§ I. — LES PHÉNICIENS DANS L’HELLADE. L’histoire grecque est une des plus modernes de l’antiquité et, si complet que soit le contraste entre les Hellènes et les antres peuples, quelque soin qu’aient mis les Hellènes eux-mêmes, fiers de leur supériorité, à affirmer ce contraste, il n’en est pas moins vrai qu’ils n’ont rien créé de toutes pièces, mais qu’ils nul largement profité des éléments de civilisation légués par des races antérieures. Sans doute, les foyers de ces vieilles civilisations, l’Inde, la Bactriane, l’Égypte, les vallées d’Assur et de Babel qui déversent leurs eaux dans d’autres mers, étaient éloignés et inaccessibles. Mais, de bonne heure, des tribus de Sémites, quittant la Mésopotamie surchargée de population, s’étaient mises en marche vers l’occident et avaient atteint les côtes de la Méditerranée : parmi elles se trouvait le peuple de la révélation. Lorsque ce peuple arriva près de la mer d’Occident, il trouva le sol déjà occupé par d’autres peuples qui appartenaient également à la race de Sem et qui, d’après leurs légendes, sortaient également de la vallée de l’Euphrate. C’étaient les Cananéens, ainsi nommés du pays de Canaan[1], ou, comme nous les appelons encore aujourd’hui d’après les Grecs, les Phéniciens[2]. Refoulés par la pression des peuples qui les suivaient, les Phéniciens bâtirent leurs villes, Byblos, Sidon, Tyr, sur une étroite bande de terre resserrée entre le Liban et la mer, de sorte que la population croissante ne trouvait à s’étendre que du côté de la mer. Au nord, ils avaient la Syrie et la Cilicie, pays fertiles et plus abordables par mer que parterre ; à l’ouest, les montagnes de Cypre, qui sont visibles du Liban ; dans la bonne saison, un simple canot, porté par le courant, peut y conduire sans péril. Cypre fut la première étape des Phéniciens sur la mer qui s’étendait devant eux, cette grande mer qu’aucun navire n’avait encore traversée et dont les côtes inconnues se dérobaient à l’horizon. Cypre fut pour eux le seuil de l’Occident, le point d’où ils s’élancèrent à la découverte d’un nouveau continent. Pour cela, ils n’eurent Pas besoin d’un Colomb, car de station en station la route était tracée d’avance : de Cypre, en longeant la côte, on arrive à Rhodes, la porte de l’Archipel ; de Rhodes, on peut atteindre, d’un côté, la Crète, de l’autre, en passant à travers les îles, les saillies péninsulaires de l’Hellade. Les Phéniciens rencontrèrent alors des pays plus complètement entourés par la mer et pénétrés par la mer que tous ceux qu’ils connaissaient : c’est pourquoi ils leur donnèrent le nom de terre marine (Elishà[3]). Ils y trouvèrent une race d’hommes avec laquelle ils entamèrent sans difficulté les relations les plus diverses. Dès lors, la voie est ouverte au commerce. Les nouveaux venus, à la fois matelots et négociants, ont rempli leur vaisseau de marchandises variées. Les marchandises sont apportées sur la grève, exposées sous des tentes, entourées et contemplées avec admiration par les indigènes, qui donnent volontiers ce qu’ils ont pour posséder ces objets de leur convoitise. Il y avait, le long de la mer, certains endroits où de vieilles traditions parlaient encore de ce commerce ; que dis-je ! Hérodote ouvre son histoire par une description animée de la vieille Argos, où des matelots étrangers ont étalé un bazar des produits de l’industrie phénicienne, assyrienne, égyptienne, qui fait accourir la population du littoral. Les marchandises, dit Hérodote, restèrent exposées cinq à six jours ; c’était un marché hebdomadaire qui se fermait le sixième jour, selon la coutume des peuples sémitiques. Les trafiquants reportaient à bord ce qu’ils n’avaient pas vendu ; mais leurs plus gros bénéfices, c’était quand ils réussissaient à attirer sur le pont, par l’appât de la curiosité, les filles du pays, comme il arriva, dit-on, à Io. Alors ils faisaient en secret leurs préparatifs de départ, pour les enlever et les vendre au loin sur les marchés d’esclaves[4]. Les matelots phéniciens voyageaient pour réaliser des bénéfices de toute espèce, surtout pour fournir des matières premières à l’industrie de leurs grandes villes. Leurs principales manufactures étaient des fabriques d’étoffes et des teintureries. Dans tout l’Orient, les grands de la terre s’habillaient de pourpre ; la matière colorante était fournie par un coquillage qui ne se rencontre que dans certains parages de la Méditerranée et jamais en grande quantité. Cette branche lucrative de l’industrie phénicienne exigeait un approvisionnement considérable ; les mers voisines n’y suffisaient pas. On sonda avec un zèle infatigable toutes les côtes de l’Archipel, et rien, dans l’antiquité, n’a aussi puissamment contribué à mettre en contact l’ancien et le nouveau monde que cet humble coquillage auquel personne ne fait plus attention aujourd’hui ; car il se trouva qu’après la mer de Tyr il n’y avait pas de plage plus riche en pourpre que les côtes de la Morée, les profondes baies de la Laconie et de l’Argolide et, plus loin, les côtes de la Béotie avec le canal d’Eubée. Les vaisseaux étaient de petite dimension et, comme chaque animal ne fournit qu’une gouttelette de suc, il était impossible de transporter les coquillages eux-mêmes aux ateliers de fabrication. On organisa donc la pèche de manière à pouvoir se procurer ‘immédiatement sur les lieux la précieuse liqueur. On lit de plus longues absences : les vaisseaux se relayèrent. Au lieu de débarquer tantôt d’un côté tantôt d’un autre et d’installer çà et là des marchés volants, on eut des stations fixes, et on choisit à cet effet des îles à proximité des côtes, qui laissaient entre elles et le rivage adjacent un ancrage commode, comme Ténédos en face de Troie, Crame dans le golfe de Gytheion, Cythère, ou encore des presqu’îles saillantes, telles que Nauplion dans l’Argolide et Magnésie en Thessalie[5]. Les Phéniciens connaissaient la puissance de l’association commerciale. Ce que d’heureux aventuriers avaient découvert était exploité par des sociétés de négociants qui avaient des ressources suffisantes pour fonder des établissements et assurer à l’entreprise un succès durable. Tandis que, dans les pays civilisés, le droit d’installation ‘s’achetait cher et était soumis à des conditions vexatoires, les récifs des côtes de la Grèce, jusque-là hantés seulement par les bandes de cailles, ne coûtaient que la peine de les prendre, et à leur possession étaient attachés bien des avantages. En effet, mi peuple avisé comme les Phéniciens ne manqua pas de cultiver à la fois plusieurs branches d’industrie et d’utiliser un établissement à plusieurs fins. Lorsque le versant maritime du Liban et du Taurus fut épuisé, ou trouva les montagnes de l’Hellade encore intactes, ces montagnes dont le feuillage ondoyant murmure dans les épithètes homériques[6], et, avec leurs chênes, leurs châtaigniers, leurs hêtres et leurs sapins, elles fournirent aux constructions navales des matériaux bien plus variés que les montagnes de la Syrie et des environs qui, en outre, étaient plus éloignées de la côte. Les chênes, dont il y a tant d’espèces[7] dans l’Hellade, étaient utilisés de mille manières, surtout le chêne-kermès ; l’écorce de ses racines fournissait le meilleur tan, et dans ses excroissances on découvrit une matière colorante rouge sombre dont l’industrie s’empara avec empressement. Une fois la forêt éclaircie, on alla plus avant. On creusa le sol et on trouva, dans les îles et les promontoires, des filons métalliques, des mines de cuivre, auxquelles les navigateurs attachaient une si grande importance, des minerais d’argent et de fer. L’exploitation de ces trésors exigeait une installation à demeure dans le pays, l’établissement de factoreries aux emplacements favorables, l’organisation de moyens de transport, la construction de voies carrossables qui permissent de voiturer le bois et le métal aux lieux d’embarquement. On fit rouler dans la mer les premiers blocs de rocher, pour former des digues contre les flots, tandis que des signaux et des feux traçaient aux navires les routes qui conduisaient de Tyr et de Sidon aux rivages de la Grèce. La mer et le littoral étaient aux mains des étrangers qui, d’un côté, intimidaient les indigènes par la ruse et par la force, et de l’autre, renouaient perpétuellement avec eux des relations intéressées. La légende d’Hélène rappelle le souvenir d’un temps où l’île de Crante, avec son temple d’Aphrodite, était là, à deux pas de la côte de Laconie, comme un territoire étranger, un entrepôt où les Phéniciens cachaient les femmes enlevées, avec les autres produits de leur trafic et de leurs rapines[8]. Un contact aussi immédiat et de jour en jour plus étendu avec les marchands étrangers ne pouvait manquer d’exercer sur les indigènes une grande influence. Dans les marchés, il fallait bien s’entendre sur les objets des transactions, sur le nombre, sur les mesures, sur les poids ; et, comme les étrangers étaient passés maîtres dans tout ce qui regarde le commerce, les indigènes, qui étaient dans une ignorance complète de toutes ces choses, se formèrent à l’école de leurs hôtes. Ils se mirent ainsi au courant d’une foule d’inventions qui leur arrivaient d’Orient, perfectionnées par le génie pratique des Phéniciens ; ils observèrent, ils apprirent ; leur intelligence sortit de son sommeil, et rompit le charme qui les avait retenus jusque là au sein d’une monotone immobilité. Le pays lui-même prit un nouvel aspect, non seulement à cause des routes qu’on y avait tracées et des ports qu’on y avait aménagés, mais encore grâce à l’exploitation de nouvelles cultures importées de l’Orient, du cyprès, du dattier, du figuier, de l’olivier et de la vigne qui, transportée de la Crète vers le nord, alla s’implanter à Naxos et à Chios, et de là se répandit sur les côtes avoisinantes[9]. § II. — INFLUENCE DES PHÉNICIENS SUR LES HELLÈNES. L’influence des Phéniciens ne s’exerça pas au même moment et de la même manière sur les deux côtés de la mer Égée. Naturellement, elle se fit sentir d’abord du côté de l’Orient. C’est en Asie-Mineure qu’a commencé le contact fécond entre les peuples sémitiques et les Aryens-Pélasges. De la Syrie, les Sémites envahirent la péninsule sur plusieurs points, les Lydiens par la vallée de l’Hermos, les Phéniciens par la côte méridionale. Le premier banc d’émigrants phéniciens s’achemina vers le littoral (le la mer de Cypre, au pied du versant méridional du Taurus. Ils y pénétrèrent par terre et par mer ; le pays le plus rapproché du leur, la Cilicie, fut incorporé à la Phénicie, et un peuple de la même famille, les Solymes, se fixa dans les montagnes de la Lycie[10]. L’expansion ultérieure des Sémites dépendit de l’attitude que prirent vis-à-vis des émigrants les peuplades non sémitiques. En général, les tribus apparentées de, près ou de loin avec les Grecs sentaient ; très vivement la diversité de race et montraient une antipathie profonde pour les Phéniciens qui étaient signalés dans tout l’Archipel comme des artisans de