L’auteur de la présente Histoire grecque n’a pas cru que l’ouvrage eût besoin d’une préface. L’historien n’a qu’un devoir, la recherche de la vérité, et il est inutile qu’il se vante de l’avoir accompli de son mieux. Mais le traducteur fait partie du public, et ce serait peut-être de sa part une réserve inopportune que de ne pas indiquer l’opinion qu’il s’est faite du livre auquel il donne, au prix d’un labeur ingrat, un nouvel instrument de propagande. L’histoire de la Grèce est une des plus complexes que nous offre l’antiquité. Elle n’a point l’unité de l’histoire romaine, qui va d’un cours régulier, et par des étapes bien marquées, de ses origines à sa conclusion. En Grèce, autant de villes, autant d’États ; au-dessus de cette vie politique disséminée, des groupes plus larges, mais déjà dépourvus de réalité tangible, les tribus ethnologiques, Ioniens, Éoliens, Achéens, Doriens ; au-dessus encore, cette unité tout idéale d’une race qui n’a jamais ni constitué ni aspiré à constituer une nation compacte et cohérente. L’histoire grecque, encombrée de légendes dans ses origines, interrompue par de larges lacunes, ne s’éclaire d’une vive lumière qu’aux alentours de Sparte et d’Athènes. Autour de ces deux foyers s’ouvrent dans toutes les directions des perspectives incertaines et fuyantes, où la chronologie chemine d’un pas mal assuré et où l’hypothèse achève les combinaisons tentées sur la foi de documents incomplets. Et pourtant, cette histoire offre un incomparable attrait : c’est, au fond, la jeunesse de notre civilisation européenne qu’il s’agit d’étudier en suivant à la trace les agissements, les expériences, les succès et les mécomptes de ce peuple qui a légué au monde moderne ses œuvres et son esprit. Aussi, depuis la Renaissance, l’érudition s’est-elle appliquée à recueillir et à classer les matériaux fournis par les textes et les monuments figurés : toute la littérature classique a été soigneusement interrogée ; les recueils d’inscriptions vont grossissant tous les jours ; sur une foule de questions de détail, les monographies abondent : il est devenu possible d’écrire une histoire grecque qui soit autre chose qu’une compilation dépourvue de critique, à la manière de Rollin. Mais il n’en faudrait pas conclure que la tâche de l’historien soit aujourd’hui plus facile. Tous ces travaux préparatoires ont eu pour résultat d’élargir le domaine qu’il doit embrasser du regard, de mettre en évidence l’activité multiple du peuple grec et la variété de ses aptitudes : ils ont surtout abattu les barrières qui séparaient le monde hellénique de l’Orient et posé de ce côté des problèmes nouveaux. La synthèse exige désormais un puissant effort d’intelligence. Il est naturel que l’effort ait été d’abord tenté par ceux qui n’en sentaient pas bien toute la difficulté, par les esprits qui conçoivent l’ensemble comme une série de détails successivement examinés et qui prennent volontiers pour une synthèse historique une juxtaposition de réalités bien établies. C’est en Angleterre et en dehors du cercle des savants de profession que l’érudition s’essaya le plus tôt à l’œuvre définitive. Les précis d’Olivier Goldsmith[1] et de J. Gillies[2] précédèrent de peu d’années l’estimable ouvrage de W. Mitford[3], qui cessa bientôt de répondre aux exigences de la science renouvelée par les travaux de Niebuhr, de Bœckh, de K.-Fr. Hermann et d’Ottfried Müller. C. Thirlwall prit la plume à son tour ; mais, à peine avait-il achevé son intéressant et judicieux travail[4] que George Grote commençait la publication de son Histoire de la Grèce[5], destinée à un si prodigieux succès. L’Allemagne elle-même accueillit avec une faveur mêlée de surprise l’œuvre de ce banquier de la Cité qui, après avoir longtemps dirigé la maison Prescott, Grote et C° et siégé à la Chambre des Communes, abandonnait les affaires pour se consacrer tout entier à l’étude de la civilisation grecque et apparaissait tout à coup muni de vastes lectures, armé