§ I. — LA CRÈTE. C’est sur la mer que commence l’histoire grecque ; les communications établies entre les îles et les côtes en marquent le début ; mais, à ce moment, tout est désordre et anarchie. Car, les premières craintes une fois dissipées, cette même mer, dont les rivages n’avaient vu jusque-là que des pêcheurs exerçant leur paisible industrie, devint le théâtre des violences les plus barbares, qui avaient beaucoup d’attrait pour des peuples initiés de la veille à l’art de la navigation et pressés d’abuser de cette nouvelle puissance. La tentation, il faut le dire, était ici autrement forte que sur les bords de quelque Océan inhospitalier. En effet, sur une mer où l’on peut se diriger sans le secours des étoiles, où une simple barque suffit pour mener au but, où les échancrures des falaises offrent de toutes parts des abris, des embuscades et des cachettes, où les surprises réussissent à merveille et où les pillards ramassent en quelques moments un riche butin, les peuplades du littoral s’habituèrent à regarder le métier de pirate comme leur vocation naturelle. C’était pour eux un métier aussi avouable que la chasse ou la pêche ; aussi, lorsque des inconnus débarquaient quelque part, on leur demandait naïvement, comme dans Homère, s’ils étaient des marchands ou des pirates en quête d’aventures[1]. Cette fois encore, les Phéniciens avaient donné l’exemple ; c’est par eux que l’on savait que des jeunes garçons et des jeunes filles, enlevés dans les champs, constituaient la plus lucrative de toutes les marchandises. Ceux d’entre les habitants des côtes qui avaient l’humeur plus pacifique fuirent le voisinage de la mer ; la piraterie, la traite des hommes se répandit de plus en plus sur tous les rivages ; ce fut une guerre de tous contre tous. La vitalité naissante du peuple hellénique allait s’épuiser dans ces luttes, si, au milieu de ce chaos de passions déchaînées, il ne se formait des centres qui pussent devenir le point de départ d’un nouvel ordre de choses. Les Phéniciens ne pouvaient prendre le rôle de justiciers et de législateurs. Tyr et Sidon étaient trop éloignées, et, du reste, elles n’ont jamais su are pour leur domaine commercial de véritables métropoles. Il fallait un centre plus voisin du monde grec et qui en fit déjà partie : c’était précisément le cas de la Crête. Cette île s’étend, comme une large barre transversale, à l’entrée de l’Archipel, du côté du sud ; c’est une gigantesque forteresse marine couronnée de cimes neigeuses, qui se voient jusqu’en Carie d’un côté, jusqu’au Ténare de l’autre, et dont les lignes allongées — c’est ainsi qu’elle apparaît, vue des Cyclades du sud — forment au tableau mouvant de cette mer semée d’îles un sévère et tranquille horizon. C’est un petit continent à part, qui se suffit à lui-même. Il a les beautés sauvages des paysages alpestres, des vallées encaissées entre des pics imposants et, en même temps, une large bordure de côtes qui regardent l’Asie, la Libye et l’Hellade. Mais c’est au nord seulement que les côtes de la Crète sont hospitalières. De ce côté, on trouve rade sur rade ; c’était là le dernier refuge des vaisseaux qui, comme celui d’Ulysse, étaient surpris dans l’Archipel par les ouragans du nord, et, bien que l’île ait communiqué de bonne heure avec les pays du midi, comme, par exemple, avec les côtes de Libye par le moyen des pêcheurs de pourpre d’Itanos, cependant, par sa position et par la conformation de son littoral septentrional, la Crète faisait trop bien corps avec l’Archipel pour que son histoire ait pu prendre son cours dans une autre direction. La population de la Crète tenait aussi par son origine à la race qui peuplait la Grèce : c’était le Zeus pélasgique qui trônait sur les montagnes de l’île. Cependant des émigrants cananéens, venus de la Syrie et de la Basse-Égypte, se sont fixés dans le pays plus tôt et en masses plus considérables que dans les autres parties du domaine pélasgique. Leurs colonies devinrent des places fortes, comme le montrent les noms phéniciens de villes importantes, telles que Daims et Carat ou Cairatos, plus tard Cnosos. L’île toute entière rendit hommage à la déesse de Syrie ; en sa qualité de reine du ciel, traînée par les taureaux du soleil, Astarté devint cette Europe qui, partie des prairies de Sidon, avait la première montré le chemin de l’île. L’idole de Moloch fut chauffée pour recevoir ses victimes dans ses bras incandescents. Cependant, même en Crète, les Phéniciens ne parvinrent jamais à expulser ou à subjuguer l’ancienne population. Il resta dans le pays, principalement autour de l’Ida, des tribus d’indigènes qui se donnaient le nom d’Etéocrètes ou Vieux-Crétois. A ces tribus de Pélasges indigènes vint se joindre un renfort d’Hellènes de l’Asie-Mineure, qui apportèrent de la Phrygie, leur patrie, mi stimulant nouveau. Une foule de peuples et d’idiomes se sont accumulés de fort bonne heure en Crète, et, grâce à une réaction réciproque, à un heureux mélange favorisé par les conditions exceptionnelles que réunissait le pays, c’est-à-dire, de l’espace, des ressources abondantes et, avec cela, un isolement bienfaisant, une telle accumulation a produit cette moisson pullulante de villes dont l’origine se perd dans les ténèbres du passé, mais qui ont assez vécu pour léguer leur souvenir à l’histoire européenne. En effet, le premier renseignement que nous ayons sur la Crète nous parle de cent villes et de la capitale Cnosos, dont l’emplacement est indiqué par l’île adjacente Dia, Cnosos, le siége du gouvernement de Minos. Le premier empire qu’ait vu s’élever l’antiquité hellénique fut un État maritime ; son premier roi fut un roi de mer. Les groupes de l’Archipel, que les anciens regardaient avec raison comme un vaste champ de ruines, et, pour ainsi dire, comme les piles d’un pont jeté entre l’Asie et l’Europe et détruit par les flots, sont trop disséminés pour qu’ils aient pu spontanément organiser outre eux une association politique. De tout temps il a fallu dans ce petit monde remuant l’ingérence d’une puissance étrangère qui protégeât les faibles, châtiât les forts et inaugurât le règne de la loi. Cette grande œuvre, la première de l’histoire grecque, est liée au nom de Minos. C’est à lui que les générations postérieures ont rapporté l’honneur d’avoir le premier fondé une puissance maritime qui ont un autre but que le pillage des côtes ; c’est lui qui, faisant la loi aux Grecs asiatiques mêlés de Phéniciens, autrement dit, aux Carions, habitués à traiter l’Archipel en pays conquis, les força à former des établissements réguliers et à vivre d’une industrie pacifique, expulsant de la mer Égée ceux qui refusaient de se soumettre. Ou comprend qu’on ait pu ainsi, d’un côté, représenter la domination maritime de Minos comme fondée sur l’expulsion des Carions, de l’autre, considérer ces iniques Cariens, en tant que ralliés an nouvel ordre de choses et corrigés de leurs habitudes, comme le peuple de Minos, commue l’équipage de ses flottes, comme les citoyens de son royaume. Nous voyons Naxos et les Cyclades étroitement unies à la Crète ; il s’y établit des postes fixes et des stations maritimes ; des membres de la famille royale s’y installent en qualité de vice-rois et perçoivent les tributs des sujets. Les établissements de ces mêmes insulaires qui, au sud, se faisaient les portiers de l’Archipel et en défendaient l’entrée aux corsaires phéniciens, s’étendaient jusqu’à l’Hellespont, la porte septentrionale de la mer Égée. Sous la protection vigilante de son roi, le matelot crétois poursuit son chemin : franchissant le cap Malée, il trace de nouvelles routes à travers la mer moins sûre de l’ouest ; il aborde à Crisa, au pied du Parnasse, miraculeusement conduit par Apollon Delphinios. Les côtes des terres occidentales sont découvertes ; un petit-fils de Minos donne son nom au golfe de Tarente ; en Sicile, la ville phénicienne Makara devient une ville grecque sous le nom de Minoa. Ainsi, dès cette époque, toits les pays qui ont le climat des côtes de la Grèce et la flore grecque, et qui, par là, étaient particulièrement aptes à recevoir la civilisation grecque, nous apparaissent réunis en un tout imposant. Il est facile de reconnaître que la Crète de Minos représente une impulsion énergique imprimée à la civilisation. Tout ce qui, dans l’esprit des Grecs, se rattachait à cette mémorable époque, a été groupé par eux autour de la figure de Minos, si bien qu’il est difficile de distinguer, à travers les brouillards de la légende, les contours précis d’une personnalité historique. Cependant Minos n’est point, comme un dieu, la propriété commune de plusieurs pays et de plusieurs peuples ; ce n’est point un héros, comme Héraclès, qui ouvre, dans les régions les plus diverses, l’histoire de l’humanité ; on cite sa patrie ; il représente une époque déterminée, dont les caractères forment un vaste enchaînement de fait indubitables : aussi, depuis Thucydide, sa vénérable figure a droit de rester debout sur le seuil de l’histoire grecque. Comme tous les personnages héroïques, Minos se continue à travers des périodes différentes ; en effet, bien qu’il ait les pieds sur un sol où s’enchevêtre le chaos pélasgique, pêle-mêle avec des institutions phéniciennes, il domine de toute sa taille cette région inférieure ; car, tout ce que les Grecs attribuent à leur Minos, le fond de, toutes les traditions, accepté par un esprit aussi judicieux que Thucydide, signifie toujours que la Crète a porté au dehors l’ordre et le respect du droit, qu’elle a fondé des États et des religions. C’est dans ses entrailles maternelles qu’a germé ce sens moral, qui distingue si nettement les Hellènes de tous les autres peuples[2]. Zeus est, dès l’origine, le dieu de tous les pays pélasgiques ; mais c’est en Crète que son culte a pris sa forme définitive, en créant les rites, les légendes, les personnages subalternes qu’adopta ensuite l’Hellade entière. Nous suivons la trace de Dionysos et d’Ariadne depuis Cnosos jusqu’au milieu du monde grec, en passant par Naxos ; c’est en Crète que Déméter épousa Iasios dans une jachère trois fois labourée ; c’est dans les montagnes de Dicté que naquit Artémis ; à côté du tombeau de Minos, en Sicile, s’élevait un sanctuaire d’Aphrodite, et, de même que Minos fut le premier roi qui sacrifia aux Charites, c’est son fils Androgéos qui ouvre au dieu pythien une voie sacrée à travers l’Attique ; Delphes reçut son dieu des mains des Crétois, et, c’est au milieu de l’Archipel, à Délos, que fut installé le foyer sacré du culte d’Apollon, comme Naxos était le centre du culte de Dionysos, et Paros, celui du culte de Déméter. C’est la Crète enfin qui est signalée comme le berceau des arts par la légende de Dédale, le vieux maître révéré de tous les artistes grecs, qui installa sur la place publique de Cnosos l’orchestre des danses sacrées[3]. Ainsi, toutes les traditions l’affirment, c’est en Crète que, pour la