HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

DIOCLÉTIEN

LIVRE UNIQUE

§ II. Persécution de Dioclétien.

 

 

Dioclétien au commencement de l'an 303 était dans la dix-neuvième année d'un règne toujours heureux. La durée seule de ce règne caractérisait un bonheur singulier parmi les empereurs romains, qui presque tous, depuis un siècle, n'avaient fait que paraître rapidement sur le trône pour en être subitement renversés. Toutes les entreprises de Dioclétien lui avaient réussi. Son gouvernement réunissait la douceur de la paix et la gloire des armes. Forcé par les circonstances de partager l'autorité souveraine avec des collègues, il trouvait en eux une déférence de sujets ; et l'empire, régi par quatre princes, n'avait qu'un seul chef. Cette éclatante prospérité commença à déchoir du moment qu'il se fut laissé persuader par Galérius de persécuter les chrétiens, qu'il avait jusque là non seulement soufferts, mais favorisés et protégés. Voici la description que nous a laissée Eusèbe de l'état florissant auquel était parvenue l'église chrétienne à la faveur de la longue paix dont elle avait joui depuis Valérien. Car sous Aurélien il y avait eu plutôt menace de persécution que persécution réelle.

Je ne puis exprimer dignement, dit Eusèbe[1], avec quelle liberté s'annonçait la parole évangélique avant le dernier orage, et en quel honneur elle était auprès de tous les hommes également Grecs et Barbares. Nos princes donnaient mille témoignages de bonté à ceux qui en faisaient profession, et ils leur confiaient des gouvernements de provinces, en les dispensant de la nécessité d'offrir les sacrifices que la piété leur interdisait. Les palais impériaux étaient remplis de fidèles, qui se faisaient gloire, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs, d'adorer sous les yeux de leurs maîtres le nom de Jésus-Christ ; et ils avaient plus de part que les autres officiers à la faveur et à la confiance des empereurs. A l'exemple des souverains, les intendants et les gouverneurs de provinces rendaient toutes sortes d'honneurs aux chefs de notre religion. Nos assemblées devenaient si nombreuses, que les anciennes églises ne pouvant plus suffire à contenir un peuple immense, nous en bâtissions de plus spacieuses dans toutes les villes. Telle était, continue l'historien, notre heureuse position, tant que nous méritâmes la protection divine par une conduite sainte et irréprochable. Un dernier trait à ajouter au récit d'Eusèbe, et qui fera sentir parfaitement quel progrès le christianisme avait fait dans le palais, c'est qu'il y a lieu de croire que Prisca, épouse de Dioclétien, et Valérie, fille de ce prince et mariée à Galérius, étaient elles-mêmes chrétiennes.

Ce n'est pas que l'Église, depuis l'avènement de Dioclétien au trône, n'eût souffert aucune persécution. Je dirai bientôt que Galérius maltraitait beaucoup les chrétiens de ses armées ; et dès l'an 286, Maximien avait fait plusieurs martyrs, dont les plus illustres sont saint Maurice et la légion qu'il commandait, saint Denys de Paris et ses compagnons. Mais ni Dioclétien ni Constance n'avaient jamais montré de haine contre les chrétiens : les violences de Maximien n'avaient été que passagères, et celles de Galérius n'étaient pas poussées à l'excès. Ainsi l'on peut dire que l'Église en général, et surtout celle d'Orient, qui était mieux connue' d'Eusèbe, jouissait depuis longtemps de la paix et de la tranquillité.

Ce calme, accompagné même de gloire, avait produit son effet ordinaire, le relâchement de la discipline et des mœurs. L'envie, l'ambition, l'hypocrisie, s'introduisirent parmi nous, dit Eusèbe : divisions entre les ministres de la religion, divisions entre les peuples. Nous nous faisions la guerre, sinon par les armes, au moins par les discours et par les écrits. Ceux-mêmes qui tenaient le rang de pasteurs, méprisant les préceptes divins, s'irritaient les uns contre les autres par des querelles, par des animosités ; et ils se disputaient les premières places dans l'église de Jésus-Christ, comme des principautés singulières. Nos péchés allumèrent donc contre nous la colère de Dieu, et le disposèrent à nous châtier pour nous ramener à lui.

Galérius était digne de prêter son ministère au châtiment que Dieu voulait exercer sur les siens, et il en fut, comme nous l'apprenons de Lactance, le principal instrument. Il avait été nourri dans la haine du nom chrétien par sa mère, femme superstitieuse à l'excès, et qui offrant souvent des sacrifices dans son village aux prétendues divinités des montagnes, s'était tenue offensée de ce que les chrétiens ne voulaient point prendre, part aux repas qu'elle y joignait, et s'adonnaient au jeûne et à la prière, pendant qu'elle célébrait des fêtes joyeuses avec les autres habitants du lieu. Galérius, aussi superstitieux que sa mère, et imbu des préventions qu'il avait reçues d'elle, ne fut pas à portée d'en suivre pleinement l'impression sanguinaire dans les premières années de son élévation. Les guerres l'occupèrent : il se voyait dans un état de subordination qui ne lui permettait pas d'ordonner en chef. Mais la haine contre les chrétiens vivait dans son cœur, et il trouva enfin Dioclétien disposé à le seconder, à l'occasion que je vais dire.

Dioclétien avait le faible de désirer de connaître l'avenir, et de se persuader qu'ont pouvait le lire dans les entrailles des animaux. Comme donc, il offrait des sacrifices dans cette vue, il arriva que des chrétiens, of-aciers du palais, qui étaient présents, firent sur leur front le signe de la croix, que Lactance appelle le signe immortel. En conséquence les sacrifices furent troublée, et les prêtres ne trouvèrent plus dans les victimes les marques auxquelles ils prétendaient reconnaître la volonté des dieux ; où peut-être -ils feignirent de ne les. pas trouver, pour irriter le prince contre ceux qu'ils haïssaient. Ce qui est certain, c'est qu'ils déclarèrent à l'empereur que la présence d'hommes profanes les troublait dans leurs fonctions, et les empêchait d'y réussir.

Constantin raconte lui-même dans Eusèbe[2] un fait qui a beaucoup de rapport à celui-ci, et qui est du même temps. Un oracle d'Apollon avoua que les justes qui étaient sur la terre l'empêchaient de donner comme autrefois des réponses qui continssent vérité. Dioclétien demanda à ses sacrificateurs qui étaient ces justes, et ils ne balancèrent point à lui répondre que c'étaient les chrétiens.

