HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

DIOCLÉTIEN

LIVRE UNIQUE

§ I. Idée générale du caractère de Dioclétien.

 

 

FASTES DU RÈGNE DE DIOCLÉTIEN.

 

M. AURELIUS CARINUS II, AUGG. - M. AURELIUS NUMERIANUS, AUGG. AN R. 1035. DE J.-C. 284.

Après la mort de Numérien, Dioclétien est élu empereur le 17 septembre à Chalcédoine.

C. VALERIUS DIOCLETIANUS AUGUSTUS II. - ARISTOBULUS. AN R. 1036. DE J.-C. 285.

Carin, tué après la bataille de Margum, laisse Dioclétien paisible possesseur de l'empire.

Dioclétien vient à Rome se faire reconnaître, et va passer l'hiver à Nicomédie.

M. JUNIUS MAXIMUS II. - ..... VETTIUS AQUILINUS. AN R. 1037. DE J.-C. 286.

Il s'associe et prend pour collègue Maximien, qui se fit surnommer Herculius, fils d'Hercule, en même temps que Dioclétien s'attribuait le nom de Jovius, fils de Jupiter.

Maximien eut pour son département propre et spécial l'Occident, c'est-à-dire l'Italie, les Gaules, l'Afrique, etc.

Il dompte les Bagaudes, faction de rebelles dans la Gaule, qui s'était donné pour chefs Ælianus et Amandus, en les proclamant tous deux Augustes.

Martyre de saint Maurice et de sa légion.

Dioclétien oblige par la terreur de son nom Vararane II, roi des Perses, de lui demander la paix, et d'abandonner la Mésopotamie.

C. VALERIUS DIOCLETIANUS III, AUGG. - M. AURELIUS VALERIUS MAXIMIANUS, AUGG. AN R. 1038. DE J.-C. 287.

Maximien dissipe et détruit des armées des peuples germains qui couraient et ravageaient la Gaule.

Pirateries des Francs et des Saxons.

Carausius, opposé à ces corsaires, s'acquitte peu fidèlement de sa commission, et ayant appris que Maximien a proscrit sa tête, il se révolte, passe dans la Grande-Bretagne, s'en empare et prend le titre d'Auguste.

Le triomphe est décerné aux empereurs.

MAXIMIANUS AUGUSTUS II. - JANUARIUS. AN R. 1039. DE J.-C. 288.

Maximien, le jour même qu'il avait pris possession de son second consulat à Trèves, sort sur une troupe de Barbares qui pillaient le pays et les met en fuite.

Il passe le Rhin et fait le dégât au-delà du fleuve.

Génobon et Atec rois des Francs se soumettent à lui.

Dioclétien fait aussi la guerre avec succès contre les Germains du côté de la Rhétie.

..... BASSUS II. - QUINTIANUS. AN R. 1040. DE J.-C. 289.

La flotte préparée par Maximien contre Carausius ne réussit pas. Traité de paix entre Dioclétien et Maximien d'une part, et Carausius de l'autre, qui demeure ainsi maître paisible de la Grande-Bretagne.

Victoires de Dioclétien sur les Sarmates, les Juthonges, et autres peuples voisins du Danube.

DIOCLETIANUS IV, AUGG. - MAXIMIANUS III, AUGG. AN R. 1041. DE J.-C. 290.

Dioclétien va en Syrie, et remporte quelque avantage sur les Sarrasins.

Entrevue des deux empereurs à Milan.

..... TIBERIANUS. - ..... DIO. AN R. 1042. DE J.-C. 291.

Le consul Dion pouvait être fils ou petit-fils de l'historien du même nom.

Divisions et guerres entre les peuples ennemis des Romains.

Révolte d'Ormiès ou Hormisdas contre Vararane II son frère.

Francs et Lètes transportés par Maximien sur les terres de ceux de Trèves et des Nerviens.

..... ANNIBALIANUS. - ..... ASCLEPIODOTUS. AN R. 1043. DE J.-C. 292.

Mouvements des Germains sur le Rhin, des Perses du côté de l'Orient, des Quinquegentiens en Afrique. Julianus tyran en Italie, Achillée en Afrique.

Constance Chlore et Galérius adoptés, l'un par Maximien, l'autre par Dioclétien, sont faits Césars, et reçoivent chacun un département, Constance les Gaules, l'Espagne et la Grande. Bretagne, Galérius l'Illyrie et les pays voisins.

Constance était marié avec Hélène, de qui il avait eu Constantin, alors âgé de dix-huit ans. Il répudie Hélène et épouse Théodora, belle-fille de Maximien. Galérius ayant pareillement fait divorce avec sa femme, épouse Valérie fille de Dioclétien.

Les Quinquegentiens sont défaits et soumis par Maximien.

Constance reprend Boulogne sur Carausius qui en était maître.

DIOCLETIANUS V, AUGG. - MAXIMIANUS IV, AUGG. AN R. 1044. DE J.-C. 293.

Constance chasse les Francs du pays des Bataves, dont ils s'étaient emparés avec l'aide de Carausius. Il en transporte et établit sur les terres de l'empire un grand nombre de prisonniers.

Forts construits sur les frontières.

Constance donne ses soins au rétablissement de la ville d'Autun, qui avait été prise et ravagée par les Bagaudes sous Claude II.

Il y fait refleurir les études, et engage le rhéteur Euménius, alors revêtu d'une charge importante dans le palais impérial, à reprendre la profession publique de l'éloquence.

Carausius est tué par Allectus son lieutenant, qui  prend le titre d'Auguste et demeure maître de à Grande-Bretagne.

 FLAVIUS VALERIUS CONSTANTIUS, CÆS. - GALERIUS VALERIUS MAXIMIANUS, CÆS. AN R. 1045. DE J.-C. 294.

 Vararane HI succède à Vararane II son père, et après un règne fort court il est remplacé par Narsès.

..... TUSCUS. - ...... ANULIANUS. AN R. 1046. DE J.-C. 295.

La nation des Carpiens, vaincue plusieurs fois par Galérius, est transportée tout entière par Dioclétien sur les terres de l'empire, particulièrement en Pannonie.

DIOCLETIANUS AUGUSTUS VI. - CONSTANTIUS CÆSAR II. AN R. 1047. DE J.-C. 296.

Narsès ayant renouvelé la guerre contre les Romains, Galérius marche contre lui et se fait battre par son imprudence. Il est très-mal reçu de Dioclétien. Il fait des préparatifs pour prendre sa revanche.

Constance attaque Allectus, qui est défait et tué. La Grande-Bretagne après dix ans est réunie à l'empire.

Les Francs, alliés de Carausius et ensuite d'Allectus, souffrent de grandes pertes et sont battus en divers lieux par Constance. Il va même leur faire la guerre jusque dans le pays d'où ils étaient originaires, et il en transporte des peuplades de captifs dans les territoires d'Amiens, de Beauvais, de Troyes et de Langres.

Dioclétien va en personne faire la guerre à Achillée tyran d'Égypte, qui est vaincu sans peine et tué.

Il resserre les limites de l'empire du côté de l'Éthiopie, et abandonne aux Nobates sept journées de chemin au-dessus d'Éléphantine. Il leur accorde une pension qui était encore payée du temps de Justinien.

MAXIMIANUS AUGUSTUS V. - GALERIUS CÆSAR II. AN R. 1048. DE J.-C. 297.

Maximien fait la guerre contre les Maures avec succès.

Galérius remporte une victoire signalée sur Narsès. Le vaincu demande la paix, et l'obtient en cédant aux Romains cinq, provinces sur la rive droite du Tigre. Orgueil de Galérius, à qui le second rang commence à déplaire.

ANICIUS FAUSTUS II. - SEVERUS GALLUS. AN R. 1049. DE J.-C. 298.

Euménius demande la reconstruction des écoles d'Autun, et s'offre à y contribuer en y consacrant ses appointements, qui étaient de six cent mille sesterces.

Châteaux et forts construits par les ordres de Dioclétien sur toutes les frontières de l'empire.

DIOCLETIANUS VII, AUGG. - MAXIMIANUS VI, AUGG. AN R. 1050. DE J.-C. 299.

CONSTANTIUS III, CÆS. - GALERIUS III, CÆS. AN R. 1051. DE J.-C. 300.

Il y a peu d'événements connus sur ces deux années.

TITIANUS III. - NEPOTIANUS. AN R. 1052. DE J.-C. 301.

Constance combattant contre les Allemands, est vaincu et vainqueur dans l'espace de six heures près de Langres.

Il remporte une autre victoire sur des peuples Germains près de Vindonissa.

CONSTANTIUS IV, CÆS. - GALERIUS IV, CÆS. AN R. 1053. DE J.-C. 302.

DIOCLETIANUS VIII, AUGG. MAXIMIANUS VII, AUGG. AN R. 1054. DE J.-C. 303.

Galérius vient trouver Dioclétien à Nicomédie, et l'engage à persécuter les chrétiens.