première fois, d’une masse d’éléments hétérogènes agglomérés et mélangés, un travail d’élimination et d’épuration a fait sortir une civilisation marquée au sceau du génie hellénique ; c’est là que l’esprit grec a montré pour la première fois qu’il était assez puissant pour s’approprier les inventions des Sémites, pour transformer à sa manière tous ces emprunts et donner enfin à la vie religieuse et politique de la nation des formes qui reproduisent fidèlement les traits de son caractère. § II. — LA PHRYGIE, LA LYDIE ET LA TROADE. La mer ne fut pas la seule voie par où pénétra l’influence féconde de l’Orient. Les pays où se sont fixés les Hellènes touchent par de larges surfaces à l’Asie, et là, dans cette zone intermédiaire, le mélange des races s’opéra, non pas par une série d’immigrations isolées dont le souvenir se conserve plus facilement dans la légende, mais par la large poussée des peuples limitrophes et par la marche envahissante des empires asiatiques. Les empires despotiques de l’Orient ont d’autant plus besoin d’agrandissements extérieurs qu’ils sont plus dépourvus de vitalité intérieure. En outre, tout empire en possession de l’Asie occidentale devait convoiter, comme le complément nécessaire de sa puissance continentale, la grande presqu’île qui pénètre dans la Méditerranée, la populeuse Asie-Mineure. Lors donc que, au treizième siècle avant notre ère, les Assyriens, franchissant les sources de l’Euphrate, s’avancèrent dans la péninsule occidentale, ils trouvèrent sur les plateaux du centre un noyau puissant de peuplades indigènes. C’étaient la nation des Phrygiens[4]. Les débris de leur langue permettent de reconnaître en eux un chaînon intermédiaire entre les Grecs et les Aryens primitifs. Ils donnaient à leur Zeus le nom de Bagaios[5] ou de Sabazios, d’un verbe, commun à l’hindostani et au grec, qui signifie vénérer[6]. Ils avaient les mêmes voyelles que les Grecs et des lois phonétiques correspondantes[7]. Il est vrai que, séparés de la mer, ils restèrent inférieurs en culture aux peuples plus jeunes du littoral, et furent regardés par ces derniers comme des hommes à l’esprit obtus et faits pour remplir dans la société humaine les rôles subalternes. Cependant ils ont en, eux aussi, un passé de grandeur et d’indépendance, qui se reflète dans leurs légendes nationales. Ces légendes se rencontrent principalement dans le nord de la Phrygie, vers les sources du Sangarios, qui coule en décrivant de grandes sinuosités vers le Pont, oit il se jette après avoir traversé la Bithynie. Là se perpétuaient, les souvenirs des anciens rois du pays, de Gordios et de l’opulent fils de Gordios et de Cybèle, Midas, que Prvmnesos et Midiæon vénéraient comme leur fondateur. Dans le voisinage de ces localités se trouve, perdue au milieu de vastes forêts, une gorge remplie de tombeaux et de catacombes. Au milieu de ces ruines se dresse un rocher de grès rougeâtre, haut de cent pieds, taillé eu forme de monument. Sa façade, d’une surface de soixante pieds carrés, est couverte d’ornements qui se répètent comme un modèle de tapisserie, et fout l’effet d’une vaste tenture : l’ensemble est couronné par une sorte de fronton le long duquel se déroulent deux lignes d’inscriptions qui portent le nom du roi Midas[8]. La langue et les caractères de ces inscriptions se rapprochent beaucoup du grec. Ce sépulcre est le monument le plus important qui nous reste de la vieille dynastie phrygienne, de ces rois si connus des Grecs par leurs trésors, leurs chevaux, le fanatisme sauvage avec lequel ils adoraient la Grande-Mère, la déesse qui trône sur les montagnes, et célébraient au son des flûtes les fêtes bruyantes de Dionysos. Le char royal du Midas resta le symbole de la domination sur l’Asie-Mineure, et Alexandre ne dédaigna pas de rendre hommage à cette tradition. A côté de ces habitants primitifs s’étaient glissés des Sémites qui, partis de l’Euphrate, s’avancèrent vers l’ouest en suivant la vallée de l’Halys, et se répandirent principalement dans le fertile bassin de l’Hermos, où ils se mélangèrent avec des peuplades plus anciennes, d’origine pélasgique. Ainsi se forma, sur le sol occupé par une population apparentée aux Phrygiens et aux Arméniens, le peuple des Lydiens qui, même, à ce qu’il paraît, dans la tradition orientale, se rattache par son patriarche Lud à la race de Sem. Tant que la langue et l’écriture des Lydiens seront pour nous un mystère, il sera impossible d’analyser avec plus d’exactitude le mélange de races qui s’est opéré chez eux. En général, cependant, on reconnaît la double affinité ethnologique de ce peuple et, comme conséquence, le rôle important qui lui a été dévolu au milieu des nationalités de l’Asie-Mineure. Les Lydiens ont été sur la terre ferme ce qu’étaient les Phéniciens sur mer, les intermédiaires entre l’Hellade et l’Asie occidentale. Formés de bonne heure par ce courant international, doués d’un esprit entreprenant et industrieux, ils surent exploiter d’abord les trésors de la vallée de l’Hermos au pied du Tmolos, ils découvrirent la poudre d’or cachée dans les sables roulés par les torrents et mirent ainsi en lumière la mystérieuse puissance de l’or, qui devait peser d’un si grand poids dans les destinées des Grecs, leurs voisins. Les Lydiens sont le premier peuple d’Asie qui nous apparaisse constitué en société politique ; les époques de leur empire fournissent le premier point de repère auquel on puisse rattacher l’histoire de l’Asie-Mineure. Or, les Lydiens comptaient trois époques, remplies par autant de dynasties. La première dynastie rapportait son origine à un des satellites de la Grande-Mère, Atys, dont le culte remplissait d’un vacarme assourdissant tout le plateau de Lydie et de Phrygie. Les Lydiens donnaient pour fondateur à la seconde un Héraclès, qu’ils disaient fils de Ninos. Indépendamment de cette légende, Ctésias racontait aux Grecs que le roi Ninos avait conquis la Phrygie, la Troade et la Lydie. Platon savait aussi que, vers le temps de la guerre de Troie, les Ninivites dominaient l’Asie-Mineure ; et à mesure qu’avec les documents indigènes l’histoire de l’empire assyrien se dégage des ténèbres, on voit s’affirmer avec plus d’évidence ce fait, si important pour le progrès de la civilisation grecque, que, pendant environ cinq siècles, — c’est la durée qu’Hérodote assigne à la dynastie des Héraclides, — l’empire lydien est resté sous la souveraineté de Ninive[9]. Les pays du littoral, si nettement séparés par la nature des contrées de l’intérieur, poursuivirent leur développement à part et eurent leur histoire particulière ; cependant, ils ne purent se soustraire à l’influence étrangère qui agissait sur eux, d’un côté, par le contact des Phrygiens, des Lydiens, des Assyriens, de l’autre, par les allées et venues des Phéniciens. C’est précisément le concours de ces cieux forces impulsives qui fit naître, en Asie-Mineure, sur certains points favorablement situés, les premiers États maritimes dont l’histoire ait conservé le souvenir. Or, sur toute la côte occidentale, il n’y a pas de pays mieux situé que la saillie formée au nord, entre l’Archipel, l’Hellespont et la Propontide, par la péninsule dont la chaîne de l’Ida forme le noyau. Les sommets boisés du mont étaient le séjour favori de la Grande-Mère phrygienne ; ses flancs, d’où s’échappaient de nombreuses sources, recélaient de riches filons que les génies souterrains, les Dactyles idæens, avaient appris de Cybèle à trouver et à exploiter. Sur ce sol ferrugineux vivait un peuple robuste, partagé en plusieurs tribus, parmi lesquelles on distingue les Carènes, les Gergithes, et surtout la belle race des Dardaniens dont le héros éponyme, Dardanos, avait, à les entendre, fondé la ville de Dardania sous la protection du Zeus pélasgique. Une partie de ces Dardaniens descendit des plateaux sur le littoral qui est dépourvu de ports, mais a en face une île adjacente, nommée Ténédos. Cette île était occupée par des Phéniciens qui péchaient la pourpre dans lamer de Sigeion ; plus tard, il y vint de Crète des Hellènes, qui y introduisirent le culte d’Apollon. C’est dans le paisible chenal ouvert entre Ténédos et le continent que se nouèrent ces relations qui ont entraîné la péninsule de l’Ida dans le mouvement commercial de l’Archipel[10]. En face de Ténédos s’élevait Hamaxitos, ainsi nommée en souvenir de la première route carrossable qui relia le rivage à l’intérieur du pays. Les Dardaniens prirent part à ce commerce maritime, lorsqu’ils eurent abandonné les vallées retirées du haut Scamandre et les gorges de l’Ida ; ce peuple de bergers se transforma en marins aventureux ; les Dardaniens enfantèrent les Troyens, un peuple capable de bâtir des cités, et qui se donnait Tros pour ancêtre. La descendance de Tros se bifurque de nouveau avec les deux frères Ilos et Assaracos. Le nom de ce dernier a été retrouvé sur les monuments de Ninive[11]. Le fils d’Assaracos est Capys : c’est là un nom phrygien, aussi bien que les noms de Dymas, gendre de Priam, d’Ascanios, de Casandra[12]... etc. Le petit-fils d’Assaracos, Anchise, est le favori d’Aphrodite, déesse d’origine assyrienne. Les héros troyens portent deux noms, comme Alexandre et Pâris, Hector et Dareios ; noms dont l’un trahit la présence de l’élément oriental[13]. Ainsi prit naissance — à mi-chemin entre deux civilisations[14], sur le sol d’une presqu’île où le mouvement international qui remuait l’Asie-Mineure avait poussé et confondu des Phrygiens, des Pélasges, des Phéniciens et des matelots grecs, — l’empire des Dardanides, qui s’étendit probablement à une certaine époque jusqu’au Caïcos[15], et dont les habitants, malgré leur sang mêlé, sont représentés non pas comme des barbares, mais comme semblables aux Achéens et marchant de pair avec eux[16] Aussi bien, leur ville, avec ses héros, est sous la protection spéciale d’Apollon. Ce dieu veille sur la cité ; il est attaché par une affection particulière à certaines familles, par exemple, aux Panthoïdes ; il venge Hector sur Achille et ramasse Énée blessé sur le champ de bataille pour le porter dans son temple. Les sources de l’Ida forment, en se réunissant, des cours d’eau dont deux se jettent dans la Propontide, et un autre, le Scamandre, dans la mer Égée. Emprisonné d’abord dans les montagnes, ce fleuve s’échappe. par une gorge resserrée et débouche dans une plaine qui, bornée de trois côtés par des pentes douces, reste ouverte à l’ouest, du côté de la mer. Cette plaine réunissait tout ce qui peut assurer la prospérité d’un pays ; en effet, indépendamment des trésors de la mer et de la proximité d’une grande voie maritime, elle possédait un sol bien arrosé et de vastes prairies où Érichthonios, le génie de la fertilité, faisait paître ses trois mille cavales ; les collines de ceinture produisaient de l’huile et du vin. A l’angle intérieur de cette plaine se dresse un roc, abrupt qui semble vouloir barrer le chemin au fleuve, au