§ IV. — LE MONDE HOMÉRIQUE. C’est dans l’épopée homérique que le monde grec nous apparaît pour la première fois. Mais ce n’est pas là, un monde au berceau et qui cherche encore sa voie ; c’est une société adulte, arrivée à la maturité, achevée dans son développement et pourvue d’institutions régulières. On sent bien qu’elle subsiste depuis des siècles, que ses membres ont conscience de la supériorité que leur donne la vie sociale sur les populations arriérées qui vivent au jour le jour sous le régime primordial de la famille, sans chef commun, sans association constituée, sans connaître ni l’agriculture, ni la propriété foncière, ni les habitations embellies par l’art. Dès l’origine, la vie grecque nous apparaît fondée non pas exclusivement sur l’agriculture et l’économie rurale, mais encore sur la navigation et le commerce. C’est là un système inauguré par les Grecs d’Asie, et, jusque dans les détails de l’épopée, ou reconnaît encore çà et là une différence entre les populations maritimes et les populations agricoles de la Grèce. Celles-là, par exemple, se nourrissaient principalement de poisson, qui répugnait à celles-ci ; aussi le chantre ionien ne se lasse-t-il pas de vanter l’abondance des viandes dont se gorgent les Achéens et le courage intrépide avec lequel ils mettent la main à l’œuvre. Au fond cependant, ces différences de tribu à tribu ont fini par s’effacer, et toutes les branches de la nation grecque qui ont pris part à l’émigration ont revêtu, grâce à un frottement mutuel, un caractère et des allures uniformes. Le fonds particulier de chaque race est entré dans le patrimoine commun de la nation. Les vieilles expressions ioniennes qui appartiennent an vocabulaire des matelots se sont répandues à profusion dans la langue, et, de même que la troupe nombreuse des dieux et génies marins de l’Ionie s’est peu à peu acclimatée dans toute la Grèce, de inédite, on trouve en usage sur toutes les côtes les procédés ioniens. L’amour du gain, qui est inné chez les Grecs, les a poussés de bonne heure à cultiver une foule d’industries. Ce sont les mêmes Pléiades qui, par leur lever et leur coucher, règlent les travaux de l’agriculture et les époques de la navigation, et, même chez les lourds Béotiens, il est d’usage, au mois de mai, une fois les travaux des champs terminés, d’aller encore chercher sur mer quelque bénéfice. Orchomène, en Béotie, est une ville à la fois continentale et maritime, un rendez-vous où se croisent des étrangers de tout pays et des nouvelles de toute espèce, si bien que l’ombre d’Agamemnon demande à Ulysse si par hasard il n’a pas entendu parler à Orchomène de son fils Oreste[1]. Le navire capable de tenir la mer servait aussi d’instrument de rapine et de violences, car l’archipel grec surexcitait à tel point le goût des expéditions et des descentes aventureuses que la piraterie était une occupation aussi ordinaire que la pêche ou la chasse. Les écumeurs de mer poussèrent jusqu’aux bouches du Nil, et les combats qui s’engagèrent en ces lieux avec les indigènes, combats que nous ne connaissions jusqu’ici que par Homère, sont aujourd’hui attestés par des documents égyptiens. Les pirates captifs qui, sur des fresques égyptiennes, sont amenés devant Ramsès III, traduisent aux yeux les chants de l’Odyssée, qui parlent de combats sanglants livrés sur les bords du Nil. Plus encore que la piraterie, le commerce pacifique, qui relie entre elles les régions riveraines de la mer,’ active le mouvement et la vie. Des œuvres d’art fort admirées sont apportées de Sidon par des marchands ‘phéniciens ; elles sont exposées dans les ports, et passent de main en main. Telle était l’urne d’argent, fabriquée à Sidon, qui du roi Thoas passe au Minyen Eunéos, lequel la cède à Patrocle comme prix d’achat d’un jeune prince captif[2]. Depuis longtemps déjà le peuple n’est plus une masse confuse ; il est organisé en classes que séparent des différences bien tranchées. A la tête de la société sont les nobles, les anaktes ou seigneurs, qui entrent seuls en ligne de compte. On dirait des géants qui dominent la plèbe de toute leur hauteur ; au-dessous d’eux, on ne remarque que quelques individus, prêtres, devins, artistes, que leurs fonctions ou leurs facultés particulières distinguent de la foule ; tous les autres sont innommés ; quoique jouissant de la liberté personnelle, ils n’ont dans la vie publique aucun droit. Passifs comme des troupeaux, ils suivent leur prince et se dispersent effarouchés lorsqu’un des grands leur tient tète ; leur masse inconsciente est le fond obscur qui faire ressortir dans tout leur éclat les figures des nobles. On trouve aussi, dans le peuple grec, des étrangers que le rapt et la traite y ont introduits, des Tyriens, des Lydiens, des Phrygiens... etc. Des Phéniciennes brodent des tapisseries dans la maison de Priam[3] ; le père d’Eumée avait aussi une esclave de Sidon, habile à des travaux merveilleux, qui, chargée de garder l’enfant de son maître, se fait enlever avec lui sur un vaisseau phénicien. C’est ainsi que le fils d’un roi est vendu à Ithaque. Ces membres dispersés de races étrangères forment un élément important du monde homérique. L’Orient et l’Occident se trouvent réunis par eux, et, comme les antipathies entre les nations et les tribus ne se sont pas encore développées, les étrangers à qui un malheur immérité a ravi leur patrie et leur liberté sont admis dans les familles ; ils s’accoutument facilement à leur condition et contribuent, d’une façon insensible mais très efficace, à la diffusion des arts et des cultes, à l’égale répartition des lumières entre les îles et les côtes. C’est là le rôle des hommes non libres dans le monde homérique qui ne connaît pas encore, à proprement parler, l’esclavage[4]. Les classes de la société, sans lien entre elles, ne forment une communauté que parce qu’elles ont à leur tète un chef commun. C’est le général (Basileus) ou Roi[5]. Sa puissance, qui fait du peuple un État, ne lui est pas conférée par le peuple ; c’est Zeus qui, avec le sceptre héréditaire, lui