d’une critique tranchante, faisant d’un trait précis le départ de l’ombre et de la lumière, sacrifiant les problèmes désespérés pour chasser de partout la conjecture, décidé aussi dans ses sympathies et ses antipathies, ami de la liberté, indulgent pour la démocratie et sévère pour le privilège. Le volumineux ouvrage de Grote a une valeur incontestable, qu’il gardera longtemps encore et que je n’entends point mettre en question. C’est le répertoire le plus complet que nous ayons d’informations et de jugements motivés concernant l’histoire politique de la Grèce. Mais la méthode de Grote est loin de satisfaire ceux qui pensent qu’une histoire bien faite doit être par surcroît une œuvre d’art, c’est-à-dire, un composé harmonique, équilibré dans toutes ses parties et offrant un développement continu. L’art ne fait pas plus de sauts que la nature. La facilité même avec laquelle l’Histoire de Grote se débite en traités spéciaux[6] trahit une certaine faiblesse de composition, un assemblage assez lâche des diverses parties. L’auteur, tout préoccupé de l’utile, interrompt souvent son récit pour justifier, contre Clinton et autres, une date qu’il vient d’établir, une allégation qui va à l’encontre des idées reçues : texte et notes fourmillent de renseignements, de comparaisons avec les usages de diverses époques et de divers pays, de rectifications de toute sorte qui embarrassent le cours de la narration, déjà ralenti par les résistances d’un style qui ne coule nulle part sans effort. Enfin, défaut plus grave et qui, pour avoir été voulu, n’en est pas moins choquant, l’œuvre de Grote ressemble à un édifice auquel on aurait enlevé ses premières assises et qui resterait suspendu par miracle au-dessus du vide. Tout ce qui précède l’ère des Olympiades est réputé appartenir à la légende et se trouve retranché de l’histoire : puis, la certitude commence à heure fixe, et, dès lors, l’historien se met à œuvre avec confiance. Le lecteur peut se faire de la partie ainsi sacrifiée l’idée qu’il lui plaira : on lui fournit les matériaux triés et classés ; il a devant lui une mythologie à compartiments où sont étiquetées les légendes des divers pays grecs ; puis, il parcourt du regard la série des moteurs premiers jadis invoqués au hasard, Pélasges Lélèges, Cariens, Phéniciens... etc., vieux rouages dont on ne veut plus et qu’on détaille en passant pour attester qu’on n’a rien oublié. C’est la passion de la vérité palpable, le besoin de la
certitude, qui décide Grote à mutiler ainsi l’histoire de l’Hellade. Il a dû
essayer, lui aussi, de poursuivre à travers les détours et les redites
trompeuses de la légende la réalité, fait ou idée, qui se cache sous cette
végétation touffue ; mais il y a renoncé, et il a gardé de sa fatigue un
certain dépit. En vérité, dit-il, je ne sais rien de si décourageant et de si mal récompensé
que les laborieuses pesées de ce qu’on appelle évidence, les comparaisons de
probabilités infinitésimales et de conjectures toutes dépourvues de preuves,
en ce qui concerne ces temps et ces personnages obscurs. Les hommes de
sa trempe, esprits entiers et positifs, plus vigoureux que pénétrants, sont
mal propres à ces sortes de tâches qui exigent beaucoup de perspicacité, de
souplesse, de patience, et, pour tout dire, un usage discret de la
conjecture. Mais, renoncer à se faire une opinion sur les origines du peuple
grec, c’est, de peur d’un mal, se jeter dans un pire. Chaque progrès des
sciences sociales tend à affirmer de plus en plus nettement la solidarité
qui, par l’hérédité, par la tradition sous toutes ses formes, unit le présent
au passé ; et l’on risque fort de ne pas saisir le sens d’un mouvement dont