violences et de mensonges[11]. Être parent avec eux était regardé comme une tache, et l’on reprocha amèrement à Hérodote d’avoir osé donner à des familles grecques des ancêtres phéniciens[12]. Nous voyons les Lyciens en lutte perpétuelle contre les envahisseurs sémitiques. D’autres peuplades furent loin d’opposer une résistance aussi énergique ; il se forma même, dans les pays où les Phéniciens étaient le plus en force, des mélanges tels qu’il était difficile d’en distinguer la nationalité véritable. Les anciens eux-mêmes connaissaient de ces peuples bâtards en Asie-Mineure, entre autres, les Cariens. Astyra, bâtie sur la côte de Carie, en face de Rhodes, était une ville phénicienne. Phéniciens et Cariens apparaissent toujours étroitement alliés les uns aux autres dans les plus anciennes traditions des peuples de l’Archipel. Les peuplades qui s’échelonnaient sur les eûtes, en remontant vers le nord, conservèrent mieux leur nationalité : parmi eux, l’histoire cite les Pélasges, les Tyrrhènes, les Thraces, les Dardaniens. Nous pouvons comprendre tous ces peuples établis sur les côtes de l’Asie-Mineure, ceux du moins qui appartiennent à la race phrygio-pélasgique, sous la dénomination générale de Grecs d’Orient. Si différente qu’ait été leur attitude vis-à-vis des Phéniciens, ils ont eu au moins cela de commun qu’ils se sont approprié la civilisation d’un peuple plus avancé qu’eux et ont du, à force d’intelligence, lui dérober le secret de sa supériorité. Habitués de longue date à la pèche, ils commencèrent alors à munir leurs canots d’une quille qui leur permit de risquer des traversées plus hardies ; ils copièrent les vaisseaux marchands, arrondis et bombés, les coursiers marins[13], comme ils les appelaient ; ils apprirent à combiner la voile avec la rame et à gouverner, le regard fixé, non plus sur les objets changeants du rivage, mais sur les étoiles. Ce sont les Phéniciens qui ont découvert au pôle l’humble étoile dans laquelle ils voyaient le guide le plus sûr de leurs voyages nocturnes, tandis que les Grecs choisirent pour point de repère la constellation plus brillante de la Grande-Ourse[14] ; mais si, par là, ces derniers se montraient inférieurs à leurs maîtres en fait de précision astronomique, ils furent, pour tout le reste, leurs rivaux et leurs rivaux heureux. Aussi ont-ils peu à peu évincé les Phéniciens de leurs parages ; et c’est ce qui explique pourquoi, précisément sur les côtes d’Ionie, la domination maritime des Phéniciens a laissé si peu de souvenirs[15]. La transformation des Grecs d’Asie en un peuple de marins échappe complètement à l’histoire nous ne savons absolument rien de ce qu’ils ont fait chez eux ; ils n’apparaissent dans l’histoire que lorsqu’ils sont déjà devenus des navigateurs entreprenants, et que, non contents de régner en maîtres sur leurs eaux, ils ont, sur les traces des Phéniciens, pénétré à leur tour chez d’autres peuples. C’est de cette époque que datent les premières traditions historiques concernant le peuple grec en général. Les rapports des malins grecs avec les autres peuples étaient de deux sortes : ce fut ou bien avec les antiques États de l’Orient qu’ils entrèrent en relation, ou bien avec leurs frères d’Europe, auxquels ils allèrent tendre la main par delà la mer Égée. Les rapports du premier genre ont aussi laissé des traces les plus visibles se retrouvent dans les annales de l’Égypte. Les Phéniciens étaient installés de temps immémorial dans la Basse-Égypte, où ils possédaient des comptoirs d’un revenu très considérable. Les marins grecs les y suivirent. Les vents qui dominent dans l’Archipel les poussaient vers le sud ; ils s’établirent de préférence aux embouchures des cours d’eau, là où ils pouvaient entrer facilement et même remonter à quelque distance dans l’intérieur du pays. Sous ce rapport, il n’y avait pas de fleuve plus commode que le Nil avec ses sept bouches. Ils y firent des descentes de jour plus fréquentes, mieux appuyées et plus hardies. Déjà, dans les documents de l’Ancien-Empire, apparaît un groupe de peuples dont il faut chercher la patrie dans la mer Egée, et dont le nom a servi plus tard à désigner le peuple grec. Cependant, nous ne trouvons d’indices certains qu’à l’époque du Nouvel-Empire qui, à l’apogée de son éclat, sous le règne de Ramsès Ier et de ses successeurs[16], fut inquiété par des bandes de pirates étrangers. Ces aventuriers ne forment plus une masse confuse, mais chaque peuplade est désignée nominativement, et une partie de ces noms correspondent évidemment à ceux que nous a transmis la tradition grecque. Nous trouvons cités par leurs noms les Dardaniens, les Leka ou Lyciens[17], les Toursha ou Tyrrhènes, les Achéens. Ces peuplades d’outre-mer s’allient avec des peuples du continent, les Syriens et surtout les Libyens, pour combattre les Égyptiens. Ce n’est point qu’ils poursuivent un plan de conquête ; ils cherchent seulement à s’établir sur certains points de la côte, ou même ils font à l’occasion le métier de mercenaires et se mettent, tantôt ici, tantôt là, au service de l’étranger. C’est ainsi que déjà, sous Ramsès II, nous voyons une portion soumise de ces peuplades servir de garde royale. Sous son successeur Menephtah[18], les annales de l’empire mentionnent de nouveaux troubles dans l’intérieur du pays. Les temples de Memphis eux-mêmes ne sont protégés qu’à grand’peine contre l’insolence des envahisseurs qui s’établissent dans le pays et alarment l’empire eu s’alliant avec les Libyens. Sous Ramsès III, nouvelles invasions. De ces renseignements, qui vont gagner en étendue et en clarté à mesure que se complètera la publication des documents du Nouvel-Empire, il résulte que, au XVe siècle avant J.-C., des peuples appartenant aux côtes et aux lies de l’Archipel faisaient des descentes dans le Delta. Il faut donc placer la date de leurs débuts dans l’art de la navigation au moins un siècle plus haut ; c’est là, jusqu’à présent ; la première base des calculs chronologiques tendant à fixer les débuts de l’histoire grecque. Les documents égyptiens ne donnent point de nom collectif aux étrangers venus par mer ; mais les noms de peuplades trouvés jusqu’ici concordent parfaitement avec la tradition grecque. La civilisation précoce des Lyciens, qui ont été, en bien des choses, les précurseurs des Grecs et ont exercé sur eux la plus grande influence, est un des faits les mieux constatés, et les autres tribus, encore plus étroitement apparentées à la nation grecque, sont, à n’en pas douter, celles qui ont les premières appris des Phéniciens l’art de la navigation. Les Dardaniens de l’Hellespont ont été amenés là par des vaisseaux phéniciens et employés par les Phéniciens à peupler leurs colonies du dehors ; les nombreux mouillages qui portent le nom d’Ilion ou de Troie, attestent la diffusion, soit volontaire soit forcée, de cette race. Dans les Tyrrhènes nous reconnaissons la population pélasgique fixée dans le bassin du Caystros, transformée, par une immigration (ionienne) plus récente en un peuple de marins[19]. La nation grecque, depuis que quelques-uns de ses rameaux déployaient une si grande activité commerciale et belliqueuse, ne pouvait rester inconnue des autres nations de l’Orient. Aussi la trouvons-nous mentionnée dans le dénombrement de la Genèse, au plus tard au XIe siècle avant J.-C., comme une race nombreuse, divisée en plusieurs tribus et plusieurs langues, et répandue sur les côtes de l’Archipel, sous le nom de fils de Javan. Les Hébreux voyaient en eux les associés des Phéniciens ; c’est pour cela que le prophète Joël lance la malédiction sur les villes de Tyr et de Sidon, parce qu’elles traînaient au loin dans le pays des infidèles les captifs israélites et les vendaient aux Javanim[20]. L’origine de ce nom est encore obscure, il est vrai ; mais, selon toute probabilité, c’est celui que se donnait à elle-même celle des tribus maritimes de la Grèce ‘qui devait plus tard briller au premier rang. C’est le nom des Iaones ou Ioniens, nom qui, passant par la bouche des Phéniciens et plus ou moins défiguré par les différents peuples, est devenu Javan chez les Hébreux, Iouna ou Iaouna chez les Perses, Ouinin chez les Égyptiens, nom collectif qui comprenait toutes les populations de marins répandues sur le littoral occidental de l’Asie-Mineure comme sur les îles adjacentes, et qui s’étendit de jour en jour vers l’ouest, à mesure que l’on connut davantage la Grèce et les peuples qui l’habitaient[21]. Voilà tout ce que l’on sait jusqu’à présent sur les premiers rapports des Grecs d’Asie avec l’Égypte et l’Orient, ainsi que sur leur première apparition dans les traditions orientales. Mais c’est vers l’Occident que s’est principalement tournée leur force d’expansion, et là, elle a produit des résultats plus considérables. Sur ce terrain, les Phéniciens ne purent opposer nulle part de résistance sérieuse, du moins dans le bassin de la mer Égée où ils s’étaient établis quelque temps, séparant, en dépit de la nature, les deux moitiés de la nation grecque et de sou domaine. Il leur fallut, petit à petit, céder la place. Les routes de l’Archipel une fois libres, les Grecs d’Asie arrivèrent par groupes de plus en plus nombreux, chez leurs frères d’Occident ; attirés par la voix du sang, ils affluèrent de toutes parts, de leur patrie et de tous les endroits où ils s’étaient établis, dans l’Hellade d’Europe. Là sans doute le sol et le climat leur convenaient à merveille ; ils y introduisirent tous les arts et toutes les inventions qu’ils devaient à un frottement prolongé avec les autres peuples, et éveillèrent chez les indigènes le goût d’une vie moins bornée. Cette affluence des Asiatiques marque l’époque la plus importante de l’enfance du peuple grec ; et cette fois, plus heureux qu’en Asie, où les origines de l’histoire grecque n’ont été recueillies par aucune tradition locale, nous trouvons chez les tribus d’Europe une tradition qu’il est impossible de méconnaître. Une riche moisson de souvenirs revit dans la légende. Au fond, la légende n’est autre chose que la forme sous laquelle le peuple exprime l’idée qu’il se fait de son passé. Le Grec, lui, n’aime pas les contours vagues ; il lui faut des ligures vivantes il se complaît dans les aventures des dieux et des héros, qui forment le prologue de l’histoire des hommes. Le sol sur lequel sont nées ces légendes est la Grèce d’Europe, aux points où le peuple a senti le stimulant extérieur. c’est-à-dire le long des côtes, surtout de la côte orientale, à Argos, aux bords du golfe Saronique et de la mer d’Eubée, sur le littoral de la Thessalie. L’idée générale qui se reproduit à travers toutes ces légendes, c’est que la Grèce a reçu du dehors, par la mer, les éléments essentiels de ce qui constitue la civilisation d’un peuple. Un peuple a-t-il quelque chose qui lui appartienne plus en propre que ses dieux ? Ceci est vrai surtout des peuples de l’antiquité, qui personnifiaient dans leurs dieux leur nationalité. Ils se recommandaient à ces dieux non pas simplement