HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'À L'INVASION DORIENNE.

CHAPITRE IV. — LES MIGRATIONS DES TRIBUS GRECQUES.

 

 

§ II. — LES DORIENS DANS LE PÉLOPONNÈSE.

C’était un horizon bien étroit que celui de cette Hellade amoindrie. En effet, tous les pays situés à l’ouest du Pinde et du Parnasse étaient en dehors de la confédération apollinienne et du progrès intellectuel dont elle était le foyer. Là rien n’avait changé ; en l’absence de lois et d’ordre public, la société était dans cet état où, chacun répondant de soi-même, personne ne dépose les armes.

Ce contraste devait provoquer une tentative d’agrandissement, car une confédération qui renfermait dans son sein une surabondance de forces vives devait chercher à gagner du terrain ; aussi, des alentours du Parnasse, où la pression exercée par le nord avait refoulé tant de tribus, partent de nouvelles expéditions qui se dirigent vers l’ouest et le sud. Les Doriens passaient pour avoir été les chefs et les ordonnateurs de ce mouvement, et c’est pour cela que, depuis l’antiquité, on appelle les migrations organisées par eux l’invasion dorienne.

Cependant les Doriens ne refusèrent pas le concours d’autres tribus ; on sait qu’ils appelaient la troisième classe de leur propre, peuple Pamphyles, c’est-à-dire, gens de toute origine, et, quant à la première de leurs castes, celle des Hylléens, l’opinion générale des anciens voulait qu’elle fia d’origine achéenne. Ces Hylléens honoraient comme leur ancêtre le héros Hyllos, fils de l’Héraclès tirynthien, et revendiquaient en son nom la domination du Péloponnèse, sous prétexte qu’Héraclès avait été illégalement dépouillé de ses droits par Eurysthée. D’après ces légendes, inventées et embellies par les poètes, l’expédition dorienne dirigée par les Hylléens fut présentée comme la restauration d’un ancien droit de souveraineté illégalement suspendu, et l’usage désigna l’invasion dorienne dans la presqu’île du sud par l’expression mythique de Retour des Héraclides[1].

Pour arriver au but, deux voies s’offraient, la voie de terre et la voie de mer : toutes cieux furent tentées ; l’une passait par l’Attique, l’autre par l’Étolie.

En Attique, la partie septentrionale, comprise entre le Pentélique et la mer d’Eubée, formait la tétrapole ionienne, le siége primitif du culte d’Apollon qui, de là, s’était propagé dans toute la contrée. Cette région était aussi, de temps immémorial, on relation étroite avec Delphes ; une voie sacrée qui reliait Delphes et Délos partait de la côte attique et traversait, en passant par Tanagre, la Béotie et la Phocide[2]. Aussi y a-t-il eu, dès les temps les plus reculés, un point de contact entre cette partie de l’Attique el les Héraclides doriens. On disait que les fils d’Héraclès exilés y avaient trouvé accueil et protection, et, même dans la guerre du Péloponnèse, les troupes doriennes avaient ordre d’épargner le territoire de Marathon. Le fait qui se cache au fond de ces légendes, c’est que l’Attique ionienne était confédérée avec les Doriens du Parnasse. Il était par conséquent tout naturel que les Doriens partissent de là, avec l’appui des Ioniens de la tétrapole, pour pénétrer dans l’isthme. On raconte qu’Hyllos s’avança impétueusement jusqu’aux portes de la péninsule et là périt dans un combat singulier contre Échémos, roi des Tégéates. Le Péloponnèse resta pour les Doriens une forteresse imprenable jusqu’au jour où ils reconnurent que, d’après l’oracle, ils ne pouvaient entrer dans la terre promise que sous les descendants d’Hyllos et par un autre chemin[3].

A l’ouest du Parnasse, les Doriens étaient en contact immédiat avec des peuplades étrangères encore barbares, qui entretenaient des relations continuelles avec l’Épire par la vallée de l’Achéloos et ne voulaient reconnaître d’autre sanctuaire national que Dodone. La partie inférieure du bassin de l’Achéloos était habitée par les Étoliens, qui appartenaient à la grande race des Épéens et Locriens. Des Grecs d’Asie étaient venus donner à ces tribus le goût de la navigation ; elles s’étaient répandues dans les fies ainsi que sur la côte occidentale de la Morée. Il y avait sur ce point des relations internationales si anciennes que l’on ne savait plus si Ætolos, fils d’Epéios, s’était transporté d’Élide en Étolie, ou si c’était l’inverse. Aussi trouve-t-on dès la plus haute antiquité, sur l’un et l’autre bord du golfe de Corinthe, les mêmes cultes, par exemple celui d’Artémis Laphria[4], les mêmes noms de fleuves et de villes, tels que Achéloos et. Olenos.

La nature elle-même favorisait ces relations. En effet, tandis qu’à l’isthme différentes chaînes parallèles barrent le passage, les montagnes d’Étolie et d’Achaïe appartiennent à un même système orographique et leurs hases se rapprochent tellement qu’elles transforment presque le fond du golfe de Corinthe en une mer intérieure. Il y a plus ; le courant du golfe travaille incessamment à fermer le détroit qui réunit la mer intérieure à la mer extérieure et à rattacher ainsi la péninsule au continent par un second isthme. Mais les alluvions sont de temps à autre emportées par le flot ou par des tremblements de terre, de sorte que la largeur de la passe oscille entre cinq et douze stades[5]. A cet endroit, même un peuple étranger à la mer pouvait tenter le passage, et les Étoliens, qui circulaient de temps immémorial sur cette route internationale, étaient tout désignés pour le rôle de guides. Ils ne s’y prêtèrent pas cependant sans résistance ; c’est ce qu’indique la légende de Doms tué par Ætolos. Enfin Oxylos fit passer sur des radeaux[6] l’armée réunie à Naupacte. Il n’est guère possible de déterminer quelle proportion de vérité contient cette légende ; mais, que réellement les Doriens aient pénétré par cette voie dans le Péloponnèse, c’est là un fait très vraisemblable[7].

