FASTES DU RÈGNE DE CONSTANCE CHLORE. CONSTANTIUS V. - GALERIUS MAXIMIANUS V. AN R. 1056. DE J.-C. 305.Constance et Galérius deviennent Augustes le 1er mai, par l'abdication de Dioclétien et de Maximien. L'empire romain est véritablement partagé entre eux, mais inégalement. Constance conserve son département, c'est-à-dire, les Gaules, l'Espagne et la Grande-Bretagne. Galérius gouverne l'Illyrie, la Thrace et l'Asie mineure par lui-même ; l'Italie et l'Afrique par Sévère ; l'Orient par Maximin. Bonheur des sujets de Constance. Gouvernement tyrannique de Galérius. Il retient auprès de lui Constantin, qu'il avait exclus de la dignité de César, et qui était un obstacle à ses projets. Il tente diverses voies de le faire périr. D CONSTANTIUS VI, AUGG. - GALERIUS MAXIMIANUS VI, AUGG. AN R. 1057. DE J.-C. 306.Constantin s'échappe de Nicomédie, et vient joindre en Gaule son père, qui se préparait à passer dans la Grande-Bretagne. Avantages remportés par Constance sur les Pictes, nation dont le nom paraît ici pour la première fois dans l'histoire. Constance meurt à Yorck le 25 juillet, laissant plusieurs enfants, mais désignant Constantin seul pour son successeur. Constantin est proclamé Auguste le même jour par l'armée. Après la cession de Dioclétien et de Maximien, l'empire romain fut gouverné par deux Augustes et deux Césars, Constance, Galérius, Sévère et Maximin. Je mets Constance en titre, parce qu'il était le premier de ces quatre princes. Il avait toujours eu le rang au-dessus de Galérius comme César, et il le conserva comme Auguste. Dans le consulat qu'ils gérèrent ensemble l'an de J.-C. 306, Constance est nommé avant Galérius. Mais la primauté dont jouissait Constance n'était qu'une primauté d'honneur. Il s'en fallait beaucoup qu'il n'eût succédé à l'autorité de Dioclétien, comme il succédait à sa place. L'ambitieux Galérius, qui n'avait pu supporter la supériorité d'un prince à qui il devait tout, était bien éloigné de se soumettre à celui dont il pouvait se prétendre l'égal. Il méprisait même la douceur de Constance, ainsi que je l'ai remarqué : et, parce qu'il se sentait plus d'audace, il se croyait plutôt fait pour lui commander que pour en recevoir des ordres. Constance de son côté était en garde contre un tel collègue, et le craignait ; ainsi il n'y avait nulle union, nul concert entre ces deux princes. Alors, comme l'observe Eusèbe[1], l'empire fut véritablement partagé pour la première fois, parce que la partie qui obéissait à Constance, quoique considérée toujours comme membre du corps, n'avait guère dans le fait plus de communication avec celle qui reconnaissait Galérius, que n'en ont deux états voisins qui sont en paix l'un à l'égard de l'autre. Le partage était extrêmement inégal. Nous avons vu que Galérius avait eu la précaution de faire nommer des Césars qui fussent dans sa dépendance. Ainsi quoiqu'il y ait quelque indice que Sévère était destiné à faire par rapport à Constance le rôle que Constance lui-même avait fait à l'égard de Maximien, dans la réalité ce César prenait les ordres de Galérius. Constance ne conserva que son ancien département, les Gaules, l'Espagne et la Grande-Bretagne. Galérius eut tout le reste, et il gouverna l'Illyrie, la Thrace et l'Asie par lui-même, l'Italie et l'Afrique par Sévère, l'Orient et l'Égypte par Maximin. Les peuples soumis aux lois de Constance eurent bien à se louer de leur sort. Il en avait déjà fait le bonheur pendant qu'il était dans un rang qui l'astreignait à quelque dépendance. Lorsqu'il ne fut plus comptable de ses actions qu'à lui seul, il fit croître la félicité publique, en développant pleinement tout ce qu'il avait de douceur et de bonté dans le caractère. La persécution contre les chrétiens cessa absolument dans les pays qui lui obéissaient ; et l'exemple de l'équité de Constance fut suivi par Sévère qui, croyant apparemment lui devoir cette déférence ou peut-être ayant par lui-même de l'aversion pour les rigueurs exercées sur tant d'innocents, rendit la paix aux églises d'Italie et d'Afrique. En général tous les sujets de Constance jouirent d'une situation tranquille et heureuse sous un prince affable, populaire, qui souhaitait que les villes et les particuliers fussent riches sous son gouvernement, et qui déclarait en termes exprès qu'il aimait mieux voir l'argent de l'état distribué en plusieurs mains que renfermé dans un seul coffre. On se rappelle à l'occasion de cette maxime