Signal de la persécution donné par la destruction de l'église de Nicomédie le 23 février.

Édit de persécution publié le lendemain.

Révoltes dans la Mélitène en Arménie, et à Séleucie de Syrie. Eugène, proclamé Auguste par cinq cents soldats, qui travaillaient au port de Séleucie, vient le même jour à Antioche, et y est tué avec tous ceux qui l'accompagnaient. Cruautés de Dioclétien à ce sujet.

Dioclétien vient à Rome célébrer le triomphe qui lui avait été décerné à lui et à Maximien, seize ans auparavant, et les fêtes pour la vingtième année de son règne.

Son économie dans cette double célébrité déplait au peuple romain qui en fait des railleries. Dioclétien en est offensé, et ayant triomphé le 17 novembre, il sortit brusquement de la ville le r 3 décembre suivant. Sa santé, qui était déjà affaiblie, souffrit beaucoup du voyage dans une saison.si incommode, et il contracta une maladie de langueur, dont il ne revint jamais pleinement.

DIOCLETIANUS IX, AUGG. - MAXIMIANUS VIII, AUGG. AN R. 1055. DE J.-C. 304.

Dioclétien ayant pris possession du consulat à Ravenne, continue son voyage et se rend à Nicomédie.

Il fut malade pendant toute cette année, et le 13 décembre on crut qu'il allait mourir. Il se remit néanmoins de cette faiblesse.

CONSTANTIUS V, CÆS. - GALERIUS V, CÆS. AN R. 1056. DE J.-C. 305.

Dioclétien se montre le premier mars en public. Il était si changé qu'à peine le pouvait-on reconnaître.

Galérius, profitant de l'affaiblissement du cerveau de Dioclétien, le force, aussi bien que Maximien, de renoncer à l'empire.

La cérémonie de l'abdication se fait le premier mai par Dioclétien à Nicomédie, par Maximien à Milan. Sévère et Maximin Daia ou Daza, l'un créature de Galérius, l'autre son neveu, sont nommés Césars.

TYRANS sous Dioclétien.

ÆLIANUS et AMANDUS proclamés Augustes par les Bagaudes dans la Gaule. CARAUSIUS dans la Grande-Bretagne. ALLECTUS meurtrier de Carausius, et son successeur. ACHILLÉE en Égypte. JULIANUS en Italie. EUGÈNE empereur d'un jour à Séleucie et à Antioche en Syrie.

 

Dioclétien est un nom odieux aux chrétiens. Il fut l'auteur de la persécution la plus sanglante que l'Église de J.-C. ait éprouvée de la part des empereurs romains ; et quoiqu'il ne l'ait pas ordonnée de son propre mouvement, mais à la sollicitation d'autrui ; quoique dans l'exécution il ait eu la moindre part, vu que son abdication suivit d'assez près l'édit publié contre la profession du christianisme, c'est néanmoins avec justice qu'on lui en attribue les horreurs, puisqu'il l'a commencée, et qu'ayant la principale autorité, il devait réformer et réprimer les mauvais conseils de ceux qui partageaient avec lui la puissance, et non en suivre les impressions.

D'un autre côté, Dioclétien fut un grand prince qui gouverna avec beaucoup de sagesse, et qui sentant ce qui lui manquait, y suppléa en se donnant des aides et des compagnons de ses travaux, sur lesquels cependant il conserva toujours, au moins tant que sa tête ne fut point affectée par la maladie ; une supériorité toute fondée sur l'éminence du mérite, puisqu'il avait rendu les titres égaux.

Ce même prince, forcé par un ambitieux et un ingrat à se démettre de l'empire, rendit volontaire par une modération infiniment rare ce qui était contraint dans son principe : il sut vivre particulier après avoir été empereur, et quoique l'occasion se présentât à lui de recouvrer la grandeur dont on l'avait dépouillé, il ferma son cœur à une si puissante amorce, et il préféra les légumes de son jardin au trône des Césars.

Avec de si estimables qualités, Dioclétien eut de grands vices. Il joignit le luxe à l'avarice ; il fut fastueux et arrogant ; les païens mêmes.lui ont reproché d'avoir imité Domitien et Caligula, en se faisant adorer comme eux, et en souffrant qu'on l'appelât seigneur et dieu ; t en sorte qu'il a été mis au nombre des exemples qui prouvent que jamais l'insolence n'est portée plus loin que par ceux qui parviennent à une fortune pour laquelle ils ne sont pas nés.

Son règne fut long et riche en événements : mais la disette des monuments le rend pour nous en quelque façon court et stérile. Nulle partie de l'histoire n'a été plus maltraitée par l'injure des temps, que celle qui regarde Dioclétien. Ce ne sont pas seulement les grands écrivains qui nous manquent : l'histoire Auguste ne va pas jusqu'à lui ; ce que Zosime en avait écrit est perdu ; nous sommes réduits à Zonaras, Eutrope, les deux Victor, minces abréviateurs ; et nos sources les plus abondantes sont quelques panégyriques remplis de flatteries outrées, et un ouvrage de Lactance où le zèle peut quelquefois avoir emporté l'auteur au-delà des justes bornes. Nous ne pouvons que faire usage de ce qui nous est administré ; nous tâcherons de démêler le vrai, et nous le dirons avec une exacte impartialité, rapportant le bien et le mal tel que nous le recueillerons de nos originaux.

Le premier nom de Dioclétien fut Dioclès. Ce nom lui venait de la ville où il était né, Diocléa[1] dans la Dalmatie. Sa mère portait le même nom que la ville, et s'appelait pareillement Diocléa. Lorsqu'il fut parvenu à l'empire, il voulut donner à son nom une forme romaine, et il l'allongea se faisant appeler Dioclétianus au lieu de Dioclès. C'était là son nom propre et celui dont on se servait ponde distinguer. Il portait ceux de C. Valerius Aurelius, noms purement romains, qui pouvaient lui être communs avec beaucoup d'autres, et qu'il tirait apparemment de la famille au service de laquelle il avait été attaché. Car on assure qu'il était originairement affranchi d'un sénateur, dont le surnom seul nous est connu, Anulinus. D'autres le disent fils d'un greffier.

Il embrassa le métier des armes ; et il faut qu'il s'y soit rendu habile, puisqu'il est compté au nombre des bons généraux formés sous la discipline de Probus. Ses services l'élevèrent au consulat ; et lorsque Numérien périt, Dioclétien exerçait une charge considérable dans le palais du prince : il était ce que les Romains appelaient alors comte des domestiques.

Le mot comte, qui dans la langue latine signifie compagnon, était devenu dans les temps dont je parle, un titre d'honneur. Les empereurs romains se faisaient partout accompagner, comme on l'a pu souvent remarquer dans cette histoire, d'un nombre d'illustres personnages choisis entre les plus distingués soit dans le civil, soit dans le militaire, qui leur formaient un conseil toujours subsistant. On les appelait, ainsi qu'ils l'étaient en effet, les compagnons du prince ; et comme ce titre et les fonctions qui y étaient attachées leur donnaient du crédit et de l'autorité, il passa en titre de dignité et de puissance. Plusieurs des grands officiers de l'état le prirent, et ils y joignirent quelque terme qui marquât le département spécial dont ils étaient chargés. Ainsi le comte des domestiques était le commandant de la partie de la garde impériale qui faisait proprement la maison du prince. Car le ministère des cohortes prétoriennes était alors réservé pour la guerre, ou tout au plus pour la garde des dehors du palais. Les empereurs craignaient ce corps, après toutes les révolutions qu'il avait excitées ; et il leur parut nécessaire de créer de nouveaux corps, à qui ils confiassent la défense immédiate de leur personne et la garde de tout l'intérieur du palais. Ils leur attribuèrent le nom de domestici, qui signifie gens attachés au service de sa maison.

Dioclétien commandait cette belle troupe lorsqu'il fut élu empereur, le 17 septembre de l'an de J.-C. an 284. Il achevait alors sa trente-neuvième année, puisqu'il en avait soixante-huit lorsqu'il mourut, en 313. J'ai raconté comment il fut élevé à l'empire, et comment il s'y maintint par la guerre qu'il fit à Carin, et que termina heureusement pour lui la mort funeste de ce prince détesté.

Il usa très-noblement de sa victoire. Il pardonna à tous ceux qui avaient porté les armes contre lui, estimant avec raison qu'ils n'étaient point coupables pour avoir servi un prince qui avait un titre aussi légitime que Carin. Il fit plus, il conserva dans leurs dignités et dans leurs postes ceux qui y avaient été placés par son ennemi. Aristobule, préfet du prétoire sous Carin, le fut aussi sous Dioclétien, qui lui permit de jouir pareillement des honneurs du consulat dont il le trouva en possession. On ajoute que le vainqueur eut les mêmes égards pour C. Ceionius Varus, préfet de la ville et préfet du prétoire en même temps. Aurélius Victor a raison de vanter cette conduite. C'est un événement nouveau et inouï, dit cet auteur, qu'après une guerre civile personne n'ait perdu ni les biens, ni l'honneur, ni la vie, pendant que nous louons la douceur et la générosité des princes, qui en pareil cas mettent enfin quelques bornes aux confiscations, aux exils, et même aux supplices.