a attribué la dignité royale. Ainsi, nous trouvons chez toutes les tribus du monde homérique de vieilles dynasties princières, en possession d’un pouvoir héréditaire, qui reçoivent sans contestation les dons honorifiques et les hommages de leurs peuples. Outre les fonctions de roi, le prince exerce encore celles de général et de juge suprême ; il doit protéger l’État par la justice et par la force de son bras, aussi bien contre les désordres de l’intérieur que contre les ennemis extérieurs. Il est encore vis-à-vis des dieux le représentant de son peuple ; il adresse des prières et offre des sacrifices pour les siens à la divinité protectrice de l’État ; il peut, par sa conduite, attirer sur son peuple les bénédictions célestes ainsi que la malédiction et la ruine. Cette individualité souveraine est le centre, non seulement de vie politique, mais encore des plus nobles aspirations humaines. L’art s’éveille et grandit à son service, surtout l’art du chant, car les chants, qui remplissent le monde homérique, vantent en tous lieux les grandes actions et les aimables vertus du roi, qui, semblable aux dieux, commande à un peuple nombreux, fait observer les lois et répand autour de lui l’abondance : la
terre noire produit Du froment
et de l’orge, les arbres plient sous les fruits, Les
brebis enfantent sans relâche, la mer fournit des poissons, A cause du bon gouvernement, et sous lui les peuples sont heureux[6]. C’est pour lui, le roi, que travaillent aussi l’architecture et les arts plastiques ; ils lui fournissent ce dont il a besoin pour la sécurité et la dignité de sou existence. Les plus habiles artisans lui forgent des armes et les ornent d’écussons significatifs ; l’ivoire, teint en pourpre par des femmes cariennes, est mis de côté pour l’ornement des coursiers royaux. Les ouvriers viennent de loin pour construire au maître du pays un château-fort et de magnifiques appartements destinés à sa famille et à ses serviteurs. Enfin, des voûtes solides protègent les trésors patrimoniaux que le prince peut laisser dormir, car il vit de ce que le peuple lui alloue, des revenus de la couronne et des dons de la communauté. De cette architecture, il nous reste aujourd’hui encore des monuments imposants, qui doivent à leur indestructible solidité d’être les mieux conservés que l’on trouve sur toute la scène de l’histoire grecque. Ils sont même plus vieux que l’histoire, car, lorsque les Grecs commencèrent à songer au passé, ces forteresses étaient déjà des lieux depuis longtemps abandonnés, des antiquités dont l’origine se perdait dans les ténèbres d’un âge oublié. Aussi, quand même le nom d’Agamemnon aurait disparu sans laisser de traces, les murailles des cités argiennes seraient là pour attester qu’une dynastie puissante a conquis ce pays par la force des armes, qu’elle a eu, pour bâtir ses châteaux forts, des légions de serfs, qu’elle a vécu et régné là, durant des générations, à l’abri de ses remparts. Ce devaient être des princes achéens, car, lorsque les Doriens vinrent dans le pays, ils trouvèrent ces cités déjà debout, et, jusqu’au temps des guerres médiques, c’étaient des communes achéennes qui vivaient à l’ombre de ces monuments. Parmi les monuments de l’âge achéen, les plus anciens sont les châteaux. Leur étendue restreinte montre qu’ils n’étaient calculés que pour loger la famille du prince et les plus intimes de sa suite. Cette suite se composait de fils de familles nobles qui s’attachaient volontairement aux princes les plus puissants, remplissant auprès d’eux les fonctions, d’ailleurs honorées, d’écuyers ou de hérauts, et partageant à la guerre leur tente et leurs périls. Le peuple, lui, vivait dispersé dans les campagnes ou réuni dans des villages ouverts. Les murailles qui environnent le château ne sont pas précisément brutes, et ce n’est pas du tout ce que voulaient dire les hellènes des âges postérieurs en les attribuant aux Cyclopes. Le nom de ces ouvriers surnaturels exprimait le côté merveilleux et incompréhensible de ces monuments qui n’avaient absolument aucun rapport avec le présent. Le caractère commun à ces murs cyclopéens est la dimension énorme des blocs, qui ont été taillés à même le roc, transportés à grand renfort de bras, et rangés les uns sur les autres de manière à rester en place en vertu de leur propre poids et à former, sans matière agglutinante, un appareil solide. Mais, dans ce système de construction, on reconnaît une grande variété, toute une série de progrès. A l’origine, ce n’étaient que des retranchements en blocs de rocher que l’on élevait sur les points les plus accessibles de la citadelle, tandis que, là où le rocher était à pic, on n’ajoutait rien aux fortifications naturelles. On voit en Crète de vieux châteaux, fortifiés de cette manière, dont l’enceinte n’a jamais été achevée. En général, cependant, le sommet du rocher est complètement enclos, et le tracé du mur circulaire suit le bord de la plate-forme aux endroits où la pente est la plus abrupte. Quant à l’appareil de construction, il se montre dans sa forme primitive sur l’acropole de Tirynthe. Là, les blocs gigantesques sont entassés les uns sur les autres à l’état brut ; c’est uniquement la loi de la pesanteur qui en maintient l’assemblage. Les vides qu’ils laissent entre eux sont remplis avec des pierres de moindre dimension. A Mycènes, on trouve des constructions semblables ; seulement, la plus grande partie du mur d’enceinte est bâtie de telle sorte que chaque pierre est taillée pour la place qu’elle occupe et se trouve si bien enclavée dans un groupe de pierres avoisinantes qu’elles se retiennent, se bandent et se supportent réciproquement. La forme polyédrique des pierres et la multiplicité de leurs fonctions assure à cet appareil en réseau une indestructible solidité, suffisamment prouvée par une durée de plusieurs milliers d’années. L’art déployé dans ce système de construction n’a jamais été surpassé ; il exige évidemment des procédés plus parfaits et porte un caractère plus artistique que l’appareil carré ordinaire, pour