S'ils disaient vrai, Dioclétien aurait dû en conclure l'impuissance et la futilité des dieux qu'il adorait. Ce ne fut point ainsi qu'il raisonna. Il entra en colère contre ceux qui le privaient des connaissances dont il était avide, et il ordonna que tous les officiers du palais sacrifiassent aux dieux, et que l'on punît les désobéissants par la flagellation. Il étendit même la rigueur de son ordonnance jusqu'aux soldats, qu'il voulut que l'on contraignît de sacrifier, sous peine d'être cassés : Galérius, qui depuis longtemps faisait observer la même loi parmi les troupes qu'il avait directement sous ses ordres, fut charmé de se voir autorisé par Dioclétien ; et il résolut de profiter de la circonstance pour pousser les choses à toute extrémité.

Il vint trouver le vieil empereur à Nicomédie, et il passa l'hiver auprès de lui, ne cessant de le presser de rendre la persécution générale, et d'en aggraver les peines jusqu'au dernier supplice et à la mort. Il lui représentait que les ordres précédemment donnés étaient insuffisants, et n'avaient pas acquis aux divinités de l'empire un seul adorateur ; que les chrétiens engagés dans le service y renonçaient sans difficulté, plutôt que d'abandonner leur religion, et que l'exemple même de sévérité exercé sur quelques-uns d'entre eux, qui avaient été punis de mort, était demeuré sans fruit pt n'avait ramené aucun de ces opiniâtres. Dioclétien résista longtemps : il savait combien le christianisme s'était multiplié, et il ne pouvait se résoudre à porter le trouble et la désolation dans tout l'empire. Il voulait que l'on se contentât de purger de chrétiens le palais et les armées. Comme Galérius ne se rendait point, et qu'au contraire il insistait avec emportement, on tint un grand conseil, où l'affaire fut mise en délibération. Mais tous les opinants, les uns prévenus de haine contre la religion chrétienne les autres pour faire leur cour au César, qui commençait à prendre l'essor, se réunirent à son avis. Malgré ce résultat unanime, Dioclétien différa encore, et, soit pour se disculper, soit par superstition, il envoya consulter l'oracle d'Apollon à Milet. C'était rendre les prêtres païens juges dans leur propre cause. Apollon ne pouvait manquer d'ordonner que l'on exterminât les ennemis de son culte. Dioclétien céda enfin, mais sans consentir encore à l'effusion du sang. Du reste il fut arrêté que l'on tourmenterait les chrétiens par toutes sortes de violences ; et pour premier acte d'hostilité, on résolut de détruire leur église dans Nicomédie. On fixa cette exécution au jour de la fête du dieu Terme, qui tombait le 23 février, comme si, par une froide et superstitieuse allusion, ce jour eût dû être heureux pour mener à son dernier terme une religion ennemie.

Le jour venu, de grand matin arrivent des officiers avec main-forte. Ils enfoncent les portes de l'église, et ils cherchent d'abord le simulacre du dieu adoré en ce lieu, s'imaginant trouver dans une église de chrétiens quelque chose de semblable à ce qu'ils voyaient dans leurs temples. Ils trouvèrent les saintes écritures, qu'ils livrèrent aux flammes, et ils abandonnèrent tout le reste au pillage de ceux qui les accompagnaient. Les princes examinaient des fenêtres du palais ce qui se passait, et présidaient ainsi eux-mêmes à l'exécution de leurs ordres ; car l'église était sur un lieu élevé, qu'ils avaient en face. Galérius voulait qu'on y mit le feu : Dioclétien s'y opposa, craignant un incendie qui pourrait gagner les plaisons voisines et causer un grand dégât, et il envoya des soldats prétoriens armés de haches et d'autres instruments pareils, qui en peu d'heures détruisirent l'édifice et l'abattirent rez pied rez terre.

Le lendemain en afficha dans Nicomédie l'édit de persécution. Cet édit ne portait point peine de mort ; mais, à l'exception de la dernière rigueur, il comprenait toutes les autres qu'il avait été possible d'imaginer. Il ordonnait que l'on abattît dans toutes les villes les églises des chrétiens, et que l'on brûlât leurs livres sacrés dans les places publiques ; que tout chrétien file puni, s'il était d'un rang distingué, par la perte de ses dignités et de ses charges ; s'il était homme du peuple, par celle de sa liberté : qu'ils fussent tous sujets à être appliqués à la question, sans que l'élévation de la naissance ou des emplois pût les en dispenser ; que les tribunaux leur fussent fermée, et qu'ils ne pussent y intenter aucune action à leur profit. ; et qu'au contraire toutes les actions intentées contre eux fussent reçues et jugées à leur désavantage.

Telle était la teneur du premier édit. On en ajouta bientôt un second, dirigé spécialement contre les évêques et les autres ministres de la religion chrétienne, et qui enjoignait aux magistrats de s'assurer de leurs personnes, de les constituer prisonniers, et de les forcer par toutes sortes de voies à sacrifier aux dieux.

Ces édits suffisaient pour autoriser les juges à condamner à mort ceux qui résistaient persévéramment, et ils firent réellement remporter à plusieurs la couronne du martyre ; mais dans les déclarations subséquentes la peine de mort fut expressément prononcée, et étendue indistinctement à tous ceux qui faisaient profession de christianisme.

Dioclétien fut amené à cet excès de cruauté contraire à tous ses principes, par une suite du premier engagement qu'il avait contracté. Ayant fait une démarche d'éclat, il ne voulut pas reculer, et il se crut obligé par honneur à soutenir ce qu'il n'avait ordonné d'abord que par une sorte de contrainte. Deux circonstances, dès les commencements, contribuèrent à allumer sa haine et à la justifier à ses yeux : l'une, qui fui l'effet du courage indiscret d'un chrétien ; l'autre ménagée par le noir artifice de Galérius.

Dès que le premier édit fut affiché, un chrétien zélé alla le déchirer publiquement. Il fut arrêté, livré aux bourreaux, tourmenté dans toute sa personne, étendu sur le gril et consumé par le feu. Il souffrit tous les supplices avec une constance et une sérénité qu'il conserva jusqu'au dernier soupir ; et l'on doit croire que le mérite du martyre expia devant Dieu la faute de sa témérité. Mais il est aisé de concevoir quelle impression fit sur l'esprit d'un prince tel que Dioclétien une action si hardie et si contraire aux règles.