comme hommes, niais comme Perses, comme Grecs, comme Romains. Et cependant, à l’exception de Zeus, habitant de l’éther, il n’est guère de divinité grecque qui n’ait été regardée comme étant d’origine étrangère et dont le culte ne se rattache à des légendes et à des coutumes d’outre-mer. C’est sur le bord de la mer, où ils étaient d’abord apparus comme des dieux inconnus, que se dressaient leurs plus anciens autels. Du reste, si jaloux que fussent les Grecs de leur autochtonie, partout cependant on les voit rattacher la fondation de leurs villes à l’arrivée d’étrangers qui, doués d’une force et d’une sagesse surnaturelles, auraient plié à des usages nouveaux les habitudes des populations. Bref, toutes les légendes dépassent les bornes étroites de la péninsule européenne ; elles convergent toutes vers l’autre rivage, d’où seraient venus dieux et héros. Jusque-là, le sens des légendes est parfaitement clair : c’est le souvenir d’une civilisation importée de l’Orient par voie de colonisation. Mais, si l’on demande quels étaient ces colons, ou se trouve en face d’idées bien moins précises ; et cela se comprend, car, lorsque ces légendes prirent leur forme, les étrangers étaient depuis longtemps déjà acclimatés dans le pays et leur origine était oubliée. D’ailleurs, la légende n’aime pas, comme la critique, à remonter au fond des choses ; elle aime, au contraire, l’extraordinaire, l’imprévu, le merveilleux. Aphrodite sort tout à coup de l’écume de la mer, et Pélops aborde au rivage hellénique traîné sur les eaux par les coursiers merveilleux de Poseidon. Cependant, de toutes ces légendes se dégagent, pour un œil exercé, deux idées principales. D’abord, la notion d’un monde du dehors, notion qui se formule quelquefois avec plus de précision dans des noms de lieux, comme la Crète, la Lycie, la Phrygie, la Lydie, la Troade, la Phénicie, Cypre, l’Égypte, la Libye ; d’autre part, la notion de la parenté qui rattache l’Hellade à ce inonde extérieur. En effet, bien qu’Aphrodite vienne de Syrie, elle ne se présente pas sous la forme de Mylitta ou d’Astarté, mais bien comme une déesse grecque : au moment où elle sort de la mer, elle est Aphrodite. Et les héros comme Cadmos et Pélops ont-ils, dans les idées des Hellènes, un caractère exotique et barbare ? Ne sont-ils pas les fondateurs de tout ce qu’il y a de vraiment grec, les ancêtres de dynasties puissantes et tutélaires dont la muse nationale ne se lassait point de célébrer la renommée et les exploits ? Comment donc réunir et expliquer ces deux idées, si ce n’est en admettant que ces colons étaient, eux aussi, des Grecs ; qu’ils venaient de l’Orient, mais d’un Orient grec où, avec cette facilité d’esprit qui caractérise la race ionienne, ils s’étaient imbus de la civilisation orientale et l’avaient marquée au sceau du génie hellénique avant de la transmettre à leurs frères d’Europe ? D’un autre côté, comme ces Grecs d’outre-mer s’étaient aussi établis au milieu de Phéniciens, dans des colonies phéniciennes, dans la Lycie, la Carie, le Delta du Nil, on put appliquer aux colons venus de rivages lointains, à ces héros fondateurs de villes, le nom de Phéniciens et d’Égyptiens[22]. Ce n’est pas qu’il faille nier pour cela que de vrais Cananéens soient jamais venus coloniser l’Hellade ; nous avons déjà parlé plus haut de leurs stations, et l’étude des diverses localités nous fournira l’occasion d’en signaler davantage. Toutefois, vu l’antipathie nationale des Grecs pour les Sémites, il n’est pas probable que des maisons princières, qui ont subsisté longtemps et avec gloire au milieu du peuple hellénique, aient été fondées par de véritables Phéniciens. Veut-on la preuve que les Égyptiens venus à Argos n’étaient pas de vrais Égyptiens, une race totalement différente de mœurs et d’idiome ? La légende, en son naïf langage, répond assez clairement à la question, lorsqu’elle appelle ces étrangers des cousins de Danaos, des membres de la famille argienne, qui, transplantés en Libye par le rapt d’Io, revenaient des bords du Nil rejoindre leurs frères dans la plaine de l’Inachos. Mais les Grecs d’outre-mer, à côté des noms particuliers empruntés aux pays d’où ils étaient sortis, portaient encore certains noms génériques, analogues à celui de Javan, qu’on leur donnait en Orient, et, comme ce dernier, d’une extension aussi large que mal définie. Parmi ces noms, le plus répandu était celui de Lélèges, qui désignait, d’après les anciens, un peuple de sang mêlé[23]. Il y avait des Lélèges en Lycie, à Milet, aussi bien que dans la Troade. Priam va chercher une femme lélège dans les montagnes de l’Ida, et, en Carie, on montrait de vieilles forteresses et d’antiques tombeaux qui s’appelaient Lelegia. Dans l’Hellade européenne, on trouve des vestiges de ce nom partout où les Grecs d’Asie ont été accueillis et ont propagé la civilisation, sur les côtes de Messénie, de la Laconie et de l’Élide, aussi bien qu’à Mégare où le héros qui ouvrait l’histoire locale était un Lélex venu d’Égypte. Les Épéens, les Locriens, les Étoliens, les Caucones, les Curètes, qui habitaient la côte occidentale de l’Hellade et qui se répandirent, sous le nom de Taphiens, dans les îles adjacentes, sont considérés comme étant de même race que les Lélèges[24]. Les Cariens forment le pendant des Lélèges et leur ressemblent à s’y méprendre. On les désigne comme des gens parlant un jargon[25], et cependant il est dit qu’Apollon s’exprima un jour en langue carienne[26]. Des familles illustres de la Grèce prétendaient descendre d’ancêtres cariens[27], et l’on ne saurait prouver que ce peuple était bien de race cananéenne[28]. Ils appartiennent plutôt à ces peuples hybrides dont nous avons parlé plus haut issus d’un mélange de races, ils étaient destinés à jouer le rôle d’interprètes et d’intermédiaires entre les différents peuples. Ils exercèrent ainsi, pendant un certain temps, une immense influence sur les progrès de la civilisation autour de la. Méditerranée ; mais, comme il arrive généralement à ces peuples bâtards. Ils ont peu à peu disparu sans avoir eu d’histoire de quelque durée. Leur langue était formée d’éléments divers, et leur pays, à cause de la forte proportion d’émigrants sémitiques qu’il contenait, s’appelait précisément Phœnike : il n’est donc pas étonnant que les Grecs d’Europe leur aient trouvé une physionomie particulièrement exotique. Ils se signalèrent comme pirates ; bardés d’airain, ces Normands de l’antiquité vivaient sur l’Archipel et portaient le ravage le long des côtes. Cependant leur repaire était en Asie-Mineure : ils avaient élu leur domicile entre les Phrygiens et les Pisidiens, après avoir soumis une partie des Lélèges[29]. Ils étaient, dit-on, rattachés par la communauté du culte aux Lydiens et aux Mysiens. Ce que leur empruntèrent les Européens consiste principalement en attirail de guerre, comme la poignée du bouclier, les écussons, le casque d’airain avec un panache ondoyant. La tradition n’attribue point aux Cariens une influence aussi étendue et aussi durable qu’aux Lélèges. Ils sont plus vagabonds et disparaissent plus tôt. Dans diverses localités, notamment à Mégare, le pays aurait été envahi d’abord par des Cariens, puis, bien des générations après, par des Lélèges[30]. Cette tradition montre que l’on entendait par des Cariens un peuple plus ancien, de caractère exotique, et que l’on regardait les Lélèges comme une race moins hétérogène et plus civilisée. Aussi bien, les Grecs d’Orient n’étaient pas une masse uniforme, et ils ne restèrent pas non plus toujours les mènes. Au contraire, pendant les siècles durant lesquels ils occupèrent le littoral du continent européen. Ils étaient eux-mêmes dans la phase la plus active de leur développement. Ils éliminaient peu à peu de leur sein les éléments étrangers ; leur physionomie propre s’accentuait, et nous pourrons retrouver les diverses phases de ce développement dans leur influence sur les habitants de l’Hellade, particulièrement dans l’histoire de la religion. Les Pélasges, comme les autres branches de la famille aryenne, les Hindous, les Perses et les Germains, adoraient le dieu suprême sans image matérielle et sans temple. Pour eux les hautes cimes étaient des autels élevés par la nature ; là, il semblait que rame comme le corps fit plus près du ciel. Ils invoquaient ce Très-Haut sans lui donner de nom personnel[31], car Zeus (Deus) désigne simplement le ciel, l’éther, la demeure lumineuse de l’invisible ; lorsqu’ils voulaient indiquer un rapport plus immédiat entre lui et les hommes, ils l’appelaient, comme auteur de tout ce qui vit, Zeus-le-Père, Dipatyros[32]. Cette pure et chaste religion des divins Pélasges laissa aux générations suivantes autre chose que de pieux souvenirs ; au milieu de la Grèce peuplée de statues et couverte de temples, on voyait fumer, comme par le passé, les hauts lieux consacrés à Celui qui n’habite point dans des demeures faites de main d’homme. En effet, dans les anciennes religions, c’est toujours le fonds primitif, l’élément le plus simple qui s’est le plus longtemps et le plus fidèlement conservé. C’est ainsi qu’à travers les siècles remplis par l’histoire grecque, le Zeus arcadien, incorporel, inaccessible, continua à rayonner d’un éclat divin sur le sommet boisé du Lycée[33] ; on reconnaissait qu’on avait mis le pied sur son domaine, lorsque l’on voyait toute ombre s’effacer. Le peuple même conserva longtemps une pieuse horreur pour les noms et les signes qui tendaient à matérialiser l’être divin. En effet, outre l’autel de l’Inconnu, on rencontrait çà et là dans les villes des autels élevés aux dieux purs, aux grands, aux miséricordieux, et la grande majorité des noms de dieux en Grèce n’étaient à l’origine que des qualifications de la divinité, inconnue dans son essence[34]. Il était impossible que ce culte pélasgique se conservât dans toute sa pureté. D’abord, on ne saurait nier qu’il n’y eût chez les Grecs, comme chez les autres peuples aryens, certains germes d’idées polythéistiques, et qu’ils ne les aient apportés avec eux de la mère-patrie. Une religion fondée sur l’adoration de la Nature ne pouvait s’en tenir à l’idée pure et simple d’une force première faisant circuler la vie dans les entrailles de la Nature. A côté de ce grand ressort, il y avait des forces de détail qui obtinrent chacune leur part de vénération : ainsi, le culte des Nymphes, notamment, a pris place, dès la plus haute antiquité, dans la religion populaire. Une autre modification plus sensible de l’idée religieuse tient à la division du peuple en tribus et en districts séparés. En s’installant dans un pays, les émigrants voulaient y trouver des signes et des gages visibles de la faveur divine ; dans les différents districts, on envisageait la divinité sous différents côtés. L’idée de Dieu s’émietta, pour ainsi dire, comme la nationalité. Le culte devint de jour en jour plus varié, plus étroitement lié à des objets visibles, tels que sources, torrents, grottes, arbres, pierres ; la religion se trouva ainsi