le trait conforme que j'ai raconté de lui sous Dioclétien. Ce bon prince, sûr d'être aimé et respecté pour sa vertu, se tenait tellement éloigné du faste et avait un tel goût de simplicité, que lorsqu'il lui fallait donner quelque grand repas, il empruntait l'argenterie de ses amis pour le service de sa table. Le bonheur de ces provinces fortunées leur devenait Galérius au plus précieux par la comparaison avec les maux que souffraient celles où dominait Galérius. Rien n'est plus affreux que la description que nous trouvons dans Lactance[2] de la tyrannie de ce prince barbare. C'était peu pour lui que d'imiter le faste des rois de Perse et de vouloir comme eux être adoré et ne commander qu'à des esclaves. Au despotisme le plus odieux il joignait une cruauté qui surpassait celle de Néron. Les supplices les plus atroces étaient mis en usage par lui pour les fautes les plus légères, et cela sans distinction des rangs ou des personnes. Il sévissait par la croix et par le feu contre les plus grands seigneurs. Avoir simplement la tête tranchée, c'était une grave qui ne s'accordait qu'à ceux que d'importants services rendaient recommandables. Des dames illustres étaient enfermées dans des ouvroirs de femmes esclaves pour y être appliquées à des travaux serviles. Galérius trouvait un joie cruelle à faire dévorer des hommes vivants par des ours d'une grandeur énorme, qu'il avait rassemblés et que l'on nourrissait dans son palais. Il s'était accoutumé à employer toutes ces horreurs contre les chrétiens, et il les étendait indistinctement à tous ceux qui avaient le malheur de lui déplaire. Toutes ces condamnations s'exerçaient sans aucune forme de justice. Les juges qu'il mettait en place étaient des hommes féroces, sans lettres, nourris dans les armes. L'éloquence était étouffée, les avocats réduits au silence, les jurisconsultes bannis. Toute littérature passait pour art malfaisant, et ceux qui en faisaient profession devaient s'attendre à être traités en ennemis. Une licence arbitraire et affranchie de toute considération anéantissait les lois et rendait inutiles toutes les belles connaissances. Galérius n'avait pas moins d'avidité pour l'argent que de cruauté ; et au lieu que les supplices ne pouvaient tomber que sur un certain nombre de victimes, par ses exactions il se rendit le fléau de tous ses sujets. Il ordonna un dénombrement général des biens et des personnes dans toute l'étendue des pays de son obéissance ; et cette opération, qui ne peut manquer d'être à charge aux peuples, s'exécutait avec une rigueur qui en faisait une vraie tyrannie. On arpentait les terres, dit Lactance[3], on comptait les pieds d'arbres et les ceps de vignes, on écrivait le nombre des bestiaux de chaque espèce, on tenait registre des têtes d'hommes. Chaque père de famille était obligé de se présenter avec ses enfants et ses esclaves ; et pour avoir des déclarations fidèles, les tortures et les fouets n'étaient point épargnés. On maltraitait les enfants pour les faire parler contre leurs pères, les esclaves contre leurs maîtres, les femmes contre leurs maris ; et si ces ressources manquaient, on tourmentait les possesseurs eux-mêmes pour tirer d'eux des aveux contraires à leurs intérêts et souvent à la vérité. Vaincus par la douleur, ils accusaient non le bien qu'ils avaient, mais celui que l'on voulait qu'ils eussent. Les excuses de l'âge, de la mauvaise santé, n'étaient point reçues. On comptait les malades et les estropiés pour les soumettre aux impositions. On estimait à la vue Fige de chacun, et l'on ajoutait des années aux enfants pour les rendre susceptibles de taxe, ou on en ôtait aux vieillards pour les empêcher de profiter de la dispense de Pige. Partout régnaient la tristesse, le deuil, les plaintes amères. Après un premier dénombrement, on n'en était pas quitte. De nouveaux commis venaient rechercher ce qui avait pu échapper aux premiers ; et souvent ils grossissaient les rôles sans raison et sans fondement, uniquement afin de ne point passer pour inutiles La mort même ne délivrait pas du joug ; et il fallait souvent payer pour des morts qu'il plaisait aux intéressés de réputer vivants. Les mendiants ne pouvaient pas être mis au rang des contribuables, et leur misère leur était une sauvegarde contre les exactions. Le prince inhumain avait imaginé un moyen de les soulager du poids de leur indigence. Il les faisait embarquer par troupes et jeter dans la