée et plus libérale paraissait inutile ou même dangereuse, et nous pouvons présupposer que l’aristocratie crétoise, en possession du pouvoir, arrêta à dessein pour les dans doriens un programme d’éducation exclusif et restreint, de peur qu’ils ne fussent tentés de sortir de leur rôle de soldats et de disputer aux familles du pays la direction des affaires.

Cependant il restait dans l’île des portions considérables de l’ancienne population qui n’avaient été nullement dérangées dans leurs habitudes par l’invasion dorienne : ainsi, les habitants de la montagne ou même des petites villes qui dépendaient des : grandes cités et leur payaient, d’après un ancien usage, une redevance annuelle ; des paysans et des patres, des industriels, des pêcheurs et des matelots qui n’avaient d’autre devoir vis-à-vis de l’État que de se soumettre sans murmurer à ses règlements, et vaquaient paisiblement à leurs occupations.

En somme, c’est un mécanisme très remarquable d’État grec que nous avons ici sous les yeux, un mécanisme dans lequel les éléments anciens et nouveaux, étrangers et indigènes, se sont harmonieusement combinés, un mécanisme que Platon a jugé digne de servir de modèle à sa république idéale. Ici, en effet, figurent les trois classes de la cité platonicienne : la classe des directeurs de l’État, animés d’une sagesse aussi prévoyante qu’étendue, celle des gardiens, qui doit être formée à la bravoure, à l’exclusion des aspirations plus libérales que développent l’art et la science ; enfin, la classe des travailleurs, la classe nourricière, qui jouit d’une bien plus grande somme de liberté personnelle. Celle-ci n’a d’autre soin que de pourvoir à son entretien matériel et à celui de la société. La première et la troisième classe pourraient à elles seules composer l’État, car elles représentent suffisamment le rapport réciproque entre gouvernants et gouvernés. Le corps clos gardiens, ou l’élément militaire, a été intercalé entre les deux pour donner à l’édifice social plus de solidité et de durée. C’est par ce moyen que la Crète réussit la première à incorporer la race dorienne dans l’ancien système politique, et voilà pourquoi l’île de Minos est devenue, pour la seconde fois, un foyer et un modèle d’organisation sociale adaptée au génie hellénique[39].

Mais, cette Crète rajeunie, nous la connaissons, cette fois encore, plutôt par les influences qui s’en échappèrent que dans son état réel, à la façon d’un corps céleste dont on mesure le pouvoir éclairant par la réflexion de sa lumière sur d’autres corps. De la Crète sont sortis une série d’hommes qui, les uns, ont inauguré la sculpture hellénique et en ont répandu les principes dans tous les pays grecs, — car les premiers maîtres de la sculpture en marbre, Dipœnos et Scyllis, étaient originaires de Crète, la patrie de Dédale[40] — ; les autres furent ces devins célèbres, ces chanteurs et musiciens, qui, nourris de la religion apollinienne, prirent sur rame humaine un tel empire qu’ils furent parfois appelés par d’autres États pour arrêter dans leur sein les progrès de la désorganisation et les doter d’institutions salutaires. Mais ces maîtres crétois, tels que Thalétas et Épiménide[41], n’appartiennent pas plus que les artistes dont nous parlions tout à l’heure à la race dorienne ; c’est du vieux tronc de la civilisation indigène que sont sorties les pousses nouvelles, bien que le mélange de diverses races grecques ait aussi contribué, et pour une large part, à imprimer au pays une impulsion nouvelle.

Quoique la Crète se fût infusé tant de sang jeune, et eût su si bien l’employer à fortifier ses États, cependant, elle n’a plus exercé, depuis le temps de Minos, une influence politique qui se fit sentir au dehors. Il faut en chercher la principale raison dans la configuration de l’île, qui rendait la formation d’un grand État impossible. Les différentes villes entre lesquelles se partagèrent les Doriens, Cydonia à l’ouest, Cnosos et Lyctos au nord, Gortys au sud, observaient les unes vis-à-vis des autres une attitude défiante ou étaient en hostilité ouverte, si bien que l’énergie dorienne s’usa, elle aussi, au service d’intérêts mesquins. Une autre raison, c’est que les Doriens, lorsqu’ils passèrent la mer, arrivèrent naturellement par petites bandes et, la plupart du temps, sans femmes ; de sorte que, par ce seul fait, il leur était impossible de conserver le caractère de leur race aussi fidèlement que sur le continent. Enfin, il arrive parfois, et c’est une particularité que nous remarquons précisément dans les colonies doriennes d’outremer, il arrive qu’au lieu des trois tribus, une seule s’est établie dans une ville : ainsi, il n’y avait à Halicarnasse que des Dymanes, et que des Hylléens, selon toute apparence, à Cydonia[42] Cette circonstance dut entraîner une nouvelle dispersion et, par suite, un affaiblissement des forces doriennes ; et l’on comprend pourquoi les colonies continentales des Doriens, notamment celles du Péloponnèse, sont restées, en définitive, les plus importantes et celles qui ont eu sur l’histoire nationale l’influence la plus décisive. D’un autre côté, dans le Péloponnèse même, il n’y eut qu’un seul point où se développa sur son propre fonds une histoire dorienne d’une grande portée : ce point, c’était Sparte.