amenée à identifier progressivement ses idées avec les symboles matériels[35]. Enfin, à ces influences s’ajouta celle des peuples étrangers. A ce moment commence une transformation religieuse dont les principaux effets n’échappent pas complètement à l’histoire ; c’est la période de transition entre l’âge anté-hellénique ou pélasgique et l’âge hellénique ; c’est l’époque où l’imagination grecque enfante, par une série de créations successives, le monde de ses dieux. En effet, lorsque les tribus pélasgiques furent entraînées dans le mouvement international et que le cercle de leurs relations s’élargit, elles crurent avoir aussi besoin de dieux nouveaux, car elles doutaient que la protection des leurs s’étendit au delà de l’étroit horizon dans lequel elles s’étaient enfermées jusque-là. Sous ce rapport, rien ne fut plus fécond que le contact de ces peuplades naïves avec les Sémites. Précisément à cause de l’opposition naturelle qui existe entre les tempéraments des deux races, Aryens et Sémites ont exercé les uns sur les autres une influence considérable, dont les Sémites ont pris l’initiative parce qu’ils étaient les plus civilisés, parce que, vis-à-vis des Aryens plus sédentaires, plus stables, plus pesants, ils étaient les plus alertes, les plus éveillés et les plus inventifs. Les Phéniciens utilisèrent le culte pour nouer des relations amicales avec les peuplades pélasgiques établies sur les côtes. Ils prirent pour trait d’union les idées religieuses des Pélasges, en particulier le Zeus pélasgique, qu’ils assimilèrent à leur Baal[36]. C’est sous sa protection qu’ils mirent leurs marchés ; aussi reçut-il le nom de Zeus Epikoinios, c’est-à-dire adoré en commun[37]. Il correspondait ainsi à Baal-Salam, le dieu de la paix, à qui étaient consacrés, sous le nom de Salama ou Salamis, les endroits où la paix était garantie par des traités. Les Phéniciens introduisirent aussi le culte des planètes, inventé par les Sémites de l’Orient ; ils apprirent aux Pélasges à voir dans les étoiles les divinités qui gouvernent le monde et à régler sur leurs mouvements leurs affaires publiques et privées. Enfin, ils importèrent encore de l’Orient le culte des images, dont le charme subjugua les Pélasges autochtones, Ceux-ci n’eurent pas la force de résister ; ils adorèrent les dieux d’étrangers qui leur étaient supérieurs sous tous les rapports, et attribuèrent les succès de ces mêmes étrangers aux images qu’ils portaient partout avec eux, sur terre et sur mer. Les images de divinités (Noana) ne sont pas un produit indigène ; et. entre autres, les petites statuettes d’un pied de haut, (pli étaient vénérées de temps immémorial le long des côtes, doivent être regardées comme des idoles importées par les matelots phéniciens[38]. La première effigie qui s’offrit aux veux des Pélasges fut celle d’Astarté, dont le culte était devenu la dévotion spéciale des marchands cananéens, à tel point qu’ils ne s’embarquaient pas sans emporter avec eux son image, et que, partout oit ils fondaient une factorerie, ils installaient au centre cet emblème vénéré[39] C’est ainsi qu’a Memphis, Hérodote vit le quartier des Tyriens, séparé du reste de la ville, groupé autour d’un bois et d’une chapelle consacrés à l’Aphrodite étrangère[40]. Il en était de même dans les établissements phéniciens de, Cypre, de Cythère, de Cranæ ; avec cette différence qu’en Égypte ce culte ne subit aucune altération, tandis qu’il fut adopté et hellénisé par les Grecs. La déesse continua à représenter la force créatrice qui fait circuler la vie dans la nature ; mais, comme les Grecs avaient vu en elle la déesse des matelots, elle devint en même temps pour eux une déesse marine, protectrice des nautoniers et des ports, dont le culte se localisa d’abord dans les mouillages de la côte, et de lit se répandit progressivement dans l’intérieur du pays. Mais ce n’est seulement par mer que les cultes orientaux ont pénétré en Grèce, et Cypre n’a pas été le seul pont jeté entre les deux mondes. On retrouve aussi sur le continent asiatique les stations où s’est implanté le culte d’une divinité représentant, sous des vocables multiples, la même puissance symbolisée, l’inépuisable fécondité de la Nature, mère et nourrice de tous les êtres. C’est la Mylitta de Babylone, l’Istar de Ninive, l’Anahit des Perses, la grande Artémis qui s’est avancée, à travers la Cappadoce et la Phrygie, jusqu’à la côte où on la vénérait ici comme Rhéa, là comme Cybèle, mère des dieux, à Éphèse comme Artémis, comme Héra à Samos. Cette même déesse a été ensuite portée dans les régions occidentales : elle était aussi fêtée à Corinthe sous le nom d’Aphrodite qu’en Cappadoce sous le nom de Ma. II faut tenir compte cependant d’une modification considérable qui nous montre la portée du mouvement historique survenu dans le domaine de la vie religieuse. En Orient, la déesse est un être panthéistique, une puissance unique et dominante qui pénètre la substance de toutes les créatures. Sur le sol hellénique, elle s’individualise et se localise. Différemment conçu dans chaque tribu et chaque cité, le type de la divinité primordiale reçoit une empreinte nouvelle ; il se décompose en une série variée de figures féminines qui, sous forme de matrones ou de vierges, éprises des combats ou attachées au foyer domestique, ici plus idéales, là mieux pourvues de séductions sensibles, entrent dans le cercle des dieux grecs et sont associées à Zeus à titre de mère, d’épouse ou de fille[41]. Les apôtres du culte de la grande divinité féminine ont été principalement les Sidoniens, tandis que les Phéniciens originaires de Tyr propageaient le culte d’une divinité male, celui de Melkart, le patron de leur cité. C’est à Corinthe que nous trouvons les traces les plus évidentes de cette double propagande. En effet, l’acropole de la ville ou Acrocorinthe était le siége d’un très ancien culte d’Aphrodite, dans lequel la forme de la déesse cypriote s’était fondue avec celle de la Grande-Mère asiatique, et sur l’isthme était installé Mélikerte qui, même réduit au rôle subalterne de génie marin, resta toujours le centre du culte local[42]. Or, le nom de Mélikerte n’est autre que celui de Melkart, accommodé par les Hellènes à leur prononciation. Ce fait nous renseigne, par surcroît, sur les voies de communication suivies par les marins phéniciens. Autant, en effet, la navigation moderne aime à se mouvoir en pleine mer, autant les navires anciens cherchaient à se tenir près des côtes, à s’enfoncer dans les baies et à se glisser dans les passages étroits de l’Archipel. On s’explique ainsi que, dès la plus haute antiquité, les Phéniciens aient cherché à se frayer à travers la Grèce une voie d’un golfe à l’autre, et qu’ils aient fait passer leurs marchandises par dessus l’isthme. Ce mode de transfert est attesté par les cultes de Sidon et de Tyr, implantés aux deux bouts du chemin. Partout où les Tyriens se sont établis, ils ont élevé des sanctuaires à leur dieu national, Melkart. Ce sont eux qui ont importé son culte sur tous les rivages de l’Hellade. On rencontre Melkart, sous des noms analogues, comme Makar, Makareus, en Crète, à Rhodes, à Lesbos, en Eubée, mêlé tant bien que mal au cycle des légendes indigènes. C’est de lui que proviennent même des noms qui ont une physionomie tout à fait grecque, comme Malaria en Messénie et en Attique[43]. Mais les principaux attributs du héros tyrien ont fini par passer à Héraclès, qui fut adoré sous le nom de Makar dans l’île de Thasos, où les Phéniciens exploitaient de riches mines, et qui, en maint endroit, symbolisa le rôle initiateur du colon étranger : car, il est bien, lui qui voyage sans trêve ni repos, la personnification de cet infatigable peuple de marchands. Le voilà qui, accompagné de son chien, trouve la pourpre sur le rivage[44] ; sa coupe, dans laquelle il vogue vers Erythéia, est l’image du vaisseau de transport phénicien à la coque duquel il fait appliquer un doublage en cuivre. Ce sont les Phéniciens qui, sous son nom, ont arraché aux torrents leur corne dévastatrice, élevé des digues, tracé les premières routes[45]. Mais les Grecs, en l’accueillant, le comprirent de deux façons. Ou bien ils se rallièrent au culte tyrien et acceptèrent Héraclès comme une divinité, au même titre qu’Astarté, ou bien ils le vénérèrent comme le bienfaiteur de leur pays et l’auteur de leur civilisation, comme un de leurs héros dont le nom et les exploits font retentir d’un bout à l’autre les échos de la Méditerranée. A Sicyone, on trouve Héraclès adoré sous ses deux formes, comme héros et comme dieu[46]. Ces cultes, aussi bien que le culte de Moloch dont on trouve des traces en Crète et ailleurs, celui des Cabires de Samothrace, transformés, comme Mélikerte, de dieux sémitiques en génies helléniques[47], ont été — on a de bonnes raisons pour le supposer, — introduits par les Phéniciens dans la Grèce européenne, en même temps qu’une foule d’arts industriels, tels que la tapisserie, qui occupait les loisirs tics prêtresses d’Aphrodite à Cos, Théra, Amorgos[48], l’industrie minière, la métallurgie... etc. Aphrodite et Héraclès représentent tous deux un point culminant de l’influence phénicienne, mais exercée par deux villes différentes. En effet, tant que les colons partirent de Sidon, c’est-à-dire de 1600 à 1100 avant J.-C., ils répandirent le culte de la déesse d’Ascalon, Aphrodite Ourania, apportant avec elle en Grèce la blanche colombe, la colombe sacrée des temples, et le myrte, qui accompagne partout la déesse sidonienne. Plus tard, lorsque la prospérité de Sidon décline, commence la colonisation tyrienne, représentée par Héraclès-Melkart. Mais, à l’époque où la puissance de Tyr se substituait à celle de Sidon, les Ioniens avaient déjà une marine ; voilà pourquoi, dans leurs traditions, immortalisées par Homère, Sidon seule est le centre de la domination maritime des Phéniciens[49]. Lorsque les Grecs d’Asie, suivant les traces des Phéniciens, fondèrent à leur tour des colonies, ils se rallièrent à ces mêmes cultes, comme ils l’avaient fait déjà dans leur patrie, et répandirent pour leur propre compte les religions phéniciennes revêtues d’une forme hellénisée. Pélops et Égée fondent aussi des sanctuaires d’Aphrodite. Ces nouveaux colons, qui apparaissent à la même époque et avec les mêmes caractères, accomplissent aussi leur œuvre sous les auspices phéniciens ; eux aussi propagent le culte des planètes et toutes les créations de la civilisation orientale. Mais, d’autre part, ils apportèrent aussi avec eux d’antres cultes dont on ne saurait trouver directement le prototype en Syrie, des cultes qui se sont développés au milieu d’eux, qui sont à la fois le reflet du génie national et la mesure des différents degrés de son développement. Tel est, entre autres, le culte de Poseidon, qui était d’abord inconnu dans l’intérieur de ; d’où l’on comprend que le roi de mer Ulysse ait pu recevoir la mission de le répandre dans l’intérieur du pays, chez des hommes qui ne connaîtraient pas le sel et prendraient