La conquête de la Péninsule ne s’acheva que fort lentement. La structure ramifiée des montagnes opposait des obstacles à l’invasion, et les moyens de défense étaient tout autres que ceux qu’avaient rencontrés les Doriens dans leurs expéditions antérieures. Eux-mêmes n’avaient jamais habité de villes fortifiées ; ils ne s’entendaient pas à attaquer des places semblables, et cependant, ils se trouvaient dans un pays où de vieilles dynasties étaient retranchées dans des châteaux à plusieurs enceintes. Là, des batailles isolées ne décidaient rien. Les Doriens, vainqueurs en rase campagne, restaient perplexes devant les murailles cyclopéennes. Ils s’établirent par détachements sur des points avantageux et cherchèrent à épuiser peu à peu les ressources de leurs adversaires. On peut se faire une idée du temps qu’ils y employèrent par ce seul fait que leurs campements devinrent des colonies à demeure, qui subsistèrent même après la conquête des capitales ennemies. Enfin, l’opiniâtreté des montagnards l’emporta ; car, à la longue, les anaktes achéens, avec leurs chars de guerre et leur suite indisciplinée, ne purent résister au choc des solides bataillons de leurs adversaires et au poids de la lance dorienne. Les .descendants d’Agamemnon durent abandonner les châteaux de leurs ancêtres[8].

De toutes les régions maritimes de la péninsule, une seule échappa au bouleversement général ; ce fut la côte septentrionale baignée par le golfe de Corinthe. Les Doriens y avaient débarqué ; mais ils avaient poursuivi leur marche vers le sud, de sorte que les Ioniens habitant le pays, groupés dans leurs douze villes autour du temple de Poseidon élevé à Héliké, y étaient demeurés en paix, tandis que dans les contrées du sud et de l’est se livraient les interminables combats qui décidèrent du sort de la péninsule.

Mais les Achéens repoussés des régions du midi envahirent cette partie du littoral ; ils s’emparèrent d’abord des plaines ouvertes, puis des places fortifiées, qui tombèrent l’une après l’autre entre leurs mains. Héliké, où s’étaient enfermées les plus nobles familles ioniennes, succomba la dernière. D’après la tradition, Tisaménos lui-même, le fils d’Oreste, n’y entra que mort ; mais la souveraineté resta à sa famille et le nom de la race achéenne supplanta dans le pays le nom ionique des Ægialéens[9]. Tous ceux des Ioniens qui ne voulurent point supporter le joug des Achéens se réfugièrent en Attique, auprès d’un peuple frère.

Les Doriens suivirent les Achéens, puisqu’ils occupèrent les régions de l’isthme ; mais ils les laissèrent tranquilles dans leur nouvelle patrie, et s’avancèrent par l’isthme vers le nord où ils entamèrent les frontières de l’Attique. En effet, la Mégaride était bien un morceau de l’Attique, à laquelle elle se rattache par ses montagnes et par toutes ses affinités naturelles. La conquête dorienne s’installa menaçante sur l’isthme, le centre religieux des Ioniens répandus sur les rivages des deux golfes. La Mégaride fut occupée[10]. Si le reste de l’Attique était tombé au pouvoir des Doriens, ceux-ci, donnant la main à leurs compatriotes du nord, auraient complètement asservi ou expulsé la race ionienne ; toute l’Hellade européenne fût devenue un pays dorien. Mais le contrefort du Cithéron, qui sépare les plaines de Mégare et d’Éleusis, et l’héroïsme d’Athènes, qui gardait les abords du pays, opposèrent aux Doriens une infranchissable barrière ; l’Attique sauvée resta aux Ioniens.

 

§ III. — ÉMIGRATION DES GRECS D’EUROPE EN ASIE-MINEURE.

A partir de ce moulent, sauf quelques modifications de détail, les tribus grecques occupent leurs places définitives. Mais ce torrent humain, qui des montagnes de l’Illyrie était venu battre la pointe méridionale de la Morée et de là refluait vers sa source, avait besoin, pour s’apaiser, de plus d’espace qu’il n’en trouvait dans les limites du continent occidental. Trop de familles et de tribus avaient été chassées de leur demeure par la force brutale avec laquelle les Thessaliens, les Béotiens, les Doriens et les Achéens avaient dépossédé l’ancienne population et s’étaient installés sur le sol usurpé. L’humeur aventureuse qui s’était emparée. des peuples leur resta ; elle se montra surtout chez les familles princières qui, dans ce remaniement de territoires, avaient perdu leur position et ne voulaient pas se soumettre au nouvel ordre de choses. Ainsi, lorsque le courant descendant du nord au sud eut atteint son but, le mouvement prit une direction latérale et, d’un bout à l’autre du littoral oriental, les ports se remplirent de vaisseaux qui transportaient sur le rivage opposé une foule d’aventuriers de toutes tribus.

Ce n’était point une émigration vers une contrée inconnue, s’écoulant au hasard par des routes ignorées ; c’était un immense reflux, amené par l’excès de population accumulé dans la Grèce méridionale, qui faisait retourner en arrière, le courant international dirigé jusque-là du rivage asiatique vers le littoral européen. Mais, comme c’étaient les montagnards du nord, les tribus continentales de la nation hellénique, qui par leur irruption avaient provoqué cette immense révolution, ce furent surtout les populations côtières qui évacuèrent le pays ; les descendants retournaient dans la patrie de leurs ancêtres.

On pourrait donc, dans un certain sens, qualifier d’ionienne l’émigration tout entière : elle avait pour points de départ des stations maritimes jadis colonisées par des matelots ioniens, pour but l’antique patrie de la grande race ionienne, et c’est grâce à des Grecs d’origine ionienne qu’elle put s’effectuer. Mais les Ioniens qui retournaient en Asie étaient plus ou moins mêlés.