lequel les matériaux sont taillés mécaniquement sur le même patron, à angle droit. Du reste, ces murailles offrent encore d’autres indices d’un art perfectionné. A Tirynthe, les remparts, qui ont en tout 25 pieds d’épaisseur, sont traversés par des couloirs intérieurs qui communiquaient, par des jours en forme de poterne, avec la cour extérieure de la forteresse ; peut-être, sont-ce des loges destinées, en cas de’, siége, à recevoir du bétail vivant. Après cela, c’est aux portes surtout qu’on reconnaît une ville cyclopéenne. Nous en possédons un type dans la grande porte de Mycènes, avec son allée de 50 pieds de long, ses énormes jambages inclinés l’un vers l’autre et le linteau de 15 pieds de long et de 6 pieds de haut qui les surmonte. Au-dessus du linteau se trouve ménagée dans la maçonnerie une ouverture triangulaire de 11 pieds à la base, destinée à recevoir l’écusson que les anciens seigneurs y ont jadis placé, à une heure solennelle, pour consacrer l’entrée de l’édifice et en marquer l’entier achèvement. Cette pierre est encore aujourd’hui à sa place. Le bas-relief est la plus ancienne sculpture que l’on trouve sur le sol de l’Europe : au milieu, une colonne légèrement renflée à la partie supérieure ; sur les côtés, deux lions qui appuient sur elles leurs pattes de devant, raides et symétriques comme des animaux héraldiques, mais dont le dessin dénote un œil observateur et l’exécution une grande sûreté de ciseau. Les tètes étaient rapportées ; elles se détachaient entièrement du panneau, de sorte qu’elles regardaient fièrement les arrivants et faisaient reculer l’ennemi, comme les tètes de Méduse des citadelles primitives[7]. Des fortifications étaient indispensables à des princes belliqueux ; mais, en dehors du château, on trouve un groupe de bâtiments qui prouve, avec plus d’évidence encore, que les constructions de l’âge héroïque étaient loin de se borner à l’indispensable. L’un d’entre eux est si bien conservé que l’on peut parfaitement juger d’après lui de l’ensemble de ces constructions. C’est un édifice souterrain, bâti dans les flancs d’une colline plate située dans la partie basse. de Mycènes. On avait creusé à cet effet la colline et posé sur le sol de l’excavation une assise circulaire de pierres bien taillées et soigneusement ajustées, puis une seconde, une troisième, et ainsi de suite. Chaque assise surplombait en dedans l’assise inférieure, si bien que, se rétrécissant à mesure qu’elles s’élevaient, elles formaient un encorbellement circulaire en forme de ruche. Cette voûte communique avec l’extérieur par une porte dont la baie a pour linteau une pierre de 27 pieds de longueur ; sur les montants de la porte étaient appliquées des demi-colonnes en marbre de couleur, dont le chapiteau et la base étaient ornés de raies en zigzag et en spirale. Cette porte conduisait dans la grande coupole, dont les pierres se rejoignent encore parfaitement aujourd’hui. Les parois intérieures étaient revêtues, depuis le bas jusqu’en haut, de plaques de métal poli, dont la réverbération devait donner à cette vaste pièce, surtout à la lueur des torches, un éclat extraordinaire. Ce fait s’accorde on ne peut mieux avec les descriptions homériques, où le poète vante l’éclat métallique des murs dans les palais des rois. D’après la tradition locale, ces constructions circulaires étaient des Trésors ou dépôts de choses précieuses. Cependant leurs proportions grandioses et leur position en dehors du château permettent à peine de douter que l’ensemble n’ait été un monument funéraire ; en effet, l’art ne devait pas seulement protéger et embellir l’existence du prince, mais encore élever à sa mémoire un monument impérissable. Une chambre profonde, creusée dans le roc, attenant à la coupole, et qui forme la partie la plus retirée de l’édifice, contenait, d’après nos conjectures, les restes sacrés du prince, tandis que la pièce circulaire était destinée à conserver ses armes, ses chars, ses trésors et ses joyaux. C’est pour cela aussi que l’édifice tout entier était recouvert de terre, de façon qu’à première vue personne ne pût deviner le sépulcre royal caché sous le gazon dans les entrailles de la colline[8]. La signification historique de ces monuments est évidente. Ils ne peuvent avoir été élevés que par des peuples qui sont restés longtemps en possession de ce sol et qui disposaient pleinement des ressources d’une civilisation sûre de ses moyens et de son but. La pierre et le métal sont là complètement domptés ; il y a là des procédés artistiques arrêtés,-lesquels sont mis en œuvre avec un luxe fastueux et une solidité qui veut être impérissable. Les dynasties qui s’immortalisaient par ces ouvrages ont dû avoir, outre leurs richesses patrimoniales, de vastes relations pour tirer de l’étranger le métal et les espèces de pierres que ne fournissait pas le pays. Que parle-t-on ici de société naissante ? En face de pareils monuments de l’architecture poliorcétique et funéraire, qui peut disconvenir que ce qui est pour nous, comme pour les critiques de l’antiquité, Thucydide par exemple, le premier point d’attache de la tradition grecque, la première page d’une histoire authentique, ne soit en réalité la consommation et le couronnement d’une civilisation qui a du poindre et mûrir en dehors du sol resserré de l’Hellade ? C’est dans l’intérieur du pays que l’art indigène, au dire des Grecs, a tenté ses premiers essais de fortifications appliquées aux villes. On montrait, sur les flancs du Lycée, Lycosoura, la plus ancienne ville qu’aurait éclairée le soleil de l’Hellade. Les débris des remparts sont encore visibles ; c’est une maçonnerie de moellons assez petits, irréguliers et disposés sans ordre. Quant aux monuments grandioses d’Argos, le patriotisme grec n’osa jamais en faire honneur à l’art indigène ; la tradition rapportait que les architectes des rois d’Argos étaient des Lyciens. Si donc la civilisation précoce du peuple lycien est un fait avéré ; si les relations entre Argos et la Lycie sont attestées par la légende et la religion ; si enfin, depuis le jour où leur pays s’est découvert, les Lyciens nous apparaissent comme un peuple doué d’une aptitude particulière pour l’architecture et les arts plastiques, ces traditions trouvent dans de pareils faits une importante confirmation. Les Lyciens, de leur côté, étaient, de temps immémorial, en relation avec les Phéniciens, et certains procédés artistiques que nous trouvons employés en Argolide, notamment l’usage du métal dans .la décoration des édifices, le revêtement de vastes parois en plaques polies, ont été certainement importés de Syrie en Grèce, avec les procédés techniques qu’un semblable travail suppose. Plus tard, les Hellènes ont basé sur de tout autres principes un art nouveau et original, qui n’a rien de commun avec le système ornemental des vieux monuments royaux, avec les dômes unis et tout d’une pièce, avec l’écusson en bas-relief au-dessus de la porte. Quiconque regarde la porte des lions, à Mycènes, même sans savoir un mot d’Homère, se figure nécessairement en ces lieux un roi semblable à l’Agamemnon homérique, un capitaine ayant à ses ordres une armée et une flotte, un prince qui tenait de près à l’Asie, le pays de l’or et des arts, qui, disposant d’une puissance personnelle formidable et de moyens extraordinaires, était en état, non seulement de donner à son royaume une unité solide, mais encore d’imposer sa suzeraineté à des princes plus faibles. Il arrive, il est vrai, que des légendes isolées naissent à l’occasion de constructions énigmatiques ; elles croissent comme la mousse et les plantes grimpantes autour des ruines du passé ; mais des épopées comme celles d’Homère, peuplées de figures si diverses et si vivantes, ne peuvent pas se former de cette façon. Ce ne peut être non plus par un simple effet du hasard que des monuments comme l’âge héroïque a pu seul en produire se trouvent précisément dans les villes et les contrées qu’illumine l’auréole de la poésie homérique. Nous reconnaissons, aujourd’hui encore, la riche Orchomène aux débris d’un édifice que les Grecs des temps postérieurs comptaient, sous le nom de Trésor de Minyas, parmi les merveilles du monde. Ainsi, dans le domaine des Atrides, sur l’Eurotas comme sur l’Inachos, on trouve des tombeaux de rois d’un style absolument identique. Mais, ce qui prouve que de pareils monuments n’ornaient pas toutes les résidences des princes homériques et que cette opulence n’était pas générale en Grèce, c’est l’étonnement de Télémaque, lorsqu’il contemple le luxe, nouveau pour lui, et la splendeur du palais de Ménélas. Ces mêmes monuments, dont le témoignage confirme et rectifie Homère, nous avertissent aussi qu’il ne faut pas, sur la foi du poète, considérer les temps sur lesquels ils nous renseignent comme une période d’éclat éphémère qui se résume toute entière en quelques noms comme Agamemnon et Ménélas. L’incontestable variété du style des murs cyclopéens, plus grossier à Tirynthe, arrivé à sa perfection à Mycènes, ne permet pas de douter qu’entre ces deux ouvrages il ne faille admettre de, longues périodes intermédiaires, qui ne se confondent à nos regards que par un effet de perspective. Un fait remarquable, c’est que, dans les légendes accréditées sur la fondation d’Argos, de Tirynthe, de Mycènes, de Midea, les Pélopides ne jouent aucun rôle. La tradition ne connaît aux forteresses dont nous avons parlé d’autres auteurs que les Perséides, aidés par le concours de la Lycie. Les sépultures royales, au contraire, et les trésors qui en .dépendent sont généralement rattachés au souvenir des Pélopides, et cette association est justifiée par l’origine de cette famille. En effet, la Lydie est le pays des grands tertres tumulaires avec des chambres maçonnées[9] ; autour du Sipyle, la résidence de Tantale, il y a des dômes souterrains analogues à ceux de Mycènes[10], et c’est de cette même contrée que l’or, avec son éclat et sa puissance, est venu pour la première fois éblouir les Grecs. La mère des Pélopides s’appelait Plouto (richesse), et Mycènes, la ville de l’or, devait ce qu’elle avait, sa grandeur, sa magnificence et en même temps sa fatale destinée, à l’or qui était entré dans le pays avec les Pélopides. Aristote se demandait déjà comment s’était formée la souveraineté de l’âge homérique, comment une famille avait pu prendre ainsi le pas sur tout un peuple[11]. Les premiers rois étaient, selon lui, les bienfaiteurs de leurs contemporains, des initiateurs qui ont donné l’impulsion aux arts de la paix et de la guerre, et qui ont groupé le peuple autour de centres communs. Mais comment des individus étaient-ils en état d’exercer une influence pareille, qui élevait subitement à un niveau supérieur la culture de tout un peuple ? Il n’y a guère qu’un moyen de l’expliquer ; c’est d’admettre qu’ils disposaient des ressources d’une civilisation étrangère au pays, c’est-à-dire, qu’ils appartenaient à des tribus apparentées, il est vrai, aux Grecs d’Europe, mais parvenues, dans les contrées où elles s’étaient fixées, à une maturité plus précoce. De pareils hommes étaient capables de, réunir en États des tribus éparpillées dans des bourgades, et de fonder une royauté homérique (βασιλεία) qui est à la fois le sommet et la base de l’édifice politique. Ces étrangers, dont la patrie et l’origine disparaissaient dans un lointain inconnu, pouvaient passer pour fils des dieux ; c’est un honneur que des gens du pays eussent difficilement obtenu de leurs compatriotes. Ajoutons qu’un peuple d’autant d’amour-propre que les Grecs n’aurait pas fait venir de Lydie, s’il n’y avait été obligé par une tradition invariable, la plus brillante de ses antiques dynasties[12]. Mais tous les rois n’étaient pas des Pélopides ; tous ne se trouvaient pas placés par leur origine, leurs ressources et l’étendue de leur puissance, si fort au-dessus de leurs peuples. Dans le royaume des Céphalléniens, il n’y a pas trace d’un semblable contraste, et les nobles d’Ithaque peuvent considérer Ulysse comme un des leurs. Il ne faut pas oublier non plus que même les plus puissants