une rame pour une pelle[50]. Le culte de ce dieu est inséparable de la mer : aussi, là où il était adoré, même dans l’intérieur du pays, on croyait entendre mugir sous son temple l’onde amère. La forme de son nom, Poseidaon, est ionienne ; son culte est le culte national des Grecs d’Asie[51] et rattache entre eux les rameaux disséminés de cette famille, qu’ils s’appellent Cariens, Lélèges ou Ioniens, qu’ils soient restés dans leur patrie ou l’aient quittée pour se fixer ailleurs. Poseidon, dieu de la mer, a un caractère farouche comme son élément : le rit de ses sacrifices abonde en prescriptions barbares, telles que sacrifices humains, noyades de chevaux... etc. Dans la suite figurent de sauvages Titans et des génies malfaisants : parmi eux on rencontre, il est vrai, des figures qui témoignent des connaissances géographiques des peuples navigateurs, comme Protée[52], le pasteur marin, l’enchanteur égyptien qui connaît la direction et les longueurs des routes de mer, et Atlas, le père des étoiles, que consulte le pilote, le compagnon de l’Héraclès tyrien, le gardien des trésors de l’Occident. Il y eut un moment où Poseidon était le dieu principal de tous les Grecs navigateurs ; ce n’est que plus tard que, dans la plupart des localités, il a dû céder le pas à d’autres cultes qui correspondent à un plus haut degré de civilisation[53]. Poseidon bat en retraite devant les divinités vraiment helléniques. Cependant jamais, chez les Hellènes, un culte une fois institué n’a été aboli. Quoique réduit à un rôle inférieur, il continuait à figurer parmi les choses saintes et s’amalgamait avec les celtes postérieurs. C’est ainsi qu’à Athènes, à Olympie, à Delphes, on distingue clairement une première période posidonienne qui a laissé dans le rite des sacrifices des traces indélébiles. Ainsi se sont formées, en quelque sorte, des couches différentes qui, dans tous les centres religieux de l’Hellade, se succèdent dans le même ordre, et permettent de suivre, à travers ses diverses phases, le développement du génie national, absolument comme la série des stratifications terrestres nous fait assister à l’élaboration progressive de la croûte du globe. Certaines époques se dessinent plus nettement : ce sont celles où l’introduction d’un nouveau culte a provoqué des luttes dont la tradition a gardé le souvenir. C’est que, même dans le monde païen, à côté d’un gont irréfléchi pour les nouveautés, on rencontre aussi un sentiment plus sérieux, la fidélité aux anciens dieux et à leur culte plus pur, plus simple. Hérodote raconte qu’un peuple de montagnards, les Cannions, s’armèrent& pied en cap et, brandissant leurs lances, chassèrent de leur territoire les dieux étrangers qui s’y étaient installés[54]. La légende grecque parlait de combats semblables à propos de l’introduction du culte de Dionysos, très répandu en Asie-Mineure ; car ici, l’origine orientale de cette dévotion et la résistance qu’elle rencontra dans la population indigène s’accusent plus particulièrement. Les Argiens racontaient comment, sous la conduite de Persée, ils avaient combattu contre des espèces de sirènes farouches qui étaient venues des îles avec Dionysos[55]. Des souvenirs analogues se rattachent à Artémis, qui apparaît sur le littoral de l’Asie-Mineure entourée d’une bande d’hiérodules armées et exercées au métier de soldat. Ce sont là les Amazones avec lesquelles les héros grecs engagent des combats sanglants. Adorée en Grèce sous une foule de noms, la cruelle Artémis, avide de sang humain, est une des figures les plus marquantes du cycle religieux qui, rayonnant de l’Asie sur l’Hellade, a rattaché l’un à l’autre les deux rivages. D’autres cultes furent accueillis de si bonne heure et s’acclimatèrent si complètement qu’ils perdirent tout à fait leur caractère exotique. Se figure-t-on l’Attique sans Déméter et Athéna ? Cependant les hymnes sacrées elles-mêmes font venir Déméter de la Crète, et, si inséparable que soit Athéna de l’olivier, il n’en est pas moins certain que son culte a pris naissance chez les peuplades ioniennes de la côte orientale[56]. Mais, dans toute la vie religieuse des Grecs, il n’est point d’époque plus importante que l’apparition d’Apollon : elle inaugure, dans l’histoire de leur développement intellectuel une sorte de renaissance et presque de création nouvelle. Dans toutes les villes grecques qui nous ont légué un riche trésor de légendes, on attribue à la venue du dieu bienfaiteur une transformation de l’ordre social, un épanouissement de vie et d’intelligence. Les routes s’ouvrent, les quartiers des cités se régularisent, les citadelles s’entourent de murailles, le sacré se sépare du profane. On entend résonner les chants et les cordes des instruments ; les hommes se rapprochent des dieux ; Zeus leur parle par ses prophètes, et le péché, même l’homicide, ne pèse plus, à jamais irrémissible, sur les infortunés mortels ; il ne se transmet plus, comme une malédiction, de génération en génération ; mais, de même que le laurier purifie l’air méphitique, de même, le dieu couronné de laurier lave la tache de sang qui souille Oreste et lui rend la paix de l’âme ; la redoutable puissance des Erinyes est brisée, et sur ses débris s’élève le monde de l’harmonie, le royaume de la grâce et du pardon[57]. Les lieux où s’est fixé le culte d’Apollon entourent comme une bordure le continent grec, et bien que ce culte, comme celui d’Artémis, ait été rattaché à des légendes indigènes qui remontent jusqu’au temps des Pélasges, l’Apollon historique n’en est pas moins un dieu essentiellement nouveau. En Grèce, il passa toujours pour être venu du dehors ; on voyait dans ses principaux sanctuaires le terme de sa marche. Il arrive directement de la mer, qu’il aurait traversée entouré d’un cortége de dauphins ; ou bien, s’il s’avance par terre, il vient de la côte où ses premiers autels s’élèvent au bord de l’eau, dans des anses couronnées de falaises ou à l’embouchure des fleuves, fondés par des marins de Crète, de Lycie, de l’Ionie primitive, qui ont ainsi dédié le pays à son nouveau protecteur. A la naissance d’Apollon, le premier laurier sortit du sol de Délos ; sur le continent, le laurier qui croissait à l’embouchure du Pénée passait pour le plus ancien. La religion d’Apollon a aussi ses divers degrés de perfection ; le dieu a quelque chose de plus farouche dans les montagnes et les forêts de Cypre, où l’on adore l’Apollon Hylatas, et chez les Magnètes ; sous le nom de Delphinios, c’est encore un dieu analogue à Poseidon, un dieu marin, comme les Cabires et les Dioscures, qui, au printemps, calme les vagues et ouvre la navigation[58] ; enfin, comme dieu Pythien, il asseoit son trône à Delphes, et là, modérateur des États, foyer de lumière et de justice, il devient le centre intellectuel du monde hellénique tout entier. Cet Apollon est comme le couronnement du polythéisme hellénique qu’il a transfiguré et porté à la perfection dont il était susceptible. Si, de cette hauteur, on jette un regard en arrière, si l’on remonte jusqu’à l’idée de Dieu telle que les Grecs l’ont apportée de la patrie commune des peuples aryens et l’ont conservée tant qu’ils restèrent des Pélasges, on devine ce qui a dû se passer pendant les siècles qui se sont écoulés, depuis les premiers rapports des Grecs avec les Phéniciens et l’inauguration d’un commerce bien autrement fécond avec les Grecs d’Asie, jusqu’au jour on l’imagination grecque eut complété le groupe de ses dieux. § III. — PÉRIODE D’ÉLABORATION : ÂGE HÉROÏQUE. L’histoire des dieux est la préface de l’histoire du peuple et en migre temps du pays. Car le pays, lui aussi, s’est transformé dans cet intervalle ; les forêts se sont éclaircies et ont cédé la place à une culture plus productive. En entrant dans l’Hellade, les dieux de l’Orient y ont apporté avec eux les végétaux qui leur étaient consacrés et qui étaient indispensables à leur culte : la vigne, l’olivier, le myrte, le grenadier, le cyprès, le platane et le palmier. Athènes croyait posséder encore les prémices de ses riches plantations, l’olivier planté par la déesse elle-même, et ce même arbre avait également un caractère sacré à Tyr, dans l’enclos du temple d’Héraclès[59]. Avant qu’on ne songeât à bâtir des temples, ces arbres étaient les portraits vivants et la demeure des divinités : c’est à leurs rameaux qu’on suspendit les premières offrandes ; c’est dans leurs troncs qu’on sculpta les images informes des êtres invisibles. Il faut ajouter à ceux que nous avons cités le byssos (probablement le cotonnier arborescent), que les prêtresses d’Aphrodite employaient dans leurs tissus[60], et le styrax, dont les Phéniciens avaient apporté la résine parfumée d’Arabie en Grèce, avant que des colons crétois eussent acclimaté l’arbuste lui-même en Béotie[61]. Le culte hellénique ne pouvait se passer des parfums d’Orient. Cet assemblage disparate de dieux et de cultes s’est fondu. sous l’étreinte puissante du génie grec, en un tout compact, qui se présente il nous complètement achevé et marqué du sceau national, si bien que nous pouvons à peine surprendre çà et là quelques traces de l’élaboration progressive d’où il est sorti. La légende héroïque nous renseigne mieux sur les époques de l’histoire primitive ; elle fait revivre ce temps où les Pélasges autochtones furent arrachés à la monotonie de leur existence, où se fondèrent de nouveaux cultes, où l’activité s’ouvrit de nouvelles voies, où les sociétés se constituèrent sur de nouvelles hases qui devaient assurer leur prospérité future. Les auteurs de ces institutions sont (les personnages semblables aux hommes, mais plus grands, plus majestueux et plus voisins des Immortels. Ce ne sont point de vains fantômes créés par un jeu d’imagination ; ils représentent des actes et des faits réels qui se sont incarnés et revivent en eux. L’histoire des héros a un fonds authentique ; il n’y a là d’arbitraire que ce qu’y ont ajouté les mythographes pour coordonner les légendes éparses et y introduire une chronologie systématique. Ainsi s’explique, d’une part, l’accord qui règne sur la nature et le caractère des héros, de l’autre ; leur multiplicité et la diversité des groupes qui personnifient les diverses plusses du progrès, à des époques et dans des lieux différents. De tous ces personnages, le plus populaire en Grèce, depuis la Crète jusqu’en Macédoine, était Héraclès. Sauf quelques traits qui sentent encore le dieu[62], il apparaît généralement comme un héros qui, en domptant les forces désordonnées de la nature, a permis d’asseoir un ordre de choses rationnel ; c’est le symbole populaire de la tâche dévolue aux premiers pionniers de la civilisation, symbole transmis par les Phéniciens aux Grecs d’Orient et par les Grecs d’Orient à leurs frères d’Occident. Là où des tribus tyrrhéniennes ou ioniennes se sont jointes aux Tyriens pour peupler leurs colonies, Iolaos apparaît comme compagnon d’armes d’Héraclès[63] ; là où les Grecs ont le plus complètement annihilé l’influence phénicienne, le héros tyrien