L’Attique était le pays où la race s’était conservée la plus pure. Là, une infiltration lente et continue de l’élément ionien avait empiétement ionisé la population pélasgique ; au milieu de la débâcle qui, de l’Olympe au cap Malée, avait renversé tous les États, l’Attique seule était restée calme et inébranlable, pareille au rocher contre lequel le flot irrité se brise sans pouvoir le submerger. Elle avait protégé son indépendance, au nord contre les Éoliens, au midi, contre les Doriens ; c’est à cette résistance que commence l’histoire du pays. En effet, respectée par les révolutions, la terre des Ioniens devint le refuge d’une masse de compatriotes chassés des autres contrées. Ils affluèrent de la Thessalie, de la Béotie, de tout le Péloponnèse et surtout de la côte septentrionale ; le pays, qui n’est ni grand ni fertile, se trouva surchargé d’hommes. Il fallait à ce trop-plein une issue. Or, il n’y avait d’issue que par l’est, et, comme cette côte était en relations, de temps immémorial, avec l’Asie-Mineure, l’Attique devint ainsi le principal point de départ du rapatriement des Ioniens et le lieu où se renoua de la manière la plus effective l’antique lien qui rattachait les deux bords de la mer Égée.

A l’Attique appartenait le sud de la Béotie, notamment la vallée de l’Asopos, dont les habitants ne voulaient pas être Béotiens. Le versant méridional du Parnasse, qui forme saillie dans la mer, la région maritime d’Ambrysos et de Stiris, étaient également habités par une population ionienne qui se sentait gênée et foulée par la pression des peuples du Nord. De l’autre côté du golfe, l’Asopos, depuis son embouchure près de Sicyone jusqu’à sa source, avait sur ses bords une population analogue à celle qui habitait le bassin de son homonyme béotien, population dont les légendes, la religion et l’histoire indiquent clairement l’origine asiatique ; car enfin, Asopos lui-même passait pour être venu de la Phrygie, apportant avec lui la finie de Marsyas. De l’autre côté de l’isthme, Épidaure attribuait sa fondation à des marins grecs d’Asie et était en relation, depuis l’époque la plus reculée, avec Athènes. En outre, les Minyens, hardis matelots qui s’étaient conquis un refuge à Iolcos, à Orchomène, en Attique, à Pylos en Messénie, et qui alors n’avaient plus de patrie nulle part, enfin, sur les bords de la mer d’Occident, le peuple des Lélèges, auquel appartenaient les Épéens, les Taphiens et les Céphalléniens, toutes ces masses de populations côtières, plus ou moins mélangées d’éléments asiatiques, s’émurent simultanément sous le coup de la même nécessité et suivirent le même courant qui les reconduisit, à travers l’Archipel, en Asie-Mineure. Tous, de quelques points qu’ils fussent partis, se rencontrèrent dans la région moyenne du littoral de l’Asie-Mineure, et ce pays, groupé autour des embouchures des quatre fleuves, fut dès lors la nouvelle Ionie[11].

Toutefois le résultat du mouvement ne se borna pas à une séparation de tribus ; le peuple hellénique ne devait plus se partager, comme jadis, en deux moitiés. Il se fit un mélange d’émigrants ioniens et non ioniens, surtout dans le Péloponnèse, et précisément dans les villes maritimes dont les Doriens s’étaient déjà rendus maîtres. Là, des familles doriennes se joignirent à l’émigration, qui s’effectua ainsi sous une direction dorienne et alla porter pour la première fois au-delà de la mer les traits caractéristiques des mœurs doriennes. Enfin, il y eut des bandes d’émigrants composées d’Éoliens qui n’avaient pas trouvé le repos en Béotie, d’Achéens du Péloponnèse, d’Abantes originaires de l’Eubée et de Cadméens.

Bien qu’il ne soit guère possible de distinguer, au milieu de cette émigration en masse de tribus ioniennes et mêlées, les divers bans de colons, on peut cependant partager les émigrants en trois groupes principaux : ionien, éolien et dorien. Cette division est d’ailleurs justifiée par la triple direction qu’ils ont suivie. En effet, le mouvement dorien, ayant brisé tous les obstacles, conserva sa direction première du nord au sud et, du cap Malée, prit son cours par Cythère et la Crète. Au contraire, les Achéens, chassés du sud, remontèrent vers le nord, où ils rencontrèrent leurs anciens voisins, les Éoliens de Béotie et de Thessalie[12]. Chaque progrès de la puissance thessalienne dans le nord et de la puissance dorienne au sud imprima à ce mouvement une nouvelle impulsion : de nouvelles bandes se détachaient du rivage et s’engageaient l’une après l’autre dans la voie qui de l’Eubée conduisait vers la mer de Thrace. Enfin, les Ioniens trouvaient leur route toute tracée par la double rangée des Cyclades.

Autant qu’on peut classer ces migrations au point de vue chronologique, celles des Éoliens sont les, plus anciennes.

Les tribus repoussées du ‘nord et du midi se rencontrèrent en Béotie ; la Béotie fut la terre du départ ; aussi fut-elle considérée plus tard comme le berceau des colonies éoliennes, si bien que, même au temps de la guerre du Péloponnèse, celles-ci, par piété filiale, hésitèrent à prendre parti contre Thèbes. La seule route ouverte aux Éoliens était le canal d’Eubée, dont les eaux tranquilles avaient été sillonnées, dès les temps les plus reculés, par un va-et-vient d’émigrants. Ses baies, notamment celle d’Aulis, devinrent le rendez-vous des navires ; les aventuriers se mettaient sous la conduite des Achéens, dont les familles princières avaient pris, dans le monde à la décomposition duquel on assistait, l’habitude du commandement. C’est pour cela que la légende cite clos descendants d’Agamemnon, Oreste lui-même ou ses fils et petits-fils, comme les chefs de cos expéditions qui se continuèrent pendant plusieurs générations.