Il est très-vraisemblable que Dioclétien, devenu seul maître de l'empire par la mort de Carin, vint se faire reconnaître à Rome. Mais il n'en aima jamais le séjour ; et il ne peut alors y être resté longtemps, puisqu'il passa l'hiver de cette même année 285 de J.-C. à Nicomédie. C'est là qu'il se donna pour collègue, le premier avril de l'année suivante Maximien Hercule, de la valeur duquel il crut que l'état avait besoin.

En effet, l'empire était attaqué à la fois aux deux extrémités de l'Orient et de l'Occident. En Orient les Perses, enhardis par la retraite de Numérien et par les troubles qui suivirent sa mort, avaient reconquis la Mésopotamie ; et il était à craindre qu'ils ne s'étendissent, comme autrefois, dans la Syrie et dans les provinces voisines. L'Occident n'était pas moins agité. Nous apprenons par deux médailles de la seconde année de Dioclétien, qui donnent à ce prince les titres de Germanique et de Britannique, qu'il y avait eu des mouvements de guerre dans la Germanie et dans la Grande-Bretagne ; et une rébellion intestine mettait la Gaule en péril.

Ces rebelles étaient les Bagaudes, dont nous avons déjà parlé sous le règne de Claude II, troupe rustique, que la dureté des exactions avait réduits à prendre les armes pour se délivrer d'une tyrannie qui leur paraissait pire que la mort. Nous ne pouvons donner l'étymologie de leur nom, duquel nous avons néanmoins près de Paris un monument dans le village de Saint-Maur-des-Fossés, que l'on appelait anciennement le château des Bagaudes. Ce que nous savons, c'est que ces laboureurs et ces pâtres, transformés en soldats et en cavaliers imitaient par leurs ravages les fureurs des Barbares, et dévastaient eux-mêmes les campagnes qu'ils auraient dû cultivera. Ils avaient eu sous Claude II des forces considérables, puisque nous les avons vus assiéger pendant sept mois la ville d'Autun, et enfin s'en rendre maîtres par la force. Sous Aurélien -et sous Probus il n'en est fait aucune mention. La valeur et l'activité de ces princes guerriers les avaient sans doute tenus en respect. Au temps dont je parle, poussés de nouveau à bout par les injustices, les violences, les cruautés de Carin, ils renouvelèrent leur révolte, qui pouvait paraître mériter d'autant plus d'attention, qu'ils avaient deux chefs, gens de quelque nom, ainsi qu'il est permis de le conjecturer par la hardiesse qu'ils eurent de prendre le titre d'Augustes. Ils se nommaient Ælianus et Amandus.

Si Dioclétien eût été grand homme de guerre, il n'y avait pas là de quoi l'effrayer. Claude II et Aurélien à leur avènement au trône s'étaient trouvés dans des positions infiniment plus périlleuses. Mais quoique ce prince entendît l'art militaire, il ne paraît pas qu'il fût brave. La prudence dans la politique était son talent, et elle dégénérait même chez lui en timidité. Ainsi pour faire face aux différents ennemis qu'il craignait, il crut avoir besoin d'un collègue qui partageât avec lui un fardeau trop pénible pour sa faiblesse ; et Maximien, son compatriote et son ami, fut celui sur qui il jeta les yeux.

Maximien était né dans la Pannonie, près de Sirmium, de parents d'une condition très-basse, et qui simples mercenaires, gagnaient leur vie par le travail de leurs mains. Son éducation répondit à sa naissance ; et son ignorance était si grossière et si publique, qu'un panégyriste, citant devant lui les exploits de Scipion l'Africain, et le louant de les avoir imités, ne fait point difficulté de témoigner le doute où il est si Maximien en a jamais entendu parler. La Pannonie sa patrie était depuis longtemps, lorsqu'il naquit, le théâtre perpétuel de la guerre. Ainsi né au milieu des armes, et en ayant embrassé la profession dès son enfance, il s'endurcit de bonne heure le corps et le courage contre les fatigues et les dangers. D'abord soldat, ensuite officier, il parvint même à des grades supérieurs que nous ne pouvons désigner distinctement ; mais nous savons qu'il fut à portée de se former à récole d'Aurélien et de Probus, ce qui suppose qu'il approchait de ces princes, et par conséquent qu'il tenait un rang dans la milice. Il les suivit dans toutes leurs expéditions, sur le Danube, sur l'Euphrate, sur le Rhin, et aux bords de l'Océan. Il devint un guerrier, autant qu'on peut l'être par le courage seul et par l'exercice, sans le secours des connaissances et des vues fines, dont son esprit épais n'était point capable. Il fut toute sa vie un soldat grossier, rustre, violent, perfide, cruel, brutalement débauché. Il avait apporté en naissant la pente à tous ces vices, et nulle culture ne lui ayant appris à les réprimer, il s'y livra avec emportement. Son extérieur même dur et sauvage annonçait la férocité de son caractère. Si par ses excès il ne ruina pas l'empire ; si même il le servit utilement, on doit en faire honneur à la sagesse de Dioclétien, qui lui servait de frein, et pour laquelle il conserva toujours un très-grand respect.

Ils étaient amis depuis longtemps ; et Vopiscus atteste que son grand-père et Maximien furent les seuls à qui Dioclétien fit confidence de la prédiction de la femme gauloise au sujet du sanglier. Ainsi Dioclétien le connaissait bien lorsqu'il l'associa à l'empire. Il lui fallait un homme capable de faire la guerre, et Maximien l'était. D'ailleurs il savait quel ascendant il avait pris sur son esprit. Il crut donc pouvoir sans risque lui communiquer un titre, qui dans les règles ordinaires ne souffre point de partage ; et il ne se trompa point dans son jugement. Maximien lui fut constamment fidèle ; et devenu son égal par les honneurs et par le rang, il lui déféra toujours la supériorité dans le conseil. Dioclétien tirait même parti des vices de son collègue : comme il était fort curieux de s'acquérir la réputation de clémence, s'il croyait avoir besoin de faire quelque démarche violente et odieuse, il en chargeait Maximien, qui se prêtait volontiers à des exécutions conformes à son caractère : et en général le contraste de la dureté de l'un rehaussait la bonté et la douceur que l'autre affectait de faire paraître.

Tels furent les motifs qui déterminèrent Dioclétien dans son choix. Il commença par faire Maximien César, et ensuite il le déclara Auguste à Nicomédie, comme je l'ai dit. Depuis ce moment les deux empereurs se traitèrent de frères ; et quelque temps après ils prennent ils prirent de concert des surnoms bien peu convenables à la bassesse de leur origine. Ces enfants de pâtres ou d'esclaves se firent appeler l'un JOVIUS, comme descendant de Jupiter ; l'autre HERCULIUS, comme issu d'Hercule : faste misérable, et preuve de l'aveuglement que produit la fortune. Il est bon de remarquer dans la distribution de ces surnoms l'attention de Dioclétien à garder la prééminence. Jupiter était le plus grand des dieux, Hercule n'en est que le plus vaillant.

C'est dans ce même esprit que Dioclétien se réserva toujours l'avantage d'un consulat par-dessus Maximien. Ils furent souvent collègues dans cette charge, et constamment avec la différence que je viens de remarquer. L'année qui précéda leur abdication, Dioclétien était consul pour la neuvième fois, et Maximien pour la huitième. Cette observation est fortifiée par l'exemple contraire des deux Césars qu'ils établirent dans la suite, Constance Chlore et Galérius, dont les consulats marchent toujours d'un pas égal.

Dioclétien, après s'être associé Maximien, se préparant à marcher contre les Perses, chargea son collègue de la guerre en Occident ; et c'est ainsi qu'il faut entendre le partage que l'on dit s'être fait entre eux de l'empire. Chacun d'eux avait sur une certaine partie une inspection plus spéciale ; mais il n'y eut point de division formelle, et, il me paraît prouvé par les faits qu'ils possédèrent l'empire en commun et par indivis. L'état était parfaitement un sous deux chefs.

Maximien justifia le choix que Dioclétien avait fait de lui, par les succès glorieux de ses armes. Il soumit les Bagaudes ; et, si son panégyriste ne nous trompe point, il employa encore plus la clémence pour regagner ces rebelles, que la force pour les réduire. Ce n'est pas que la guerre ait été terminée sans résistance ni combat. L'expression de l'orateur n'oblige point de le penser ; et au septième siècle, lorsque l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés fut bâtie, la tradition du pays était que les Bagaudes, maîtres du château que César avait fait construire dans la presqu'île que forme la Marne en cet endroit, y avaient soutenu un siège contre Maximien ; qu'ils en furent délogés par la force, et que le vainqueur rasa le château, ne laissant subsister que les fossés, desquels l'abbaye prit le surnom qu'elle a porté jusqu'à nos jours. On ne nous dit point ce que devinrent Ælianus et Amandus chefs des rebelles. Le nom et la faction des Bagaudes se renouvelèrent au cinquième siècle. Salvien en fait mention.