on n’a pas voulu examiner la direction initiale. Retrouver les premiers germes de la civilisation hellénique, les sources de sa vitalité ; reconstituer, avec leur tempérament particulier, les tribus helléniques, personnalités collectives dont chacune met en évidence un trait saillant du type commun ; expliquer par l’effet des aptitudes héréditaires les tendances divergentes que l’histoire de Sparte et d’Athènes, par exemple, montre à chaque instant en conflit ; jeter ainsi, à travers la multiplicité des détails, de larges généralisations qui les groupent et les rendent intelligibles ; telle a été, au contraire, la préoccupation de la science germanique et particulièrement de l’école d’Ottfried Müller. On sait qu’en écrivant l’histoire des tribus helléniques[7], le vaillant archéologue que la mort a arraché tout plein de projets à ses fouilles de Delphes se préparait à écrire une histoire générale de la Grèce. Cette tâche qu’il réservait à sa maturité, son disciple d’alors, Ernest Curtius, l’a abordée à son tour après une longue et consciencieuse préparation dont témoignent tant de notes de voyage, de recherches personnelles, de monographies, d’esquisses oratoires accumulées autour de l’Histoire grecque[8]. On commence à se plaindre, dans le monde savant, de la division du savoir en spécialités dont chacune suffit à l’activité d’un esprit mais risque de rétrécir l’intelligence à laquelle elle suffit. Pour ne parler que des études historiques et, parmi elles, de celles qui ont pour objet l’antiquité classique, elles offrent déjà une surface immense, où plus d’un travailleur se contente de se tailler une province. Philologie — linguistique et littéraire, — épigraphie, archéologie de l’art, étude des coutumes et institutions politiques, religieuses, économiques, tout cela sert ou, pour mieux dire, tout cela est nécessaire à qui veut se rendre maître d’un pareil sujet et en rapprocher toutes les parties en conservant à chacune sa juste proportion. En suivant la carrière scientifique de M. E. Curtius depuis le jour où il publiait ses Anecdota Delphica (1843) jusqu’à l’heure présente où il dirige les fouilles d’Olympie, on pourrait montrer que, disciple d’O. Müller, de Welcker, de Bœckh, successeur de K.-Fr. Hermann à Gœttingen, de E. Gerhard à Berlin, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et, par-dessus tout, voyageur infatigable, il a parcouru le cycle entier des investigations de détail où se forme et s’essaie l’historien. Il est plus simple d’aller tout droit au résultat et de dire qu’il s’est acquitté d’une tâche particulièrement difficile avec un remarquable talent. Cinq éditions successives du texte original[9], chaque fois revu et amélioré, la traduction de l’ouvrage en anglais, en italien et présentement en français, attestent que ce talent n’a point passé inaperçu[10]. M. E. Curtius n’a point entendu refaire l’œuvre de Grote. Il n’a pas voulu introduire de dissertations ou de polémique dans son texte, ni traîner derrière lui un appareil d’érudition qu’il réserve pour ses travaux d’ordre purement scientifique. D’après le plan primitif, l’Histoire grecque, destinée au grand public, devait être, comme l’Histoire romaine de Th. Mommsen dont elle forme le pendant, dépourvue de références et de notes. Le monument une fois construit, les échafaudages devaient disparaître. Mais, tandis que M. Mommsen s’est refusé sur ce point à toute concession, M. E. Curtius s’est, on le verra, montré plus accommodant pour ceux qui ne veulent pas jurer sur la parole du maître. Cependant, il ne faut pas chercher ici un courant régulier de références aux sources antiques. Le livre garde son caractère originel : ce n’est point une série d’études spéciales, mais le résultat d’un labeur antérieurement accompli et comme l’épanouissement d’une science reposée. Ceux qui tiennent à s’instruire eux-mêmes plutôt qu’à être instruits devront donc chercher ailleurs, à l’aide des notes bibliographiques, la démonstration circonstanciée des vues personnelles de l’auteur. Parmi ces vues, qui ont modifié sur bien des points les idées courantes, il en est une qui a en quelque sorte renouvelé l’histoire primitive de la Grèce ; je veux dire, la part faite aux Ioniens, et par eux à l’Asie, dans l’œuvre de la civilisation