L’Eubée fut le seuil sur lequel les émigrés béotiens quittèrent leur patrie, après avoir été elle-même leur premier abri. L’Euripe s’ouvre au midi aussi bien qu’au nord ; mais les eaux du sud étaient au pouvoir des Ioniens ; en outre, la partie nord du canal était plus familière aux émigrés thessaliens. Les colons prirent donc la route du nord. Passé la côte de Thessalie, ils entrèrent dans la mer de Thrace et s’y avancèrent lentement, longeant le littoral et les îles. L’avant-garde s’arrêta aux premiers endroits qui furent à sa convenance ; ceux qui suivaient durent aller plus loin : la traînée s’étendit ainsi le long de la côte vers l’Orient[13]. Ce n’était point à une mer inconnue, à un rivage désert qu’ils avaient affaire. Les montagnes boisées de la Thrace, avec leurs riches mines d’argent, avaient déjà été exploitées par les Phéniciens ; les places maritimes étaient occupées par des Crétois et d’autres tribus adonnées à la navigation. Toutefois il y avait encore place pour les nouveaux venus, et Ænos, à l’embouchure de l’Hèbre, Sestos et Æolion sur l’Hellespont, peuvent être considérées comme des étapes de l’émigration.

Des bandes plus hardies franchirent le détroit et, dépassant les îles de marbre, arrivèrent à la presqu’île de Cyzique. Là, ils avaient atteint le continent asiatique et mis le pied sur la grande péninsule de l’Ida dont la conquête, commencée par la côte, s’acheva peu à peu. Du sommet de l’Ida, ils virent à leurs pieds la splendide Lesbos avec son beau ciel, ses havres profonds, faisant face aux rivages les plus riants. La possession de cette île bénie ouvrit à la colonisation éolienne en Asie une ère nouvelle. Lorsqu’après de longs et pénibles tâtonnements la voie fut frayée, les navires eubéens arrivèrent en droite ligne et transportèrent à Lesbos des bans nombreux d’émigrants.

Lesbos et Kyme devinrent les centres d’où les nouveaux colons, avec les masses qui se précipitaient sur leur pas, étendirent peu à peu leurs conquêtes sur la Troade et la Mysie. C’est pour cela que, plus tard encore, on considérait comme les deux époques principales de la colonisation éolienne la prise de possession de Lesbos par Gras, l’arrière-petit-fils d’Oreste, et l’installation des Pélopides Kleuas et Malaos sur les bords du Caïcos[14]. De la côte, surtout d’Assos, d’Antandros, puis de l’Hellespont et de l’embouchure du Scamandre où s’élevèrent des places fortes comme Sigeion et Achilleion, les envahisseurs s’avancèrent, les armes à la main, dans l’intérieur ; les États indigènes furent renversés et les anciens Dardaniens rejetés dans les montagnes d’où jadis leur puissance s’était étendue vers le littoral.

Les pérégrinations des Éoliens ont encore le caractère d’une migration ethnique, qui s’est accomplie sans commencement bien déterminé et sans but précis, par un mouvement lent, continué pendant plusieurs générations, vers le continent d’outremer, dont les nouveaux colons finirent par occuper en nombre une portion considérable. Les expéditions ioniennes, à les considérer dans leur ensemble, ont été entreprises par des masses moins considérables, par des familles belliqueuses qui s’en allaient, sans femmes et sans enfants, fonder de nouveaux États. L’accumulation des familles ioniennes en Attique assigna au courant un point de départ plus précis ; il y gagna en unité et en intensité[15]. Cependant, toutes les bandes d’émigrants ne passèrent pas par Athènes ; il s’en faut de beaucoup. Ainsi, les Colophoniens faisaient venir les fondateurs de leur ville directement de Pylos en Messénie[16], les Clazoméniens, de Cléonze et de Phlionte[17]. Mais les établissements les plus importants, en particulier Ephèse, Milet et les Cyclades, ont eu réellement pour berceau Athènes et ce sont les institutions politiques, les sacerdoces et les fêtes religieuses de l’Attique qui ont été transplantés en Ionie.

Dans le Péloponnèse également, les ports qui servirent de débouchés à l’émigration n’étaient autres que ceux où jadis avait commencé l’histoire de la péninsule ; c’étaient surtout les places maritimes de l’Argolide. Il y eut là un croisement bizarre d’essaims divers. Une bande partie d’Épidaure suivit les traces des Ioniens et s’établit à Samos[18] ; la même Épidaure envoya aussi des colons qui, cette fois sous une impulsion dorienne, allèrent peupler les îles de Nisyros, de Calydna et de Cos[19] ; Trœzène, une vieille cité ionienne, devint la métropole d’Halicarnasse. Les trois villes comprises dans l’île de Rhodes reconnaissaient pour mère-patrie Argos[20] ; Cnide faisait venir son œkiste de la Laconie, et Astypalæa se rattachait à Mégare[21]. Les îles volcaniques de Mélos et de Théra[22], et toute la traînée qui se continue à travers la mer Égée dans la direction de l’Asie-Mineure, furent couvertes de colons doriens ; on voit se propager, d’un mouvement incessant et continu, l’expansion de la race. Pour déterminer la date de ce mouvement, on a des estimations approximatives concernant certaines colonies ; par exemple, les Méliens affirmaient, en 416 avant J.-C., que leur île avait été colonisée 700 ans auparavant par des Spartiates[23]. Le terrain dont la conquête coûta aux Doriens le plus de combats et de labeurs fut la Crète. L’île ne se soumit qu’à la longue, mais elle n’en fut que plus intimement pénétrée par l’élément dorien.

Plus sont incomplets les renseignements fournis par la tradition sur la marche de cette grande émigration à trois courants, plus l’intérêt se concentre sur les conséquences qu’elle a eues pour le développement du peuple grec.