point où il jaillit de la gorge. Entouré à l’est par un long repli du Scamandre, il s’incline à l’ouest en pente douce. De ce côté, le sol laisse échapper de nombreux filets d’eau qui donnent naissance à deux ruisseaux, remarquables par la constance de leur volume et de leur température en toute saison. Ces deux ruisseaux sont le signe naturel et immuable auquel ou reconnaît cette protubérance pour la citadelle d’Ilion[17]. Ce sont les mêmes auxquels les Troyennes sortant par la porte Seaqt, venaient puiser de l’eau et laver des vêtements, et, aujourd’hui encore, ce sont les anciens bassins qui recueillent les eaux pour qu’on puisse en tirer plus commodément parti. Là où jaillissent les sources, là était le siége de la dynastie. Au-dessous, sur le plan incliné, s’étendait Troie[18] ; au-dessus s’élevaient à pic les remparts de Pergame[19]. De ce sommet, haut de 472 pieds, le regard plonge d’un côté dans la vallée du Scamandre, où les Dardaniens avaient mené la vie de pâtres ; de l’autre, il embrasse toute la plaine qui s’étend du côté de la mer, sillonnée par ses deux artères, le Scamandre et le Simoïs. A droite, on voit l’Hellespont précipiter ses vagues impétueuses dans la nier Égée que l’on suit à gauche jusqu’à Ténédos. En face, on voit se dresser, par-dessus les crûtes onduleuses de Lemnos, la fière cime de Samothrace, le poste d’observation de Poseidon, qui, du sommet le plus élevé de la Samos de Thrace, couverte de forêts, découvrait l’Ida tout entier, et la ville de Priam et les vaisseaux des Achéens[20]. Nulle souveraineté dans l’ancien monde n’eut un piédestal plus grandiose que ce fort troyen, dressé dans l’angle de la plaine, entouré de rochers à pic, blotti en quelque sorte dans une cachette sûre, et pourtant surveillant et dominant les alentours. Il avait derrière lui les pâturages de la montagne ; plus bas, des pentes riches en eaux vives ; à ses pieds, une plaine fertile, et, devant lui, le vaste Archipel, le grand chemin des peuples, qui enfonçait alors plus profondément qu’aujourd’hui dans la plaine ses baies et ses mouillages[21]. La situation du château-fort répond à la gloire de ses princes, telle qu’elle se reflète dans les légendes d’Ilion. C’est que la famille des Dardanides jouissait d’une faveur spéciale auprès des dieux. Ceux-ci enlevaient au ciel ses adolescents ou, comme Aphrodite, quittaient l’Olympe pour nouer des intrigues amoureuses avec les héros de cette race. Mais le voisinage de la mer exerce une attraction mystérieuse. Les Dardaniens une fois descendus de leurs montagnes, le bonheur patriarcal d’une vie de paix et de bien-être, la possession de leurs riches troupeaux et l’abondance épanchée sur eux par les dieux ne leur suffirent plus. Les voilà saisis, eux aussi, de ce besoin d’action qui tourmente les populations des côtes. On traîne de l’Ida sur la grève des bois de construction ; les fils des rois quittent le manoir paternel, et le courant de l’Hellespont conduit dans la mer du sud Pâris et ses compagnons en quête de butin et d’aventures. Ce que la légende poétique raconte du rapt pratiqué par des princes dardaniens prend un caractère de certitude historique, si l’on songe que les documents égyptiens signalent les Dardaniens comme une des tribus helléniques qui se rendirent le plus tôt redoutables sur mer, que les Dardaniens eurent de bonne heure des rapports avec les Phéniciens dont ils allaient peupler les colonies, et que, sur une foule de points, le long des côtes, nous retrouvons les noms d’Ilion et de Troie, de Simoïs et de Scamandre[22]. Au sud du royaume de Priam, la légende connaît une autre résidence princière des plus anciennes. Elle était située dans la Lydie antérieure, là où le Sipyle, pétri de minerais, s’élève entre la vallée de l’Hermos et le golfe de Smyrne. Le sommet de la montagne était hanté par les dieux, par Zeus et les Nymphes ainsi que par Rhéa, la mère des dieux : sur les pentes qui s’abaissent vers les alluvions fertiles de l’Hermos, près de l’endroit où fut plus tard Magnésie, s’élevait la ville de Sipylos, la plus ancienne de toutes les cités selon la légende locale, le berceau de la civilisation humaine, la résidence de Tantale, le roi ami des dieux et l’ancêtre des Niobides et des Pélopides. Toutes les richesses de son royaume, qui s’étendait jusqu’à l’Ida, affluaient dans son trésor : il recevait les dieux ses hôtes sur la cime nuageuse du Sipyle. Comme vestiges et preuves de sa puissance, on montrait sur la montagne le tombeau de Tantale et le trône de Pélops, un de ces anciens pavillons royaux d’où le regard embrasse un vaste panorama. La magnificence de Tantale et sa chute soudaine occupèrent l’imagination des Grecs dès la plus haute antiquité, et les légendes nées dans ces lieux y ont laissé une empreinte authentique que l’on voit aujourd’hui encore, à deux heures de Magnésie ; c’est une figure enlevée en relief sur la paroi creusée du rocher et représentant une femme assise, penchée en avant dans l’attitude de la tristesse et baignée par l’eau qui distille des neiges. C’est Niobé, l’oréade phrygienne, qui vit jouer autour d’elle ses enfants joyeux, les ruisseaux, jusqu’au jour où ils lui fuient tous ravis par les feux du soleil, si bien que, pétrifiée dans sa douleur solitaire, elle resta condamnée à des pleurs éternels. L’histoire de la chute de Tantale et du rocher qui menace sa tête symbolise des souvenirs laissés sans doute par des fléaux volcaniques déchaînés dans la vallée de l’Hermos, par des tremblements de terre qui mettent fin en un moment à la félicité la plus opulente. La ville de Sipylos elle-même disparut dans un abîme ; un lac marécageux marque la place qu’elle avait occupée[23]. La tradition relative à Tantale n’est pas plus que celle de Dardanos et de Priam une pure fiction, vide de toute réalité. Il y a eu, dans un âge préhistorique, un royaume du Sipyle, qui s’étendait du côté du golfe de Smyrne et contenait une population apparentée à la race grecque. Smyrne elle-même passait pour une fondation des Tantalides. Il y a eu là un royaume florissant, dont l’agriculture, l’industrie minière, l’élève des chevaux, la navigation, alimentaient la prospérité, et qui, attaquée par des voisins plus puissants, comme les Dardaniens, atteint dans ses ressources par des catastrophes naturelles, est tombé sans avoir été connu des Grecs autrement que par sa chute, et sans avoir exercé d’influence appréciable sur les destinées du peuple hellénique, si ce n’est par les émigrations auxquelles cette chute même a donné lieu. § III. — LA LYCIE. L’ancienne tradition établit un lien étroit entre la péninsule de l’Ida et la côte méridionale de l’Asie-Mineure, où le continent projette également dans la mer une sorte de presqu’île affermie par un large massif de hauteurs. L’intérieur est formé par le Taurus ; les eaux, recueillies dans les vallées hautes, se précipitent en magnifiques cascades et forment des fleuves qui sillonnent les régions inférieures. Ce qui ajoute encore au grandiose de ce paysage alpestre, c’est qu’une partie de la rifaine, notamment les monts des Solymes, est de nature volcanique et devait frapper l’imagination des habitants par des phénomènes étranges. Les montagnes s’avancent jusqu’à la mer sans laisser entre elles et l’eau la moindre bordure de terre, de sorte qu’il n’y a point de route côtière pour relier les divers points du littoral ; mais d’innombrables haies font brèche aux escarpements du rivage, et les lies adjacentes offrent des rades et des mouillages spacieux. Les lieux où les montagnes et la mer se pénètrent aussi intimement ont été particulièrement favorables au développement de tous les peuples qui appartiennent au monde grec, et nous sommes pleinement autorisé à ranger parmi ces peuples les Lyciens. Les anciens n’ont jamais connu dans ce pays qu’une population mêlée[24]. Les Phéniciens exploitaient le Taurus lycien aussi bien que relui de ; il y vint de Syrie et de CiliCie des Sémites, qui formèrent, entre autres, la tribu des Solymes. Un autre courant suivit la chaîne d’îles que domine Rhodes : il arriva de Crète des hommes qui s’appelaient Termiles ou Tramèles, et qui vénéraient Sarpédon comme leur héros national. Ils conquirent de vive force le pays circonscrit par la mer et les rochers, et, sur les hauteurs qui dominent. les vallées, ils fondèrent leurs citadelles, dont l’inébranlable solidité a bravé tous les tremblements de terre. C’est par l’embouchure du Xanthe que les Crétois ont pénétré en Lycie. C’est là, en effet, que Léto trouva pour la première fois un accueil hospitalier ; dans le voisinage, à Patara, s’éleva le premier temple d’Apollon, le dieu de la lumière ou Lykios, et peu à peu les habitants du pays s’identifièrent si bien avec le culte du dieu que les Grecs, sur les rivages desquels ils abordaient, les appelaient, comme lui, Lyciens. Ainsi, là comme en Troade, il s’est opéré un mélange de peuples divers qui, pénétrant à la fois par terre et par mer, ont stimulé la population indigène et produit une civilisation très précoce. Cette civilisation nous est amplement attestée par les anciennes traditions ainsi que par les monuments artistiques et les inscriptions. L’idiome lycien appartient à la même famille que le grec, à la famille des langues aryennes qui, de l’Arménie, ont étendu leurs rameaux dans l’Asie-Mineure. Cependant il s’éloigne tellement du grec qu’on est tenté de regarder les Lyciens comme une des plus anciennes tribus aryennes de la péninsule[25] De quelque manière qu’ou envisage cette question, ce qu’il y a de certain, c’est que, de très bonne heure, les Lyciens avaient une marine puissante : ils figurent dans les documents égyptiens à côté des Dardaniens, et les Grecs les ont toujours considérés, ainsi que les Dardaniens, comme un peuple de même race et de même rang qu’eux, sentiment qui ressort avec évidence de ce fait que les Ioniens, quand ils fondèrent leurs douze villes, se choisirent des rois de race lycienne[26]. Les Lyciens nous apparaissent, dans tout ce que nous savons d’eux, comme une des races les plus nobles et les mieux douées parmi les peuples navigateurs apparentés aux Grecs. Bien qu’ils fussent, par leur courage et leur habileté, les premiers marins de l’Archipel, ils renoncèrent de bonne heure au métier de pirates, dont, leurs voisins de Pisidie et de Cilicie ne se déshabituèrent jamais. Ils ont prouvé leur patriotisme dans les luttes les plus héroïques, et se sont fait dans le calme de la vie domestique des mœurs plus polies, que l’on reconnaît principalement au respect qu’ils professaient pour la femme[27]. C’est là un des heureux fruits de la religion d’Apollon, qui voyait dans les femmes les organes privilégiés de la volonté divine ; à Patara en effet, les oracles étaient rendus par des vierges, qui avaient commerce dans le temple avec la divinité. La sollicitude affectueuse que les Lyciens avaient pour les morts témoigne encore de la