hellénique. O. Müller, tout en ayant un sentiment très vif de la complexité des éléments dont la réaction réciproque a fini par constituer le génie national, s’est laissé aller à simplifier outre mesure sa conception du tempérament, du caractère propre des Hellènes. Il ramène à un petit nombre d’idées maîtresses la religion, l’art, les préférences morales et politiques de la race, et il incarne ces idées dans la tribu des Doriens, une façon de peuple élu qui sort tout à coup de la vallée de Tempé pour apporter aux autres tribus, avec le culte d’Apollon, l’idéal d’ordre et d’harmonie dont il est épris. Le Péloponnèse devient le centre de la vie nationale, et la législation de Lycurgue, l’œuvre grecque par excellence. M. E. Curtius a senti que l’esprit conservateur des Doriens, leur goût de stabilité, leurs tendances anti-démocratiques et leur penchant à la dévotion scrupuleuse, ne pouvaient vraiment pas passer pour le trait caractéristique du génie grec. Il a bien vu aussi que cette civilisation autonome, créée pour ainsi dire de toutes pièces par une tribu longtemps isolée de tout contact avec le dehors, serait un phénomène anormal dont rien ne saurait rendre compte. Le peuple grec, si bien doué qu’il fût d’ailleurs, a suivi la loi commune ; il n’a été en aucun temps indépendant des influences extérieures et, avant d’arriver à l’âge adulte, il a dû avoir pour éducateurs des peuples plus anciens et plus cultivés. Ce n’est pas au pied de l’Olympe, mais en Asie qu’il faut chercher le berceau de la civilisation hellénique ; ce n’est point par voie de terre et avec la lenteur solennelle d’une procession religieuse qu’elle s’est d’abord propagée, mais bien par la mer, qui est le trait d’union de tous les pays habités par les Hellènes. Si le centre de l’Hellade est quelque part, il est au milieu de cette mer Égée que sillonnent en tous sens des aventuriers de toute race, Phéniciens, Cariens, Crétois, Ioniens. L’industrieuse tribu des Ioniens, race souple, intelligente entre toutes, âpre au gain et amie du plaisir, curieuse de nouveautés et prête à toutes les aventures, a paru à M. E. Curtius plus voisine qu’aucune autre du type général de la nation hellénique, et c’est elle, à son sens, qui, formée d’abord à l’école des Sémites d’Asie, a fait ensuite l’éducation des autres Hellènes, auxquels elle apportait pêle-mêle les marchandises, les inventions et les idées de l’Orient. Le mouvement civilisateur suit ainsi une marche continue d’Orient en Occident, d’Asie en Europe, et l’admirable floraison du génie grec n’est plus un effet sans cause, mais le dernier terme d’un progrès préparé par des moyens parfaitement intelligibles. Mais cette conception si vraisemblable, si conforme aux lois constatées par l’histoire générale, se heurte tout d’abord à l’opinion des anciens eux-mêmes. Les Grecs ont écrit leur histoire en un temps où la Grèce d’Europe était la véritable Hellade, le domaine propre de la race ; et, portés comme ils l’étaient à refaire le passé à l’image du présent, ils ont renversé les rapports qui, dans une période déjà lointaine pour eux, unissaient les deux rivages de la mer Égée. La tradition, adoptée par eux et uniformément reproduite depuis par tous les auteurs, considère les Ioniens d’Asie comme des colons expulsés de la Grèce européenne par l’invasion des Doriens et installés sur le littoral asiatique depuis un temps relativement court. Si les villes d’Asie avaient leurs métropoles eu Europe et ne dataient que d’une époque où les Doriens avaient déjà affirmé leurs aptitudes spéciales, il est évident que la civilisation grecque s’est faite elle-même, et qu’elle doit à l’Asie moins qu’elle ne lui a prêté. Aussi M. E. Curtius a-t-il commencé par démontrer, dans une dissertation spéciale[11] que le rivage occidental de l’Asie-Mineure est la véritable patrie des Ioniens. Il ne nie point que le contrecoup de l’invasion dorienne n’ait ramené en Asie une masse considérable d’émigrants ; seulement, bien