Après que Maximien eut apaisé la rébellion des Bagaudes, les Barbares occupèrent sa valeur. Les nations germaniques, toujours acharnées sur la Gaule, s'étaient répandues dans ce riche et beau pays, Bourguignons, Allemands, Chaïbons, Hérules. Maximien, alors consul pour id première fois, fit tête courageusement à cette nuée d'ennemis, et il les vainquit par deux différentes voies. Il s'attacha à couper les vivres aux Bourguignons et aux Allemands ; et la maladie, suite infaillible de la famine, s'étant mise parmi eux, l'armée composée de ces deux peuples fut détruite sans que l'empereur eût besoin de tirer l'épée. Contre les Chaïbons et les Hérules, il fallut combattre ; et dans la bataille Maximien signala sa bravoure personnelle, se jetant au plus fort de la mêlée, et semblant se multiplier pour se montrer presque en même temps partout où sa présence pouvait être nécessaire. Les Barbares furent taillés en pièces ; et, s'il n'y a point d'exagération dans l'orateur qui me sert ici de guide, ce ne fut pas quelqu'un d'entre eux échappé du péril, mais la renommée de la gloire de Maximien qui alla porter dans leur pays la nouvelle de leur défaite.

On ne peut douter que ce prince ne fût vaillant. Il en donna une preuve éclatante le jour même qu'il prit possession de son second consulat ; et pour mettre cette action sous les yeux du lecteur, je le supplie de me permettre d'employer la traduction d'un morceau oratoire, seul monument du fait. On y trouvera en même temps un échantillon de l'éloquence des temps dont j'écris ici l'histoire : S'il fallait, dit l'orateur, raconter tous vos exploits en Gaule, quel discours pourrait y suffire ? Mais je ne puis passer sous silence le premier jour de votre consulat, ce jour célèbre dont vous avez si glorieusement changé la destination. Il n'était fait que pour préluder, et vous l'avez employé à agir ; et le soleil, dans l'espace de sa plus courte révolution, vous a vu commençant les fonctions de consul, et remplissant celles de général. Nous vous avons vu, César, en un même jour faire des vœux pour la république, et vous mettre dans le cas de les acquitter. Ce qui était l'objet de vos souhaits pour l'avenir, vous l'avez rendu présent, en sorte que l'on peut dire qu'après avoir imploré le secours des dieux, vous avez su le prévenir. Ce qu'ils avaient promis, vous l'avez exécuté. Nous vous avons vu, César, en un même jour porter successivement le plus majestueux habillement de la paix, et le plus brillant ornement du commandement militaire. Que les dieux me permettent de le dire : non, Jupiter lui-même ne varie pas si subitement la face du ciel où il règne, que vous avez changé l'appareil de toute votre personne. Vous dépouillez la robe prétexte pour prendre la cuirasse ; la main qui portait le sceptre d'ivoire se charge de la pique ; vous passez en un instant du tribunal au champ de bataille, de la chaise curule vous montez à cheval ; et avec la même rapidité vous revenez triomphant du combat. Cette ville, que votre brusque sortie avait laissée dans l'inquiétude, vous la remplissez d'allégresse et de cris de victoire, d'autels où fume l'encens, de sacrifices, de parfums qui se consument en l'honneur de votre divinité. Ainsi les deux extrémités de ce jour ont été consacrées par des cérémonies également religieuses, qui se sont adressées d'abord à Jupiter pour lui demander la victoire, ensuite à vous, pour vous en rendre les actions de graves.

Les antithèses ne sont pas ménagées dans ce morceau, et l'adulation y est poussée jusqu'à l'impiété. On sent que le plus grand des dieux, pour l'orateur, n'est pas Jupiter. Mais enfin les tours sont ingénieux, l'expression vive et brillante ; et si les historiens du temps valaient dans leur genre ce que cet orateur vaut dans le sien, nous n'aurions pas tant sujet de nous plaindre.

Le fait en lui-même est beau et honorable pour Maximien. La ville dont il s'agit est sans doute Trèves, où l'empereur ayant pris possession du consulat le premier janvier, sortit dans le moment sur quelques troupes de Germains qui couraient la campagne, les battit, les dissipa, et rentra victorieux dans la ville.

Maximien ne se contenta pas de cet avantage passager : il voulut assurer d'une façon durable la tranquillité des Gaules, en portant ses armes au-delà du Rhin. Il passa ce fleuve ; il ravagea par le fer et par le feu tout le pays qui est au-delà. Les Barbares effrayés recoururent à sa clémence ; et l'orateur nomme deux rois des Francs, Génobon et Atech, qui par leurs soumissions obtinrent la paix de l'empereur romain, et se tinrent heureux d'être maintenus par lui dans la possession de leurs états.

Mais il s'en fallait beaucoup que toute la nation des Francs fût domptée. Il y en avait une partie qui de concert avec les Saxons courait les mers et rendait la navigation impraticable par ses pirateries. Maximien opposa à ce mal un remède, du succès duquel il eut lieu de se repentir.

Il avait à son service un excellent officier de marine, nommé Carausius, né ménapien[2], dans le voisinage de la mer, et qui s'étant exercé dès l'enfance à la manœuvre des vaisseaux, et ayant même dans les premiers temps tiré de ce métier sa subsistance, s'était élevé par degrés ; et à mesure qu'il perçait, les occasions lui permettant de développer ses talents, il s'acquit de plus en plus l'estime de Maximien, qui enfin le jugea capable de conduire en chef une entreprise importante. Cet empereur le chargea donc d'assembler une escadre à Boulogne, de donner la chasse aux pirates Francs et Saxons, et d'en purger les mers. Carausius avait en effet toute la bravoure et toute l'habileté nécessaires pour s'acquitter parfaitement de sa commission ; mais non pas la probité, sans laquelle nul devoir n'est bien rempli. Il regarda l'emploi qui lui était confié comme une occasion de s'enrichir, et on le soupçonna, non sans fondement, de laisser passer les corsaires pour les attaquer au retour lorsqu'ils seraient richement chargés. Il faisait ainsi de bonnes prises, dont il ne rendait que peu, soit au trésor impérial, soit aux provinces pillées, et tournait la plus grosse part à son profit. Maximien, qui ne connut jamais les tempéraments de la douceur et de la prudence, ordonna que l'on tuât sans aucune forme de procès un officier de cette considération. Carausius fut averti à temps, et il passa avec sa flotte dans la Grande-Bretagne. Là, ayant gagné ou intimidé la seule légion romaine qui était restée dans l'île, et quelques corps de troupes étrangères qui accompagnaient la légion, il prit la pourpre et se fit reconnaître empereur. Non content d'avoir échappé à Maximien dans le moment, et sûr d'être attaqué, il eut soin de se fortifier dans son nouvel établissement : il augmenta sa flotte par la construction d'un grand nombre de vaisseaux ; il invita les Barbares, Francs et Saxons, à venir s'attacher à sa fortune, en leur présentant pour amorce le pillage des provinces maritimes de la Gaule. Comme il était grand homme de mer, il instruisit par de savantes leçons ces aventuriers qu'il ramassait de toutes parts ; et il se forma ainsi une marine puissante, soit par la multitude des bâtiments, soit par l'habileté de ceux qui les montaient.

Il eut le temps nécessaire pour affermir par ces moyens un pouvoir naissant : car lorsqu'il se révolta, Maximien était encore occupé de la guerre contre les Germains, et d'ailleurs il se trouvait sans flotte. Il fallut à ce prince du moins l'intervalle d'une année, pour achever d'une part de pacifier et de soumettre les nations germaniques, et de l'autre faire construire des vaisseaux sur les grandes rivières de la Gaule dont les embouchures regardent l'île de la Bretagne. Lorsque l'armement naval de Maximien fut prêt, Carausius était en état de le bien recevoir. Il avait même un grand avantage sur son ennemi : car les matelots et les soldats de l'empereur étaient tout neufs sur mer, et sans aucune expérience soit pour manœuvrer, soit pour se battre sur cet élément. L'orateur Eumène ajoute que les vents et les flots leur furent contraires. Ce qui est certain, c'est que Maximien abandonna son entreprise, et se crut obligé de faire la paix avec Carausius, en lui laissant la jouissance de son usurpation. Ce rebelle demeura donc en possession de la Grande-Bretagne et du titre d'Auguste ; et nous avons une médaille qu'il fit frapper sur l'événement même dont je parle et dans laquelle il s'associe avec Dioclétien et Maximien. Elle porte cette légende : LA PAIX DES TROIS AUGUSTES. Carausius brava ainsi dans son île pendant plusieurs années tout le reste de l'univers, jusqu'à ce qu'il succombât à une trahison domestique. Les auteurs anglais, cités par M. de Tillemont, disent qu'il rebâtit et fortifia le mur de Sévère et qu'il remporta quelques avantages sur les Barbares.