transfiguré prend le nom de Thésée[64]. Les localités plus particulièrement inféodées à Héraclès, Argos et Thèbes, sont aussi celles où la légende s’épanouit plus vigoureuse, encadrant dans ses fictions les souvenirs du passé. Le golfe hospitalier d’Argos était destiné par la nature à être le premier point de contact entre les peuples navigateurs et ceux de la terre ferme, et il n’y pas d’endroit dans l’Hellade qui ait eu une histoire si variée avant que l’histoire fût née. Nous en avons pour preuve tout le cycle des légendes indigènes ; Argos, qui apporte de Libye la semence du blé ; Io, qui erre à travers toutes les mers et dont la postérité vagabonde, transplantée sur les bords du Nil,revient dans la mère-patrie avec Danaos, un patriarche indigène celui-là, qui se trouve être à la fois le père d’une race tout à fait grecque, le fondateur du culte d’Apollon Lycien, et le fils du Délos phénicien, qui enfin, en abordant sur sa pentécontore à l’embouchure de l’Inachos, vient révéler aux Grecs l’art de la navigation[65]. La fusion d’éléments indigènes et étrangers qui a constitué le peuple se retrouve dans la personne de son ancêtre. C’est encore au pays des Danaëns qu’appartient Agénor, qui importe dans l’Argolide l’élève des chevaux ; le roi Prœtos, qui bâtit des murailles avec l’aide des Cyclopes de Lycie ; Persée, qui vogue dans un coffre de bois ; Palamède, le héros de la ville de Nauplia, bâtie sur un promontoire isolé, l’inventeur de l’art nautique, des phares, des poids et mesures, de l’écriture, du calcul[66]. Tous ces personnages, si divers de physionomie, prouvent en somme la même chose, une chose qui n’a pu être inventée à plaisir : c’est que les premiers émigrants qui ont mis le pied sur ce littoral étaient des marins venus de Phénicie, d’Égypte, d’Asie-Mineure, et qu’à force de s’assimiler, par leur entremise, des nouveautés de toute sorte, la population indigène s’est, pour ainsi dire, radicalement transformée. Le Palamède argien a son pendant dans l’isthme, fréquenté de bonne heure par les Phéniciens et leurs émules les Grecs navigateurs : c’est l’astucieux Sisyphe[67], le type de l’habitant de la côte dont l’esprit éveillé contraste avec la simplicité des habitants de l’intérieur. Pour la même raison, la tradition lui fait instituer le culte de Mélikerte, absolument comme Égée et le roi Porphyrion, l’homme à la pourpre, introduisent en Attique le culte d’Aphrodite. Le souvenir le plus précis des progrès dont la Grèce est redevable à l’Orient, s’est conservé dans la légende de Cadmos. Parti du rivage opposé où habitent ses frères, Phœnix et Cilix, Cadmos s’avance, en suivant la trace vagabonde d’Europe, vers l’Occident ; et, partout où il aborde en chemin, à Rhodes, à Théra, sur la côte de Béotie, à Thasos et à Samothrace, il apparaît comme le génie de la civilisation ; il élève, sous la protection d’Aphrodite, des villes appelées à une célébrité durable et pourvues par lui de tous les arts de la guerre et de la paix ; il devient la souche de races royales et sacerdotales qui ont conservé leur prestige, parmi les Grecs, jusque bien avant dans l’époque historique[68]. Enfin, en Thessalie, la légende héroïque se groupe autour du golfe de Pagase, autour de la rade d’Iolcos, dont les eaux tranquilles mit vu partir Jason sur sa frêle barque et, avec lui, une foule de héros en quête d’aventures[69]. Toute la vie, toute l’activité des peuplades grecques dont les navires ont peu à peu rattaché les unes aux autres toutes les côtes, et qui ont fait entrer dans le cercle de leur action les Hellènes des divers pays, nous est retracée dans le vaste cycle de légendes qui entourent le pilote d’Àrgo et ses compagnons. Toutes ces légendes héroïques choisissent de préférence pour théâtre de leurs récits la côte orientale, preuve évidente que nulle part l’impulsion première n’est venue de l’intérieur, mais que tous les grands événements, ceux du moins dont les Hellènes avaient gardé le souvenir, ont eu pour cause le contact des indigènes avec des émigrants venus par mer. Cette tradition populaire diffère essentiellement des idées qui eurent cours plus tard, qui sont le produit de la réflexion, et appartiennent à une époque où les Grecs cherchaient à éclaircir les origines de leur histoire. En effet, lorsqu’ils eurent vu de leurs propres veux les empires de l’Orient, lorsqu’ils eurent comparé aux Pyramides rage des murailles de leurs villes et pris connaissance de la chronologie sacerdotale, cette imposante antiquité, cette tradition écrite, qui se déroulait à travers des milliers d’années et que leur expliquaient des prêtres vantards, lit sur eux une telle impression que, dès lors, il n’y eut rien on Grèce qu’ils ne fissent remonter à cette origine. Il ne fut plus question d’intermédiaires grecs entre l’Occident et l’Orient au contraire, Cécrops, le premier roi d’Athènes, demi-homme, demi-serpent, aussi bien que les prêtresses de Dodone, furent considérés comme des réfugiés égyptiens ; les dieux avec leurs fêtes passèrent pour être venus du même pays. C’est sous l’influence de cette impression et des tendances qui, depuis le VIIe siècle avant J.-C., dominaient les esprits les plus cultivés de la nation, que la plupart des historiens anciens et Hérodote lui-même ont écrit leurs ouvrages[70]. Nous croyons, en interrogeant les vestiges d’une tradition plus authentique, pouvoir restituer aux Phéniciens, ainsi qu’aux peuplades semi-grecques et grecques de l’Orient dont ils ont éveillé le génie, leur véritable rôle historique, et nous mettre par là en état de mieux comprendre le progrès de la nationalité grecque, lai transition entre les ténèbres de l’époque pélasgique et les premières lueurs de l’histoire grecque. Des deux moitiés de la nation grecque, nous avons vu l’une, destinée à devenir plus tard la tribu des Doriens, s’installer dans les montagnes du nord de la Grèce, l’autre, sur le littoral de l’Asie-Mineure et les îles. C’est cette dernière qui, vers le quinzième siècle avant notre ère, donne le branle à l’histoire. Ces Grecs des côtes et des îles se répandent de toutes parts, s’acclimatent dans la Basse-Égypte, dans les colonies phéniciennes comme la Sardaigne et la Sicile, dans tout l’Archipel, depuis la Crète jusqu’en Thrace : de leur patrie et de leurs divers établissements partent des essaims de colons qui débarquent sur les rivages de la Grèce d’Europe. Ils commencent par la côte orientale, puis, contournant le cap Malée, abordent également par l’ouest. Ils se bornent d’abord à des actes de piraterie, puis, avec le temps, s’établissent à demeure le long des golfes, des détroits, aux embouchures des fleuves, et se fondent avec la population pélasgique. Ils apparaissent, sous le nom de Cariens et de Lélèges, comme des adorateurs de Poseidon. Une foule de noms de lieux, dérivés d’une même racine, Ægæ, Ægina, Ægila, qui tous désignent à la fois certains points de la côte et d’antiques sanctuaires de Poseidon[71], sont restés comme souvenir de cette première période de colonisation. En effet, c’étaient naturellement les marins étrangers qui donnaient des noms aux lies et aux points de la côte restés jusque là sans dénomination. Il est également facile de reconnaître dans les noms de Samos, Samicon, Same, Samothrace, un groupe de noms similaires qui se répètent des deux côtés de la mer Égée, et toujours associés au culte de Poseidon[72] Une série de cultes plus récents atteste les progrès du sens moral chez les Grecs navigateurs et l’influence de jour en jour plus intime et plus bienfaisante de leur colonisation. Les Grecs d’Orient apparaissent désormais avec des noms plus précis ; ce sont des Crétois, des Dardaniens, des Lyciens. La légende devient plus claire et plus affirmative ; elle détaille mieux les bienfaits de ces nouveaux-venus. C’est alors qu’on voit poindre, dans ces souvenirs, les Ioniens eux-mêmes ; car, bien que leur nom n’ait pas été adopté pour désigner collectivement les Grecs d’Asie, comme le nom de Javanim l’était en Orient, nous trouvons au moins des traces parfaitement sûres de l’immigration ionienne sur la côte orientale de la Grèce d’Europe. De la baie de Marathon, nous voyons les Ioniens, les apôtres d’Apollon, s’avancer dans l’Attique ; et la plus ancienne ville maritime du Péloponnèse, Argos, le pays des légendes, s’appelle l’ionienne Argos. Nous trouvons les Ioniens sur les plages de la Thessalie et des deux côtés du détroit d’Eubée, l’île elle-même étant alors appelée Hellopia, du nom d’un fils d’Ion ; ils sont fixés dans le sud de la Béotie, particulièrement dans la vallée de l’Asopos et sur le versant de l’Hélicon qui regarde la mer ; ils occupent, mêlés aux Lyciens, la côte orientale de l’Attique, les bords du golfe Saronique et de la mer de Corinthe, et l’Argolide jusqu’au cap halée. De l’autre côté, à l’ouest, le nom de mer Ionienne[73] indique assez qui a, de concert avec les tribus Lélèges, ouvert dans ces parages les voies humides, qui a implanté en ces lieux la civilisation représentée à nos yeux par le roi Ulysse et le peuple navigateur des Taphiens, et qui a propagé jusqu’en Istrie la culture féconde de l’olivier[74]. Ainsi, au début de l’histoire, nous trouvons le massif montagneux de l’Hellade européenne entouré d’une population formée d’un mélange de Pélasges et d’Ioniens : les colons, venus par mer et par conséquent sans femmes pour la plupart, s’étaient déjà si bien fondus avec la population pélasgique, à l’époque où les montagnards du nord se précipitèrent sur le littoral, que, par opposition aux tribus plus récentes, ils semblaient former une race homogène. Ces Ioniens pélasgiques ont introduit avec eux non seulement l’art de la navigation, mais encore l’art de tirer parti du sol, une agriculture plus variée et plus savante. On en voit la preuve dans l’exploitation des bas-fonds marécageux situés le long des fleuves et des lacs, exploitation qui, en Béotie, est expressément attribuée à des colons étrangers venus par mer[75], dans la façon aussi dont les villes sont assises et fortifiées. Les noms les plus communément donnés aux villes et aux citadelles sont, des deux côtés de la mer, ceux de Larissa et d’Argos[76]. On ne les rencontre guère, comme le remarque déjà Strabon, que sur des terrains d’alluvion[77] ; et il est très naturel que des peuplades qui s’étaient fixées d’abord aux embouchures des fleuves de l’Asie-Mineure, aient été les plus capables de mettre en culture des terrains semblables. Grâce à l’influence des Grecs navigateurs de l’Orient, une civilisation à peu près uniforme a pris possession de toutes les côtes qui enserrent l’Archipel. C’est là le théâtre des premières scènes de l’histoire grecque, et si nous avons estimé à sa valeur le rôle anté-historique de ces tribus orientales, nous ne trouverons plus rien d’incompréhensible, rien qui ressemble à un effet sans cause, dans les premières manifestations de la vie sociale en Grèce. |
[1] Canaan, proprement Kenaan, signifie Basse-Terre, le creux de la Syrie (cf. κοίλη Συρία).