délicatesse de leurs sentiments. Cet amour pour les morts nous est attesté par les monuments les plus grandioses. Ce qui frappe le plus, en effet, dans les aptitudes des Lyciens, c’est leur goût pour la production artistique. Tout autour de leurs citadelles, fièrement assises dans des sites pittoresques, reposent les morts en l’honneur desquels des masses entières de rochers ont été transformées en voies sépulcrales et en cimetières. Partout éclate un sentiment idéaliste qui, avec une étonnante énergie, a surmonté tous les obstacles et imprimé à tout, le paysage l’empreinte ineffaçable des plus hautes aspirations. Quoiqu’il ne soit’ guère possible de déterminer rage des monuments de la Lycie et de dire à quelle époque cette nation a organisé ses communes urbaines et fixé sa constitution fédérale, nous pouvons affirmer que les germes de ce développement intellectuel, libre dans son essor et universel dans ses tendances, ont été déposés dès les temps les plus reculés au sein du peuple lycien qui fut, dans les branches les plus importantes de la civilisation, le précurseur et le modèle des Hellènes. Les princes du Péloponnèse, pour fortifier leurs châteaux, ont fait venir des ouvriers de cette même Lycie qui produit aussi des héros comme Bellérophon et Persée ; la première communication par le moyen de l’écriture, ce dont il est fait mention dans Homère, s’établit entre Argos et la Lycie. C’est principalement chez les Lyciens que se rencontre la conception du Zeus ternaire ou Triopas[28], un en substance, mais gouvernant le monde sous une triple forme. Le culte d’Apollon entra dans cette conception. Les Lyciens virent en lui la manifestation la plus éclatante de la divinité cachée de Zeus ; ils l’honorèrent comme le prophète du dieu suprême, et, dans cette conviction, ils cultivèrent avant tous les autres peuples la divination apollinienne, afin de connaître, par le vol des oiseaux, les sacrifices, l’interprétation des songes et l’inspiration prophétique des sibylles, les volontés divines. La Troade et la Lycie sont deux pays tout à fait semblables : ils honorent les mêmes dieux, comme Zeus Triopas et Apollon, les mêmes héros, tels que Pandaros ; leurs fleuves et leurs montagnes portent les mêmes noms. Une partie de la Troade s’appelait Lycie, du nom de ses habitants, de même que des Lyciens, dans leur propre pays, se qualifiaient de Troyens[29]. D’un autre côté, ces deux contrées, rattachées l’une à l’autre par une fraternité si étroite, tiennent à la Crète par des liens indissolubles ; la Troade par son Ida et ses génies ic4ens, la Lycie par Sarpédon et le culte d’Apollon. Lyciens, Crétois et Cariens se rencontrent encore sur la partie moyenne de la côte occidentale, entre les deux presqu’îles de l’Asie-Mineure, notamment à l’embouchure du Méandre, dans l’antique ville maritime de Milet et, plus haut, en face de Chios qui doit ses vignobles aux Crétois, à Erythræ. Qui pourrait ranger par ordre chronologique ces influences entrecroisées ? Qui pourrait, en observant ce flux et reflux, dire où il en faut chercher le point de départ, si c’est au midi ou au nord, dans l’Asie-Mineure ou en Crète ? En effet, bien que les cultes les plus importants, notamment les cultes phrygiens, aient été indubitablement importés du continent dans File, il se peut aussi que File ait rendu au continent, mais ennobli et revivifié, ce qu’elle en avait d’abord reçu. Il y a eu là, durant des siècles, d’un rivage à l’autre, un échange des plus animés, une série ininterrompue d’emprunts réciproques, jusqu’à ce qu’enfin il se fût formé un monde doté d’une civilisation uniforme, qui répartit également sa lumière sur la Crète et les côtes de l’Asie-Mineure, depuis la Lycie jusqu’à la Troade. Le trait commun à tous ces pays, c’est que partout, du mélange confus de diverses nationalités s’est dégagé, par une épuration progressive, le génie hellénique. Le développement de ce génie se manifeste par la réalisation d’un ordre social plus parfait, par la fondation de cités, par l’adoucissement des mœurs ; il se complète sous l’influence de la religion d’Apollon qui, partout où elle a été introduite, a profondément modifié le caractère et les habitudes des peuples. C’est elle qui a arraché les hommes à la sombre domination des puissances de la Nature, elle qui a fait du culte un devoir de relèvement moral : elle a institué des expiations pour les consciences coupables, des oracles pour les esprits perplexes. Les bienfaits de cette religion imposaient le devoir et inspiraient le désir de la propager avec un zèle infatigable, de l’importer dans les contrées de l’Occident encore obscurcies par les ténèbres des superstitions primitives. Les prêtres de Délos savaient que les premiers statuts de leur culte leur étaient venus de Lycie. Délos était, à cause de son excellente rade et de sa situation au milieu de l’Archipel, une station des plus importantes pour le commerce comme pour la propagande religieuse. C’est à Délos que sortit de terre, à côté de l’olivier et du palmier, le premier laurier sacré ; c’est de là que les barques des missionnaires cinglèrent à travers les îles vers le continent européen, et, là oit elles abordaient, là s’allumait le flambeau d’une doctrine plus pure et d’une civilisation qui depuis longtemps déjà brillait sur la Grèce d’Orient[30]. § IV. — LES MINYENS. Parmi les autels dédiés à Apollon dans la Grèce occidentale, ceux qui s’élevaient à l’embouchure du Pénée et sur le golfe de Pagase étaient au nombre des plus anciens. Le golfe de Pagase, espèce de petite mer intérieure entourée de montagnes boisées, était un endroit des plus favorables pour les premiers essais de navigation. On se souvenait dans le pays du premier navire qui, construit avec les bois du Pélion, s’était risqué hors des eaux tranquilles de la baie, et la première peuplade de marins que nous rencontrions sur la côte occidentale de l’Archipel, la première aussi qui se détache, avec un nom et une histoire à elle, sur le fond obscur du passé pélasgique, est la tribu des Minyens[31]. Parmi leurs héros figurent Jason et Eunéos, le fils de Jason, qui trafique avec les Phéniciens aussi bien qu’avec les Grecs[32], le coureur de mer Euphémos[33], ainsi qu’Erginos le pilote, qui appartient également aux légendes de Milet[34]. Les divinités des Argonautes, depuis Poseidon jusqu’à Apollon, Glaucos comme Leucothéa, sont celles des tribus asiatiques[35]. Les chants populaires sur Argo, les plus anciennes poésies lyriques de la Grèce, dont nous puissions deviner le contenu[36], célèbrent le courage indomptable des hardis nautoniers qui virent leurs efforts couronnés par une victoire lucrative. En nous promenant à travers un dédale d’aventures, ils nous retracent le tableau des expéditions et des guerres maritimes depuis longtemps familières aux peuplades asiatiques et auxquelles de hardis compagnons, venus de la Grèce occidentale, commençaient à s’associer. L’équipage se recrute de héros venus de toutes les côtes, même de l’intérieur du pays ; mais, sur tous les points qui sont signalés comme ayant donné le jour à des Argonautes, on trouve des traces d’une immigration d’outre-mer, par exemple à Phlionte et à Tégée, à Thespies, ville peuplée d’Ioniens, et le long des côtes d’Étolie. Le but de l’expédition est un pays fabuleux, nommé Æa, que l’on place tantôt ici, tantôt là[37]. Le navire sort de la mer Égée et cherche à pénétrer dans le Pont. Déjà l’empire assyrien avait poussé ses conquêtes jusqu’à l’Euxin et avait provoqué sur le rivage oriental un mouvement international auquel les Phéniciens eux-mêmes avaient pris part. Ceci explique pourquoi c’est le phénicien Phinée[38] qui est le portier de et qui met ses connaissances hydrographiques au service de l’inexpérience des Hellènes. Ces relations maritimes propagèrent certaines coutumes religieuses, empruntées au culte d’un dieu avide de sang humain qui cependant, comme le Dieu d’Abraham, laisse apaiser sa justice par le sang d’un bélier[39]. La légende faisait partir le navire Argo de différentes rades, d’Iolcos en Thessalie, d’Anthédon et de Siphæ en Béotie[40] : de même, Jason était aussi bien chez lui à Lemnos, à Corinthe, que sur le Pélion ; preuve évidente que ces divers points des côtes ont subi les mêmes influences. Cependant, c’est sur les bords de la mer de Pagase, dans le pays des Minyens, que la légende des Argonautes a acquis tout son développement. Les Minyens sont aussi, pour nous, les premiers qui donnent le branle aux peuples pélasgiques établis de ce côté de la mer, et par là à l’histoire de la Grèce européenne. Les Minyens se sont répandus sur terre et sur mer. Ils ont envahi les fertiles plaines de la Béotie et fixé leur demeure dans la vallée lacustre de Copaïs, du côté du midi. De nouveaux périls et de nouveaux labeurs les y attendaient. Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils avaient mis le pied sur un sol mouvant et perfide ; leurs fertiles campagnes se changèrent à l’improviste en marécages malsains. Les Minyens comprirent que, pour tirer parti de ce terrain, il fallait absolu ment tenir ouverts les canaux d’écoulement creusés par la nature, mais exposés à des éboulements subits. Sur le parcours du plus considérable de ces conduits souterrains, celui par lequel le Céphise débouche dans la mer, ils ont percé une série de puits verticaux qui pénètrent jusqu’au fond du canal et permettent ainsi de le curer et de le visiter. Outre ces travaux gigantesques exécutés dans le roc, ils ont construit des digues grandioses destinées à contenir l’afflux des eaux de la mer et à les diriger vers les canaux de décharge préalablement élargis : ouvrages admirables au moyen desquels ils ont transformé une contrée, qui est redevenue aujourd’hui un désert fangeux et empesté[41] en champs fertiles, en une source de prospérité et de puissance. Après avoir abandonné, à cause de son niveau trop déprimé, le bord méridional du bassin béotien, les Minyens fondèrent une nouvelle ville à l’ouest[42]. A cet endroit vient aboutir une longue crête projetée par le massif du Parnasse, et que le Céphise contourne en décrivant un demi-cercle. Au bas des dernières pentes s’élève aujourd’hui le village de Skripti. Aussitôt qu’on dépasse les chaumières en gravissant les hauteurs, on foule des vestiges d’antiques constructions jusqu’à la cime de la montagne, qui n’est accessible que par un escalier de cent marches taillées dans le roc et forme comme un donjon de forteresse. C’est là la seconde ville bâtie par les Minyens en Béotie et nommée, comme la première, Orchomène. Cette résidence princière, qui domine si fièrement le bassin du lac, est la plus ancienne enceinte fortifiée qu’on puisse signaler dans l’Hellade. Un peu au-dessus des misérables huttes en pisé sort de terre un énorme bloc de marbre, long de plus de vingt pieds, qui couvrait l’entrée d’une construction circulaire. Les anciens appelaient Trésor de Minyas