Son gouvernement dans le civil fut tyrannique et digne des voies par lesquelles il s'était élevé. Il tint les peuples en captivité ; il lâcha la bride à ses passions et à celles des gens de guerre, qui étaient le seul appui de sa grandeur ; et les Bretons virent leurs femmes et leurs enfants, arrachés d'entre leurs bras, servir de victimes à la débauche de leurs maîtres.

Pour ne rien omettre de ce que les monuments anciens nous ont conservé des faits de Maximien dans la Gaule, je dirai que ce prince ayant réduit à la soumission les nations germaniques voisines du Rhin, en transplanta quelques tribus sur les terres de ceux de Trèves et des Nerviens, qui habitaient le pays auquel répondent à peu près les diocèses de Cambrai et de Tournai. C'était une politique sujette à inconvénients, mais néanmoins souvent mise en usage par les empereurs, que de peupler de Barbares les terres que la guerre avait ravagées aux frontières de l'empire. Nous en verrons encore de fréquents exemples. Les peuples transportés par Maximien sont nommés Francs et Lètes. Ce dernier nom a été diversement interprété par les savants, et il n'est pas encore bien décidé quel sens on doit y attacher. Je me contenterai d'observer que l'épithète qu'y joint Eumène favorise l'opinion de ceux qui pensent que les Lètes étaient des Gaulois d'origine, qui ayant autrefois passé dans la Germanie, revenaient dans leur ancienne patrie en recevant des établissements en Gaule.

Deux inscriptions qui subsistent encore dans Grenoble nous apprennent que Dioclétien et Maximien ont  bâti et rétabli les murs, et même les édifices intérieurs de cette ville, qui se nommait alors Cularo.

Tout ce que je viens de raconter de Maximien est renfermé dans un espace de cinq ans, depuis la fin de l'année de J.-C. 286 jusqu'en 291. Durant ces mêmes années, Dioclétien avait fait aussi différentes expéditions militaires dont je dois maintenant rendre compte.

J'ai déjà remarqué que Dioclétien était peu guerrier ; et en effet le plus grand exploit que l'on cite de tout son règne est d'avoir forcé par la terreur de son nom le roi des Perses à faire la paix avec lui. Vararane II, ainsi que je l'ai rapporté, avait profité de la mort de Carus, de la retraite de Numérien et de la guerre civile entre Dioclétien et Carin, pour rentrer dans la Mésopotamie, et il menaçait la Syrie d'une invasion. Dioclétien n'eut qu'à se montrer, et tout rentra dans le calme. A son approche le roi de Perse oublia l'orgueil dont il s'était enivré : il envoya des ambassadeurs et des présents à l'empereur romain ; il lui demanda la paix, et il ne l'obtint qu'en se retirant de la Mésopotamie et se resserrant au-delà du Tigre. Voilà ce que nous pouvons recueillir des orateurs du temps, qui louent Dioclétien t comme ayant imité Jupiter son dieu tutélaire, et pacifié l'univers, ainsi que lui, par un signe de tête. Il est vrai que s'il n'y a point d'exagération dans les faits, un tel exploit est plus glorieux à ce prince que des victoires qu'il aurait achetées par beaucoup de sang.

Au reste il acquit aussi de la gloire par les armes. Les panégyristes citent les Sarrasins chargés par lui de chaînes ; ils parlent de victoires qu'il remporta en Rhétie sur les Allemands, dans la Pannonie et les contrées voisines sur les Sarmates, les Juthonges, les Quades, les Carpiens, les Goths. Il ne paraît pas que ces faits d'armes aient été fort considérables en eux-mêmes : mais ils prouvent l'activité de Dioclétien ; et ce n'est pas un éloge médiocre que d'avoir su contenir tant de peuples barbares et les obliger de se renfermer dans leurs limites.

On décerna le triomphe aux deux empereurs pour les exploits que j'ai rapportés de l'un et de l'autre. Ils ne se hâtèrent pas de le célébrer ; et toujours occupés à combattre de nouveaux ennemis, ils en différèrent la pompe de plusieurs années.

En l'année de J.-C. 290 ils eurent une entrevue à Milan. Pour s'y rendre, ils passèrent en plein hiver, l'un les Alpes Juliennes venant de la Pannonie, l'autre les Alpes Cottiennes venant de la Gaule. L'histoire ne nous apprend point quel était le motif de cette entrevue. Mais quand ils n'y auraient eu d'autre objet que de donner à l'univers le spectacle de leur union parfaite, c'était de quoi s'attirer une admiration qui n'était pas sans fruit, et qui devait contribuer infiniment à maintenir la paix et la tranquillité dans l'empire. Cette union des deux empereurs est célébrée par Mamertin ; et elle me paraît un phénomène si singulier, un sujet si solidement beau, une leçon si utile pour l'exemple, que je ne puis me refuser au désir de transcrire ici quelques-unes des pensées par lesquelles cet orateur en fait sentir tout le prix.

Quels siècles, dit Mamertin[3], ont jamais vu une telle concorde dans la possession et l'exercice du pouvoir souverain ? Où trouve-t-on des frères, même jumeaux, qui usent d'un patrimoine indivis avec autant d'égalité que vous usez de l'empire ? L'envie infecte les cœurs mêmes des plus vils artisans ; le talent de musicien excite la jalousie entre ceux qui s'en disputent la gloire ; il n'est rien de si bas, de si vulgaire, dont la cupidité des copartageants ne fasse une matière de querelles et de malignes dissensions. Mais les âmes célestes et divines de nos empereurs sont au-dessus de toute l'opulence, de toute la fortune ; elles sont plus grandes que l'immense étendue de l'empire. Le Rhin et le Danube, le Nil et l'Euphrate associé avec le Tigre, les deux Océans oriental et occidental, et tout ce qui est contenu de terres, de fleuves, de ports et de rivages entre ces bornes si reculées, voilà ce qui est pour vous un bien commun dont vous jouissez également avec autant de satisfaction que les deux yeux jouissent en commun de la lumière du jour. Ainsi votre amitié mutuelle double à votre égard les bienfaits des dieux. Chacun de vous jouit de ses exploits et des exploits de son collègue. Les lauriers cueillis par Dioclétien en Orient, en Rhétie, en Pannonie, ont touché votre cœur, Maximien Auguste, de la joie la plus vive et la plus pure ; et réciproquement les nations germaniques détruites en Gaule, la Germanie au-delà du Rhin dévastée, les guerres des pirates étouffées par la soumission des Francs, toutes vos victoires en un mot ont mis Dioclétien au comble de ses vœux. Les dieux ne peuvent partager leurs dons entre vous. Tout ce qui est accordé à l'un devient commun à tous deux.

Ce serait là une merveille digne de l'admiration de tous les hommes, quand la nature elle-même, en vous donnant une même origine, vous aurait inspiré les principes et les lois de l'union fraternelle. Mais combien la merveille croîtra-t-elle, si l'on fait réflexion que vous n'êtes que frères d'armes, et que les camps, les exercices militaires, des exploits de guerre également glorieux, et non les liaisons du sang, ont serré les nœuds de votre concorde ? L'origine était différente ; mais l'admiration mutuelle pour vos vertus, les louanges que vous vous donniez réciproquement pour vos belles actions, une noble émulation qui vous faisait tendre d'un pas égal au faîte des honneurs et de la fortune, de si grandes et si heureuses ressemblances ont produit l'union des cœurs. Vous êtes devenus frères par un choix libre, et non par le hasard de la naissance. Il n'est que trop prouvé par de fréquentes expériences que les enfants d'un même père souvent se ressemblent et s'accordent peu ; c'est être véritablement et parfaitement frères que de porter la ressemblance et l'union jusqu'à la société de l'empire.

C'est ainsi que Mamertin loue le concert et la bonne intelligence des deux empereurs, et les circonstances ne lui permettaient pas de mettre aucune différence entre Dioclétien et Maximien. Mais quoique cette union fasse beaucoup d'honneur à l'un et à l'autre, il est aisé de sentir que la principale gloire en appartenait à celui qui en était l'auteur et le principe par une supériorité de sagesse, toujours imposante sans avoir de domination à exercer, et substituant l'impression du respect au droit de contrainte dont elle s'était dépouillée. Dioclétien comptait tellement sur cette autorité inhérente à sa personne, qu'il ne craignit point de se donner encore, non pas véritablement deux collègues, mais deux aides sous le nom de Césars, auxquels il communiqua un très-grand pouvoir avec l'assurance de la succession à l'empire.