La vaste étendue de côtes sur laquelle débarquaient les Grecs n’était point une contrée inhabitée, ni un sol sans maîtres. Là s’étaient rencontrées et croisées déjà bien des immigrations et bien des influences, venues soit de l’intérieur du continent, sôit par la mer.

D’abord les Phéniciens y avaient pénétré, au temps où le pays était occupé par une population primitive, apparentée à la race des Hellènes. Leur présence est attestée par le culte de Melkart à Erythræ[24] et le culte archaïque de la déesse lunaire de Sidon qui s’installa, comme en un lieu de prédilection, à l’embouchure du Caystros, à la porte d’entrée et de sortie de l’Asie-Mineure. Puis étaient venus de Crète de nouveaux colons, et une population mélangée de Cariens et de Lélèges s’était répandue sur le littoral pendant que, de l’intérieur du continent, l’empire lydien s’avançait vers la côte. Cette extension de la puissance lydienne a laissé une trace visible dans la ville de Ninoé (Ninive), fondée par les Lydiens en Carie, de’ manière à surveiller le cours inférieur du Méandre. Ninoé était, pour une puissance continentale, un poste avancé qui prouve que, déjà sous la dynastie des Sandonides, alors que la Lydie était encore unie à l’Assyrie, les Lydiens songeaient à l’emparer du littoral. Cependant, il subsista toujours une différence très accusée entre la population de l’intérieur et celle de la côte ; on laissa les tribus adonnées à la navigation poursuivre paisiblement leur œuvre, et même les débarquements de nouveaux immigrants ne furent pas, ce semble, considérés comme des attaques contre le territoire de l’empire lydien.

Parmi les localités où les Lydiens eux-mêmes auraient pris part à la résistance contre les nouveaux venus, il faut citer Éphèse. Là se rencontrent des traditions plus précises que dans les autres villes d’Ionie. Pendant vingt-deux ans, est-il dit, les colons postés à la pointe septentrionale de Samos ont fait de vains efforts pour s’installer dans le bassin inférieur du Caystros. Il y avait là évidemment une puissance bien organisée qui défendait le sol, et cette puissance n’était autre que l’État sacerdotal dont le temple d’Artémis était le centre. Cet État avait fait de l’embouchure du fleuve sa propriété et il disposait d’une force armée dans laquelle s’enrôlaient jusqu’aux servantes du temple, exercées au métier des armes et habituées aux luttes guerrières. Il s’était d’ailleurs mis en relation avec les instituts sacerdotaux de l’intérieur du continent et avec le gouvernement lydien, de manière qu’il était arrivé à jouer le rôle de centre, de trait d’union entre l’intérieur et le littoral, entre les Barbares et les Hellènes.

C’était là le point le plus inexpugnable de toute la côte, et le souvenir des combats acharnés que les colons avaient dû livrer aux hordes fanatisées du temple se perpétua dans la légende des Amazones éphésiennes. Enfin, les émigrés réussirent à fonder un établissement à demeure sur le rivage, en face du temple d’Artémis, que des alluvions avaient de plus en plus éloigné de la mer, et à bâtir autour d’un sanctuaire d’Athéna un Athénæon, une nouvelle Athènes[25] ; car ce groupe de colons, qui se défendait ainsi contre les Lydiens et les Lélèges[26], était formé d’Athéniens conduits par Androclos. Plus tard leur colonie s’étendit vers l’intérieur[27], entra en relations plus amicales avec l’Artémision et prit de la déesse locale le nom d’Éphèse[28].

Il y eut également lutte sur d’autres points de l’Ionie, mais bien moins opiniâtre qu’à Éphèse qui offrait à la résistance un point d’appui solide.

Nulle part cependant le conflit ne prit le caractère d’une guerre d’extermination ; il ne s’agissait pas d’anéantir la population primitive : ce n’était pas une lutte avec des Barbares qu’il fallût refouler pas à pas pour faire place à une race et à une civilisation toute nouvelle, comme l’ont fait les Hellènes en Scythie ou les Anglais en Amérique.

D’après la tradition grecque, il n’y eut jamais d’antagonisme aussi radical entre les deux rivages, et les poèmes d’Homère, dans lesquels ils apparaissent aux prises sur le théâtre d’une histoire commune, ne connaissent d’ailleurs aucune différence entre les Hellènes et les Barbares. Les sanctuaires que les nouveaux venus trouvèrent à Samos, Éphèse, Milet, gardèrent tous leurs honneurs et privilèges, et servirent de points de ralliement, de lien entre l’ancienne et la nouvelle population. L’Apollon de Milet était le même dont le culte avait jadis été importé d’Asie en Europe.

Même les villes qui furent fondées alors ne sortaient point de terre toutes neuves. Erythræ, Chios, Samos, étaient de vieilles cités ioniennes qui furent seulement renouvelées. L’ancienne Erythræ avait été fondée par des Crétois[29] et peuplée de Lyciens, de Cariens et de Pamphyliens ; elle garda son rang parmi les autres cités et, grâce à l’adjonction d’un descendant, de Codros et de ses compagnons, qui se fondirent avec les Érythræens, elle fut dans la suite incorporée, au même titre que les autres, dans l’Hexapole ionienne. Chios ne reçut guère d’éléments nouveaux et n’en fut pas moins une ville des plus ioniennes. Samos accueillit des colons d’Épidaure, auxquels on ne saurait attribuer l’ionisation de l’île toute entière. Milet et Éphèse sont également des villes très anciennes. Nulle part les anciens habitants ne sont expulsés ; au contraire, ils sont incorporés et fondus dans les nouvelles communes. Les conquérants épousent des femmes indigènes, et de ces unions sort non pas une postérité bâtarde, à demi barbare, mais bien un peuple de pur sang grec, et même un peuple qui, dans les voies de la civilisation vraiment hellénique, devança tous les Hellènes. On ne voit pas non plus que les villes soient restées comme isolées au milieu d’une population rurale hétérogène : au contraire, un même esprit, une nationalité homogène en dépit de tous les mélanges, régna d’un bout à l’autre du littoral. Il ne saurait donc être question ici de colonies entées sur un fonds barbare ; les immigrants ont dû trouver dans le pays une population de même sang.