cet édifice sous la voûte duquel les rois d’autrefois entassaient, disait-on, le superflu de leur or et de leur argent ; et ils jugeaient, d’après cet imposant débris, de la splendeur d’Orchomène, vantée par Homère. Là aussi on adorait, comme puissances fécondantes de la nature, les Charites, les reines mélodieuses de la brillante Orchomène, les déesses protectrices de l’antique peuple minyen[43]. Même en Béotie, les Minyens conservèrent le goût de la navigation ; ils avaient des stations de vaisseaux à l’embouchure du Céphise ainsi que sur la côte méridionale ; ils firent partie des plus anciennes confédérations maritimes, et de même qu’ils avaient fait de la Béotie et de la Thessalie un seul et même pays, de même, des familles sorties de leur sein et animées d’un esprit entreprenant se répandirent au loin dans les pays d’alentour et exercèrent, jusque dans le Péloponnèse, une influence décisive sur le développement des Etats. En revanche, il s’était formé en Béotie même, dans la partie orientale qui se trouve en -dehors du bassin du lac Copaïs, une puissance indépendante d’Orchomène, mais sortie comme elle de germes apportés du littoral asiatique. § V. — LES CADMÉENS DE THÈBES. Le détroit de l’Euripe devait avoir pour les peuples navigateurs de l’Orient un attrait tout particulier. Ils trouvaient là un canal profond et tranquille qui leur permettait de traverser pour ainsi dire l’Hellade du sud au nord. A droite, on longeait l’île d’Eubée avec ses montagnes, ses forêts qui fournissaient aux chantiers de construction un approvisionnement inépuisable, ses mines de cuivre et de fer, les premières qui aient été exploitées dans la Grèce occidentale, le berceau d’où l’industrie métallurgique se répandit dans les pays du sud. Au point le plus resserré du détroit s’élevait Chalcis avec sa source d’Aréthuse, Chalcis, séjour d’Apollon Delphinios et un des plus anciens rendez-vous des marins grecs et phéniciens[44]. A gauche s’étend le rivage de la Béotie qui offrait d’excellents mouillages, comme Hyria et Aulis : il n’y avait pas d’endroits plus favorables pour la pêche du poisson et des coquillages, et pour la récolte des éponges ; aussi la légende de. Glaucos, qui a pour théâtre l’Euripe, témoigne-t-elle de l’activité industrieuse des pêcheurs qui vivaient de temps immémorial sur les grèves d’Anthédon[45]. Cependant ces lieux ne comportaient guère d’établissements importants ; il n’y avait ni sol arable ni pâturages. Ce qui manquait au bord de la mer, les colons le rencontraient à quelques heures de là, lorsqu’après avoir franchi une ligne de dunes stériles, ils promenaient leurs regards sur le bassin de l’Hylica. Ce lac communique par des conduits souterrains avec le lac Copaïs, mais, au lieu d’un bourbier marécageux, on y trouve une eau limpide, un air pur, et des alentours fertiles. Vers le sud notamment, une vaste plaine rouverte d’une épaisse couche de terre végétale s’étend jusqu’aux premiers contreforts du Tenmossos. Ces hauteurs elles-mêmes ne sont pas rocailleuses et dénudées, mais recouvertes de terre et sillonnées de vallons dans lesquels les sources et les ruisseaux jaillissent à profusion : l’Isménos et Dircé se jettent dans le lac après avoir traversé côte à côte un jardin d’une végétation luxuriante. C’est ici que Cadmos tue le dragon, le génie malveillant qui gardait le pays ; après quoi, il fonde sur les hauteurs qu’enserrent les cours d’eau la citadelle de Cadmée. La citadelle de la Thèbes béotienne est l’endroit où s’est épanouie le plus complètement l’ample moisson de légendes qui reportent la pensée vers l’Orient. Toutes les inventions orientales se rattachent à la personne de Cadmos. On appelait de son nom terre cadmienne l’espèce d’argile dont on se servait pour épurer le minerai de cuivre[46] ; l’emploi du métal dans les armures de guerre était de son invention ; son nom même signifiait précisément armure[47], et, on se figurait ses successeurs, les Cadméones, comme une race de princes bardés d’airain étincelant, et parés de pourpre et d’or. A côté de Cadmos, les Telchines béotiens, les génies enchanteurs des Orientaux, rappellent également l’industrie métallurgique importée de Chalcis à Thèbes. En outre, Cadmos est l’inventeur de l’écriture, comme Palamède à Argos ; comme le Danaos argien, il établit un système d’irrigation artificielle ; comme les héros lyciens, il est architecte et ingénieur, car le monticule assez bas, que sa situation au milieu d’un pays fertile avait fait choisir pour y asseoir la citadelle de Thèbes, avait besoin, plus que tout autre, de fortifications artificielles : enfin, Cadmos aurait amené avec lui dans le pays les Géphyréens, des constructeurs de digues et d’écluses. Il ressort de toutes les traditions qu’il s’est produit dans cette contrée une immigration fort active, un afflux de colons venus à différentes époques et de différents pays. Nous sommes en droit d’admettre un noyau primitif de Sémites purs, originaires de Sidon et de Tyr[48]. On reconnaît la présence de l’élément sidonien au culte de la déesse lunaire Europe[49], et celle de l’élément syrien au culte d’Héraclès, que l’on adorait sous le nom de Melkar ou Makar, nom qui se retrouve dans la dénomination d’île de Makares, par laquelle on désignait la citadelle thébaine isolée au milieu d’une ceinture de torrents. A la suite des Phéniciens vinrent d’autres colons partis de divers points de l’Orient grec et surtout de la Crète. C’est de là que Rhadamanthys aurait émigré en Béotie ; on montrait près d’Haliarte son tombeau ombragé par les rameaux odoriférants du styrax, dont le plant provenait également de Crète[50]. La race des Cadméones, qui avait en son pouvoir la citadelle de la Cadmée, se vit disputer la prééminence par des races plus jeunes. Nous trouvons, à la tête d’une nouvelle dynastie, les deux frères Amphion et Zéthos, les Dioscures béotiens. Ils personnifient un nouveau progrès de la civilisation, une ère nouvelle. Ils sont parents des Pélopides et mêlés à l’histoire de Niobé. Entre les mains d’Amphion, la lyre lydienne enchante les cœurs des mortels ; le charme de ses accords remue les pierres, qui viennent se ranger en assises régulières. La civilisation qu’il représente a son berceau sur le littoral de l’Asie-Mineure[51]. Amphion et Zéthos agrandissent la ville. Autour de la Cadmée se déroule une enceinte plus vaste qui protége une population laborieuse groupée au pied de la demeure seigneuriale, et sept portes livrent passage aux routes qui rayonnent du centre dans toutes les directions. Le nombre sept est ici, comme dans les cordes de la lyre d’Amphion, un nombre sacré. Il répond aux planètes que connaissaient les Babyloniens et qu’ils vénéraient, avec le soleil et la lune, comme les puissances célestes qui président aux destinées humaines. Ce culte babylonien a été importé dans l’Hellade par les Phéniciens, et les traces n’en sont nulle part plus évidentes qu’à Thèbes. Mais nous y trouvons aussi la preuve que ce même culte avait été transmis également par les Phéniciens aux marins grecs ; car, la ville basse qui, comme l’indiquent ses portes, était consacrée aux divinités planétaires[52], appartient précisément, d’après les témoignages les plus formels, à une époque plus récente qui ne peut pas avoir été dominée exclusivement par le génie phénicien. Ainsi, les influences orientales ont continué à agir, depuis la fondation de la factorerie sidonienne que nous pouvons considérer comme le noyau de Thèbes, pendant tout le temps qu’a duré l’affluence des colons de la Crète et de l’Asie-Mineure. Après la famille des jumeaux, les Cadméones remontent sur le trône ; nous arrivons au règne de Labdacos et de Laïos. Des princes criminels ruinent le pays, ce que la légende exprime par l’emblème du Sphinx, emprunté également à l’Orient. La Thèbes cadméenne sombre dans le sang et l’horreur, mais, en se dispersant, les familles thébaines, douées de qualités brillantes, vont porter jusque dans les contrées du sud, comme nous le verrons plus tard, de nouveaux ferments de civilisation. La légende de Thèbes a résumé en traits saillants des vicissitudes historiques qui ont duré plusieurs siècles. C’est le tableau le plus instructif de la période de transition qui s’étend entre l’Age pélasgique et l’histoire grecque, l’exposé le plus clair de la colonisation phénicienne et de ses conséquences. Des époques comme celles qu’inaugure l’arrivée de Cadmos mettent lin aux loisirs innocents de la vie patriarcale : avec les bienfaits d’une civilisation supérieure, les nouveaux venus apportent dans le pays des fléaux inconnus, la ruse et la violence, l’immoralité, des crimes inouïs, la guerre et la misère. La colère divine et la perversité humaine, le péché et la malédiction déchaînent tour à tour leurs orages. C’est là ce qu’ont si souvent chanté les poètes, la fatalité attachée à la race de Cadmos. § VI. — ÉOLIENS ET ACHÉENS. Thèbes est le lieu où la civilisation importée de la Phénicie et de l’Orient grec a jeté les plus profondes racines, et celui oit elle formait avec l’élément indigène le contraste le plus frappant. C’est pourquoi Cadmos a gardé, plus nettement que les autres héros de même catégorie, un caractère étranger ; ses descendants ne rencontrent chez leurs voisins que des sentiments de malveillance et d’hostilité. C’est pour cela encore qu’il n’a point de place dans les généalogies nationales et ne figure pas avec les autres héros dans l’histoire de la Grèce européenne. Ainsi, de même qu’on entendait par Éoliens les Pélasges indigènes qui, par leur mélange avec des colons d’outre-mer, avaient fait des progrès en agriculture, dans l’art de la navigation et dans leur organisation politique, de même on comprenait sous le nom collectif de fils d’Æolos ou Æolides les héros que l’on considérait comme les dépositaires et les propagateurs de cette civilisation. C’étaient Jason, Athamas, l’ancêtre des Minyens, la famille prophétique des Amythaonides, descendants de Salmonée, enfin les Néléides de Messénie et le héros corinthien Sisyphos, auquel on associe par analogie Ulysse. Nous trouvons des Éoliens en Thessalie ainsi que dalle archipel de Céphallénie, sur les côtes d’Élide, de Messénie, de Locride et d’Étolie ils nous apparaissent généralement comme adorateurs de Poseidon et fusionnés avec une population lélège ou ionienne[53]. Le seul point de rapprochement, la seule conformité de caractère qu’aient entre eux tous ces Éoliens et ces Æolides, c’est de représenter, sous des formes diverses, la transition de l’âge pélasgique à l’ère hellénique, la formation d’États maritimes en Europe, l’accroissement de puissance et de lumières qu’apportèrent avec eux les colons venus de l’Orient grec. C’est encore un peuple de transition que les Achéens. Ils ont toutefois un air plus historique et des traits plus accentués. On les considère comme une branche des Éoliens, avec lesquels ils se sont de nouveau confondus plus