Galérius vint à l'appui par une ruse détestable. Il fit mettre le feu secrètement par quelques-uns de ses officiers à une partie du palais impérial, et il chargea de ce crime les chrétiens, qu'il accusa d'avoir voulu, pour se venger et pour se mettre en liberté, se défaire des deux princes qui leur avaient déclaré la guerre. Dioclétien, tout habile qu'il était, ne soupçonna point la fraude. Il entra dans une violente colère contre les officiers chrétiens qu'il avait en grand nombre dans son palais ; il les fit tourmenter cruellement en sa présence, et inutilement. Comme ils persévérèrent de rendre témoignage à leur innocence, la vérité ne fut point éclaircie ; car personne ne s'avisa d'interroger par la question les officiers de Galérius. Il est assez singulier que Constantin lui-même, qui était alors sur les lieux, n'ait pas connu les coupables, et que dans un discours qu'il prononça longtemps après, et qu'Eusèbe nous a conservé, il attribue au feu du ciel l'incendie dont il s'agit ici. M. de Tillemont fournit une conjecture probable pour concilier les témoignages de Constantin et de Lactance. Le feu aura été mis au palais par le tonnerre, et Galérius aura pris soin de le nourrir et de l'entretenir par le ministère secret de ses officiers.

Ce prince renouvela la même noirceur quinze jours après. Le feu reprit subitement ; mais un prompt secours empêcha que le mal ne gagnât, et Galérius ayant amené les choses au point qu'il souhaitait, et voyant Dioclétien bien irrité, sortit brusquement de Nicomédie, en disant qu'il craignait d'être brûlé par les chrétiens, et qu'il voulait mettre sa vie en sûreté.

C'est apparemment à l'occasion de cette conjuration faussement imputée aux chrétiens que Dioclétien donna son second édit, qui remplit d'évêques, de prêtres et de diacres, les prisons destinées aux malfaiteurs, pour lesquels on n'y trouvait plus de place parce qu'elles étaient entièrement occupées par les saints. Ce fut aussi alors qu'il contraignit, suivant l'expression de Lactance, Prisca sa femme et Valérie sa fille de sacrifier aux idoles. Puisqu'il fallut user à leur égard de contrainte, c'est une preuve qu'elles étaient chrétiennes, ou du moins qu'elles avaient du penchant pour le christianisme, et qu'elles en étaient déjà instruites jusqu'à un certain point.

La persécution fut générale dans tout l'empire : car les édits qui l'ordonnaient furent envoyés à Maximien et à Constance, afin qu'ils les fissent exécuter dans leurs départements. L'autorité de Dioclétien était tellement respectée de ceux qu'il avait associés à sa puissance, que ce qu'il avait résolu passait pour loi auprès d'eux. Maximien, cruel par caractère, et qui depuis longtemps avait les mains teintes du sang chrétien, se prêta avec joie à l'exécution des édits. Constance, dont les mœurs et les principes y répugnaient, ne crut pas pourtant pouvoir se refuser entièrement à ce que l'on exigeait de lui. Il souffrit que les temples fussent abattus ; mais il épargna la vie des hommes. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait eu aucun martyr dans toute l'étendue des pays qui lui obéissaient. Le zèle fanatique de quelques gouverneurs et magistrats couronna plusieurs chrétiens dans les Gaules, et surtout en Espagne ; et c'est au temps dont nous parlons que doit se rapporter le glorieux combat et le martyre du grand saint Vincent. Mais Constance n'eut d'autre part à ces violences que de tolérer ce qu'il n'osait empêcher, gêné par la rigueur des édits et par la déférence et le respect qu'il conservait pour Dioclétien.

Il laissa donc agir quelques forcenés qui étaient loin de ses yeux. Dans sa cour il protégea le christianisme ; et pendant que les autres princes portaient la première attention de cruauté sur les chrétiens de leur palais, et qu'ils travaillaient à faire triompher l'idolâtrie seule autour de leurs personnes, Constance, par une conduite toute contraire, jugea surtout dignes de sa confiance ceux qui avaient un plus fidèle attachement à la religion chrétienne ; et pour les connaître, il les mit à une épreuve que lui suggéraient les circonstances.

Il avait beaucoup de chrétiens dans son palais. Il leur témoigna qu'il n'en voulait plus souffrir aucun, et que par conséquent il fallait que ceux qui faisaient profession de cette religion optassent entre elle et leur fortune, et se déterminassent ou à sacrifier s'ils voulaient conserver leurs charges auprès de lui, ou à renoncer à leurs charges s'ils ne voulaient pas sacrifier. Dès lors tous les chrétiens n'étaient pas saints, et il se trouvait parmi eux des âmes mondaines, qui avaient plus de goût pour les choses de la terre que pour le ciel. Ainsi plusieurs officiers du palais obéirent à l'ordre qui leur avait été signifié, dans la crainte de perdra leurs emplois ; d'autres, remplis d'une vraie foi, préférèrent leur religion à toutes les espérances humaines. Lorsqu'ils se furent bien décidés les uns et les autres, Constance manifesta ce qu'il pensait. Il déclara qu'il ne pouvait prendre confiance en des hommes qui avaient abandonné leur religion. Car comment espérer que ceux qui manquaient de fidélité à leur Dieu, en conservassent pour leur prince ? Ainsi, il les cassa tous, et les renvoya ignominieusement. Au contraire, il jugea que la persévérance des autres dans leurs engagements envers Dieu lui répondait de leur attachement inviolable pour le prince que Dieu avait mis sur leurs têtes ; et non seulement il les garda dans le palais, mais il les distingua entre tous ; il les éleva en dignités, et il compta ne point avoir de plus fidèles amis.

Ce témoignage éclatant de l'estime et de l'affection de Constance pour les chrétiens ne permet point de douter que les violences exercées contre eux dans les provinces qui reconnaissaient son autorité, n'aient été l'effet de la fureur de quelques gouverneurs particuliers, et des ménagements politiques du prince.

Il n'en était pas ainsi dans les autres parties de l'empire où les princes eux-mêmes enflammaient et récompensaient la cruauté de leurs officiers. Aussi les flots du sang chrétien coulèrent-ils en abondance ; mais les détails de cette persécution, la plus furieuse et la plus longue que l'Église ait jamais soufferte, appartiennent à l'histoire ecclésiastique. Je me renfermerai dans quelques circonstances générales qui peuvent intéresser mon sujet.

Eusèbe[3] nous apprend que la crainte fit plusieurs apostats ; et, par une discrétion peu convenable aux règles de l'histoire, il s'impose la loi de tirer le voile sur des événements affligeants pour le christianisme. Peut-être son intérêt propre lui inspirait-il ce silence prudent. Il est certain qu'il fut mis en prison pour la confession de la foi ; il est certain qu'il en sortit sans porter sur son corps aucune marque de la cruauté des persécuteurs ; et d'illustres confesseurs lui ont reproché en plein concile d'avoir acheté sa sûreté et sa liberté par une lâcheté criminelle, et en offrant de l'encens aux idoles.