D’un autre côté cependant, il y avait une différence essentielle entre l’ancienne et la nouvelle population. En effet, les tribus européennes avaient déjà derrière elle un passé historique considérable et fait de notables progrès, surtout dans l’organisation de sociétés fédératives. En Attique, le génie ionien avait pris un tour heureux et original. Lors donc que de ce pays arrivèrent une quantité des plus nobles familles, elles imprimèrent à la vie stagnante une impulsion nouvelle et inaugurèrent, par les idées politiques qu’elles introduisirent avec elles, la première histoire générale de l’Ionie. Ainsi s’explique la différence qui existait, au sentiment des anciens, entre les immigrants, d’une part, et les Cariens et Lélèges, d’autre part. C’étaient bien des Grecs qui venaient chez des Grecs, des Ioniens qui revenaient dans leur ancienne patrie ; mais ils revenaient si transformés, si imbus de ferments civilisateurs, ils apportaient avec eux un si riche trésor d’expérience, que leur arrivée donna le branle à un développement prodigieux, et que cette réunion des tronçons d’une même race provoqua dans la vieille Ionie une expansion du génie national aussi puissante dans son unité que variée et nouvelle dans ses résultats.

Dans de telles circonstances on conçoit qu’il n’y ait jamais eu de colonisation opérée sous de plus heureux auspices que la fondation de la Nouvelle-Ionie[30].

Par contre, ce qui donna aux établissements des Éoliens un caractère tout particulier, c’est qu’ils occupèrent, non pas seulement le bord de la mer avec les îles adjacentes, mais tout une portion du continent. Il y eut là une conquête territoriale, une longue et pénible lutte contre les États indigènes ; là, les princes dardaniens bravèrent derrière leurs remparts les fils des Achéens, qui se vantaient d’avoir pour ancêtres Pélops, Agamemnon et le fils de Thétis. Or, pour ne pas faiblir dans une lutte si longue, les Achéens, sensibles au charme de la poésie, ranimaient leur courage en chantant les exploits de leurs vieux monarques guerriers, les Atrides, et s’enflammaient au souvenir de l’héroïsme surhumain d’Achille. On les célébrait, non seulement comme des modèles, mais comme des acteurs du drame actuel ; on les voyait en esprit, précédant leur postérité dans la poussière des combats ; on croyait suivre leurs traces et ne faire que revendiquer des droits conquis par eux.

Un trait de caractère particulier aux Hellènes et qui se reproduit dans toutes leurs invasions à main armée, c’est que les envahisseurs invoquaient, pour justifier la conquête, non pas simplement le droit du plus fort, mais une espèce de droit héréditaire. Ainsi, dans le Péloponnèse, les Héraclides vinrent réclamer le patrimoine de leur ancêtre ; ainsi l’expédition des Arnéens en Béotie fut présentée comme un retour des Cadméones thébains. Ainsi, plus tard, dans la lutte qui éclata à propos de Sigeion, les Athéniens invoquèrent les exploits de leur roi Ménesthée[31] ; lorsqu’ils colonisèrent la Thrace, ils mirent en avant les antiques conquêtes de Thésée[32]. De même, en Sicile, le Spartiate Doriens réclamait l’héritage d’Héraclès auquel, en sa qualité d’Héraclide, il était appelé à succéder[33]. Partout, les nouveaux venus élèvent des prétentions juridiques revêtues de formes mythologiques ; partout ils citent de leurs devanciers qui auraient remporté jadis des victoires dans le pays dont ils viennent de s’emparer. Les exploits imaginaires des ancêtres finissent par se confondre avec les événements accomplis dans le présent, et ainsi se compose un tableau de fantaisie que l’imagination d’un peuple poétique donne comme de l’histoire réelle.

Des légendes et fictions de cette nature durent par conséquent se former lors de la colonisation de la Troade par les Éoliens : nous aurions pu en présupposer en toute sécurité l’existence, d’après le caractère des légendes héroïques de la Grèce, quand même il n’en serait resté aucun vestige. Or, il se trouve que les chants consacrés à ces devanciers et à ces champions mythiques, les chants qui exaltent Agamemnon et Achille, ne sont pas anéantis, mais sont parvenus jusqu’à nous comme le mémorial authentique des exploits des Achéens dans le pays des Dardaniens. Toute la question est de bien comprendre ce document poétique et de décider si nous sommes réellement obligés d’admettre qu’Ilion ait été prise deux fois par les mêmes tribus, ou si nous devons regarder le tableau homérique de la guerre de Troie comme une image et un reflet de la colonisation éolienne.

Les Achéens et les Dardaniens sont des peuples de même sang. Aussi toute la guerre de Troie, dans Homère, n’a-t-elle pas d’autre caractère que celui d’une querelle de voisins comme il s’en élevait entre les tribus grecques à propos de femmes enlevées ou de troupeaux dérobés. Par la même raison, il n’y a guère de traits dans la légende de Troie qui n’aient dû se produire dans toute circonstance analogue. Ces traits ne garantissent donc en aucune façon la valeur historique du récit. Mais il y a d’autres détails particuliers à la légende de la guerre de Troie, et là se découvrent des traces d’une ancienne tradition, qui ne conviennent qu’au temps et ne s’expliquent que par la coïncidence de la colonisation éolo-achéenne.