que les villes agrandies aient fait dater leur fondation de cette nouvelle ère de prospérité, il distingue, sous les splendeurs de l’Ionie nouvelle, les vestiges oubliés de la Vieille Ionie. Ceci une fois admis, tout s’ordonne et s’éclaire. A l’arrière-plan de l’histoire grecque apparaît un grand peuple aryen campé sur les plateaux de Phrygie. Une première et large poussée d’émigration amène en Occident les Pélasges. Plus tard, des groupes moins nombreux, mais déjà plus compacts, s’engagent successivement dans la même voie. Les uns passent l’Hellespont ; les autres s’installent tout le long du rivage asiatique de la mer Égée. Alors commence la genèse de l’Hellade. Tous ces éléments réagissent les uns sur les autres, réaction lente à distance de la mer, active sur les côtes, sans cesse visitées par les Grecs d’Asie ou Ioniens. Ceux-ci courent les mers avec les Cananéens et, faciles aux relations de toute sorte, s’allient, au hasard des circonstances, en Asie et hors d’Asie, avec des races étrangères. Il se produit ainsi des populations hybrides, de caractère indécis et de nom variable, qu’on ne peut ni distinguer nettement des Ioniens ni confondre avec eux, véritables Protées dont les déguisements ont dérouté, jusqu’ici l’érudition la plus patiente. Pour débrouiller ce chaos, il fallait ne pas oublier le caractère doux et bienveillant de la mer Égée. Tandis que l’historien préoccupé de fixer au sol tous les noms ethnologiques épars dans les textes se fatigue à retenir en certains lieux des entités fantasques qu’il rencontre partout, M. E. Curtius suit du regard le va-et-vient incessant des vaisseaux qui, comme autant de navettes agiles, croisent et mêlent dans toutes les directions les fils multicolores de la trame historique. A l’équilibre statique, il a substitué le mouvement, la vie, un perpétuel devenir qui explique également bien la multiplicité des noms appliqués à un même agent ou la diversité des éléments rassemblés sous une même dénomination. Cariens, Lyciens, Dardaniens, Tyrrhènes, Crétois, Curètes, Caucones, Taphiens, Téléboëns, qu’ils soient désignés à part ou sous le titre vague de Lélèges, sont des peuplades de sang diversement mêlé, qui forment autant d’intermédiaires entre le Sémite et l’Hellène de pure descendance aryenne. Cet Hellène, garanti par un long isolement et par sa fierté native de toute affinité physiologique avec l’étranger, c’est le Dorien qui, sous ce rapport, mais sous ce rapport seulement, peut être pris pour le représentant du vrai type national. Les Doriens n’ont pas échappé, eux non plus, à la contagion des idées : ils tiennent de l’Orient et leur patron céleste, Apollon, et leur modèle héroïque, Héraclès ; ils sont non pas les créateurs mais les instruments de cet oracle pythique qui, fondé par la propagande orientale, les tient comme asservis par leur foi. Le dorisme a pourtant sa fonction propre, et c’est à peu près celle que lui assigne O. Müller. En face de la mobilité cosmopolite, de la force dispersive des Ioniens qui déposent sur tous les rivages de la Méditerranée ou de la mer Noire des essaims de colons, il représente l’instinct religieux et patriotique qui attache l’homme à la terre natale, la force de cohésion qui groupe individus et cités en associations régies par des lois d’origine surnaturelle. C’est lui qui a consacré par son respect, soutenu de son énergie et enfin gravé dans la conscience nationale les idées qui font l’unité morale de la Grèce. Tel est, dans ses grandes lignes, ce que j’appellerais volontiers le système de M. E. Curtius si je ne craignais d’abonder dans le sens de ceux à qui tout système est suspect, par cela seul qu’il constitue un groupement voulu et médité des faits. Sur de telles critiques il faudrait pourtant s’entendre. Les métaphysiciens sont dans leur droit en doutant de l’existence objective de la causalité : mais il est certain que l’entendement ne conçoit les faits que comme s’engendrant les uns les autres, et