Les chutes furent très-communes en Orient ; elles le furent aussi en Afrique, où plusieurs, sans prétendre renoncer à la foi, livrèrent, en conformité de l'édit de persécution, les livres saints, et échappèrent par cette lâcheté aux tourments et aux supplices. Ils furent appelés traditeurs, et ils donnèrent lieu au schisme des donatistes qui fut très-funeste à l'Église, et dont l'histoire fait partie de celle de Constantin.

Mais si l'Église chrétienne eut sujet de pleurer sur le défaut de courage et de fermeté de quelques-uns de ses enfants et même de ses ministres, la gloire d'un grand nombre de martyrs et de généreux confesseurs l'édifia et la consola. On peut voir dans M. de Tillé-mont le récit de leurs triomphes, si précieux à la piété.

Un très-grand nombre de chrétiens, pour fuir la persécution, se retirèrent en terre étrangère, et ils trouvèrent chez les Barbares un asile contre la cruauté des Romains leurs compatriotes. Nous avons déjà observé en quelques autres occasions, que ces dispersions opérées par la fureur des persécuteurs devenaient utiles dans les desseins de Dieu pour répandre la bonne odeur de J.-C. parmi des nations qui n'avaient point entendu parler du Sauveur, et que par cette voie son nom commença d'y être connu.

A la persécution de la violence extérieure et des tourments s'en joignit une d'une autre espèce, et dont l'action était dirigée non contre les corps, mais contre les esprits. Deux philosophes ou gens de lettres, au lieu d'avoir compassion de ce que souffraient les chrétiens, voulurent aggraver leurs peines en attaquant par des écrits leur religion, et en travaillant à leur ôter la consolation de souffrir pour la vérité. Lactance seul nous fait connaître l'un de ces auteurs, mais en le désignant sans le nommer. C'était un philosophe de spéculation et non de pratique ; voluptueux dans ses mœurs, fastueux dans sa dépense, et conséquemment avide d'argent. Son ouvrage fut jugé, selon le témoignage du même Lactance, puéril, misérable, ridicule ; et il est tombé dans un oubli total.

L'autre écrivain était un magistrat intéressé à justifier la persécution à laquelle il avait beaucoup contribué par ses conseils sanglants. Hiéroclès, gouverneur de Bithynie, en même temps qu'il employait le glaive pour exterminer le christianisme, se servit de la plume pour le rendre, s'il eût pu, méprisable et odieux. Dans une partie de son ouvrage qu'il avait intitulé l'Ami de la Vérité, il faisait, comme je l'ai dit ailleurs, la comparaison d'Apollonius de Tyane avec Jésus-Christ. Eusèbe l'a réfuté sur ce point. Le reste de son écrit relevait de prétendues contradictions dans nos livres saints. Ce n'était guère qu'une répétition des objections de Celse, déjà détruites par Origène. Lactance y répondit, non par une réfutation directe, mais en établissant dans sou ouvrage des Institutions divines les fondements solides de la religion chrétienne, et en démontrant l'absurdité du culte des idolâtres. Ni l'écrit du philosophe, ni celui d'Hiéroclès, n'auraient été guère redoutables s'ils n'eussent été armés de la puissance impériale.

La persécution ordonnée par Dioclétien fut exercée par lui-même pendant deux ans et deux mois. Après l'abdication de ce prince, elle cessa d'être générale. Mais quelques-uns de ses successeurs, et surtout Galérius et Maximin Daza, la continuèrent avec de nouvelles violences pendant un espace de huit années. Ainsi elle a duré dix ans et près de quatre mois, savoir, depuis le 23 février de l'an de J.-C. 303 jusqu'au 13 juin de l'an 313, auquel fut publié dans la ville de Nicomédie l'édit de Constantin et de Licinius pour rendre la paix à l'Église. Nous aurons lieu d'en faire encore mention et d'en insérer dans notre récit quelques circonstances, parce que les intérêts du christianisme devenaient de plus en plus des affaires d'état, surtout après que Constantin en eut embrassé publiquement la profession.

Il semble que l'on puisse conclure de quelques paroles d'Eusèbe que les fureurs de Dioclétien contre les chrétiens furent augmentées par deux mouvements subits de révolte, dont il voulut apparemment les rendre responsables, quoique leur soumission perpétuelle et constante à l'autorité légitime dût les garantir de tout soupçon à cet égard. Ces mouvements ne furent considérables ni en eux-mêmes, ni par leurs suites. Sur le premier nous ne savons que ce qu'Eusèbe nous en dit en un mot. Un rebelle qu'il ne nomme point se fit proclamer empereur dans la Mélitène, contrée de l'Arménie, et son entreprise fut aussi tôt dissipée que formée. Cet écrivain ne nous instruit pas davantage touchant le second fait ; mais nous trouvons dans Libanius de quoi suppléer à son silence.

En Syrie cinq cents soldats étaient commandés pour travailler à creuser le bassin du port de Séleucie qui n'avait pas assez de profondeur. Ce travail, pénible par lui-même, était exigé avec une extrême rigueur. On ne leur donnait pas le temps de préparer ce qui était nécessaire pour leur nourriture, et après une journée remplie de fatigues accablantes, il fallait qu'ils passassent une partie de la nuit à faire cuire leur pain. Poussés à bout, ils secouèrent le joug d'une obéissance si dure, et se livrant à une manie dont les exemples étaient fréquents dans ce siècle, ils forcèrent l'officier qui les commandait, et qui se nommait Eugène, à prendre la pourpre impériale. Il résista ; mais ils lui présentèrent la pointe de leurs épées, et Eugène ne pouvant éviter la mort prit le parti an moins de la différer. Antioche n'était pas loin ; et les séditieux, sachant que cette grande ville n'avait actuellement aucunes troupes, s'y firent mener par leur nouvel empereur. Sur le chemin ils pillèrent, ils ravagèrent : faméliques et épuisés de travaux et de besoins, ils burent et mangèrent avec excès. Ils arrivèrent ainsi à Antioche sur le soir, presque ivres et en meilleure disposition de dormir que de combattre. Cependant, comme on ne les attendait point et qu'ils n'avaient affaire qu'à des bourgeois pris au dépourvu, ils entrèrent dans la ville sans résistance et coururent au palais pour s'en emparer. Mais après le premier moment de surprise et d'effroi les habitants d'Antioche revenus à eux-mêmes, et considérant le petit nombre et le mauvais état des ennemis qui les attaquaient, se rassemblèrent, s'armèrent de tout ce qu'ils trouvèrent sous leur main : les femmes mêmes se mirent de la partie ; et toute la ville réunie vint fondre sur cinq cents soldats à demi-vaincus par l'ivresse, par la lassitude, par le désordre où la licence les avait jetés. Ils furent tous tués sur la place, sans qu'il en échappât un seul. Leur chef lui-même perdit avec la vie un fantôme de grandeur qui n'avait duré qu'un jour.