Ainsi, le départ d’Aulis ne se comprendrait guère, si le chef de l’expédition avait été un prince régnant tranquillement à Mycènes ; celui-ci aurait rassemblé la flotte dans le golfe d’Argos, tandis quo la plage d’Aulis était le rendez-vous naturel des bandes qui émigraient à la fois du nord et du midi. Certainement la citadelle de Mycènes a été la résidence de puissants potentats. Cependant, quand nous voyons par quel progrès lent, et seulement à partir de l’époque dorienne, les associations fédérales se sont étendues d’un pays à l’autre, il paraît inadmissible qu’un Pélopide ait eu déjà assez de pouvoir pour ordonner une levée de boucliers depuis l’Argolide jusqu’en Thessalie, et rassembler dans la mer d’Eubée une flotte hellénique. Aussi bien, les grandes entreprises nationales ne sont devenues possibles que par suite des migrations doriennes, et, dans Homère, nous ne trouvons rien d’où l’on puisse inférer que le prince de Mycènes ait eu à ses ordres une armée si considérable et ait joué le rôle d’un chef national. C’est un rassemblement de tribus et de princes, parmi lesquels le plus puissant prétend à la primauté sans pouvoir la justifier en droit ni l’établir en fait. La jalousie qui divise les rois, l’indépendance dans laquelle se trouvent les corps d’armée vis-à-vis les uns des autres, les querelles de leurs chefs au sujet du butin, tout cela indique que les rameaux extrêmes du peuple achéen, les Myrmidons de Thessalie et les Péloponnésiens, ne se sont pas armés et réunis à la voix d’un prince, mais se sont rencontrés accidentellement au sein d’un courant d’émigration.

A ces particularités s’ajoutent les nombreuses réminiscences d’autres combats qui s’enchâssent dans la légende de Troie sans avoir de rapport avec la ville de Priam et le rapt d’Hélène ; comme les expéditions lointaines d’Achille sur terre et sur mer, la prise de Ténédos, de Lesbos, de Lyrnesos, de Thèbes ; l’arrivée, la disparition et le retour des assiégeants. Ce sont là des traits qui indiquent clairement une longue période d’hostilités, une conquête territoriale poursuivie pas à pas, une prise de possession du sol. Après tout, la légende primitive ne parle que de combats livrés sur le territoire troyen, car tout ce qui concerne le retour des héros est une amplification plus récente de la donnée légendaire. Les fils des Achéens qui ont renversé l’empire de Priam sont restés dans le pays conquis et ont bâti au-dessous de Pergame, la ville poursuivie par la fatalité et dont ils n’osaient relever les ruines, une nouvelle Ilion éolienne[34]. La guerre de Troie est donc, en définitive, à nos yeux comme à ceux de Thucydide, la première entreprise accomplie en commun par les plus nobles tribus helléniques ; seulement, nous avons le droit de faire entrer cette guerre, qui prise à part est incompréhensible, dans un plus vaste tissu d’événements, et de la tirer de l’âge poétique où l’a transportée la muse pour la replacer à l’époque réelle de la lutte[35].

Que la colonisation éolienne ait eu, plus que toute autre, le privilège d’enfanter de ces chants héroïques, c’est un fait qu’expliquent les circonstances particulières au milieu desquelles elle s’accomplit. C’était, pour conquérir la gloire des héros, une occasion unique ; l’action était menée par cette race achéenne qu’un souffle inspiré poussait à associer la poésie à l’héroïsme. Aussi ces chants ne restèrent-ils pas le patrimoine exclusif du peuple éolo-achéen, un trésor de souvenirs où la Troade seule admirait les glorieux exploits de ses conquérants ; ils se répandirent, au contraire, bien au-delà des limites de la nouvelle Éolide et furent accueillis avec enthousiasme par les tribus voisines. En effet, ce qui donna aux colonies de l’Asie-Mineure un retentissement extraordinaire, c’est que l’émigration ne se borna pas à rapprocher de nouveau des membres longtemps séparés d’une même race, comme les deux groupes achéens, mais qu’elle réunit sur le même rivage et mit en contact immédiat les diverses tribus helléniques, Éoliens, Achéens, Ioniens, Doriens, telles que les avait façonnées un concours prolongé d’influences réciproques. Il en résulta un échange si varié, une fermentation si féconde et si multiple qu’il ne s’en était pas encore produit de semblable au sein de la nation grecque.

Sous ce rapport, les localités situées sur les frontières des districts occupés par les diverses tribus avaient une importance particulière, parce qu’elles étaient le théâtre des échanges et comme des foyers allumés par le frottement. Telle était Smyrne[36], bâtie sur le bord septentrional du golfe pittoresque dans lequel se jette le Mélès, à moitié chemin entre les vallées du Caystros et de l’Hermos. Pendant que, sur d’autres points, Éoliens et Ioniens restaient vis-à-vis les uns des autres dans un isolement dédaigneux, là, ils nouèrent des relations intimes : que dis-je ! ils se fondirent les uns avec les autres au sein d’une même communauté politique. C’est là que se produisit l’échange le plus actif. Les Éoliens apportèrent une masse de matériaux légendaires, tandis que les Ioniens, qui, comme les peuples navigateurs du midi, se plaisaient à écouter et à redire des aventures merveilleuses, montèrent leur imagination impressionnable à l’unisson des exploits de leurs voisins les Éoliens et de leurs princes achéens, et les rendirent sous une forme plus harmonieuse. Ils ajoutèrent pourtant aussi à la matière légendaire quelque chose de leur crû ; par exemple, la légende de Nestor, apportée par les Pyliens de Messénie, et les légendes de Sarpédon et de Glaucos, introduites dans les villes ioniennes par les Lyciens.

C’est grâce à cette coopération de tribus diverses que la langue commença à dépouiller la raideur qui l’immobilisait dans ses formes dialectales. Elle devint l’organe d’un art dans lequel les tribus les plus intelligentes de la nation trouvèrent un lien commun, d’une nature supérieure ; et c’est la raison pour laquelle il se produisit dans cette région quelque chose qui n’était ni éolien ni ionien, mais qui était intelligible pour tous les Hellènes, quelque chose de vraiment national. Les aventures et les exploits isolés furent groupés par les rapsodes en cycles plus vastes, et ainsi naquit l’épopée grecque, sur les bords du Mélès que le peuple appelait le père d’Homère.