princes du monde homérique ne sont, pas des despotes qui règnent selon leur bon plaisir. Le peuple grec montre, dès le principe, une aversion décidée pour tout ce qui est illimité et absolu, et comme, en obéissant aux princes fils des dieux, il croyait se soumettre à un ordre de choses supérieur, la puissance royale est, de son côté, bornée par la loi et la coutume. Le roi, il est vrai, est aussi, en vertu de sa souveraineté, le juge suprême du peuple, au même titre que le père de famille parmi les siens : mais il se garde bien de remplir seul ces fonctions responsables. Il se choisit parmi les familles nobles des assesseurs, nommés, à cause de leur dignité, les Anciens ou Gérontes ; et ces juges siégent dans l’enceinte réservée[13], sanctifiée par des autels et des sacrifices, pour expliquer publiquement devant tous les règles du droit et porter l’ordre là où le désordre s’est introduit. C’est seulement lorsqu’il s’agit d’un attentat contre la personne et la vie que la famille se réserve ses droits ; d’après le vieil axiome de Rhadamanthys, le sang demande du sang ; et ce sang, le vengeur désigné par la parenté a seul qualité pour le répandre. Mais là même où, comme dans ce cas, l’organisme social est resté imparfait, tout est réglé d’avance, et, si arrogant que se montre d’ailleurs celui qui se sent fort, on trouverait à peine un exemple d’une rébellion ouverte contre les exigences du droit sacré. Le coupable le plus puissant s’enfuit lorsqu’il a tué un homme du commun : aussi les pérégrinations et les aventures de bannis forment-elles le fond de tant d’histoires et d’intrigues légendaires. Une fois sorti de sa tribu, l’exilé se trouve dans un monde tout autre ; les prescriptions légales d’un État ne sont point valables en dehors de ses frontières. En somme, sous le rapport de la civilisation et des mœurs, il existe dans le monde homérique une uniformité remarquable. Nous trouvons peu de différence dans le caractère des tribus qui occupent les deux rivages de la mer Égée et forment le monde grec proprement dit. De part et d’autre, même religion, même langue, mêmes mœurs : Troyens et Achéens frayent les uns avec les autres comme des compatriotes, et s’il y a entre eux quelque différence à noter, elle consiste en ce que, sans le dire expressément, le poète, dans une foule de détails significatifs, reconnaît aux peuples du rivage oriental le privilège d’une moralité plus haute et d’une civilisation plus avancée. Chez les princes achéens, l’emportement brutal et égoïste de la passion ne cesse de contrecarrer l’intérêt commun : pour la possession d’une esclave, le général en chef court risque de faire manquer l’entreprise tout entière. Achille est le plus idéal de tous les personnages qui combattent sous les murs d’Ilion, et pourtant, lui, le fils d’une déesse, l’arrière-petit-fils de Zeus, il montre une soif de carnage qui n’épargne pas même des enfants innocents, et il fait lui-même l’office de bourreau en égorgeant des captifs, aussi bien que des chevaux et des chiens. L’instinct naturel, dans sa fougue sauvage, anime les deux Ajax ; les actes d’Ulysse ne sont pas toujours conformes aux lois de l’honneur chevaleresque, et Nestor n’est devenu un sage qu’avec le temps. Au contraire, Priam et les siens nous sont peints sous des traits tels que nous sommes forcés de rendre hommage à leur loyauté réciproque, à leur piété, à leur patriotisme héroïque, et à la délicatesse de leurs mœurs[14]. C’est seulement dans le caractère de Pâris qu’on reconnaît déjà des traces de cette mollesse asiatique qui énerva l’Ionie. Tels hommes, tels dieux. Il n’est pas de dieux dont on puisse dire qu’ils n’avaient d’adorateurs que dans un des deux camps. Cependant, leurs affinités les portent de préférence soit d’un côté, soit de l’autre. Héra prend en main la cause des Achéens. Elle avait adopté pour demeure Argos où, aujourd’hui encore, on reconnaît, non loin de Mycènes, les ruines de son temple bâti en manière de forteresse. A Ilion, au contraire, elle se sent négligée ; aussi a-t-elle voué aux Priamides une haine irréconciliable. C’est elle surtout qui a soufflé la discorde entre les deux rivages et qui, en dépit de toutes les difficultés, a fini par réunir la flotte de guerre. Malgré son haut rang, c’est une femme capricieuse et vindicative, dominée par des passions peu avouables. Au contraire, il n’y a pas de plus noble figure que celle du dieu protecteur d’Ilion. Bien que comblé des plus grands honneurs, Apollon ne montre jamais la moindre velléité d’opposition aux ordres de Zeus ; il s’identifie spirituellement avec lui, offrant un modèle d’obéissance volontaire et de grandeur d’âme ; il resplendit d’un pur éclat parmi les dieux, comme Hector parmi les hommes, et tous deux sont là pour attester le degré supérieur de développement moral auquel étaient arrivés les Etats et les peuples du littoral oriental, lorsqu’éclata le conflit avec l’Occident. A l’époque où les traits épars du monde héroïque furent rassemblés par la Muse et réunis en une grande peinture, il y avait longtemps que ce monde avait disparu ; il avait été remplacé par un nouvel ordre de choses, aussi bien dans la mère-patrie, où les descendants des héros homériques avaient chi céder la place aux montagnards du nord, que daims les pays nouvellement conquis, où, par suite du bouleversement général, les héritiers des princes achéens n’avaient pu reprendre le rang qu’avaient occupé leurs aïeux dans leur patrie. Si ce contraste ne trouble point l’harmonie de l’immense tableau tracé par la muse homérique, il faut en chercher la raison dans les hautes facultés de ces tribus qui surent conserver et mettre en œuvre les souvenirs du passé. Elles possédaient au suprême degré le privilège des natures poétiques, la faculté d’oublier les tristesses du présent dans la contemplation du passé idéalisé, et de ne laisser aucune dissonance se mêler à ce plaisir. Cependant, on sent percer, dans toute la poésie homérique, une pointe de mélancolie, l’idée douloureuse que le monde est devenu plus