[2] Le Phénicien Agénor, fils de Χνάς. Voyez BEKKER, Anecdota græca, p. 1181. Les Phéniciens originaires de l’iέρυθρά θάλασσα (au S. de l’Asie, HÉRODOTE, VII, 89). Cette même tradition se retrouve chez STRABON (I, 2, 35), mais plus précise, le golfe Persique étant substitué à la dénomination plus générale de Mer Érythrée, Cf. JUSTIN, XVIII, 3.
[3] Elishà (GENÈSE, X, 4 ; ÉZÉCHIEL, XXVII, 7 ; I CHRON., I, 7) signifie Hellade dans la traduction syrienne et chaldéenne. Josèphe traduit par Éolie. Depuis Bochart, on songeait à l’Élide, mais, dans ces derniers temps, KNOBEL (Vœlkertafel, 1850) a soutenu de nouveau l’opinion de Josèphe, qui ne repose, en définitive, que sur une mauvaise étymologie. Ce qui est certain, c’est que ce nom désigne une île ou un rivage. de l’Archipel. On ne saurait décider si Elisha est une corruption d’un nom grec, et quel serait ce nom. La liste la plus complète des colonies phéniciennes dans la mer Égée est actuellement celle donnée par Fr. LENORMANT (Les premières Civilisations, tom. II, p. 338-307).
[4] HÉRODOTE, I, 1. Cf. E. CURTIUS, Die Phœnizier in Argos ap. Rhein. Mus. 1850, p. 455 sqq.
[5] Coquillages à pourpre près de Gytheion (PAUSANIAS, III, 21, 6). Autres stations ; à Cythère, (où, d’après de Saulcy, se rencontrent en masse les coquilles du murex brandaris, tandis que près de Tyr on ne trouverait que le murex trunculus. Voyez Revue archéologique, N. S., IX, 216), Hermione (E. CURTIUS, Peloponnesos, 579), Nisyros, Cos, Gyaros. De même Melibœa en Magnésie (LUCR., II, 500. SCHOL. VERON., Æneid., V, 251). Le chien d’Héraclès l’aide à découvrir la pourpre (POLLUX, I, 45).
[6] Le Pélion, le Nériton qualifiés de όρη είνοσίφυλλα par Homère. Ίδαι χωρία δασία (PAUSANIAS, X, 12, 7). Pindare vante Oponte comme Λοκρών ματέρ άγλαόδενόρον (Olymp., IX, 211), tandis que, par contre, les promontoires, déboisés plus tôt que les montagnes, s’appellent Φαλάκρια, όρη έψτλωμένα (Cf. Gœtting. Nachricht., 1861, p. 157).
[7] Espèces de chênes ; PAUSANIAS, VIII, 12, 1. FRAAS, Synopsis plant. floræ class., p. 248. Quercus coccifera, p. 251. GRISEBACH (Réc. de HEHN, Culturpflanzen, dans les Gœtt. gelchrt. Anz., 1872, p. 1771) regarde le Διός βάλανος comme étant la châtaigne, pour laquelle le grec n’a pas de nom spécial ; le fait est que la quercus castancifolia se distingue à peine du châtaignier par le feuillage. Le châtaignier fait partie de la flore du midi de l’Europe.
[8] Sur Cranæ, considérée comme escale des Tyriens, voyez E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 209.
[9] HEHN, Culturpflanzen., etc., étudie la culture du cyprès (p. 192), du figuier (p. 41), du dattier, inconnu à l’auteur de l’Iliade (p. 182), de la vigne (p. 21). Les conditions dans lesquelles se développe la culture de l’olivier font voir qu’elle est originaire de la Syrie et de la côte méridionale de l’Asie-Mineure (p. 44). Grisebach, au contraire, regarde l’olivier comme un arbre indigène en Grèce.
[10] HÉRODOTE, I, 173.
[11] HOMÈRE, Odyssée, XIV, 288.
[12] PLUTARQUE, De malign. Herod, p. 830, f. Cf. BÆHR, ad Herod., V, 57. La descendance phénicienne considérée comme une tache (ANTHOL. PALAT., VII, 117, Cf. MOVERS, Phœnizier, III, 115, et ma recension des Ionier de DONDORFF dans les Jahrbb. de Fleckeisen, 1861, p. 450).
[13] Les coursiers tyriens (MOVERS, Phœnizier, III, 167). Les petits γαΰλοι appelés ΐπποι (STRABON, p. 99).
[14] L’étoile polaire désignée par le nom de ή Φοινίκη (ARAT., Phænom., 36. MOVERS, op. cit., III, 186.)
[15] Le rapprochement de Byblos et de Milet dans Étienne de Byzance (STEPH. BYZ. s. v. Βύβλος) indique d’anciennes relations entre ces deux cités.
[16] A partir de 1443 av. J.-C.
[17] D’après BRUGSCH (Geschichte Ægypt., p. 491) les Leka sont les Λίγυες d’Hérodote (VII, 72) et les Dardaniens ceux du même auteur (I, 189). Il faut dire que, dans ce dernier passage d’Hérodote, la leçon est fort douteuse.
[18] Vers 1332 av. J.-C.
[19] Depuis que, dans mon livre sur les Ioniens, j’ai cherché à rattacher l’histoire grecque aux documents égyptiens par des rapprochements féconds, les inscriptions historiques publiées par Dümichen ont mis au jour des matériaux nouveaux qui donnent déjà des solutions importantes et en promettent d’autres. Continuant les recherches de Brugsch sur la géographie et l’ethnologie de l’Égypte, le vicomte de Rougé a mis en œuvre les matériaux nouvellement conquis. (DE ROUGÉ, Les attaques dirigées contre l’Égypte par les peuples de la Méditerranée, Revue archéol., 1867). La même question a été abordée après lui par LAUTH (Ægyptische Texte aus der Zeit des Pharao Menophtha, dans la Zeitsch. der D. Morg. Gesell., p. 652). Dernièrement, tout ce qui a trait aux relations des Égyptiens avec les peuples de la Méditerranée a été rassemblé et discuté tout au long par F. CHABAS (Études sur l’antiquité historique d’après les sources égyptiennes, Paris, 1873). Le nom générique employé pour désigner les Barbares du Nord, Hanebou, servit plus tard à désigner aussi, dans le système phonétique, le nom des Iaones. M. Chabas rencontre, parmi les peuples étrangers qui se soulevèrent contre Ramsès II, les Dardaniens, les Lyciens, les Mysiens et les Miconiens ; sous Ramsès III, les Pélasta (qui sont à ses yeux les Pélasges) et les Teucriens. H. GELZER (Jahresb. f. griech. Gesch., 1873, p. 992) met en doute l’identité des Leka et des Lyciens.
[20] JOËL, IX, 11. Vers 870 av. J.-C.
[21] Sur la diffusion du nom de Javan, voyez mes Ionier vor der ionischen Wanderung, p. 6. D’après M. Oppert, Yanna tahabora signifie ceux qui portent des tresses (Zeitschrift der D. Morg, Gesell., 1869, p. 217).
[22] Cariens et Ioniens pris pour des Phéniciens (E. CURTIUS, Ionier, p. 15. 49). E. RENAN, Histoire générale des langues sémitiques, I, 44, est aussi d’avis que le nom des Phéniciens couvrit, en réalité, des migrations de peuplades ioniennes vers l’occident.
[23] Suidas attribue au nom des Lélèges le sens de σύμμικτοι. Sur les peuples de sang mêlé qui apparaissent aux origines de l’histoire grecque, Cf. STRABON, p. 678. DEIMLING, Leleger, p. 99. L’ouvrage de Deimling est aujourd’hui le plus utile à consulter sur les Lélèges.
[24] D’après KIEPERT (Monatsber. der Kgl. Acad. d. Wiss., 1861, p. 144) les Lélèges, distincts des Pélasges sémitiques, sont le même peuple que les Illyriens, dont les descendants se retrouvent aujourd’hui dans les Chkipétares ou Albanais.
[25] HOMÈRE, Iliade, II, 867. On donnait aussi cette qualification aux Eléens et aux Erétriens (DIEMLING, p. 22).
[26] HÉRODOTE, VIII, 135.
[27] Sang carien dans les familles athéniennes (HÉRODOTE, V, 66). Thémistocle donné comme d’origine carienne par Phanias (ap. PLUTARQUE, Themist., 1). De Carie sont venus πλεΐστα έλληνικά όνόματα, d’après Philippe de Suangela, cité par STRABON, p. 662.