Les dangers multipliés le déterminèrent à multiplier les secours. En l'année de J.-C. 291, Mamertin vantait le bonheur de l'empire qui n'était plus attaqué par les Barbares occupés à se détruire les uns les autres. Cet orateur entre même sur ce point en quelque détail : il dit que les Maures se déchirent par des guerres civiles ; il met aux mains les Goths avec les Bourguignons, les Taïfales avec les Vandales et les Gépides. Il ajoute qu'Ormiès ou Hormisdas, frère du roi des Perses, s'était révolté et avait entraîné dans sa rébellion, quelques nations scythiques. Mais si l'empire romain, à la faveur des troubles qui agitaient ses ennemis, jouit de la tranquillité, elle ne fut que passagère et de peu de durée. Dès la fin de la même année 291, et au commencement de la suivante, la scène changea, et les craintes de guerres domestiques et étrangères alarmèrent la prudence de Dioclétien. Outre Carausius qui tenait toujours la Grande-Bretagne, en Égypte Achillée prit la pourpre ; l'Afrique fut ravagée par les Quinquegentiens, peuple ou ligue dont l'histoire ne fait mention que dans le temps dont je parle ; un certain Julianus se révolta en Afrique, ou, selon d'autres, en Italie ; enfin le roi de Perse, apparemment vainqueur de son frère, menaçait d'attaquer les Romains en Orient. Je ne parle point des nations germaniques et scythiques voisines du Rhin et du Danube, que leurs divisions affaiblissaient, mais qui cependant ne laissèrent pas, comme nous le verrons, de donner de l'exercice aux armes romaines.

Il fallait faire face à tant de dangers à la fois, et par conséquent distribuer les forces de l'état sous divers chefs. Il est bien vraisemblable que Dioclétien ne crut pas pouvoir confier en sûreté le commandement des armées à de simples généraux. Sans doute les exemples accumulés d'un si grand nombre de tyrans depuis Gallien l'effrayaient. Il voyait que dans ces derniers temps il ne s'était presque trouvé aucun particulier à la tête d'un corps considérable de troupes qui ne donnât l'essor à ses espérances et qui n'aspirât à la première place. Il pensa donc qu'étant obligé d'employer pour différentes expéditions plusieurs armées en même temps, il n'en devait partager le commandement qu'avec des Césars qu'il nommerait et en qui l'assurance de succéder au trône par une voie légitime pût prévenir on réprimer les mouvements d'une injuste ambition. Son choix tomba sur Constance Chlore et Galérius, que je dois faire connaître au lecteur.

Constance est nommé dans les anciens monuments FLAVIUS VALERIUS CONSTANTIUS. Aurélius Victor lui donne le nom de JULIUS. Quant au surnom de CHLORE, nous ne le trouvons point autorisé dans l'antiquité. Ce mot grec, qui signifie pâle, était apparemment une épithète qu'il ne s'attribuait point lui-même, mais qui reçue dans le public a passé en usage par la commodité de servir à le distinguer des autres princes de même nom. Son nom propre était CONSTANTIUS, celui de sa famille FLAVIUS. Le nom de VALERIUS lui vint par l'adoption de Maximien, qui le tenait lui-même de Dioclétien.

J'ai déjà dit qu'il était par sa mère Claudia, petit-neveu de l'empereur Claude II, et que son père Entre-pins tenait un rang illustre dans la nation des Dardaniens d'Illyrie. Ainsi il a par-dessus les empereurs ses contemporains, qui presque tous étaient des hommes nouveaux, l'avantage de la noblesse.

Il l'emportait encore sur la plupart d'entre eux par d'autres qualités plus estimables : caractère doux, modéré, plein d'humanité, chéri des soldats, aimant à faire le bonheur des peuples, réglé dans ses mœurs et respectant la vertu. Il connut même le vrai Dieu, si nous en croyons Eusèbe, et il condamnait la grossière superstition du polythéisme. Mais, ainsi que plusieurs philosophes des plus éclairés, il se persuadait apparemment qu'il devait penser pour lui et agir comme le vulgaire.

Nous n'avons pas lieu de croire qu'il fût fort instruit &ms les lettres ; mais en grand prince il les favorisa, il les protégea : c'est de quoi nous verrons la preuve dans la suite.

Son éducation fut toute militaire. Il commença par servir dans les gardes, et il s'éleva par degrés. Il se forma dans l'art de la guerre sous de grands maîtres, Aurélien et Probus ; et pendant que le premier de ces deux empereurs régnait encore, Constance revêtu déjà d'un commandement considérable fit voir qu'il avait profité de ses leçons, puisqu'on lui attribue l'honneur d'une victoire remportée vers l'an de J.-C. 274, sur quelque nation germanique près de Vindonisse, aujourd'hui Windisch dans la Suisse. Sous Carus il était gouverneur de la Dalmatie, et nous avons vu que dès lors il paraissait digne de l'empire. Employé par Dioclétien à repousser une irruption des Sarmates voisins du Bosphore Cimmérien, il réussit à la satisfaction de son prince, et peu après il fut fait César, autant aidé de la recommandation de son mérite que de celle de sa naissance.

Rien au monde ne ressemblait moins à Constance que le collègue qu'on lui donna. Galérius né dans la Dace de la plus basse origine, occupé dans son enfance à garder des troupeaux de bœufs, était brutal, féroce, sanguinaire. Eutrope loue le règlement de ses mœurs ; mais cet éloge paraît difficile à allier avec l'intempérance dans le boire et dans le manger, qui avait fait de ce prince une masse énorme de chair ; et la maladie également cruelle et honteuse qui le fit périr misérablement, donne lieu de soupçonner en lui des débauches encore plus criminelles.

Il fallait pourtant qu'il eût quelques bonnes qualités qui lui attirassent l'estime de Dioclétien. On convient qu'il savait la guerre, ayant passé par tous les degrés de la milice, depuis la condition de simple soldat jusqu'aux emplois les plus importants, dent il s'était acquitté avec gloire et avec succès. D'ailleurs on lui attribue quelque amour pour la justice : disposition qui n'est pas incompatible avec la dureté dans les mœurs. Si la bassesse de son origine fut une raison qui influa dans le choix de Dioclétien, si cet empereur regarda Galérius comme sa créature, qui lui devant tout ne pouvait manquer de conserver pour lui de l'attachement et de la reconnaissance, sa prudence le trompa ; et il trouva dans Constance, à qui sa naissance donnait des prétentions au trône, plus de fidélité et de modération que dans Galérius, fils de pâtre et pâtre lui-même.

Talc.  Galérius prend dans ses médailles les noms de C. GALERIUS VALERIUS MAXIMIANUS. GALERIUS était son nom propre : il emprunta celui de VALERIUS de Dioclétien, qui l'adopta. Ce même empereur lui donna le surnom de MAXIMIANUS, comme un avertissement d'imiter la fidélité de Maximien Herculius envers son bienfaiteur. Les écrivains du temps l'appellent quelquefois ARMENTARIUS, par allusion à son premier état de gardeur de bœufs ou de chevaux ; car le mot armentum en latin signifie un troupeau de grands animaux. Pour lui, il n'usait point de ce nom, qui lui eût rappelé des idées désagréables.

Il n'est point de précautions que Dioclétien ne mit en œuvre pour unir et attacher fortement à lui et à son collègue ceux qu'il prétendait faire Césars. J'ai déjà parlé incidemment de leur adoption. Galérius fut adopté par Dioclétien, et reçut de lui le surnom de JOVIUS ; Constance par Maximien, qui lui communiqua pareillement son surnom d'HERCULIUS. De nouveaux mariages cimentèrent l'alliance. Constance et Galérius étaient tous deux mariés, le premier à Hélène, mère du grand Constantin ; le nom de l'épouse du second n'est pas connu. Les empereurs exigèrent qu'ils répudiassent leurs femmes. Dioclétien donna Valérie sa fille en mariage à Galérius ; Constance épousa Théodora, belle-fille de Maximien, sortie d'un premier mariage de l'impératrice Eutropia.

Tous les arrangements préliminaires étant pris, la cérémonie de l'installation des Césars se fit le 1er mars de l'année de J.-C. 292. Dioclétien ayant assemblé les soldats dans un lieu distant de trois mille pas de Nicomédie, monta sur une hauteur, présenta aux troupes Galérius, et de leur consentement le revêtit de la pourpre. Il est très-probable que Constance reçut le même honneur de Maximien dans quelque ville des Gaules ou de l'Italie.

Les deux Césars, à l'exception du titre d'Auguste, qui demeura réservé à Dioclétien et à Maximien, furent décorés de tous les autres qui caractérisaient chez les Romains le pouvoir suprême. Ils eurent la puissance tribunitienne, les dénominations d'empereurs, de pères de la patrie, de souverains pontifes. C'était une nouveauté : ceux qui avaient été Césars avant eux n'avaient pas joui de semblables prérogatives, peu compatibles avec le titre de princes de la jeunesse qui leur était affecté.

Le rang entre Constance et Galérius fut réglé, non sur celui de leurs pères adoptifs. Galérius, quoiqu'adopté par le premier des Augustes, ne fut que le second des Césars. La prééminence était due à Constance, à raison de sa noblesse : et peut-être aussi était-il plus avancé dans le service. Le fait est que dans les monuments publics il est toujours nommé le premier.