tard, et non pas, par conséquent, comme une race primordiale, un rameau indépendant de la nation grecque ; aussi n’est-il question ni de dialecte achéen ni d’art achéen[54]. Ils ont cela de commun avec les Éoliens que, partout où on les rencontre, on reconnaît dans leurs habitudes la marque bien nette d’une influence verrue du côté de la mer. Les Achéens sont eux-mêmes une des tribus grecques le plus anciennement familiarisée avec la mer ; nous les trouvons seulement sur les côtes et même occupant une étendue notable de l’un et de l’autre littoral. On signale une étroite parenté entre eux et les Ioniens. Aussi, Ion et Achæos sont-ils associés à titre de frères et de fils d’Apollon, et c’est en Ionie que les Achéens plaçaient le berceau de leur plus grande famille princière. Les Achéens sont encore rattachés à la Lycie et à la Troade par la tribu des Teucriens ; on voit même des héros achéens, comme Æaque, aider à bâtir les murailles d’Ilion. A Cypre, il y avait des Achéens, de temps immémorial, ainsi qu’en Crète ; on en trouvait de même à l’embouchure du Pénée, autour du Pélion, à Égine et dans l’Attique. Bref, les Achéens se montrent disséminés autour de la mer Égée, sur des points si éloignés les uns des autres qu’il est impossible de considérer tout ce qui porte ce nom comme les débris d’un peuple ayant jadis -vécu d’une vie commune ; d’autant plus que nulle part on ne les voit formant, à proprement parler, un peuple, la base d’une population. Ils se réduisent à mi petit nombre de familles marquantes qui produisent des princes et des héros ; de là l’expression fils d’Achéen pour indiquer la noblesse de l’extraction. Si évidente que soit chez les Achéens l’empreinte de la civilisation importée de l’Orient, bien que, dans la légende et pour le culte, ils se distinguent à peine des Grecs d’Asie, cependant ils ont provoqué dans la Grèce européenne un développement plus spontané que ne l’avaient pu faire leurs aînés les Éoliens. Par eux furent fondés les premiers États qui marchèrent de pair avec l’Orient ; c’est même à dater de l’apparition des Achéens que l’histoire des Hellènes commence à former une trame continue. Parmi les nombreuses localités occupées par les Achéens, c’est la fertile vallée creusée entre l’Œta et l’Othrys qui a gardé les traces les plus remarquables de leur séjour. C’est la Phthiotide, où le Sperchios verse ses eaux dans la mer et ouvre au navigateur son riche bassin. Nous y trouvons des forteresses achéennes, entre autres, Larissa la suspendue, ainsi nommée parce qu’elle semble un nid suspendu au rocher. C’est là qu’ont élu domicile les légendes favorites des Achéens, l’histoire de Pélée vouant des hécatombes de béliers près des sources du Sperchios aux Immortels qui entretiennent avec lui des relations amicales ; celle d’Achille, fils de Pélée et de la déesse marine aux pieds d’argent, qui, élevé sur les montagnes, descend dans la vallée pour périr, moissonné dans la fleur de la jeunesse. Cet aimable et magnanime héros, qui n’hésite pas à préférer une courte et glorieuse carrière à une longue vie de bien-être et d’obscurité, est un monument impérissable de l’esprit chevaleresque, des hautes aspirations et des facultés poétiques des Achéens. Une autre légende également achéenne est la légende de Pélops, qui est surtout remarquable parce qu’elle nous reporte plus clairement que toute autre légende héroïque vers la Lydie et l’Ionie. Nous connaissons déjà la maison de Tantale, cette riche et puissante famille qui a fixé son séjour sur le Sipyle et qui tient de si près au culte de la Grande-Mère phrygienne[55]. Des membres de cette famille émigrent et cinglent des ports de l’Ionie vers l’Hellade ; ils y arrivent avec des compagnons entreprenants et des trésors, avec des armes et les séductions d’un luxe magnifique ; ils se font un parti parmi les indigènes qui vivent sans lien politique ; ils les rassemblent autour d’eux et fondent ainsi des principautés héréditaires dans le pays nouvellement découvert dont les habitants, ainsi réunis, entrent du même coup dans les voies d’un développement historique. Voilà comment des hommes tels que Thucydide se figuraient l’époque inaugurée dans leur pays par l’avènement des Pélopides : — et qu’y a-t-il d’invraisemblable ou d’insoutenable dans ces idées ‘ ? Est-ce que tout ce que la tradition nous raconte des princes achéens de la race de Pélops ne nous ramène pas invariablement à la Lydie ‘ ? Les hauts tertres tumulaires à la mode lydienne, nous les retrouvons chez les Achéens ; le culte de la Grande-Mère les Tantalides l’ont apporté en Thessalie et dans le Péloponnèse[56] ; les corporations de flûtistes à la mode lydienne les ont suivis jusqu’à Sparte. Les restes de Pélops reposaient à Pisa auprès du sanctuaire de l’Artémis lydienne ; cette même Artémis, sous le nom d’Iphigénie, est on rapport avec Agamemnon, qui partout fait fonction de prêtre de la déesse[57]. La puissance de cette maison reposait sur son opulence ; or, l’on sait que, pour les Grecs, les mines d’or les moins éloignées comme les plus abondantes étaient le sable du Pactole et les flancs du Tmolos. Ces trésors à la main, les Pélopides éblouirent les indigènes qui cultivaient leurs champs à la sueur de leur front ; or et puissance souveraine sont depuis ce temps, dans l’esprit des Grecs, deux idées inséparables. Les autres mortels, comme le dit Hérodote en parlant des Scythes[58], se brûlent à l’or ; mais, à qui est né prince, il donne puissance et force ; il est le symbole et le sceau de sa condition surhumaine. Puisque nous avons accepté comme un fait l’existence d’un empire archaïque dans la vallée de l’Hermos, nous n’avons aucune raison de douter que l’écroulement de sa puissance n’ait eu pour conséquence des émigrations qui allèrent porter sur le continent européen les germes de cultes divers et de nouvelles créations artistiques. Mais où s’est opérée l’association de la dynastie étrangère avec les Achéens ? La légende laisse cette question sans réponse. Dans le Péloponnèse, la fusion est déjà complète et du reste, sur les côtes de la péninsule, on ne trouve pas de vieille légende qui parle d’un débarquement. Il est donc probable que cette association féconde eut lieu en Thessalie ; qu’à cette occasion une partie du peuple, sous la conduite de ses nouveaux chefs, quitta les cantons trop peuplés de Phthia pour émigrer au sud, où ils fondèrent des villes et des États dont la renommée éclipsa celle des Achéens de Thessalie[59]. Enfin, quelle que soit la route qu’aient suivie les Pélopides et les Achéens pour pénétrer dans le Péloponnèse, ce n’est pas du tout un pays et une population inculte qu’ils y rencontrèrent. On sait que les Grecs regardaient Argos comme le pays sur le rivage duquel se sont établies les plus anciennes relations entre les peuplades de l’Orient et celles de l’Occident. Nous avons vu plus haut par suite de quelles influences les Pélasges du pays étaient devenus des Danaëns. D’après les habitudes de la légende grecque, une semblable substitution de nom chez les peuples marque toujours les époques les plus décisives de leur existence. La plaine d’Argos avait, pour suppléer aux sources absentes, des puits qui descendaient à travers le roc jusqu’aux nappes d’eau souterraines ou recueillaient l’eau de pluie pour les mois de sécheresse ; sur le rivage étaient installés des chantiers pour la construction et des abris pour le remisage des navires, et, dans la ville, la place du marché avait été dédiée pour toujours au dieu lycien. Danaos lui-même passait pour être venu directement de Rhodes, c’est-à-dire de l’île qui servait naturellement de station intermédiaire entre la côte méridionale de l’Asie et, l’Archipel. Il n’y a pas de contrée en Grèce qui réunisse sur un espace resserré tant de citadelles imposantes que l’Argolide. C’est d’abord la haute Larissa, que la nature semble avoir prédestinée à être le centre du pays ; puis, enfoncée dans un coin, Mycènes ; dans les montagnes de l’est, Midia ; au bord de la mer, sur un rocher isolé, Tirynthe ; enfin, à une demi-heure de là, Nauplie avec sou port. Cette ligne de vieilles forteresses, dont nous admirons aujourd’hui encore les inébranlables assises, témoigne des luttes violentes qui ont agité Argos naissante ; elle prouve que, dans le bassin de l’Inachos, il a dû se former en même temps plusieurs puissances rivales dont chacune comptait sur la force de ses remparts et qui tournaient de préférence leur attention, l’une, vers la mer, l’autre, vers l’intérieur du pays. Le témoignage de ces monuments est confirmé, par les légendes d’après lesquelles il se produisit des démembrements sous les successeurs de Danaos. Prœtos, le prince exilé, est ramené à Argos par des bandes lyciennes et bâtit sur la côte, avec leur aide, la forteresse de Tirynthe, d’où il domine l’intérieur du pays. Dans l’arrogance de sa femme lycienne, dans l’orgueil de ses filles, qui tournent en dérision les anciens dieux du pays, il y a des traits historiques dont l’enchaînement logique garantit l’antiquité[60]. L’autre branche des Danaïdes est aussi rattachée à la Lycie par des rapports étroits. En effet, le petit-fils d’Acrisios, Persée, ce rejeton longtemps désiré, puis redouté et jeté à la mer, dont l’oracle avait symbolisé l’irrésistible vaillance sous la forme d’un lion ailé[61], et qui, revenant de l’Orient, fonde Mycènes pour en faire la nouvelle capitale de toute l’Argolide, ce Persée lui-même est essentiellement un héros de la lumière qui darde ses traits victorieux sur terre et sur mer, un héros originaire de Lycie et créé d’après le type apollinien ; c’est tout simplement une contre-épreuve de Bellérophon, dont le nom et le culte sont aussi en honneur sur l’un et l’autre littoral. Enfin, Héraclès lui-même se trouve mêlé à la famille des Perséides ; c’est un lits de roi, né dans le château Ile Tirynthe, et tyrannisé par Eurysthée, aux ordres duquel le soumet un rigoureux droit d’aimasse. Pendant que la maison des Danaïdes s’affaiblit en se divisant et que le malheur éprouve la branche des Prœtides, des familles étrangères s’emparent du pouvoir à Argos : ce sont des familles éoliennes, dont le berceau se trouve dans la partie accessible de la côte occidentale du Péloponnèse, les Amythanoides, et entre autres Mélampus et Bias[62]. La puissance clos Perséides s’écroule ; les fils et petits-fils des nouveaux venus dominent le pays ; ce sont, parmi les descendants de Bias, Adrastos, qui règne à Sicyone, et Hippomédon ; parmi les Mélampodides, Amphiaraos, le héros sacerdotal. Profitant de l’anarchie qui épuise Thèbes, ils se liguent pour anéantir la ville détestée des Cadméones. Pendant deux générations consécutives, il se livre des batailles sanglantes. Ce que a’a pu l’impétuosité héroïque des Sept, leurs fils l’exécutent avec un moindre déploiement de forces. Les Thébains sont battus à Glisas et leur cité détruite[63]. Grâce au morcellement du