[28] Sur l’origine des Cariens, voyez SCHŒMANN, Griech. Alterth., I3, 2. 89. E. RENAN, Hist. gén. des langues sémit., I, 49, dit : La plupart des arguments apportés en faveur de l’origine sémitique des Cariens sont sans valeur. Cf. N. Jahrbb. für Philol., 1861, p. 444. WACHSMUTH (Stadt Athen, p. 446) reprend la thèse de l’origine sémitique des Cariens.
[29] Les Lélèges incorporés, par la force des armes, au peuple carien (STRABON, p. 611).
[30] Kar et Lélex à Mégare (PAUSANIAS, I, 30. 6). C’est à Mégare qu’on distingue le mieux les trois groupes principaux formés par les peuplades grecques des côtes. Cf. GIDEON VOGT, De rebus Megarensium, 1851, p. 5, sqq.
[31] HÉRODOTE, II, 52.
[32] Διπάτυρος (Jupiter). Cf. G. CURTIUS, Griech. Etymol., p. 503.
[33] Zeus Λυκαΐος (E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 302).
[34] Sur la tendance relativement monothéiste de l’âge pélasgique, cf. B. STARK, Die Epochen der gricchischen Religionsgeschichte dans les Verhandl. d. XX Philologenversammlung (1861), p. 59. Une opinion différente est soutenue par OVERBECK, Zeusreligion dans les Abhandl. d. K. Sæchs. Ges. d. Wiss. Phil.-Hist, Classe, IV.
[35] Zeus à côté du culte des Nymphes et des fleuves. Voyez STARK, Niobe, p.412.
[36] Sur le rapport qui existe entre le Baal phénicien et l’idée monothéiste représentée par le type de Zeus, voyez DE VOGÜÉ (Journal asiatique, 1867, p. 135).
[37] Ζεύς έπικοίνιος à Salamine (HÉSICHIUS, s. v. έπικοίνιος). Cf. MOVERS, Colon. der Phœnizier, p. 230, et le texte afférent à mes Sieben Karten zur Tôpographie Athens, p. 9.
[38] Statuettes de bronze des Dioscures ou Corybantes (PAUSANIAS, III, 24, 5). Cf. E. GERHARD, Poseidon, dans les Abhandl. d. Preuss. Akad., 1850, p. 194.
[39] Aphrodite Ourania (BŒCKH, Metrolog. Untersuchengen, 44. DE VOGÜÉ, Journal asiatique, 1867, août).
[40] Ξείνη Άφροδίτη (HÉRODOTE, II, 112).
[41] Je ne fais qu’indiquer ici la façon dont les déesses grecques sont sorties du concept asiatique de la nature divinisée ; on trouvera ces indications sommaires plus amplement développées dans mon article Die griechische Gœtterlchre von geschichtlichen Standpunkte, inséré dans les Preussische Jahrbücher, XXXVI.
[42] E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 517.
[43] Sur les noms de localités qui se rapportent au culte de Melkart, voyez OLSHAUSEN, Rhein. Mus., VIII, p. 329. Thèbes appelée νήσοι Μακάρων (LYCOPHR., Alex., 1204). Langue des Makares (ZANDER, Lesbos, p. 22).
[44] POLLUX, I, 45. Sur les monnaies de Tarente figure un murex cui inhiat canis (MILLINGEN, Considérations etc., p. 100).
[45] ARISTOTE, Mirab. auscult., c. 86.
[46] PAUSANIAS, II, 10, 1.
[47] Sur les Cabires, voyez SCHŒMANN, Griech. Alterth., II3, 403. Cf. les Génies orientaux de Rhodes (Fragm. Hist. Græc., III, 175).
[48] Sur l’industrie du tissage dans le culte d’Aphrodite, voyez E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 438.
[49] La colonisation divisée en trois périodes par MOVERS, Colonien der Phœnizier, p. 58 sqq.
[50] HOMÈRE, Odyssée, XI, 122. Cf. STEPH. BYZ., s. v. Βούνειμα.
[51] E. CURTIUS, Ionier, p. 15.
[52] HOMÈRE, Odyssée, IV, 352.
[53] De là le nom de Poseidon troqueur άμοιβεύς (GERHARD, Poseidon, p. 194).
[54] HÉRODOTE, I, 172. — Décision rendue par Zeus Dodonéen, concernant l’introduction des dieux nouveaux (HÉRODOTE, II, 53).
[55] Combat contre les Άλίαι (PAUSANIAS, II, 22, 1).
[56] Athéna Onka (STARK, Mytholog, Parallalen, p. 58. Archæol. Zeitung, 1865, p. 68).
[57] Expiations (ARISTOTE, Politique, 26, 27).
[58] L. PRELLER, Ausgew. Aufsätze, p. 244. DEIMLING, Leleger, p. 202.
[59] ACHILL. TAT., II. 14. Cf. STARK, Mythol. Parallel. dans les Berichte d. Sæchs. Ges. d. Wiss., 1876, p. 51 sqq. D’après GRISEBACH (Gœtting. gel. Anz., 1872. p. 1776) on ne peut démontrer que le laurier soit venu de l’Orient. Sur le laurier, voyez HEHN, Culturpflanzen, p. 149.
[60] HEHN (op. cit., p. 106) voit dans le bvssos le lin. En revanche, PAUSANIAS (V, 5, 2 ; VI, 26, 6) attribue à cette plante un caractère tout à fait exotique. Cf. E. CURTIUS, Peloponeresos, II, 10, et, dans le même sens, K. RITTER, Ueber die geographische Verbreitung der Baumcolle, dans les Abhandl. d. Berlin, Akad., Jul. 1850. Nov. 1851.
[61] Le styrax, aux environs d’Haliarte, considéré par les habitants de cette ville comme un indice d’immigration crétoise (PLUTARQUE, Lysandre, 28. Cf. WELCKER, Kretische Colonie in Theben, p. 44. FRAAS, Synopsis plant. flor. class., p. 124.
[62] Sur Héraclès considéré comme dieu, voyez E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 404. GURLITT, Tetrap. Att., 42. WACHSMUTH, Rhein. Mus., XXIV, p. 45.
[63] Sur Iolaos, voyez MOVERS, Colonien, p. 565 sqq. E. CURTIUS, Ionier, p. 30 sqq. On trouve des Iolaïdes, d’anciennes familles de Thespies, ville ionienne (O. MUELLER, Orchomenos, 232. DIODORE, IV, 29. C. I. GR., I, p. 729). DONDORFF (Die Ionier auf Euboia, 1860, p. 7) regarde Iolaos comme une figure qui appartient au cycle des légendes orientales.
[64] PRELLER, Griech. Mythol., II2, 285.
[65] Sur le cycle des légendes argiennes, voyez E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 443 sqq.
[66] Cf. Rhein. Mus., 1850, p. 455.
[67] Sisyphos = Sapiens (G. CURTIUS, Griech. Etymol., p. 424). Sur le caractère de Sisyphos, voyez NITZSCH dans ses notes sur l’Odyssée (XI, 597).
[68] Sur la légende de Cadmos, voyez E. CURTIUS, Ionier, p. 6.
[69] La légende des Argonautes dans E. CURTIUS (op. cit., p. 22).
[70] Sur l’égyptomanie dans les théories, anciennes et modernes, concernant les immigrations, voyez O. MUELLER, Orchom., p. 101. E. CURTIUS, Ionier, p. 4.
[71] Pour expliquer le radical ΑΗ' on peut utiliser la glose d’Hesychius, αΐγες οί Δωριεΐς τά κύματα. Les Doriens appellent les vagues des chèvres. Il faut en rapprocher le symbole mystique de l’αΐξ χαλκή sur l’agora de Phliunte, ville ionienne (E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 474), et l’effigie de la chèvre sur les monnaies frappées par différentes cités de nom analogue, comme Ægira, Ægion, etc. On peut encore y ajouter l’Αϊγεστα troyenne en Sicile. MOVERS (Colonien, p. 367) cherche à rattacher la racine αΐξ à un radical sémitique.
[72] Samos est un mot sémitique (E. CURTIUS, Ionier, p. 52. WEISSHAUPT, dans Jahns Archiv. XIX, p. 5101. Σάμους έκάλουν τά ύψη (STRABON, p. 346).
[73] MULLENHOFF (D. Alterthumskunde, p. 59), nous conteste le droit de rattacher la forme brève Ίονιος au nom d’Ίωνες. Mais ce droit se fonde sur un fait : c’est que des formes comme Ίάς, Ίαστί, qui appartiennent indubitablement à la même famille, font supposer un radical plus bref que celui que contient Ίων. A ces dérivés se rattache également la forme remarquable Ίαννα citée par Hesychius d’après Sophocle. En outre, Ίων, comme le prouve l’accentuation, ne saurait être une crase pour Ίάων, mais les deux formes dérivent parallèlement d’un radical ΙΟ. Ίων joue ici le même rôle que κύφψν par rapport à κυφός : Ίάων se comporte comme Διδυμάων à côté de δίδυμος, comme ξυνήων vis-à-vis de ξυνός = κοινός. De la forme première ΙΟ a pu sortir un radical allongé ΙΩΝ, comme τρήρων de τρηρός. La quantité du mot fut vraisemblablement réglée sur le modèle des noms patronymiques. Ainsi, on dit Ίωνες comme on dit Λίολίνος, Ήετίνος, et d’autre part, Ίωνες, par analogie avec des formes comme Κρονίονος, Δολίονος, Εχίονος. Dans Chœroboscos (LENZ, Gramm. Græc., II, 723), Hérodien donne la règle que voici ou bien ίωνος ou ΐονος de manière que l’ι est long dans Ίόνιον πέλαγος, et bref dans Ίωνες. La forme Ίάονες reste toujours exclusivement poétique. Les formes avec Σ (comme Ίασος) sont les plus difficiles à expliquer. On pourrait supposer un radical Ίαντ d’où viendrait Ίάντιος, Ίάσιος. Cf. Φλιάσιος. Je dois ces indications à mon frère G. Curtius.
[74] Légendes concernant Ion dans les parages de la mer Adriatique : SCHOL. DION. PERIEG., 92. SCHOL. LUCAN., II, 625. ARCHEMACHOS ap. SCHOL. PIND., Pyth., III, 120. Fragm. historic. Græcor., IV, 316. DONDORFF, Ionier, p. 8. Ias, partie de l’Illyrie dont les habitants s’appelaient Ίάται et Ίωνικοί (DONDORFF, op. cit., p. 146).
[75] Sur les Géphyréens, voyez E. CURTIUS, Geschichte des Wegebaus. Abhandl. der Berlin. Akad. 1855, p. 214.
[76] Άργος πάν παραθαλάσσιον πεδίον (HESICHIUS, s. v. Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 557).
[77] La ποταμόχωστος χώρα des Larisséens (STRABON, p. 621. E. CURTIUS, Ionier, p. 49).