Il y avait déjà eu un partage, non de domaines, si je ne me trompe, mais d'inspection et d'administration entre Dioclétien et Maximien. Les deux Augustes en firent un nouveau de même nature avec leurs Césars. Dioclétien assigna à Galérius pour son département l'Illyrie, la Thrace, la Macédoine, la Grèce ; et Maximien à Constance les Gaules, l'Espagne, et la Grande-Bretagne.

Ce plan était bien entendu pour la défense de toutes les parties de l'empire, qui se trouvaient chacune avoir au milieu d'elles leurs princes, attentifs à empêcher les séditions et les soulèvements au dedans, et à repousser les attaques du dehors.

Mais ce même plan devenait une source de guerres civiles, sinon pour le moment actuel, où la sagesse et l'autorité de Dioclétien tenait tout en respect, du moins pour la génération suivante. Les enfants de tant de princes ne pouvaient manquer de déchirer l'empire par leurs prétentions contraires. Il est vrai que la souveraine puissance n'était point héréditaire de plein droit chez les Romains, comme je l'ai souvent remarqué. Mais pouvait-on se flatter que des fils d'empereurs et de Césars consentissent à passer leur vie dans la condition privée ? L'événement justifiera cette réflexion.

Il résultait encore du nouvel arrangement de Dioclétien un autre inconvénient, qui a été observé par Lactance, et même par Aurélius Victor. Ces quatre princes formaient quatre cours, et chacun d'eux avait ses officiers, et en particulier son préfet du prétoire, qui avait encore sous lui des vicaires, de l'institution de Dioclétien, distribués dans les différentes provinces du département général. Chacun de ces princes voulait avoir à ses ordres autant de troupes qu'autrefois en entretenait l'empire tout entier réuni sous un seul chef. De là l'oppression des peuples, l'augmentation des impôts, les exactions, les violences. Le mal s'ac, croissait encore par le goût qu'avait Dioclétien pour diviser les provinces, et les morceler en quelque façon. Son but était apparemment de diminuer l'autorité des gouverneurs subalternes, en diminuant leurs départements, et de les mettre ainsi hors d'état de se révolter. Mais à proportion qu'il multipliait les officiers, il multipliait les dépenses : et l'abus allait à un tel excès, qu'en mettant' d'un côté tous ceux qu'em-. ployaient les quatre princes dans le civil et dans le militaire, et de l'autre tous les contribuables qui devaient fournir à leur subsistance et à leur entretien, le nombre des premiers excédait celui des autres.

En général, le gouvernement de Dioclétien est décrié par Lactance comme dur et tyrannique. Cet écrivain l'accuse d'avidité pour enrichir le fisc aux dépens des peuples, et pour accumuler des trésors sans fia et sans mesure. Il prétend même que la cruauté venait à l'appui d'une cupidité injuste, et que souvent pour envahir le bien on faisait périr le possesseur. Je ne sais si le zèle du christianisme a emporté trop loin Lactance contre un persécuteur odieux. Mais je vois qu'Aurélius Victor, auteur païen, se plaint de l'introduction des tributs en Italie, qui, comme il arrive d'ordinaire, modestes dans leurs commencements, montèrent dans la suite à un excès pernicieux.

Lactance blâme encore dans Dioclétien la fureur de bâtir, dont souffrit principalement la ville de Nicomédie, séjour ordinaire de ce prince. Ici, dit notre auteur, c'était une basilique qu'il construisait ; là un cirque ; en un autre endroit un hôtel des monnaies ; ailleurs encore un arsenal. Il fallait un palais pour sa femme, un palais pour sa fille. Pour faire place à ces nouvelles constructions, une grande partie de la ville est enlevée à ses habitants. Les citoyens sont obligés de se transplanter avec leurs femmes et leurs enfants, comme si leur patrie eût été prise par les ennemis. Ce n'est pas tout encore : ces bâtiments, qui se faisaient en grande partie par corvées, étaient à peine achevés, à la ruine des provinces, qu'une fantaisie de l'empereur obligeait de les détruire. Voilà un mauvais ouvrage, disait-il : il faut l'abattre, et travailler sur un autre plan. Telles étaient les dépenses folles auxquelles l'engageait la manie d'égaler Nicomédie à Rome.

On peut se convaincre qu'il n'y a point d'exagération dans le récit que fait Lactance des profusions de Rome Dioclétien pour les bâtiments, si on le compare avec ce que nous savons et ce que nous voyons encore aujourd'hui des Thermes de ce prince dans la ville de Rome : édifice immense, et dont le vaste contour, s'il ne peut être comparé sans hyperbole à l'étendue d'une province[4], au moins surpasse bien des villes en grandeur. Nardini[5], témoin oculaire, assure que l'espace qu'occupaient ces Thermes comprend maintenant l'Église, le Monastère, et le jardin des Bernardins ; l'Église, le Monastère, et l'ample jardin des Chartreux ; deux grandes aires et les greniers de la Chambre Apostolique ; une fontaine appelée des Thermes, et plusieurs vignes et maisons de particuliers. En effet, il ne faut pas croire qu'il n'y eût dans ces Thermes que les pièces destinées précisément aux bains. On y trouvait tout ce qui est nécessaire pour la promenade, pour les exercices du corps, et même pour l'étude : allées d'arbres, portiques, salles d'escrime, et enfin bibliothèques. Dioclétien fit transporter dans ses Thermes la bibliothèque Ulpienne, qui avait été d'abord logée sur la place de Trajan. Un prince qui construisait de tels édifices, ne travaillait pas uniquement pour la commodité du public : l'amour de la magnificence et du faste y entrait pour beaucoup.

Je reviens à l'ordre des faits. Cinq objets d'inquiétude avaient déterminé Dioclétien à nommer des Césars : Carausius, le roi de Perse, les Quinquegentiens, Julien, tyran en Afrique ou en Italie, Achillée en Égypte. Ces différents soins occupèrent les quatre princes pendant un espace de cinq à six ans, et le succès leur fut favorable de tous les côtés. C'est de quoi je dois maintenant rendre compte au lecteur, autant que le permet la disette des mémoires.

Maximien vainquit et dompta les Quinquegentiens. Quels que puissent être ces peuples tout-à-fait inconnus, on a quelque lieu de les regarder comme ayant appartenu à la Mauritanie[6] ; car les panégyristes vantent beaucoup les exploits de Maximien vers ces temps-ci contre les Maures, et ils ne disent pas un seul mot des Quinquegentiens, nom qui paraît subitement dans l'histoire, et qui s'éclipse de même. Après les temps dont nous parlons, il n'en est plus fait aucune mention.

Ce fut encore Maximien qui délivra l'empire du tyran Julien. Cet usurpateur se voyant vaincu, se perça lui-même de son épée, et se jeta encore vivant dans les flammes d'un bûcher qu'il avait fait allumer.

Dioclétien se chargea de la guerre contre Achillée, et il ne la poussa pas fort vivement, puisque ce tyran régna six ans en Egypte. Durant cet intervalle, je ne puis citer d'autre exploit de l'empereur romain que la transplantation des Carpiens en Pannonie. Aurélien y avait déjà transporté une partie de cette nation. Dioclétien acheva l'ouvrage : les Carpiens, battus par lui et par Galérius, prirent le parti de se soumettre ; et établis sur les terres de l'empire, au lieu d'ennemis ils devinrent sujets. Il est encore parlé de châteaux bâtis par Dioclétien dans le pays des Sarmates, vis-à-vis des villes d'Acincum et de Bononia dans la Pannonie.

L'an de J.-C. 296, ce prince marcha contre le tyran de l'Égypte, le vainquit dans un combat sans beaucoup de peine, et l'ayant réduit à s'enfermer dans Alexandrie, il l'y assiégea. Le siège dura huit mois, au bout desquels Achillée fut pris et tué avec les principaux complices de sa rébellion. Cette juste punition des coupables n'était que le prélude d'inexcusables cruautés. Le vainqueur se vengea sur les peuples. Il livra Alexandrie au pillage, si nous en croyons Orose[7] : et on peut l'en croire, puisqu'il est constant par le témoignage d'Eutrope, auteur païen, que Dioclétien souilla toute l'Égypte de meurtres et de proscriptions. Il fit néanmoins pour le pays divers règlements, dont l'expérience et la pratique prouvèrent l'utilité.

Je ne donnerais point place ici à ce que nous débite gravement un historien du moyen âge, s'il n'était bon de conserver le souvenir des erreurs vulgaires qui ont régné parmi les hommes. Cet écrivain raconte que Dioclétien fit rechercher avec soin les livres des anciens Égyptiens sur l'alchimie, et qu'il les brûla de peur que le secret de faire de l'or, et la facilité de s'enrichir par cette voie, ne missent l'Égypte à portée de renouveler ses révoltes. On sait assez aujourd'hui ce qu'il convient de penser touchant cet art mensonger, accrédité par des charlatans et adopté par des dupes, qui souvent ont dissipé les biens réels qu'ils possédaient pour courir après une vaine fumée.