mer. Je crains qu'il n'y ait peut-être quelque exagération dans certaines circonstances de ce que je viens de transcrire de Lactance : mais le fond est vrai. Galérius était avide d'argent, et il eu avait besoin pour les projets qu'il roulait dans sa tête. Il se proposait de se rendre maître de tout l'empire, et de réunir aux trois parts dans lesquelles il dominait celle que Constance s'était réservée. L'occasion d'y réussir ne lui paraissait pas devoir se faire attendre longtemps : car son collègue était d'une santé qui menaçait ruine. S'il tardait trop, si sa mort n'arrivait pas assez promptement, Galérius avait la ressource de la guerre et des armes ; et en réunissant les forces de Sévère et de Maximin avec les siennes, il comptait venir aisément à bout d'un rival beaucoup plus faible que lui. Son plan allait plus loin ; car les hommes bâtissent volontiers des chimères. Après qu'il aurait détruit Constance, il prétendait conférer le titre d'Auguste à Licinius son ancien ami et son conseil : achever ainsi ses vingt ans de règne, célébrer avec magnificence ses vicennales, et ensuite se démettre en faisant César Candidien son fils naturel. Suivant cet arrangement, les quatre princes qui auraient gouverné l'empire étaient entièrement à lui : les deux Augustes, Licinius et Sévère, lui devaient toute leur grandeur ; les deux Césars, Maximin et Candidien, étaient l'un son neveu, l'autre son fils, et sous leur protection il se promettait une douce et heureuse vieillesse : telles étaient les idées dont il se repaissait. Mais, dit Lactance, Dieu qu'il avait irrité renversa tout ce vain système. Galérius y voyait lui-même un obstacle en la personne de Constantin, qui n'était ni de caractère ni d'âge à se laisser frustrer aisément de la succession paternelle. Il est vrai qu'il avait ce jeune prince en son pouvoir. Constantin gardé par Dioclétien comme otage était resté à Nicomédie entre les mains de Galérius, mais non sans lui causer beaucoup d'embarras et d'incertitude. Il n'avait point droit d'exiger un tel otage de Constance, qui était son collègue, jouissant même de la prééminence. Le renvoyer à son père qui le redemandait, c'était leur ouvrir la voie pour traverser ses projets. Restait le parti de s'en défaire. Mais il n'osait y procéder ouvertement, parce que Constantin était aimé des soldats. Il tendit des pièges à sa valeur ; il l'engagea à combattre contre un lion furieux, il l'exposa aux plus grands dangers dans la guerre qu'il faisait actuellement aux Sarmates. Tout fut inutile, toutes ses embûches tournèrent à sa honte. La main de Dieu protégeait Constantin et le réservait pour de grandes choses. Enfin Galérius, ne pouvant résister à une demande aussi juste que celle de Constance, qui malade et sentant approcher sa fin, voulait voir son fils avant que de mourir, feignit de se rendre, et il donna à Constantin la permission de partir et le brevet nécessaire pour prendre des chevaux dans les postes impériales. Mais une preuve qu'il n'y allait pas de bonne foi, c'est que lui ayant fait remettre ce brevet star le soir, il lui commanda d'attendre au lendemain matin pour recevoir ses derniers ordres. Constantin se douta de la fraude : il craignit que le dessein de l'empereur ne fût ou de le retenir encore à Nicomédie sous quelque prétexte, ou de se donner le temps de faire passer à Sévère, par les terres duquel sa route apparemment était marquée, un ordre de l'arrêter en chemin. Il partit de met, et il prit la précaution d'estropier ou même de tuer les chevaux à chaque poste, après s'en 4tre servi, afin que l'on ne pût pas le poursuivre. Constance L'événement justifia ses craintes. Galérius avait affecté de rester au lit jusqu'à midi. A son lever, il fat très-étonné de ne point voir Constantin ; et ayant appris qu'il était parti, il voulait que l'on courût après lui. On se mit eu devoir de lui obéir ; mais les cher vaux de poste ne se trouvant pas en état de rendre service, il fallut renoncer à l'espérance d'atteindre le prince fugitif, qui avait pris défia beaucoup d'avance ; et Galérius ne put qu'exhaler sa colère en plaintes et en menaces vaines. Constantin fit heureusement sa route, et il arriva bien à propos auprès de son père qui ne survécut pas longtemps. Constance se préparait actuellement à passer de la Gaule dans l'île de la Grande-Bretagne, pour aller faire la guerre aux Pictes, nation septentrionale, dont le nom paraît ici four la première fois dans l'histoire, mais qui pourrait bien être la même que celle contre laquelle l'empereur Sévère avait cent ans auparavant exercé ses armes, et qui, au rapport d'Hérodien, était dans l'usage de se taillader le corps et d'y dessiner avec le fer des figures d'animaux, d'où le nom de Picti ou peints leur aura été donné par les Romains. Constantin s'embarqua à Boulogne avec son père, et il le suivit à la guerre contre les Pictes : au retour de laquelle Constance vainqueur mourut entre ses bras à Yorck, le 25 juillet de la même année qui est la 306 de J.