Dioclétien devait des récompenses à la fidélité et au courage des habitants d'Antioche, et il n'avait aucun lieu de s'irriter contre ceux de Séleucie dans la ville desquels était née la révolte, mais sans qu'ils y eussent' contribué en rien. Il fut apparemment trompé par de faux rapports, et il sévit contre les principaux membres du conseil de chacune de ces deux villes, parmi lesquels était le grand-père de Libanius. L'exécution sanglante de ces hommes innocents rendit son nom si odieux dans toute la contrée, que quatre-vingt-dix ans après on ne pouvait encore l'y entendre prononcer sans horreur.

Ce prince entrait le 17 septembre de l'année de J.-C. 303, qui est celle de l'édit de persécution, dans la vingtième année de son règne : bonheur singulier, comme je l'ai déjà remarqué, et à raison duquel il devait des fêtes au peuple romain. Il avait encore à célébrer le triomphe qui lui avait été décerné et à son collègue seize ans auparavant, et qu'ils avaient depuis ce temps continué de mériter par de nouvelles victoires, remportées par eux-mêmes ou par le ministère de leurs Césars. Il est probable que Dioclétien, économe comme il était et assez peu populaire, joignit ces deux célébrités eu une pour épargner la dépense, et pour se dispenser lui-même de la nécessité de figurer, qui n'avait jamais beaucoup convenu à son caractère, et qui le fatiguait encore davantage depuis que l'effroi du tonnerre tombé sur son palais à Nicomédie et de l'incendie qui s'en était ensuivi, lui avait frappé le cerveau et causé ce que nous appellerions des vapeurs. C'était déjà pour lui une peine que l'obligation que le triomphe lui imposait de venir à Rome, qu'il n'avait vue durant tout son règne qu'une seule fois, lorsqu'il lui avait fallu s'y faire reconnaître après la guerre contre Carin et la mort de cet empereur.

Il fit à Rome le moins de séjour qu'il lui fut possible. La solennité de sa vingtième année tombait, comme je viens de le dire, au 17 septembre. Il la recula de deux mois, et il la célébra conjointement avec son triomphe le 17 du mois de novembre.

Le triomphe de Dioclétien et de Maximien fut éclatant par les représentations des combats et des victoires sur tant de peuples différents de toutes les parties de l'univers. Mais ce qui en fit le principal ornement, c'était la famille captive de Narsès[4], roi des Perses. Ses femmes, ses sœurs, ses enfants, furent menés chargés de chaînes devant le char des triomphateurs.

Il ne paraît point que les deux Césars aient eu aucune part à la gloire de ce triomphe auquel ils avaient néanmoins beaucoup contribué par leurs exploits. Sans doute les deux Augustes regardaient Constance et Galérius comme leurs lieutenants. Or, selon les plus anciennes lois de Rome, le triomphe n'était dû qu'à ceux à qui appartenait le commandement en chef.

La double solennité des vicennales et du triomphe avait attiré à Rome un concours immense de toutes les nations. On s'attendait à y voir des jeux d'une grande magnificence. Dioclétien donna effectivement des jeux, mais en évitant un luxe insensé. Il disait que la retenue devait régner dans des fêtes auxquelles assistait le censeur. On sait que les empereurs prenaient ce titre ou du moins en exerçaient le pouvoir.

Cette sévérité ne fut nullement goûtée du peuple romain, dont alors et depuis longtemps tous les droits mitent et tous les soins se réduisaient à être nourri par les libéralités de ses princes et amusé par les spectacles.

Le peuple mécontent de Dioclétien ne put s'en taire, et ne lui épargna ni les plaintes amères ni les railleries.

Ce prince, qui n'avait jamais aimé Rome, prit la capitale encore plus en aversion pour cette liberté de discours à laquelle il n'était point du tout accoutumé. On peut conjecturer avec assez de vraisemblance que son premier dessein aurait été d'y rester au moins jusqu'au 1er janvier, pour prendre possession dans le Capitole de son neuvième consulat avec Maximien qui devait en même temps devenir consul pour la huitième fois. Piqué jusqu'au vif d'une liberté qui lui paraissait dégénérer en licence, Dioclétien prit brusquement son parti de quitter Rome. Malgré la rigueur de la saison il partit le 20 décembre, et fit à Ravenne la cérémonie de la prise de possession du consulat.

Sa précipitation lui coûta cher. Il se hâtait de retourner à Nicomédie son séjour chéri. Les incommodités du voyage dans une saison fâcheuse et avec une santé déjà chancelante le firent tomber dans une maladie de langueur dont il ne revint jamais pleinement.

Après avoir longtemps traîné, se trouvant un peu mieux, il fit un effort pour se remontrer aux yeux du public à l'occasion d'une cérémonie solennelle, et vers la fin de l'an 304 il célébra la dédicace du cirque qu'il avait construit à Nicomédie. Mais, soit la fatigue de cette journée, soit la violence du mal qui n'avait été que suspendu, lui amena une rechute et le mit en danger de sa vie. L'alarme fut grande : on fit des prières dans toute la ville pour la conservation du prince ; enfin le 13 décembre il tomba dans une faiblesse où l'on crut qu'il allait mourir. Cependant il reprit mais il ne recouvra pas la santé, et lorsqu'après deux mois et demi de convalescence, il voulut reparaître le 1er mars de l'an 305, il était si changé, si abattu, si exténué, que l'on avait peine à le reconnaître. Ce qu'il y eut de plus fâcheux pour lui, c'est que l'esprit demeura affaibli non pas jusqu'à une démence totale et absolue, mais de manière qu'il était sujet à des accès qui, même lorsqu'ils étaient passés, lui laissaient une impression habituelle d'engourdissement et de pesanteur.

Ce triste état de Dioclétien était bien favorable aux vues ambitieuses que Galérius nourrissait déjà depuis plusieurs années dans son cœur. Avide du premier rang, il conçut que Dioclétien dompté par le mal n'aurait pas la force de s'y maintenir, et ne pourrait pas résister aux instances qu'il lui ferait de l'abdiquer. Pour ce qui est de Maximien, prince qui n'avait pour tout mérite que du courage dans la guerre, mais nulle fermeté dans la conduite, point de tête, peu d'intelligence et d'esprit, Galérius ne le craignait pas, et il comptait plutôt se-faire craindre de lui. Outre l'éclat que lui donnait sa victoire sur les Perses, il venait encore de s'acquérir tout récemment l'autorité et l'appui d'une nation de Barbares qui, chassée de son pays par les Goths, était venue se réfugier sur les terres romaines, et reçue par Galérius, devenait un renfort.