que tout phénomène séparé de sa cause reste inintelligible. Quiconque veut faire autre chose que colliger des faits est donc obligé d’établir un lien entre eux : la tâche qui incombe à l’historien digne de ce nom est précisément de s’élever des rapports particuliers aux influences plus générales qui paraissent les régir. Sans doute, on court le risque de se tromper dans cette reconstruction tardive, pour laquelle on ne dispose souvent que de matériaux insuffisants, mais c’est un devoir de l’entreprendre. M. E. Curtius y a réussi mieux que personne. Il a mis en relief le trait de caractère qui explique toute l’histoire grecque. On ne pouvait tirer plus heureusement parti des aptitudes variées des Ioniens, de leur infatigable activité de trafiquants et de chercheurs, pour rattacher l’histoire de la Grèce à celle de l’Orient, pour rendre raison de cette colonisation démesurément étendue qui jette ses avant-postes partout où il y a quelque veine lucrative à exploiter, enfin, pour apprécier le rôle exceptionnel d’Athènes. L’attention toute spéciale que M. Curtius accorde aux Ioniens ne va pas sans sympathie, et cette sympathie n’est qu’une des formes de l’esprit libéral qui court d’un bout à l’autre de l’ouvrage. L’auteur ne porte point, comme Milford et Grote, les préoccupations du temps présent dans l’histoire du passé. Il ne fait point intervenir, sous prétexte de comparaisons instructives, les sauvages, les Hindous, le parlementarisme, les whigs et les tories, ou la Révolution française ; il n’ira point étudier dans la Suisse divisée par le Sonderbund les causes qui amènent la dislocation des amphictyonies, et il ne croit pas nécessaire, pour faire connaître les Pythagoriciens, de les rapprocher des Jésuites. Pour comprendre les hommes et les institutions, il les replace dans le milieu qui les a produits et il les juge avec les idées antiques. Les peuples modernes ont grandi sous une discipline austère qui tient en suspicion la nature humaine et ne lui alloue qu’une initiative restreinte en échange d’une responsabilité pour ainsi dire illimitée. Les anciens hellènes étaient, au contraire, tentés d’exagérer le mérite des belles actions et d’atténuer les responsabilités fâcheuses. Ils vantaient sans fin le courage, la vertu, le talent, la force, la beauté, et ils avaient vite fait de rejeter sur un aveuglement fatal, causé par le caprice d’un dieu ou de la Fortune, les défaillances et les erreurs de la volonté. M. Curtius retourne tout doucement à l’optimisme antique : convaincu que les récriminations n’ajoutent aucune autorité aux leçons de l’histoire, il a l’éloge vif et le blâme discret. Au lieu d’appliquer à tout et à tous une mesure uniforme, il change, suivant les temps et les lieux, de point de vue et de préférences. Il se déplace, pour ainsi dire, parallèlement à son sujet pour envisager chaque partie bien en face et sous son vrai jour. fine se sent pas forcé d’opter entre Lycurgue et Solon ; il respecte les pouvoirs fondés sur la tradition sans se croire obligé de maudire ceux qui les renversent ; il parle de la royauté héréditaire en homme qui, durant cinq ans (1844-1849), a eu pour élève un prince royal et de la tyrannie en politique qui sait les accidents inévitables aux époques de transition ; il apprécie le rôle modérateur des classes aristocratiques et ne trouve rien à reprendre aux légitimes aspirations de la démocratie. Ce n’est pas chez lui indifférence ou mollesse de jugement, mais ouverture d’esprit et hauteur de vues. Si la bienveillance est la première condition de la justice, l’indulgence en est peut-être le dernier mot. La mémoire de Périandre, pour ne citer que cet exemple, en a largement profité. Pourtant, comme nous le disions tout à l’heure, M. E. Curtius ne peut ni ne veut se défendre d’une certaine prédilection pour les tendances du génie ionien. De même qu’il excelle à peindre le mouvement des ports marchands, il aime à mesurer l’impulsion donnée aux esprits par