mauvais et que les hommes, tels qu’ils sont à présent[15], sont inférieurs en force et en énergie aux générations précédentes. On y trouve même plus que cette disposition d’esprit ; quelques traits du présent se sont glissés involontairement dans le tableau du passé et attestent que les institutions qui forment le fond de l’âge héroïque n’étaient plus en vigueur du temps de l’aède. La royauté est le centre de la société et, en campagne, sa puissance agrandie devait être absolue. Et pourtant, que l’ Agamemnon d’Homère est loin de répondre à l’idéal de grandeur héroïque qui s’offre à nous en face des monuments de Mycènes, et qu’ont laissé dans notre imagination ces épithètes de rejetons des dieux, revêtus d’une puissance quasi divine, données aux anciens souverains par la tradition ! Sous les murs de Troie, nous trouvons un prince empêtré dans des difficultés sans nombre, borné dans ses ressources, indécis et dépendant, chez qui le pouvoir est fort au-dessous du vouloir ; il a plutôt des prétentions à la puissance qu’il n’a de puissance réelle, et il est obligé d’inventer toutes sortes de moyens et de détours pour obtenir l’approbation générale. On ne comprend pas comment cet Agamemnon, qui se heurte perpétuellement à la résistance et à l’indiscipline, a pu réunir sous sa bannière une armée composée d’éléments si divers. Le pivot du monde héroïque est ébranlé ; à côté de l’autorité royale s’est élevée une autre puissance, celle de la noblesse, sans laquelle le roi ne peut déjà plus gouverner et rendre la justice, et cette maxime même que l’on cite depuis longtemps pour prouver la popularité de la royauté héroïque : Une
souveraineté à plusieurs ne vaut rien. Que celui-là soit seul souverain, Seul roi, à qui le fils de l’artificieux Kronos a donné le poste[16]. porte évidemment le caractère d’une réflexion politique ; elle donne à entendre que l’on avait déjà senti les inconvénients d’une aristocratie à plusieurs têtes, inconvénients qui se montrent dans tout leur jour à Ithaque. Les prêtres eux-mêmes, surtout les devins, font contrepoids à la royauté : c’est une seconde puissance par la grâce de Dieu et qui n’en est que plus insolente et plus dangereuse. Enfin, la masse obscure du peuple s’agite aussi. La place publique qui, lorsque l’autorité royale n’était pas encore affaiblie, ne pouvait jouer aucun rôle, devient peu à peu le centre de la vie publique. C’est sur l’agora que se décident les affaires générales ; les réunions prennent de jour en jour plus d’indépendance et d’initiative ; dans toutes les questions importantes, il s’agit d’enlever par la parole le suffrage du peuple. La foule n’est là, il est vrai, que pour écouter et obéir ; mais déjà le peuple siée pendant la délibération, tandis que, suivant l’ancien usage, il n’y avait de siéger que pour les grands, c’est-à-dire, le Roi et les Gérontes[17] ; déjà, l’opinion publique est une puissance que le roi ne saurait mépriser sans s’en repentir, et déjà aussi il se rencontre dans le camp devant Troie des gens comme Thersite. Celui-ci est remis à sa place avec force sarcasmes ; mais sa caricature prouve précisément que les partis avaient conscience de leur hostilité mutuelle, et que l’esprit aristocratique s’était déjà exercé à tourner en ridicule les orateurs de la plèbe. On devine que de semblables exemples trouveront bientôt des imitateurs plus heureux. A Ithaque, le peuple est même invité à prendre part à l’action. Mentor, dans un intérêt dynastique, cherche à travailler les esprits ; il va jusqu’à révéler au peuple la force qui gît dans le nombre : Mais
c’est à l’autre peuple que j’en veux, à voir comme tous Vous
êtes là assis en silence et n’osez apostropher Une poignée de prétendants, pour les contenir, nombreux comme vous l’êtes[18]. Il est vrai qu’il suffit aux gentilshommes de quelques mots pour disperser immédiatement la foule qui s’amasse ; mais les partis sont lit, l’un complètement organisé et déjà vainqueur de la royauté, l’autre qui se remue à l’arrière-plan et que la royauté elle-même appelle à son secours. On croit même reconnaître dans ces poèmes des traits qui appartiennent décidément à l’époque posthomérique. Ainsi, par exemple, lorsque l’on considère Ménélas, lorsqu’on le voit, ennemi de toute digression, traiter avec une concision pénétrante l’objet de la délibération[19], il semble titre déjà un représentant de cette tribu dorienne qui s’établit en Laconie après l’époque de la guerre de Troie. Ainsi, malgré le calme épique que la poésie ionienne a su répandre sur toute la scène qu’elle retrace, nous sommes en présence d’un inonde plein de contradictions intérieures ; tout y fermente ; le vieil élément tombe en dissolution, et de nouvelles forces, qui n’ont point de place dans l’ancien ordre de choses, sont en plein épanouissement. Nous reconnaissons à ces indices les conjonctures au milieu desquelles s’achevèrent ces chants épiques. C’était (vers 900 avant J.-C.[20]) le temps où, après la période agitée des migrations et des fondations, les villes commençaient à s’organiser à l’intérieur. A ce moment, le pouvoir des princes, qui avait été indispensable tant qu’avait duré la lutte, faiblit. La noblesse se ligua contre le trône, et dans les villes maritimes de l’Ionie se développa cette vie de la place publique, où le Démos prit conscience de sa force et qui modifia profondément la situation respective des classes au sein de la société. Ce sont ces idées, ces tendances de son époque que le poète a transportées dans le tableau du passé. C’est bien au milieu d’une population ionienne que l’épopée a reçu sa forme définitive. On le reconnaît surtout à ces traits qui font ressortir l’influence de l’opinion publique et la puissance de la parole. C’est encore aux Ioniens principalement qu’il faut attribuer tout ce qui a trait au commerce et à la navigation ; les relations que leurs nouvelles villes nouaient avec toutes les côtes et étendaient au delà des bornes de l’Archipel jusqu’à Cypre, en Égypte et en Italie, furent naïvement transportées sur la scène