Ses troupes se trouvaient donc augmentées, et peut-être ajoutait-il même de nouvelles levées dans les provinces de son district. Il se trouva ainsi en état de donner la loi ; et quoiqu'il fût le dernier des quatre princes sur lesquels roulait alors le gouvernement de l'empire, il forma lui seul le plan du changement qu'il prétendait y faire, prenant sur lui l'exclusion des uns, le choix des autres, selon qu'il convenait à son caprice ou à ses intérêts.

Il voulait conserver la forme de gouvernement établie par Dioclétien, deux Augustes et deux Césars. En conséquence de l'abdication de Dioclétien et de Maximien, qu'il avait résolue, Constance et lui devenaient Augustes. Restaient deux Césars à nommer, ou plutôt cette nomination semblait toute faite par la nature et par les circonstances. Maxence, fils de Maximien, et Constantin, fils de Constance, étaient les seuls auxquels on pût penser : et le droit que leur donnait leur naissance paraissait d'autant plus incontestable, que Dioclétien n'avait point de fils, et que Candidien, fils de Galérius, était bâtard, et âgé alors seulement de neuf ans. Mais aucun de ces deux princes ne plaisait à Galérius : et l'un par ses vices, l'autre par son mérite, ils lui devenaient également suspects. Maxence était son gendre, mais un monstre naissant, en qui se manifestaient les plus mauvais penchants, que développa dans la suite la souveraine puissance lorsqu'il l'eut envahie. Je ne crois pourtant pas que t'eût été là un titre absolu d'exclusion auprès de Galérius, si Maxence ne l'eût indisposé et aigri par une fierté et une arrogance, qu'il portait jusqu'à refuser de se soumettre au cérémonial usité alors par rapport aux empereurs, et de rendre l'hommage, que l'on appelait adoration, à son père et à son beau-père. Un tel caractère se faisait en même temps craindre et haïr. Constantin, prince aimable, ainsi que je l'ai dépeint, et rempli de belles qualités, causait une autre espèce d'inquiétude et d'ombrage à Galérius, qui eût cru, en décorant ses talents d'un titre d'honneur et  de puissance, armer contre lui-même un rival. Il méprisait son père, dont il regardait la modération comme -un effet de pusillanimité ; et les projets de Galérius n'allaient à rien moins qu'à dépouiller Constance de l'empire, si la mort ne le délivrait promptement d'un collègue qui lui était à charge. Il n'avait donc garde de le fortifier en nommant son fils César. Il voulait des Césars qui lui dussent leur élévation, qui fussent ses créatures, et qu'il pût tenir dans la dépendance. Par ces motifs il jeta les yeux sur un certain Sévère, qui n'est point connu dans l'histoire jusqu'à ce moment, et sur son neveu Daia ou Daza.

Sévère, qui prenait les noms de Flavius Valérius, né en Illyrie de parents obscurs, avait les mœurs aussi basses que la naissance : amateur du vin, de la danse, et de tous les autres excès de même nature, qui faisait du jour la nuit, et de la nuit le jour. Galérius, en le présentant à Dioclétien, lui attribuait le mérite de la fidélité dans la dispensation des sommes qu'il lui avait confiées pour les distribuer aux soldats. Je croirais volontiers que la principale recommandation de Sévère auprès de celui qui le mettait en place fut la bassesse de son caractère, qui promettait un esclave sous la pourpre.

Daza était fils de la sœur de Galérius, et il avait, Comme ses pères et comme son oncle lui-même, gardé les troupeaux dans son enfance. Depuis peu de temps Galérius l'avait mandé à la cour, et il lui avait changé son nom ignoble en celui de Maximien ou Maximin : c'est ce dernier nom qui a prévalu dans l'histoire, et nous l'appellerons toujours Maximin. Les médailles et les inscriptions le nomment C. Galérius Valérius Maxi-minus. Il était fort jeune alors, sans éducation, sans culture, retenant toute la grossièreté de son pays et de sa naissance, porté à l'ivrognerie, superstitieux à l'excès. Nous verrons dans la suite quels autres vices fera éclore en lui, ou du moins mettra en évidence la grandeur de la fortune et la licence du souverain pouvoir. Galérius ne doutait point de la soumission aveugle d'un neveu, qu'il avait tiré de la poussière pour l'élever sur le trône. Il se trompait, comme l'événement le fera voir.

Lorsqu'il eut arrangé son système de la manière qui lui parut la mieux proportionnée à ses vues, il se mit en devoir de l'exécuter.

Il attaqua d'abord Maximien, comme le plus aisé à renverser ; et en effet il l'abattit tout d'un coup par la menace d'exciter une guerre civile, si on ne lui accordait le titre d'Auguste qu'il avait si bien mérité, et qu'il était las d'attendre. Maximien, quoique attaché à la domination et aux grandeurs, céda néanmoins ; et la crainte vainquit en lui l'ambition. Il accepta même le César que Galérius lui présentait, et celui-ci eut l'insolence de lui envoyer Sévère pour le revêtir de la pourpre, avant même que d'en avoir conféré avec Dioclétien.