territoire argien, à l’état d’épuisement auquel de sanglantes rivalités avaient réduit la noblesse, une nouvelle dynastie parvint à s’emparer du pouvoir et appela le pays unifié à des destinées toutes nouvelles. C’était la famille des Tantalides, ayant pour levier le peuple achéen[64]. On a cherché, de différentes manières, en supposant un mariage, une minorité, une délégation de pouvoir, à rattacher les princes achéens à la maison des Perséides ; car la légende aime à effacer le souvenir des révolutions violentes et à dérouler paisiblement, à travers les époques les plus diverses, une série de souverains légitimes. Le fait est que l’ancienne dynastie, qui avait des attaches avec la Lycie, fut supplantée par cette famille d’origine lydienne. Le peuple des Danaëns subsiste toujours et garde son nom ; mais les princes achéens s’installent dans les forteresses abandonnées des Perséides, d’abord, paraît-il, à Midia, puis à Mycènes. Ainsi, c’est à l’issue des défilés qui de l’isthme conduisent en Argolide que s’établissent les nouveaux maîtres, et de là ils étendent progressivement leur domination vers le littoral. La légende poétique, qui n’aime pas les longues énumérations, cite seulement trois princes qui ont régné l’un après l’autre dans ces lieux et se sont transmis le sceptre de Pélops : Atrée[65], Thyeste et Agamemnon. Le siége de leur puissance est à Mycènes[66], mais elle ne reste pas bornée au bassin de l’Inachos. Le second fils d’Atrée, Ménélas, réunit la vallée de l’Eurotas au patrimoine des Pélopides, après en avoir chassé la dynastie lélège des Tyndarides. Dans le gouvernement fraternel des deux Atrides se dessine pour la première fois en traits plus accusés un système régulier de domination qui, s’exerçant sous deux formes, embrasse peu à peu tout le Péloponnèse. Nous y trouvons, soit des domaines dans lesquels ces princes disposent à leur gré des hommes et des choses, et ce sont les plus belles portions de la péninsule, les bassins de l’Inachos, de l’Eurotas et du Pamisos[67] ; ou bien des principautés autonomes, qui reconnaissent la suzeraineté des Atrides et leur fournissent des soldats. Telle était à son apogée, d’après la légende homérique[68], la puissance élevée par les Achéens de Phthiotide dans la péninsule : aussi, à partir de ce moment, le nom d’Argos, qui était à l’origine un nom commun signifiant plage, désigne par excellence la capitale des Achéens, sur l’Inachos ; on l’appelle Argos achaïque par opposition à l’Argos pélasgique de Thessalie ; et cette dénomination comprend non seulement la plaine de l’Inachos, mais tout le domaine d’Agamemnon, c’est-à-dire, toute la péninsule qui a gardé à jamais le nom de Pélops, le fondateur de la dynastie achéenne. La puissance des Achéens dans le Péloponnèse avait ses racines au nord : c’est du continent qu’étaient venus ses fondateurs, et elle était, de par son origine, une puissance continentale. Cependant, il était impossible de dominer une péninsule grecque sans être maître de la mer. Aussi la domination d’Agamemnon ne resta pas limitée à la terre ferme ; elle s’étendit aux îles, et non seulement aux îlots semés le long des côtes, aux nids de pirates, mais encore aux plus éloignées et aux plus grandes. Argos devint une puissance maritime. comme l’était déjà Troie, et la conquête des îles fut le point de départ d’une puissante réaction de l’Occident sur l’Orient, la première inauguration d’un empire maritime ayant pour base le littoral européen, empire qui ne pouvait se former sans se heurter à bien des rivalités hostiles. Dans l’Argolide même, il y avait des places côtières où la navigation était la première chose qu’eussent apprise les habitants ; d’abord, Nauplie, le plus ancien entrepôt. ouvert à l’embouchure de l’Inachos, dont le héros national, Palamède, est représenté, non sans raison, comme un voisin désagréable pour les princes achéens ; puis Prasiæ, le chef-lieu de la Cynurie, pays qui, sans cesse hanté par les matelots, avait fini par devenir tout à fait ionien. La ville était située juste au bord de la mer, et sur une saillie de la côte on voyait les statuettes en bronze des Corybantes, hautes d’un pied, placées là pour rappeler pie la ville devait son existence et sa religion à des relations maritimes établies de temps immémorial. Enfin, nous citerons Hermione, assise sur une presqu’île formant saillie dans la mer riche en pourpre qui va du golfe d’Argos au golfe Saronique. De ce côté, Épidaure et Égine ne sont pas loin. Il est naturel que ces villes maritimes se soient associées. Pour centre religieux de cette amphictyonie maritime, on choisit l’île de Calaurie, consacrée à Poseidon, un rocher escarpé. situé devant la pointe orientale de l’Argolide, à rentrée du golfe d’Égine. L’île forme avec. la côte voisine une sorte de mer intérieure vaste et abritée, une rade incomparable qui semble faite exprès pour qui veut y rassembler des vaisseaux et de là surveiller la mer. Dans cette haie s’avance, en forme de presqu’île. le rocher de trachyte rouge sur lequel s’élève aujourd’hui la ville moderne de Poros, le point de ralliement de la nouvelle marine grecque. Plus haut, sur les larges croupes calcaires de Calaurie, sont assis les fondements du temple de Poseidon, mi des sanctuaires les plus anciens et les plus considérables de la Grèce. Il y avait là jadis un port franc ouvert au commerce maritime et le nom d’Eirénè[69] que portait l’île de Calaurie, indique que le temple de Poseidon a joué un rôle prépondérant dans les dispositions prises pour assurer la paix des mers et la sécurité du commerce. La situation partout identique des villes ralliées autour de ce sanctuaire suffirait, à elle seule. pour démontrer qu’elles ont été, à l’origine, des stations de débarquement choisies par des matelots étrangers. On croyait même pouvoir affirmer, comme le fait le plus reculé de l’histoire grecque, l’existence d’une ligue de sept États, qui aurait compté parmi ses membres, outre Épidaure, Hermione, Prasiæ, Nauplie et Athènes, jusqu’à l’Orchomène des Minyens ; une ligue, par conséquent, qui remonterait à la période anté-dorienne et aurait eu pour but d’opposer une barrière aux envahissements des Pélopides. Seulement, dans la forme sous laquelle nous la, connaissons, cette fédération de Calaurie n’est qu’une construction postérieure assise sur quelque fondation archaïque[70]. La légende achéenne ne parle pas non plus d’obstacles opposés à la domination de ses princes par la résistance des villes maritimes ; elle représente Agamemnon comme le maître de la mer, comme le plus puissant prince de son temps, comme un roi militaire auquel se soumettent toutes les tribus grecques, depuis la Thessalie jusqu’au cap Affalée, comme le chef de la première expédition maritime qui ait été dirigée des côtes d’Europe contre l’Asie, pour venger sur Pâris et les Troyens le droit de l’hospitalité indignement violé ; elle le fait revenir au bout de dix ans à Argos glorieux et triomphant. Elle a aussi fait entrer la chute de cette souveraineté puissante dans le cycle des événements groupés autour de Troie, en attribuant à la longue absence du roi le désordre introduit dans la famille royale, le délabrement du pays et finalement la dislocation de l’empire des Pélopides. La légende a le droit d’accorder à ses héros une fin poétique et glorieuse. Mais il faut chercher les véritables causes de cette catastrophe en dehors de la maison des Pélopides, dans un bouleversement complet de l’équilibre international, dans des mouvements et des migrations qui ont leur point de départ au fond de la Thessalie. Si l’on fait abstraction de ces événements, on ne saurait comprendre, ni la chute des princes achéens, ni la naissance de l’épopée homérique qui apporte jusqu’à nous l’écho de leur renommée. Quoiqu’il n’ait guère été possible jusqu’ici de dérouler une histoire suivie du peuple grec, nous disposons cependant d’un ensemble de faits parfaitement établis. Ils reposent soit sur l’accord unanime. de toutes les traditions, comme l’hégémonie maritime de Minos, soit sur des monuments non équivoques. Car, aussi vrai que nous pouvons toucher du doigt aujourd’hui encore les citadelles d’Ilion, de Thèbes et d’Orchomène, de Tirynthe et de Mycènes, il est certain qu’il a existé des princes dardaniens, minyens, cadméens et argiens ; et en ce sens, Agamemnon et Priam, dont les noms ont perpétué le souvenir des antiques principautés, sont des personnages historiques. Ces principautés appartiennent toutes à un monde d’aspect à peu près uniforme ; elles doivent toutes leur origine à la prépondérance des tribus grecques de l’Asie, au contact de l’élément asiatique avec le littoral européen : toutes, elles appartiennent à l’époque de transition, intermédiaire entre le monde pélasgique et le monde hellénique qui va naître de l’ébranlement causé par des migrations continentales. |
[1] HOMÈRE, Odyssée, III, 73. THUCYDIDE, I, 5. ARISTOTE, Politique, 12, 2, où la vie de pirate figure comme industrie à côté de la chasse et de l’agriculture.
[2] Je ne puis me décider à accepter les idées de M. MAK DUNCKER (Geschichte des Alterthums, III2, 73, etc.) et à considérer Minos comme une personnification de la domination phénicienne et un représentant de Baal Melkart. Encore moins, pourrais-je lui accorder que les Grecs aient appelé Minoæ tous les lieux où ils rencontraient le culte de ce dieu. Minos est le représentant d’institutions parfaitement grecques, dont la trace persiste longtemps dans l’histoire du peuple grec, et telles qu’on ne les a jamais attribuées aux Phéniciens. Cf. SCHÖMANN, Griech. Alterth., p. 12. — Toutes les Minoæ sont des presqu’îles (SPRATT, Crete, I, 139).
[3] HOMÈRE, Iliade, XVIII, 592.
[4] Sur les Phrygiens, voyez O. ABEL, art. Phryges dans la Real-Encycl. de Pauly, V, p. 1569-1580. Mélange des Phrygiens avec des peuplades sémitiques, survenu après le temps d’Homère (DEIMLING, Leleger, p. 16. STARK, Gaza).
[5] Bagaios ; Cf. le zend Baga et le slavon Bog signifiant Dieu : le sanscrit bhaga = bonheur.
[6] Sabazios, cf. le grec σέβειν.
[7] Sur la langue phrygienne, voyez LASSEN, Zeitschrift der deutschmorgent, Gesellschaft, X, 369 sqq.
[8] LEAKE, Asia Minor, p. 22.
[9] Sur les dynasties lydiennes, voyez NIEBUHR, Kleine Schriften, I, 195 ; JOH. BRANDIS, Rerum assyr. tempora emend., 1853, p. 3.
[10] Les plus anciennes poteries découvertes par M. Schliemann remontent aux temps primitifs où le littoral était hanté par les Phéniciens.
[11] Noms assyriens à Troie (ETYM. M., s. v. Άσσυρία). D’après Ctésias, cité par Diodore (II, 2), le roi Minos soumet la Phrygie, la Troade et la Lydie ; mais le récit de Ctésias est absolument erroné, d’après E. SCHRADER, Keilinschriften und Geschichtsforschung, p. 492. Platon a dit, à l’appui de Ctésias : οί περί τό Ίλιον οίκοΰτες τότε, πιστεύνοτες τή τών Άσσυρίων δυνάμει τή περί Νϊνον γενομένη (PLATON, Legg., p. 685. Cf. NAHUM, éd Otto Strauss, p. LVIII).