 

 

 



[1] Éphore opposait l’invasion des Héraclides (THUCYDIDE, I, 12) aux παλαιαί μυθολογίαι et en faisait le point de départ de l’histoire grecque (DIODORE, IV. 1. A. SCHÆFER, Quellenkunde, p. 50).

[2] Sur les traditions concernant l’invasion dorienne et la vetus inter Herculis posteros divisio Peloponnesi (TACITE, Ann., IV, 43, STRABON, p. 392), voyez O. MUELLER, Dorier, I, p. 50. A côté de la légende rectifiée par les poètes attiques que donne Apollodore, on trouve des débris de renseignements historiques dans Éphore et de traditions locales dans les introductions historiques dont Pausanias fait précéder ses descriptions des contrées du Péloponnèse. Cf. H. GELZER, Die Wanderzüge der lakedæmonischen Dorier, ap. Rhein. Mus., N. F., XXXII, p. 259.

[3] Le droit des Héraclides se fondait sur leur parenté avec les Perséides. Quel soin, dit Niebuhr, les chroniques anglo-saxonnes ne déploient-elles pas pour rattacher à la race des Saxons la généalogie de Guillaume-le-Conquérant ! (NIEBUHR, Vorles. üb. A. Gesch., I, p. 274). C’est là une adaptation (οίκειοΰσθαι) agréable aux deux partis, aux vainqueurs comme aux vaincus.

[4] Arch. Zeit., 1848, p. 281. O. MUELLER, Dorier, I, p. 64. 80. Influence de Cinæthon, selon K. FR. HERMANN (Altenb. Philologenversamnl., 1855, p. 37). — Pacte de famille des Héraclides (PLATON, Legg., 684).

[5] K. FR. HERMANN, Staatsalterth., § 16, 5.

[6] Le caractère dorien des trois Phylæ, nié par GILBERT, qui les considère comme une institution purement arienne (Studien zur altspartan. Geschichte, p. 142), est défendu par A. BURCKHARDT, De Græcorum civitatum divisionibus, Basil., 1873, p. 15. Cf. SCHILLER (Ansbach. Programm, 1861, p. 7).

[7] PAUSANIAS, IV, 3, 6. En dépit de SCHILLER (Ansbacher Programm, 1857/8, p. 7), je ne puis trouver à ce passage un autre sens que celui que j’ai adopté dans le texte et dans mon livre sur le Péloponnèse (II, p. 188) : ύποπτεύειν et ύποψία signifie soupçonner, sans que le mot soit pris en mauvaise part.

[8] E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 210.

[9] E. CURTIUS, op. cit., II, p. 346.

[10] STRABON, p. 368. E. CURTIUS, op. cit., II, p. 154.

[11] ARISTOTE, Meteorol., I, 14, 15 (p. 56 Ideler).

[12] Prise d’Argos par Déiphonte (POLYEN, II, 12).

[13] PAUSANIAS, II, 13, 1.

[14] PAUSANIAS, II, 6, 7. Sur l’ancienne dynastie sicyonienne, v. Peloponnesos, II, 484. L’ancienne Sicyone était phénicienne ; de là le surnom de μακάρων έδρανον (Ibid., p. 583).

[15] PAUSANIAS, II, 13, 2.

[16] Déiphonte (PAUSANIAS, II, 26, I). Le fondateur de Trœzène est appelé tantôt Agélaos (APOLLODORE, II, 8, 5), Agræos (ÉPHORE ap. STRABON, p. 389), Argæos (PAUSANIAS, II, 28, 3), Agæos (NICOL. DAMAS, fr. 38 ap. Fr. Hist. Græc., III, p. 376).

[17] Hexapole dorienne (six principautés vassales), voyez NIEBUHR, Alte Geschichte, I, 283.

[18] PAUSANIAS, II, 11, 2.

[19] PAUSANIAS, II. 35, 2. THUCYDIDE, V, 58. O. MUELLER, Dorier, I, 153.