Après cette première victoire, Galérius osa passer au second assaut, et il se transporta à Nicomédie, pour essayer de réduire un prince qu'il avait toujours craint, et dont il ne serait pas assurément venu à bout si la maladie ne l'eût affaibli. Il s'y prit d'abord assez doucement, et il lui représenta qu'il était vieux (Dioclétien n'avait pourtant alors que cinquante-neuf ans) ; que sa santé ne se rétablissait point de la maladie violente sous laquelle il avait pensé succomber ; que le poids du gouvernement l'écrasait. Il lui proposa l'exemple de Nerva, qui, suivant une tradition reçue alors, mais dont nous avons prouvé ailleurs la fausseté, avait abdiqué l'empire, et s'en était déchargé sur Trajan. Dioclétien rejeta cette idée, qu'il jugea indécente, et qui ne lui convenait en aucune façon. Mais comme il était instruit par une lettre de Maximien de ce qui s'était passé entre lui et Galérius, pour tâcher de satisfaire l'audace d'un ambitieux, en se relâchant sur quelque chose, il mit en avant un autre projet, et il dit que rien n'empêchait que le titre d'Auguste ne fût rendu commun entre les quatre princes qui gouvernaient. Ce n'était point du tout le plan de Galérius, qui prétendait se rendre le maître, et qui concevait qu'il ne le serait jamais tant que Dioclétien resterait en place. Il répondit donc qu'il fallait s'en tenir au système établi par Dioclétien lui-même ; que la concorde ne laissait pas d'être difficile à conserver entre deux collègues égaux, mais qu'entre quatre elle devenait absolument impossible. Si donc, ajouta-t-il, vous vous obstinez à ne point vous démettre, je saurai prendre mon parti ; car ce n'est pas mon intention de languir toujours dans un poste inférieur, et de n'occuper jamais que le dernier rang. Dioclétien n'avait plus assez de tête pour résister à une si forte charge. L'exemple de Maximien l'affaiblissait encore. Les larmes coulèrent de ses yeux, et vaincu par une impression qui n'étouffait ni son inclination ni ses lumières, il donna malgré lui un consentement qu'il n'avait pas le courage de refuser. Il se rabattit seulement  sur le choix des Césars, qui devait, disait-il, être réglé par délibération commune des quatre princes. Qu'est-il besoin, reprit Galérius, de délibération commune ? Il faudra bien que ce que nous aurons déterminé entre nous plaise aux deux autres. Dioclétien répondit qu'en effet leur approbation était sûre, parce qu'on ne pouvait pas nommer d'autres Césars que leurs fils Maxence et Constantin. Non, répliqua Galérius, je ne veux point de Maxence : c'est un orgueilleux, qui m'a bravé n'étant encore revêtu d'aucun titre. Que fera-t-il lorsqu'il se verra associé à la souveraine puissance ?Vous n'avez rien de pareil à reprocher à Constantin, dit Dioclétien. C'est un caractère aimable, et qui annonce un gouvernement plus doux encore et plus modéré que celui de son père. Galérius devenait plus hardi à mesure qu'il gagnait du terrain. H se déclara ici nettement. Je ne serais donc, dit-il, maître de rien ! Il me faut des Césars qui me soient soumis, qui craignent de me déplaire, et qui en tout prennent mes ordres. Il proposa ensuite Sévère et Maximin. Dioclétien eut beau lui représenter qu'il connaissait Fun trop bien, et l'autre trop peu, pour approuver de pareils choix ; Galérius insista, et dit qu'il en répondait. Faites donc ce qu'il vous plaira, dit l'empereur vaincu et excédé. C'est votre affaire, puisque vous allez tare à la tête de l'empire. Tant que j'ai eu en main l'autorité, j'ai fait en sorte que la république se maintînt dans un état florissant. S'il lui arrive quelque disgrâce, je n'en serai pas responsable.

Tout étant ainsi conclu et arrêté, Dioclétien et Maximien s'arrangèrent pour faire leur cession en un même jour, c'est-à-dire le premier mai, l'un à Nicomédie, l'autre à Milan. Nous ne savons aucun détail touchant Maximien, sinon qu'il quitta la pourpre, en revêtit Sévère qui lui avait été envoyé par Galérius, et se retira en Lucanie dans une campagne délicieuse jusqu'à ce que l'inquiétude de son caractère et les occasions l'en firent sortir pour courir de nouveau après les grandeurs qu'il n'avait quittées qu'à regret, et pour tenter des aventures qui se terminèrent enfin, comme nous le verrons, à une mort tragique. La cérémonie de l'abdication de Dioclétien nous est racontée par Lactance avec une juste étendue.

Ce prince convoqua une assemblée de soldats en un lieu élevé à trois milles de Nicomédie, oh il avait treize ans et deux mois auparavant donné la pourpre à Galérius, et où, pour conserver la mémoire de cet événement, avait été élevée une colonne surmontée d'une statue de Jupiter. Il se rendit 'en pompe à l'assemblée, accompagné de ses gardes, et là, versant des larmes témoins de sa faiblesse, il fit une courte harangue. Il dit que l'âge et les infirmités ne lui permettaient plus de soutenir le poids de l'empire ; qu'il demandait du repos après tant d'années de travail et de fatigue ; qu'il cédait la souveraine puissance à ceux qui avaient la force nécessaire pour en remplir les devoirs, et qu'en la place de Constance et de Galérius, qui par son abdication et celle de Maximien devenaient Augustes, il allait nommer des Césars.

Constantin, âgé alors de trente-un ans, était à ses côtés, et il avait pour lui les vœux de toute l'assemblée. On ne doutait même en aucune manière de sa promotion à une dignité à laquelle l'appelaient également sa naissance et son mérite. On fut donc étonné d'entendre Dioclétien prononcer les noms de Sévère et de Maximin. La surprise fut si grande, que plusieurs se demandèrent les uns aux autres si Constantin avait donc changé de nom. Mais Galérius ne laissa pas longtemps l'assistance dans ce doute, et étendant la main il prit par le bras Maximin, qui était derrière le trône, et il le fit avancer à la vue des soldats. Alors Dioclétien ôta sa casaque de pourpre, et il la mit lui-même sur les épaules du nouveau César ; après quoi, simple particulier, il retourna à la ville qu'il traversa tout entière en carrosse, et tout de suite il continua sa route jusqu'à Salone sa patrie.

On voit par ce récit, tiré de Lactance, que Dioclétien ne renonça à l'empire que par contrainte et malgré lui. Mais ce qui prouve dans ce prince une élévation et une solidité d'esprit peu communes, c'est que, comme je l'ai observé dès le commencement, ayant pris une fois son parti, quoique de mauvaise grâce, il y persista avec une fermeté qui ne se démentit jamais pendant neuf ans qu'il vécut encore, sans se laisser tenter ni par les occasions qui se présentèrent, ni par l'exemple et les invitations de Maximien son collègue, qui reprit la pourpre par deux fois. Tout le monde sait la belle réponse qu'il fit à Maximien et à d'autres anciens amis qui l'exhortaient à sortir de la vie obscure à laquelle il s'était réduit, et à revendiquer l'empire. Plût aux dieux, leur dit-il, que vous pussiez voir les légumes que je cultive de mes mains dans mon jardin ! Vous ne me parleriez jamais de remonter sur le trône.

Il sentait alors toute la difficulté de la science de régner, et il reconnaissait sans doute une partie au moins des fautes qu'il avait faites dans l'administration du souverain pouvoir. Ceux à qui il s'ouvrit l'entendirent en faire l'aveu équivalemment en ces termes[5] : Rien n'est plus difficile que de bien gouverner. Quatre ou cinq courtisans intéressés se réunissent, et dressent de concert leurs pièges pour tromper le prince. Ils lui montrent les choses sous la face qui leur convient. Le prince, enfermé dans son palais, ne peut point connaître la vérité par lui-même ; il ne sait que ce qu'ils lui disent. Il met en place ceux qu'il devrait en éloigner ; il destitue ceux qu'il devrait conserver. En un mot, il arrive, par la conspiration d'un petit nombre de méchants, qu'un prince plein de bonté, circonspect, ayant les meilleures intentions, est trompé et vendu.