du monde héroïque. Ce caractère néo-ionien apparaît dans l’Odyssée bien plus encore que dans l’Iliade ; car, tandis que celle-ci a pour base une foule de matériaux historiques empruntés surtout aux traditions particulières des familles princières achéennes, dans les pérégrinations d’Ulysse, l’imagination ionienne s’est donné plus libre carrière et a inséré dans ses chants toute espèce d’aventures et de contes de matelots. Le trafic est encore essentiellement un commerce par échange, caractère qu’il a conservé fort longtemps dans la mer Égée, à cause de la variété extraordinaire des produits du sol. Cependant, on sentit de bonne heure le besoin d’employer, comme mesure de la valeur, des objets qui eussent une valeur constante, facile à déterminer et universellement reconnue. A l’origine, ce sont les troupeaux qui forment la richesse des familles : par conséquent, c’est principalement en bœufs et en moutons que l’on évalue les présents, les dotations, la rançon des captifs, le prix des esclaves ; une armure est estimée à neuf bœufs, une autre à cent. Le commerce maritime dut exiger une mesure plus commode de la valeur et on la trouva dans les métaux. Le cuivre et le fer étaient eux-mêmes clos articles de commerce, et l’importance qu’avait le premier dans la consommation industrielle hâta le moment où les navires de l’Hellade, qui n’avait que quelques rares filons de cuivre, se dirigèrent vers les côtes occidentales, chargés de fer étincelant qu’ils allaient échanger contre du cuivre. Quant aux métaux nobles, dans Homère, ils ont déjà cours partout. L’or est ce que l’on a de plus précieux. Pour une parure d’or, amis et époux se trahissent ; et les monceaux d’or des rois ne sont si vantés que parce que l’or était une puissance, parce qu’avec de l’or on pouvait tout avoir. Ce sont les Ioniens qui ont introduit l’or dans le commerce grec, et l’admiration pour l’éclat et le pouvoir magique de ce métal, qui remplit les poésies homériques, doit être attribuée principalement à l’esprit ionien. Les pièces d’or sont pesées sur la balance : talanton désigne la balance aussi bien que la pesée ; toutefois, le talent homérique[21] doit représenter déjà une certaine unité de poids, et l’on voit par cette estimation des armures, à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure, qu’il y avait entre l’or et le cuivre un rapport fixe, le premier étant à l’autre comme 100 est à 9. Enfin, c’est à l’empreinte laissée par l’esprit ionien sur les légendes héroïques qu’il faut attribuer le sans-façon avec lequel on y parle des dieux et de la religion. A l’exception d’Apollon, le patron de la vieille Ionie, tous les dieux sont traités avec une certaine ironie ; l’Olympe est une copie du monde avec toutes ses faiblesses. Les plus sérieuses aspirations de la conscience humaine sont reléguées à l’arrière-plan ; ce qui pourrait déranger dans leurs aises les auditeurs est écarté ; les dieux homériques n’arrachent personne à la pleine jouissance de la vie sensuelle. Déjà Platon reconnaissait dans l’épopée d’Homère la vie ionienne avec toutes ses grâces, mais avec toute sa corruption et ses vices[22] ; et l’on se montrerait bien injuste envers les Grecs qui ont vécu avant Homère, si l’on jugeait de leurs qualités morales et religieuses d’après les contes débités sur les dieux par le chantre ionien, si on leur refusait les sentiments dont Homère ne fait pas mention, par exemple, l’idée de la souillure imprimée par le meurtre d’un citoyen et de l’expiation due à son sang. Ainsi, le tableau que trace Homère du temps auquel appartiennent ses héros n’est ni fidèle ni complet. En revanche son témoignage dépasse ce temps. Il montre la ruine de l’ancien ordre de choses et la transition qui prépare le nouveau ; il atteste même indirectement les migrations des tribus du nord et toute la série d’événements qui en fut la conséquence : car, en définitive, c’est à l’impulsion communiquée de proche en proche par les mouvements de peuples accomplis dans les régions lointaines de l’Épire, par les invasions successives des Thessaliens, des Béotiens et des Doriens, qu’est due cette émigration des populations maritimes vers l’Asie-Mineure qui a fourni à l’épopée homérique ses matériaux et l’a fait mûrir sous le ciel de l’Ionie. § V. — CHRONOLOGIE FONDÉE SUR LES POÈMES HOMÉRIQUES. Lorsque le cycle légendaire de Troie se trouva achevé et fixé dans l’épopée homérique, on ne se contenta pas d’y chercher un panorama de ce monde doué d’une énergie merveilleuse et gouverné par des fils des dieux, que l’on désignait sous le nom d’âge héroïque ; mais on essaya d’utiliser l’épopée, jusque dans ses détails, à titre de document du passé. On prit les héros chantés par la muse pour des rois historiques ; on considéra les exploits que les conquérants achéens prêtaient à leurs aïeux comme des événements réels ; le mirage poétique prit la consistance de l’histoire. Ainsi se forma la tradition qui lit croire à un double départ d’Aulis, à une double conquête de la Troade, à deux guerres signalées par les mêmes péripéties, faites par les mêmes tribus et les mêmes familles. Comme la première guerre, morceau détaché de la légende héroïque, flottait dans les nuages, il fallut naturellement, pour lui donner un commencement et une fin, allonger la trame légendaire. Il fallut faire revenir les héros du premier drame à Argos, parce qu’on savait de bonne source que les descendants d’Agamemnon avaient régné à Mycènes jusqu’à l’invasion dorienne. Ainsi, les combats livrés par les Achéens dépossédés, à la recherche d’une nouvelle patrie, devinrent une guerre volontairement entreprise par des princes au comble de la puissance, une campagne de dix ans. D’autre part, l’invasion qui avait occasionné tout ce déplacement de peuples dut trouver place entre la première et la seconde guerre. C’est une preuve bien remarquable de la puissance de la poésie sur le peuple des Hellènes, que la guerre de Troie, telle qu’elle a été chantée par les aèdes, ait empiétement relégué à l’arrière-plan celle qui a été réellement engagée, et que cette lutte, qui n’a d’autre fondement que les poèmes homériques, soit devenue le point fixe auquel les Grecs ont, de bonne foi, rattaché toute leur chronologie. En conséquence, ils placèrent, après la prise de Troie :