L’épopée homérique est, pour la chute de l’empire des Dardanides et la fondation de l’Éolide, la seule source où revive la tradition ; elle nous renseigne encore sur tout le passé des Hellènes jusqu’au temps des grandes migrations. En effet, les émigrants emportaient avec eux non seulement leurs dieux et leurs héros, mais encore leurs idées sur le monde, les principes de leur vie publique et sociale ; et plus ils voyaient le monde auquel ils tenaient par toutes leurs affections s’abîmer sans retour sous les pas des grossiers montagnards du Nord, plus ils aimaient à en graver le souvenir dans leur cœur et dans les chants que les vieillards enseignaient aux jeunes générations. La muse grecque est une fille de la mémoire, et, de même que les chants de Beowulf, composés en Angleterre, nous apprennent comment les Saxons vivaient, en paix et en guerre, sur la péninsule allemande qu’ils avaient quittée, de même, l’épopée homérique est une image fidèle des conditions d’existence dans lesquelles nous devons replacer les peuples émigrés avant leur départ. Il est par conséquent nécessaire de jeter encore un regard sur ce tableau, pour nous représenter, au moins dans ses traits principaux, le monde grec tel qu’il a été jusqu’à l’époque des grandes migrations.

 

 

 



[1] CLÉMENT ALEX., Stromates, I, p. 403. OXON, p. 337, A. Sylb. Fragm. Histor. græc., I, 232. Cf. O. MUELLER, Dorier, I, 47.

[2] E. CURTIUS, Gesch. des Wegebaus, p. 20. Les Héraclides dans la Tétrapole attique (Ibid., p. 56).

[3] HÉRODOTE, IX, 26.

[4] PAUSANIAS, IV, 31, 7.

[5] E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 46.

[6] Fêtes des radeaux à Sparte (HESYCHIUS, s. v. O. MUELLER, Dorier, I, 61).

[7] On peut considérer comme un fait acquis que les Doriens sont partis de Naupacte pour envahir le Péloponnèse. La légende d’Oxylos (STRABON, p. 357) a dû se former en un temps où l’on cherchait à fonder sur un précédent mythique l’alliance politique entre Sparte et Elis.

[8] Conquête progressive du Péloponnèse (PAUSANIAS, II, 13. O. MUELLER, Dorier, I, 64. 80 sqq.).

[9] E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 413. Sur Tisaménos, voyez SCYMNUS CHIUS, Perieg., 528. EPHOR. ap. STRABON, p. 389.

[10] HÉRODOTE, V, 76.

[11] Émigration ionienne (STRABON, p. 621. Cf. PAUSANIAS, VI, 1, 5 sqq. HÉRODOTE, I, 46. E. CURTIUS, Ionier, p. 27).

[12] Αίολική άποικία (STRABON, p. 582) : Βοιωτική (STRABON, p. 402. Cf. THUCYDIDE, VII, 57 ; VIII, 100. HÉRODOTE, I, 140 sqq. O. MUELLER, Orchomenos, p. 302. 465).

[13] C’est à tort qu’O. MUELLER (op. cit.) a nié la progression des bandes d’émigrants éoliens le long des côtes de Thrace.

[14] Kleuas et Malaos fondent Kyme (STRABON, p. 582).

[15] PAUSANIAS, VII, 2.

[16] MIMNERM. ap. STRABON, p. 633.

[17] PAUSANIAS, VII, 3, 8.

[18] PAUSANIAS, VII, 4, 2.

[19] HÉRODOTE, VII, 99.

[20] Les Rhodiens Άργεΐοι γένος (THUCYDIDE, VII, 57).

[21] SCYMN. CHIUS, 551. O. MUELLER, Dorier, I, 105. Sur la colonisation de la Doride asiatique, voyez STRABON, p. 653.

[22] HÉRODOTE, IV, 147.

[23] THUCYDIDE, V, 112.

[24] PAUSANIAS, IX, 27, 8.

[25] CREOPHYL. ap. ATHÉNÉE, p. 361 e.

[26] BIOGRAPH. GRÆC., éd. Westermann, p. 22.

[27] PAUSANIAS, VII, 2, 6.

[28] Sur les légendes concernant la fondation d’Ephèse, voyez E. CURTIUS, Beiträge zur Gesch. und Topographie Kleinasiens (ap. Abhdl. d. Akad. Wiss., 1872. p. 19).

[29] PAUSANIAS, VII, 3, 7. Sur le culte héroïque rendu è l’œkiste crétois Erythros, voyez Archæol. Zeitung, XXVII [1860], p. 103. LAMBRECHT, De rebus Erythrærum publicis, Berolin, 1871.

[30] Pour l’histoire générale de la Nouvelle-Ionie, v. E. CURTIUS, Ionier vor der dorischen Wanderung, p. 5, et Neue Jahrbüch. für klass. Philologie, 1861, p. 454.

[31] HÉRODOTE, V, 95.

[32] Thésée à Scyros (VISCHER, Kimon, p. 46). Les Théséides en Thrace (WEISSENBORN, Hellen, p. 137).

[33] HÉRODOTE, V, 95.

[34] STRABON, p. 593, ville que Hellanicos (p. 602).

[35] Le système exposé ici s’accorde, sur les points essentiels, avec ce qu’ont vu et bien vu, à mon avis, E. RUECKERT et après lui VOLCKER (Allgem. Schulzeitung, 1831, n° 39). Les objections de WELKER (Epische Cyclus, II, 21) sont tout à fait insignifiantes. Cf. BONITZ, Ursprung der homer. Gedichte (p. 79, troisième édition) : MUELLENHOFF, D. Alterthumskunde, I, 13. TH. BERCK, Gr. Literaturgesch., I, 116 (1872), soutient l’authenticité historique de l’expédition contre Troie.

[36] V. O. MUELLER, Gesch. d. griech. Lit., I, 74. TH. BERGK, Griech. Literaturgeschichte, I, 454.