Dioclétien embellit sa retraite, et il voulut qu'elle conservât quelques vestiges.de son ancienne fortune. Il se bâtit un palais superbe à quatre milles de Salone, et les murs en subsistent encore presque entiers dans Spalatro, ville de la côte de Dalmatie, à laquelle peut-être ce palais a donné le nom. Il reste aussi une partie des édifices oh se fait remarquer un goût de recherche et de magnificence.

J'aurai soin de rendre compte des faits qui me restent à raconter de Dioclétien depuis sa retraite, à mesure qu'ils se présenteront dans la suite de cette histoire. Maintenant je dois achever le tableau de son règne et de son caractère, en ajoutant quelques traits qui n'ont pu trouver place jusqu'ici.

Il diminua le nombre des prétoriens, préparant ainsi la voie à Constantin qui les cassa. Il paraît que la vue de Dioclétien était d'affaiblir ce corps qui avait tant fait et détruit d'empereurs. Cette précaution lui était d'autant plus nécessaire, que s'étant déterminé à ne point résider dans Rome, il pouvait craindre qu'il ne s'élevât des troubles et des révoltes dans cette capitale, dont il se tenait éloigné. Ce fut par le même principe qu'il fit aussi une réforme et un retranchement dans les cohortes de la ville.

Il abolit un ordre d'espions établis par les empereurs sous le nom de Frumentarii, ou inspecteurs du blé. C'étaient des soldats, dont la fonction avait été d'abord de distribuer à leurs camarades je mesure de blé qui appartenait à chacun ; et comme ce ministère leur donnait moyen de connaître tous les soldats d'une cohorte, d'une légion, on les avait chargés d'examiner les caractères, et de dénoncer ceux qu'ils sauraient séditieux et capables d'exciter du trouble. Leur commission s'étendit, et ils furent autorisés à observer, non plus seulement dans les légions, mais dans les villes et dans les provinces, tout mouvement, tout soupçon de révolte, et à en donner avis à la cour. De là naissaient des délations perpétuelles, des calomnies contre des innocents ; et plusieurs périssaient sur de fausses accusations de crimes d'état, toujours trop facilement écoutées des princes. Dioclétien s'attira donc un applaudissement universel en cassant les inspecteurs du blé ; mais lui ou ses successeurs lui substituèrent des agents d'affaires, qui bientôt se rendirent aussi redoutables et aussi pernicieux.

Un grand nombre de lois de Dioclétien insérées dans le code prouvent l'estime que ceux qui lui ont succédé dans l'empire ont faite de sa sagesse par rapport à la législation, partie si importante du gouvernement, M. de Tillemont cite une de ces lois qui fait honneur à l'équité du prince. Un certain Thaumase se portait pour accusateur contre Symmaque, dans la maison duquel il avait été élevé dès l'enfance. Dioclétien défend de recevoir cette accusation, qu'il traite d'exemple inique et indigne du bonheur de son siècle[6].

A tout prendre ce fut un grand prince, génie élevé, étendu, sachant se faire obéir et même respecter de ceux de qui il ne pouvait exiger une entière obéissance, ferme dans ses projets, et prenant les plus justes mesures pour l'exécution ; actif et toujours en mouvement ; soigneux de placer le mérite et d'éloigner de sa personne les hommes vicieux ; attentif à entretenir l'abondance dans la capitale, dans les armées, dans tout l'empire. Mais avec tant de qualités dignes d'estime, il connut peu l'art de se rendre aimable, et quoiqu'il se fît une gloire d'imiter Marc Aurèle, il s'en fallut beaucoup qu'il ne représentât sa bonté. Outre la persécution cruelle qu'il ordonna contre les chrétiens, nous avons vu qu'en général son gouvernement fut dur et tendant à fouler les peuples. Toute l'histoire lui a reproché la hauteur, le faste, l'arrogance. Sa prudence même dégénérait en finesse, et inspirait la défiance et les soupçons[7]. On a remarqué que son commerce était peu sûr, et que ceux qu'il appelait ses amis ne pouvaient pas compter sur une affection véritable et sincère de sa part. Son caractère ressemblait beaucoup à celui d'Auguste : l'un et l'autre rapportaient tout à eux-mêmes, et ils ne furent vertueux que par intérêt ; mais la modestie et la douceur établissent une différence bien avantageuse en faveur du fondateur de la monarchie des Césars par-dessus le prince que je lui compare.

En ce qui regarde la guerre, le parallèle ne se dément point. Ils ne l'aimèrent ni l'un ni l'autre, ils n'y excellèrent point, quoique l'on ne puisse pas dire qu'ils y fussent ignorants, ni qu'ils manquassent de courage dans les occasions qui en demandaient. Tous deux ils suppléèrent à ce qu'ils sentaient que l'on pouvait désirer en eux à cet égard, par le choix de bons et habiles lieutenants ou associés.

Dioclétien n'avait l'esprit nullement cultivé, et je ne vois rien qui nous invite à croire qu'il ait favorisé et protégé les lettres, qu'il ignorait. Je ne trouve sous son règne de vestige d'éloquence que dans la Gaule et à Rome, où Nazaire, Eumène, Mamertin, en conservaient encore quelque ombre. De quelle façon l'histoire était traitée dans ces temps-là, c'est de quoi l'on peut juger par les écrivains de l'histoire Auguste, dont j'ai eu tant de fois à remarquer les défauts énormes, et qui tous ont vécu sous Dioclétien. La philosophie se soutenait mieux, surtout par le célèbre Porphyre, qui Te m. avait une grande variété de connaissances, et qui disciple de Plotin continua la succession de l'école platonicienne. Mais quand il n'aurait pas composé un ouvrage furieux contre le christianisme, sa philosophie en elle-même paraît ne pas mériter une grande estime. Elle se perdait souvent dans les chimères et ne s'éloignait guère de la magie, quoiqu'elle affectât de la condamner.

 

FIN DU TOME HUITIÈME

 

 

 



[1] EUSÈBE, Histoire ecclésiastique, VIII, 1-2.

[2] EUSÈBE, De vita Const., II, 50-51.

[3] EUSÈBE, Histoire ecclésiastique, VIII, 2.

[4] Je prends à la lettre l'expression d'Eutrope. M. de Tillemont a cru devoir la modifier, et supposer que la famille de Narsès ne parut qu'en figure et en représentation au triomphe de Dioclétien. Je ne vois point de raison qui oblige de donner cette interprétation forcée aux termes dont se sert l'auteur.

[5] VOPISCUS, Aurélien, 43.

[6] Cod., lib. IX, tit. I, leg. 12.

[7] EUTROPE, X.