l’échange d’idées dont le négoce est l’occasion ; il se plaît à voir un peuple intelligent et hardi prendre pleine possession de lui-même. Nul n’a parlé avec une admiration plus franche, plus émue parfois, du magnifique élan imprimé à toutes les forces vives de la cité par la démocratie égalitaire des Athéniens. On a vu, au moins une fois dans l’histoire, ce que peut développer d’énergie le libre accord de volontés dont chacune a une valeur propre, et nous sentons aujourd’hui encore le rayonnement de ce foyer intense de lumière et de vie. M. E. Curtius constate ces heureux effets de la liberté, sans arrière-pensée, sans déclamations d’aucune sorte, avec cette sérénité aimable qui est la marque distinctive de son talent. Ce sont là des idées que la langue française est habituée à répandre, et ce n’est pas nous, à coup sûr, qui reprocherons à notre auteur d’être trop Athénien. L’Histoire grecque a encore à nos yeux un mérite dont il est peut-être imprudent de parler ici, parce qu’il est difficile à un traducteur de le lui conserver : c’est qu’elle est non seulement composée mais écrite avec un soin infini, avec un souci littéraire qu’on ne rencontre pas souvent chez nos voisins. M. Curtius compte parmi les meilleurs écrivains de l’Allemagne. Il a été poète avant de devenir un orateur académique des plus goûtés, et en aucun temps il n’a pensé que l’érudition perdit quelque chose à se revêtir de beau langage. Son imagination, nourrie de souvenirs personnels et d’impressions recueillies sur les lieux même, lui fournit aisément le mot qui dessine et l’épithète qui colore. Son style abondant et grave aime les formes amples : il s’épanche volontiers en périodes nombreuses et cadencées, dans lesquelles on sent l’art, mais non l’effort. Peu ou point de négligences ; mais une teneur égale et, comme disaient les anciens, tempérée, qui se garde des saillies, des jeux d’esprit, des éclats de voix, et surtout de la trivialité. Ce n’est pas là un texte avec lequel un traducteur puisse prendre ses libertés. J’ai voulu, pour mon compte, en donner un décalque aussi fidèle que le permet le génie si différent des cieux idiomes. Il est, je crois, des procédés d’exécution plus faciles : il n’y en a pas de plus respectueux. Quelques modifications ont été apportées à la forme extérieure de l’ouvrage. J’ai dû, par déférence pour nos habitudes, distribuer en cinq volumes la matière des trois énormes tomes de l’original. Ensuite, je n’ai pas cru abuser, de l’autorisation inconditionnelle très gracieusement accordée par l’auteur en donnant à l’Histoire grecque un aspect et comme une allure plus didactique. Les chapitres ont été pourvus de sommaires en petit texte et scandés, d’une façon plus apparente que dans le texte allemand, par des paragraphes avec sous-titres. Enfin, les notes, au lieu d’être réunies en appendice à la fin des volumes, ont été réparties au bas des pages. Au cours de cette répartition, j’ai éprouvé quelques perplexités : les erreurs seront rectifiées, s’il y a lieu, ainsi que les fautes typographiques, dans une liste générale des Errata qui sera donnée avec le cinquième volume. Eu revanche, j’ai pu faire çà et là quelques corrections utiles. Les titres des ouvrages indiqués dans les notes ont été simplement transcrits, sans autre souci que de ne pas trop les mutiler par des abréviations excessives : j’ai pensé que les traduire était le vrai moyen de dérouter ceux qui voudraient utiliser ces références. En ce qui concerne l’orthographe des noms propres, je n’ai pas eu le courage d’imposer aux lecteurs français la transcription exacte des noms grecs. J’ai jugé inutile de parler le jargon barbare auquel s’est résigné le traducteur de Grote, pour aboutir, en somme, à des inconséquences plus choquantes que celles de l’usage courant et à une prononciation plus défigurée. Il m’a paru suffisant de remplacer la terminaison latine us, là où l’usage l’a conservée, par la désinence grecque en os. Parfois, j’ai cru bon