C’est à Lesbos, où se sont perpétuées le plus longtemps des familles achéennes illustrées par Homère, et dans les villes maritimes de l’Ionie, où la connaissance de l’histoire ancienne des autres peuples inspira l’envie d’étudier les antiquités nationales, que l’on essaya pour la première fois d’introduire un ordre chronologique dans les traditions de l’époque homérique. Ce travail fait partie de la vaste et multiple tâche des logographes, les premiers pionniers de la science historique. Prenant pour modèle les annales des empires d’Orient, ils voulurent, eux aussi, rattacher les unes aux autres les traditions de leur pays ; ils dressèrent la généalogie des familles les plus considérables, et s’efforcèrent de combler la lacune qui sépare les deux grandes périodes chronologiques, l’une antérieure, l’autre postérieure à l’invasion dorienne. Pour y parvenir, on avait essayé de divers moyens. A Athènes, au temps des Pisistratides, on avait dressé une liste de rois qui plaçait l’arrivée des Nélides à Athènes en 1149 avant J.-C. Cette ère fut, par suite, considérée comme marquant la date du retour des Héraclides et on plaça, en conséquence, la chute de Troie 60 ans plus tôt, c’est-à-dire en 1209. Ce système attique est celui que suit la chronique des marbres de Paros. Dans le Péloponnèse, on était habitué à un deuxième système qui se rattachait, d’un côté, aux listes des rois de Sparte, de l’autre, à celle des vainqueurs aux jeux olympiques. Lorsque les érudits alexandrins s’occupèrent de la question, ils avaient sous les yeux ces deux systèmes, et leur tâche a consisté à en tirer une chronologie qui pût être généralement acceptée. Ératosthène fit passer dans l’usage courant la supputation péloponnésienne, qui plaçait la prise de Troie 407 ans avant la première olympiade. On reporta alors avant la guerre de Troie (1193-1184) les souvenirs dont les plus vieux chants nationaux s’étaient fait l’écho, la double levée de boucliers contre Thèbes et l’expédition des Argonautes. On atteignit ainsi, avec les dates les plus reculées de l’histoire gréco-européenne, le milieu du treizième siècle avant notre ère. Enfin, on plaça au sommet de tout le système, comme premiers moteurs de l’histoire nationale, les colons venus de l’Orient, Cadmos, Cécrops, Danaos et Pélops. On agissait en cola sous l’empire d’une idée vraie, à savoir, qu’il fallait chercher le véritable berceau de la civilisation hellénique sur le bord oriental de l’Archipel où nous avons cru rencontrer, dès le quinzième siècle, des tribus grecques déjà mêlées au trafic maritime et au commerce international[23]. |
[1] HOMÈRE, Odyssée, XI, 459.
[2] HOMÈRE, Iliade, XXIII, 743.
[3] HOMÈRE, Iliade, VI, 200.
[4] Sur le rôle historique des esclaves, voyez MOVERS, Phöniz. Alterth., III, 1, 6.
[5] Βασιλεύς signifie dux ou général, d’après G. CURTIUS (Grundz. d. Etymol., p. 116) ou, d’après BERCK, le juge assis sur un siège (βάσις).
[6] HOMÈRE, Odyssée, XIX, 111.
[7] Voyez dans l’Archæol. Zeitung, 1865, p. 1 sqq., la description d’ADLER. Sur leur rapport avec le style héraldique de l’Orient ; cf. Abhd. d. B. Akad. d. Wiss., 1874. p. 111.
[8] Les coupoles souterraines sont encore un problème et leur destination n’a pas été expliquée d’une manière satisfaisante. BŒTTICHER (Arch. Zeitung, 1860, p. 33) revient à l’opinion qui en fait des Trésors. Un texte de Diodore (IV, 79) suggère l’idée que le Tholos est un tombeau doublé d’un sanctuaire. On s’expliquerait ainsi la grandeur du vestibule, qui est hors de proportion avec la chambré du fond. La découverte récente de M. Stamatakis qui, au cours de fouilles exécutées pour le compte de la Société Archéologique d’Athènes, a dégagé l’entrée du monument connu sous le nom de Trésor d’Atrée, a fait faire à la question un pas décisif. A mon sens, il est aujourd’hui hors de doute que l’édifice était une somptueuse sépulture royale.
[9] Archæolog. Zeitung, 1853, p, 156.
[10] HAMILTON, Reisen, I, p. 53.
[11] ARISTOTE, Polit., 85, 27.
[12] Costume oriental de Tantale, Créon, Minos..., etc. (Compte-rendu, Saint-Pétersbourg, 1861, p. 80). Sur les chefs indigènes et étrangers, v. STRABON, p. 321.
[13] HOMÈRE, Ep, XIII, 3.
[14] Les Troyens ont l’idée de la patrie. C’est chez eux, et chez eux seulement, qu’on entend dire : εΐς οίωνός άριστος άμύνασθαι περί πάτρης (HOMÈRE, Iliade, XII, 243. Cf. XV, 496).
[15] HOMÈRE, Iliade, V, 301. XII, 383. 449. VELL. PATERCULUS, I, 5, I. BEKKER, Hom. Blütter, II, 67.
[16] HOMÈRE, Iliade, II, 2041. La πολυκοιρανίη est déjà mise à l’épreuve et jugée.
[17] On rencontre déjà des sedentes conciones dans des passages homériques d’une authenticité incontestée. Chez les Phéaciens, άγοραί τε καί έδραι vont ensemble (HOMÈRE, Odyssée, VIII, 16).
[18] HOMÈRE, Odyssée, II, 239-241.
[19] HOMÈRE, Iliade, III, 213.
[20] Il est impossible de placer l’âge d’or de la poésie épique plus haut que le commencement du Xe siècle avant notre ère. Cf. TH. BERGK, Griech. Literaturgeschichte, I, p. 486.
[21] Sur le talent homérique, voyez J. BRANDIS, Münz-, Mass- und Gewichts wesen in Vorderasien, p. 4.
[22] PLATON, Républ., III, p. 303.
[23] Sur le calcul des époques, d'après les généalogies, dans l'ère de la prise de Trois, v. J. BRANDIS, De temp. græcorum antiquissimorum ratione, Bonnæ, 1857. Il y avait deux manières de compter : l'une à Athènes, l'autre à Lacédémone. D'après la première manière, la prise de Troie tombait en 1209 av. J.-C. ; d'après la seconde, en 1183. Cette dernière fut adoptée par les grammairiens alexandrins. Ainsi, Ératosthène et Appolodore plaçaient la guerre de Troie en 1193-1184/3 ; Sosibios, douze ans plus tard (cf. KOHLMANN, Quæstiones Messeniacæ, Bonnæ, 1866, p. 47). Sur les différences plus sérieuses dans la chronologie de la guerre de Troie, v. BŒCKH, Corp. Inscr. Græc., II, p. 329 sqq.