-C. Ce prince régla en mourant sa succession d'une manière digne de la sagesse qu'il avait fait paraître dans tout .le cours de sa vie et de son règne. Sa famille était nombreuse. D'Hélène, sa première femme, il avait eu Constantin ; de Théodora qu'il épousa, comme je l'ai dit, lorsqu'il fut fait César, il lui était né unis fils et trois filles. Les fils se nommaient Dalmace, Jule Constance et Annibalien ; les filles, Constancie, Anastasie et Entropie. Si Constance eût voulu partager ses états entre ce grand nombre d'enfants, ç'eût été les exposer à une ruine certaine et les livrer à l'avidité de Galérius. Il prit donc le parti de n'appeler à la succession de la souveraine puissance que le seul Constantin qui, alors âgé de trente-deux ans et ayant fait ses preuves de valeur et de toutes sortes d'excellentes qualités, était capable de gouverner et de défendre, s'il en était besoin, l'héritage paternel, et de servir ainsi d'appui à ses frères et sœurs. Il le désigna son successeur, il le recommanda aux soldats, et il ordonna à ses autres enfants de se contenter de la condition privée. Le jugement de l'empereur mourant fut une loi pour sa famille et pour l'armée. Dès qu'il fut mort, les soldats se mirent en devoir d'exécuter ses volontés et d'élever Constantin à l'empire. Il fit des difficultés ; il voulait ou feignit de vouloir que l'on attendît le consentement de Galérius ; il tenta même de s'enfuir, si l'on en doit croire le témoignage d'un panégyriste. Mais sûrement il fut bien aise que l'on arrêtât sa fuite, et ayant été proclamé Auguste par les troupes, il célébra en cette qualité les funérailles de son père. On rendit au prince mort les honneurs usités avec pompe et magnificence, et il fut mis au rang des dieux. Tous les écrivains, chrétiens et païens qui ont parlé de Constance, ont comparé son sort à celui des autres princes ses contemporains et en ont remarqué l'étonnante différence. Constance, après avoir régné avec gloire, mourut paisiblement au milieu d'une famille florissante et laissant son fils pour successeur, au lieu que tous les autres finirent par des catastrophes ou tragiques ou du moins très-douloureuses, sans transmettre leur grandeur à leurs héritiers. La cause de cette différence dans la fortune, on la trouve dans la différence de la conduite ; et nul n'a mieux traité à mon gré cette observation, que Libanius dont je vais ici transcrire les paroles. Les autres princes qui ont régné avec Constance, dit ce rhéteur[4], regardant d'un œil d'envie l'opulence de leurs sujets, s'étudiaient à attirer dans leurs trésors toutes les richesses de leurs états ; et c'était pour eux le comble du bonheur que leurs coffres se trouvassent trop étroits pour contenir les sommes immenses qu'ils s'efforçaient d'y entasser, d'où il arrivait que les peuples languissaient dans l'indigence et dans les larmes, et que les amas d'or restaient inutiles et enterrés entre les mains des souverains. Mais l'excellent prince dont je parle crut que ses trésors les plus sûrs étaient les cœurs de ses sujets ; et s'il survenait quelque besoin, il lui suffisait de le faire connaître, aussitôt les richesses coulaient comme un fleuve, chacun s'empressant de subvenir aux nécessités publiques et particulières : car dans ce qui est libre et volontaire, on se pique d'émulation ; au contraire, dès que la contrainte s'en mêle, on ne se porte plus avec affection à obéir. Constance s'étant gouverné par des maximes si différentes de celles des autres princes, eut aussi un sort différent. On ne le vit point, après avoir abusé des malheurs de ses sujets pour sa propre satisfaction pendant un petit nombre d'années, périr enfin embûches de ceux en qui il avait mis sa confiance. Tant qu'il vécut, la bienveillance de ceux qui lui obéissaient lui fut une sûre garde, et en mourant il laissa sa puissance et sa grandeur à son fils. |