[12] Sur les noms phrygiens, voyez DEIMLING, Leleger, p. 89.
[13] Τρώες δίγλωττοι (HYMN. HOMÈRE, Ad Vener. 113). Sur les noms doubles voyez G. CURTIUS, ap. Kuhn’s Zeitschrift, I, 35.
[14] D’après G. CURTIUS, Griech. Etym., p. 209, Τροία signifie littoral, peut-être même, terre de la traversée.
[15] Extension de l’empire troyen et ses démêlés avec les Tantalides (WELCKEH, Der epische Cyclus, II, p. 33). Les Troyens, divisés en huit ou neuf tribus, étendent leur domination jusqu’au Caïcos (STRABON, p. 582).
[16] Similitude des Troyens et des Achéens (DIEMLING, Leleger, p. 37).
[17] Sur la situation d’Ilion, voyez WELCKER, Kleine Scheiften, II. HAHN, Die Ausgrabungen auf dem homerischen Pergamos, Leipz., 1865.
[18] L’ancienne ville s’appelait Dardania (HOMÈRE, Iliade, XX, 216).
[19] τά έπί Τροία Πέργαμα (SOPHOCLE, Philoct., 353).
[20] HOMÈRE, Iliade, XIII, 12.
[21] Sur l’emplacement de Troie, cf. la relation de mon voyage, dans les Preuss. Jahrbücher, XXIX, p. 6. H. GELZER, Wanderung nach Troja Basel, 1873. En ce qui concerne la topographie, je ne puis que souscrire au jugement de Vivien de Saint-Martin : Les fouilles de M. Schliemann apportent d’abondants et précieux matériaux à l’étude archéologique ; elles ne touchent d’aucun côté à la question géographique. (L’Ilion d’Homère, Rev. Archéol. 1875). Cf. O. FRICK (Jahrbb. Fleckeis., 1876, p. 289), qui s’est fait sur ce point une conviction acquise par des travaux personnels et qui tient sans hésitation pour Bounarbachi. HERCHER (Ueber die troische Ebene. Akad. Abhandl.) a fait une révision critique de la géographie d’Homère.
[22] La diffusion des noms de Troia, Ilion, Skamandros... etc., est étudiée d’une manière spéciale dans l’ouvrage de KLAUSEN, Aeneas und die Penaten., Hamb. et Gotha, 1839.
[23] Sur les légendes concernant le Sipyle et Tantale, v. STACK, Niobe, p. 99 sqq. La ville de Sipylos et sa destruction (STRABON, p. 58. 579. ARISTOTE, Meteor. II, 8. STARK, op. cit., p. 404 sqq. et Aus dem Reiche des Tantalus und Crœsus, 1872, p. 12 sqq. G. HIRSCHFELD, dans mes Beiträge zur Gesch. und Topographie Kleinasiens, 1872, p. 80).
[24] Διττοί Λυκίοι. Cf. DEIMLING, Leleger, p. 99.
[25] M. SCHMIDT (The Lycian inscriptions after the accurate copies of the late Augustus Schünborn, 1868) admet, avant l’époque pélasgique, une immigration d’Aryens venus de l’Arménie dans le sud de l’Asie-Mineure habitée alors par des Sémites, et regarde la langue lycienne comme intermédiaire entre le bactrien et le grec.
[26] HÉRODOTE, I, 147.
[27] La coutume lycienne de désigner la descendance par la mère était déjà considérée dans l’antiquité comme une marque de respect pour les femmes (HERACL. PONT., fr. 15. BACHOFEN, Des lykische Volk., p. 31). Cependant, cet usage parait être un reste d’un état social encore imparfait auquel on a renoncé lorsque les conditions de l’existence sont devenues plus régulières et qui a fait place à la coutume, en vigueur dans toute la Grèce à l’époque historique, de désigner les enfants par le nom de leur père. Du reste, l’ancien usage était loin d’être particulier au peuple lycien. Il se rencontre chez les Hindous, chez les anciens Égyptiens (SCHMIDT, Griech. Papyrus, p. 321) ; il est indiqué, avec un exposé des motifs assez crû, par SANCHONIATHON (p. 16. éd. Orelli) et PHILON (p. 31, éd. Bunsen) : on le constate chez les Étrusques, chez les Crétois, alliés de si près aux Lyciens, qui appelaient leur patrie matrie et chez les Athéniens. Cf. BACHOFEN, dans les Verhandlungen der Stuttgarter Philologenversammlung, p. 446, et dans un ouvrage intitulé Mutterrechte). L’importance spéciale que les anciens Grecs attachaient à la descendance maternelle se montre dans le mot άδελφός (G. CURTIUS, Die Sprachicissenschaft in ihrem Verhältniss zur klassischen Philologie, 1848, p. 57). Si donc Hérodote, I, 173 signale comme particulière aux Lyciens l’habitude de désigner les individus par le nom de leur mère, il faut en conclure que ce reste de mœurs archaïques s’est conservé chez eux plus longtemps qu’ailleurs.
[28] Sur Zeus Triopas, cf. Archæologische Zeitung, XIII, 1855, p. 10.
[29] Sur le rapport entre Troie et la Lycie, voyez DEIMLING (Leleger, p.100) et SCHÖNBORN (Ueber das Wesen Apollons und die Verbreitungseines Dienstes, Berlin, 1854).
[30] Sur le rôle de Délos, voyez STARK, Mytholog. Parallelen, p. 77. 83. 115. Délos, comme entrepôt central du commerce, habitée aussi par des Phéniciens. (C. I. GR., 2290. 2319. 2271).
[31] Minyens et Ioniens (E. CURTIUS, Ionier vor der ionischen Wanderung, p. 24.)
[32] O. MUELLER, Orchomenos und die Minyer, p. 298.
[33] APOLLON. RHOD., I, 179.
[34] Erginos est à la fois un Minyen et un Ionien de Milet (BUTTMANN, Mythologus, II, 208). Amphion, le puissant roi des Minyens, est le fils de Jason (O. MUELLER, Orchomenos, p. 231). Ίαωλκός comparé à Ίάονες (E. CURTIUS, Ionier, p. 51).
[35] Leucothéa à Milet (Zeitschrift für Alterthumswissenschaft, 1841, p. 557).
[36] Argo πάσι μέλουσα (HOMÈRE, Odyssée, XII, 70).
[37] Æa, terme merveilleuse et lointaine, dont la situation est indéterminée. (O. MUELLER, Orchomenos, p. 274. DEIMLING, Leleger, p. 172).
[38] Fils d’Agénor ou de Phœnix (L. PRELLER Griech. Mythol., II2, p. 330).
[39] Zeus Laphystios (PRELLER, op. cit., p. 310 sqq.).
[40] E. CURTIUS, Ionier, p. 25. La légende des Argonautes localisée à Cyzique (KIRCHOFF, Monatsberichte der Berlin. Akadem., 1861, p. 578).
[41] Ύλική ίμνη (STRABON, p. 407).
[42] Sur la situation de la Vieille-Orchomène, v. ULRICHS, Reisen und Forgehungen in Griechenland, I, p. 218.
[43] PINDARE, Olymp., XIV, 5.
[44] STARK, Mytholog. Parellelen, p. 66.
[45] O. MUELLER, Orchomenos und die Minyer, p. 23.
[46] Καδμεία, Cadmia (PLINE, XXXIV, 100).
[47] Κάδμος δόρυς λόφος, άσπίς Κρήτες (HESYCHIUS, s. v, Cf. O. MUELLER, Orchomenos, p. 212).
[48] Le nom de Thebe se trouve aussi, comme nom de ville, en Asie. Thèbes Hypoplakia (HOMÈRE, Iliade, VI, 397) était de fondation phénicienne.
[49] Sur Europe, v. DE VOGÜÉ (Journal Asiatique, 1867, août, p. 149). — Athéna Telchinia et Athéna Linclia sont identiques à Astarté.
[50] Rapports de Thèbes avec la Crète (WELCKEN, Ueber eine kretische Colonie in Theben, 1824).
[51] Amphion d’Iaside (HOMÈRE, Odyssée, XI, 283) introduit l’harmonie lydio-phrygienne (STARK, Niobe, p. 375).
[52] J. BRANDIS, Die Bedeutung der sieben Thore Thebens dans l’Hermès, II, 259 sqq.
[53] Éoliens et Æolides (DIEMLING, Leleger, p. 132, 148, 158). Αίολεΐς signifiant peuple mêlé (GERHARD, Poseidon, p. 192).
[54] Sur les Achéens considérés comme tenant le milieu entre les Pélasges et les Hellènes, voyez GERHARD, Volksstamm der Achder (Abh. der Berlin. Akad., 1853, p. 419) : DEIMLING, Leleger, p. 123. 212. — D’après DE ROUGÉ (Rev. Archéol., 1867, 2, p. 44. 96.) et EBERS (Ægypten, I, 151. sqq.). les Achéens auraient, sur les monuments égyptiens, des enémides comme attribut distinctif. C’est ici une méprise rectifiée depuis par W. PLEYTE (Z. f. Ægypt. Sprach., 1871, p. 15-16).
[55] STARK, Niobe, p. 435 sqq.
[56] PAUSANIAS, III, 22, 4. Pélops fait une statue d’Aphrodite en bois de myrte (PAUSANIAS, V, 13, 7).
[57] Les Pélopides et le culte d’Artémis (Archæol. Zeitung, 1853, p. 156. DEIMLING, Leleger, p. 169).
[58] HÉRODOTE, IV, 5.
[59] Invasion des Achéens par le nord (STRABON, p. 305 ; p. 383). Les Achéens Phthiotes aux Thermopyles (STRABON, p. 429).
[60] Sur l’ère des Perséides d’Argos, v. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 345. SCHILLER, Stæmme und Staaten Griechenlands : Argolis, 1861.
[61] Persée qualifié d’ύπόπτερος λέων dans le prologue de la Danaé attribuée à Euripide (Cf. NAUCK, Trag. græc. fragm.).
[62] Les Amythaonides (STRABON, p. 373. PAUSANIAS, II, 18, 4. APOLLOD., II, 2, 4. SCHILLER, op. cit., p. 5).
[63] WELCKER, Der epische Cyclus, II, 396.
[64] THUCYDIDE, I, 9.
[65] THUCYDIDE, I, 9.
[66] Agamemnon roi de la πόλυχσοιο Μυκήνης. (Cf. VECKENSTEDT, Regia pot., p. 40).
[67] Agamemnon est aussi bien chez lui à Sparte qu’à Mycènes.
[68] L’invasion de l’Élide appartient a une légende postérieure.
[69] Είρήνη (E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 579. Cf. Σάλαμα ή είρήνη. STEPH. BYZ., s. v. Σαλάμιοι, et MOVERS, Colonica, p. 239).
[70] L’histoire n’est pas encore parvenue à débrouiller les conditions historiques dans lesquelles s’est formée l’amphictyonie maritime de Calaurie. (Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 449. GERHARD, Poseidon, dans les Abhandl. der Berlin. Akad., 1830, p. 9. SCHILLER, Argolis, p. 26, et l’article plus récent de E. CURTIUS, Der Seebond von Kalauria ap. Hermès, X, p. 385.