de créer des doublets en adoptant à la fois l’orthographe savante et la forme usitée, en vue de différencier les homonymes : j’écris ainsi Orchomène (de Béotie) et Orchoménos (d’Arcadie) ; le Pénée (de Thessalie) et le Pénéios (d’Élide) ; Kyme et Came ; Eschine (l’orateur) et Æschine (le tyran)... etc. Il est cependant un point sur lequel il a fallu réagir contre les habitudes prises. A une certaine époque, Grecs et Romains se sont réciproquement persuadé qu’ils avaient la même religion. Nous ne pouvons indéfiniment perpétuer cette erreur. J’ai donc, comme M. E. Curtius, rendu aux divinités grecques leur véritable nom. Il vaut mieux, à la rigueur, ignorer la corrélation établie entre le Poseidon grec et le Neptune latin que de croire à la parfaite identité de l’un et de l’autre. Je continuerai à appliquer aux volumes suivants le système adopté pour celui-ci, et l’on sentira jusqu’au bout une direction unique. Mais à partir de ce moment, le premier volume terminé, je passe à des auxiliaires dévoués ma plume de traducteur. En traduction aussi, il faut aboutir, et la publication ne peut être menée rapidement à bonne fin que par un effort collectif. Que ceux qui craignent les disparates se rassurent. Mes collaborateurs appartiennent à l’élite des professeurs de l’Université : avec le talent, ils ont, au même degré que moi, le respect du texte, et c’est le style même de l’auteur qui, fidèlement reproduit, donnera à la copie l’homogénéité de l’original. Un avertissement placé en tête de chaque volume indiquera les noms des traducteurs et la part de coopération qui revient à chacun d’eux. Certes, ce n’est point un médiocre hommage rendu à l’œuvre de M. E. Curtius que cette coalition de bonnes volontés, parmi lesquelles il serait injuste d’oublier la courageuse initiative de l’éditeur. Paris, 15 novembre 1880. A. B.-L. |
[1] OL. GOLDSMITH, The grecian history to the death of Alexander. London. 1776. 2 vol. 80.
[2] JOHN GILLIES, History of ancient Greece, its colonies and conquest from the earliest accounts to the division of the Macedonian empire in the East, 2d edit., 1787.
[3] WILL. MITFOHD, History of Greece. 1781-1791. 3 vol. 4°. New edition. 1829. 8 vol. 8°.
[4] O. THIRLWALL, History of Greece. London. 1835-1844. 8 vol. in-12 (ap. The Cabinet Cyclopædia). Trad. française (inachevée) par Ad. JOANNE. Paris, 1852.
[5] G. GROTE, History of Greece from the earliest periode to the close of the generation contemporary with Alexander the Great. London. 1846-1855. 12 vol. 8° (éd. 1862. 8 vol. 8°). Traduction française par A. L. DE SADOUS (Paris. 1864-1867. 19 vol. 8°).
[6] Cf. TH. FISCHER, Mythologie und Antiquitäten aus Grote. 4 vol. 8°. — Lebens- und Characterbilder griech. Staatsmänner und Philosophen aus Grote. 2 vol. 8°, etc.
[7] K. O. MÜLLER, Geschichten hellenischer Stämme und Städte. I. Orchomenos und die Minyer. II. III. Die Dorier. Breslau. 1820-1821. (2e édit. Breslau. 1844. 3 vol. in-8°).
[8] Le Péloponnèse (E. CURTIUS, Peloponnesos. Gotha. 1851-1852. 2 vol. 8°) est déjà plus qu’une monographie. C’est une description géographique et historique de la péninsule, d’une facture tout à fait magistrale.
[9] E. CURTIUS, Griechische Geschichte. Berlin. 1857-1867. 3 vol. 8°. (5e édition des vol. I et II et 4e édit. du vol. III, Berlin. 1878). L’ouvrage — il est peut-être utile d’en avertir ici — se termine au lendemain de la bataille de Chéronée (338), qui met fin à l’indépendance de la Grèce. Mitford s’était arrêté à la mort d’Alexandre (323), et Grote à la bataille d’Ipsus (301). Thiriwall clôt l’histoire de la Grèce à la destruction de Corinthe (148).
[10] La traduction anglaise, par A. W. WARD (London. 1868-1873. 5 vol. 8°), a été commencée sur la deuxième édition et achevée sur la troisième. La traduction italienne, faite sur la quatrième édition par G. MÜLLER et G. OLIVA (Torino. 1877-1880. 3 vol. 8°), est en cours de publication.
[11] E. CURTIUS, Die Ionier vor der ionischen Wanderung. Berlin. 1855.