[20] Ύρνήθιοι, χθονοφύλη etc., v. HERMANN, Staatsalterth., § 20, 11. C. I. GR., I, p. 570. 0. MUELLER, Dorier, II, 60. — Τό Παμφυλιακόν à Argos (E. CURTIUS, Peloponn., II, 563).

[21] Mycènes et Tirynthe gardent le caractère de cités achéennes (O. MUELLER, Dorier, I, 175, SCHILLER, op. cit., p. 13).

[22] Histoire locale de l’Élide (E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 14 sqq. SCHILLER, Stämme und Staaten Griechenlands, Erlangen, 1855). Immigration έκ Καλυδωνίας καί Αίτωλίας τής άλλης (PAUSANIAS, V, 1).

[23] STRABON, p. 463. PAUSANIAS, V, 4. Sur le château d’Elis, v. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 2-5.

[24] HÉRODOTE, IV, 148. E. CURTIUS, ibid., II, 77.

[25] E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 47.

[26] Pélasges et Arcadiens (E. CURTIUS, op. cit., I, 159). Cette opposition de race est contestée, sans motifs suffisants, par SCHILLER (p. 15 sqq.) et par BURSIAN (Geograph., II, 188).

[27] Άρκάδες en Crète (STEPH. BYZ.) : Paphos, à Cypre, est une colonie des Tégéates (PAUSANIAS, VIII, II).

[28] Parenté du dialecte arcadien avec le dialecte cypriote (G. CURTIUS, Gœtting. Nachr., Nov. 1862. BRANDIS, Monatsber. der Berlin. Akad., 1873, p. 645 sqq.).

[29] Différence entre l’Arcadie orientale et l’Arcadie occidentale, entre les cantons urbains et les cantons ruraux (E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 172).

[30] HÉRODOTE, IX, 26.

[31] Cultes communs (PINDER et FRIEDLÆNDER, Beiträge zur älteren Münzkunde, I, 85 sqq.). Je cherche à tirer parti des monnaies arcadiennes pour restituer l’histoire primitive du pays.

[32] On a eu tort de trouver étrange que les Doriens se fussent laissés conduire et dominer par des familles non doriennes. Les exemples ne manquent pas. Cf. les Molosses sous les Æacides, les Macédoniens sous les Téménides, les Lyncestes sous les Bacchiades, les Ioniens obéissant à des Lyciens, etc. Voyez les analogies tirées de l’histoire ancienne et moderne par H. GELZER, ap. Rhein. Mus., XXXII, p. 202 sqq.

[33] Politique divergente des Héraclides et des Doriens (PLATON, Legg., p. 928. HERMANN, dans les Verhandl. der Altenburger Philol.-Versammtung, 1854, p. 38).

[34] Colonisation de la Crète. Éléments phéniciens à Cnosos (TRIEBER, Untersuch. über spartanische Verfassung, p. 96). La plus ancienne colonie spartiate en Crète est Lyctos (POLYBE, IV, 54). Gortys, colonie laconienne (HŒCK, Kreta, II, p. 433). ARISTOTE, Polit., p. 50.

[35] Les Κόσμοι sont choisis έκ τινών γενών, les γέροντες, έκ τών κεκοσμηκότων (ARISTOTE, Polit., 52, 11).

[36] Sur les institutions féodales de la Crète, v. ERDMANNSDOERFER, Preuss. Jahrbb., 1870, p. 139.

[37] ATHÉNÉE, Deipnos., VI. 264, a.

[38] BERGK, Poetæ lyrici, XXVIII.

[39] Les trois ordres de Platon (HENKEL, Studien zur Gesell. der griechischen Lehre von Staat, p. 52). Éphore et Aristote voyaient dans la Crète le prototype de Sparte : les arguments avec lesquels Éphore combat l’opinion opposée (ap. STRABON, 481) se fondent sur les danses crétoises, sur l’homonymie des fonctions publiques qui, comme celle des Hippeis, avaient conservé en Crète leur caractère originel, sur le nom d’άνδρεία donné aux repas publics. Aristote adopte les conclusions d’Éphore. Dans ces derniers temps, la priorité des institutions spartiates a été de nouveau soutenue par Trieber, Wachsmuth, Bursian.

[40] PAUSANIAS, II, 15, 1.

[41] Thalétas (STRABON, p. 431) ; Épiménide (PLUTARQUE, Solon, 12).

[42] Ύλλέες οί έν Κρήτη Κυδώνιοι (HESYCHIUS). Anthès fonde Halicarnasse, λαβών τήν Δύμαιναν φυλήν (STEPH. BYZ., s. v. Άλικαρν.). Il est probable qu’il n’y avait de nième qu’une tribu dans chacune des trois villes de Rhodes.