M. de Tillemont rapporte avec assez de vraisemblance à cette expédition de Dioclétien la ruine des villes de Busiris et de Coptos, qui, suivant le témoignage de la Chronique d'Eusèbe, s'étant révoltées vers ces temps-ci contre les Romains, furent prises et détruites jusqu'aux fondements. Ces deux villes, quoique jointes ensemble par l'ancien auteur, étaient fort éloignées l'une de l'autre, Busiris dans le Delta, Coptes dans la Thébaïde.'

Il est constant que Dioclétien visita les frontières de l'Égypte du côté du midi, et que pour en établir la tranquillité il prit des précautions convenables à son génie, plus porté aux voies de prudence que touché des idées de la gloire. Considérant que l'étendue de pays que possédaient les Romains au-dessus d'Éléphantine sur le Nil, jusqu'à sept journées de distance, leur était plus onéreuse qu'utile, et que le revenu qu'ils en tiraient ne suffisait pas pour la dépense des garnisons qu'il fallait y entretenir, il abandonna ces sept journées de pays aux Nobates, peuples qui habitaient les déserts d'Oasis ; et en leur faisant don de cette contrée bien plus riche et plus abondante que la leur, il les chargés de la défendre contre les Blemmyes, et d'arrêter leurs courses importunes. Il convint aussi d'acheter la paix des uns et des autres par une pension, qui se payait encore du temps de Justinien, mais sans beaucoup de fruit. La force seule des armes pouvait contenir l'avidité des Barbares.

Constantin accompagna Dioclétien dans la guerre d'Égypte, et il y signala sa valeur naissante par plusieurs actions. Il devait être alors dans sa vingt-troisième année ; car il y a lieu de croire qu'il est né l'an de J.-C. 274, et c'est à l'an 296, comme je l'ai dit, que se rapporte vraisemblablement la victoire de Dioclétien sur Achillée. Cet empereur l'avait pris auprès de lui comme otage, lorsqu'il nomma César Constance Chlore son père ; et il paraît que depuis ce temps Constantin ne s'éloigna guère de la personne de Dioclétien, si ce n'est pour suivre Galérius dans ses expéditions, soit sur le Danube, soit contre les Perses. Ainsi ce prince destiné par la Providence à devenir le protecteur du christianisme, passa toute sa jeunesse sous la main et dans la dépendance des plus violents ennemis du nom chrétien.

Il était né à Naïsse, ville de Mésie, mais anciennement attribuée à la nation des Dardaniens, de laquelle sortaient ses ancêtres paternels, et il avait pour mère Hélène, à qui quelques auteurs, même chrétiens, ont contesté la qualité d'épouse de Constance Chlore, et ont par conséquent rendu douteuse la légitimité de la naissance de Constantin. Mais dans la vérité, cette opinion ne paraît fondée que sur ce qu'Hélène[8] était d'une condition fort inférieure à son mari. Du reste, tout conspire à nous la faire regarder comme unie à Constance par une alliance légitime : le titre d'épouse qui lui est accordé par plusieurs écrivains ; la considération dont jouit toujours Constantin à la cour de Dioclétien, où il tenait le premier rang après l'empereur ; la qualité même d'otage qui suppose qu'il était cher à son père, comme un fils destiné à lui succéder ; enfin les éloges donnés par les panégyristes à la vie I chaste de Constance, qu'on loue son fils d'avoir imitée en prévenant par un engagement légitime les dangers auxquels l'âge et l'ivresse de la fortune auraient pu exposer sa vertu, et en respectant toujours les lois sacrées du mariage. Par ces raisons nous nous déterminons à suivre le sentiment le plus honorable pour Constantin, et à le reconnaître pour fils légitime de Constance Chlore.

 Ce jeune prince montra dès son premier âge ce qu'il devait être un jour. Il réunissait les avantages du corps aux belles qualités de lame, grand de taille, bien fait de sa personne, brave jusqu'à ajouter aux hasards communs de la guerre ceux des combats singuliers contre les plus courageux des ennemis, généreux, magnanime, sage dans sa conduite, privée, et ne connaissant d'autre passion que celle de soutenir l'éclat de son nom et de se rendre digne de la grandeur à laquelle sa naissance l'appelait. Son père était pour lui un grand exemple ; et les exploits que j'ai rapporté de Constance surpassent de beaucoup ce que nous savons de ceux de Dioclétien et de Maximien.

Ce prince avait la Gaule pour département, et par constance conséquent deux ennemis à combattre, savoir Carausius d'une part usurpateur de la Grande-Bretagne et du titre d'Auguste ; de l'autre, les peuples germains ou francs, qui favorisés et aidés par ce même Carausius s'étaient emparés du pays des Bataves.

Carausius possédait sur la côte de la Gaule la ville de Boulogne, et Constance crut devoir commencer par lui enlever cette place, afin de le renfermer entièrement dans son île. Pour réussir plus sûrement dans son entreprise, il usa de diligence, et à peine nommé César il partit, et arriva devant Boulogne au moment où on l'attendait le moins. Il assiégea la ville par terre ; mais le port mettait les assiégés en état de recevoir les rafraichissements et les secours que Carausius ne manquerait pas de leur envoyer. Constance leur ôta cette ressource en fermant l'entrée du port par une estacade qui empêchait le passage de tout vaisseau. Ainsi la ville fut bientôt obligée de se soumettre ; et par un événement qui tient du merveilleux, et que nos aïeux ont vu se renouveler à la prise de la Rochelle, l'estacade, qui avait résisté aux flots tant que la ville se défendait, fut renversée par un coup de mer, aussitôt que Constance- s'en vit le maître. Ceux qui s'étaient' soumis à lui n'eurent pas lieu de s'en repentir : il les avait réduits par la force, il les conserva par sa bonté.

Pour aller attaquer Carausius dans son île, il fallait une flotte, et Constance n'en avait point. Pendant qu'on lui construisait des vaisseaux, il ne demeura pas oisif, et occupé de son second objet, il tourna ses efforts du côté du pays des Bataves. L'orateur Euménius nous donne ici une description élégante de ce sol singulier qui ne semblait pas être fait pour se peupler de villes florissantes et pour devenir l'entrepôt des marchandises de l'univers. Cette terre, dit-il, n'est point à proprement parler une terre. Elle est tellement pénétrée et imbibée d'eau, que non seulement les parties manifestement marécageuses cèdent sons le pied qui les presse et le font plonger ; mais les endroits mêmes qui paraissent plus fermes tremblent et chancellent sous les pas, et l'action qui se communique au loin prouve qu'une légère et mince écorce surnage des amas d'eaux.

La guerre était difficile dans un tel pays et de plus à peu de distance les Barbares trouvaient des forêts qui leur servaient de retraites en cas de disgracie. Cons. tance triompha de tous les obstacles, et non seulement il délivra et reconquit la contrée que les Francs avaient envahie, mais il réduisit ces fiers ennemis à mettre bas les armes et à se soumettre à la loi qu'il voudrait leur prescrire. Il les transporta en corps de nation, hommes, femmes et enfants, dans les cantons de la Gaule qu'ils avaient autrefois dévastés, afin que ce qui était devenu désert et inculte par leurs ravages se repeuplât, et reprit par leurs services son ancienne fertilité.

L'orateur Eumène exerce son éloquence sur une si belle matière. Nous pouvons donc, dit-il, insulter à ceux qui autrefois nous faisaient trembler, et nos provinces jouissent des honneurs du triomphe. Oui, le Cauque et le Frison cultivent pour moi la terre : ce peuple brigand et toujours en course, aujourd'hui fixé dans un lieu, conduit la charrue et se fatigue dans les travaux de la campagne ; il garnit mes marchés des bestiaux qu'il a nourris, et le barbare devenu laboureur me procure l'abondance et fait baisser le prix des vivres : heureux et content, si par les ordres de nos princes il est appelé à reprendre pour notre défense les armes dont il a fait tant de fois usage contre nous.

Le panégyriste ne spécifie point ici les pays de la Gaule où furent établies ces colonies de prisonniers francs : seulement à la fin du même discours il nomme les territoires d'Amiens, de Beauvais, de Troyes et de Langres, comme repeuplés par des essaims de Barbares transplantés. Mais comme, outre la transmigration dont il s'agit maintenant, il y en eut encore une autre exécutée quelques années après par Constance, ainsi que nous le rapporterons dans la suite, nous ne pouvons pas distinguer ce qui appartient en particulier à chacune de ces deux opérations toutes semblables.

Nous en disons autant des châteaux que Constance, au rapport de Julien l'Apostat son petit-fils, construisit sur les frontières et au milieu même de la Germanie barbare. C'est une précaution qu'il peut avoir également prise dans l'une et l'autre de ses deux expéditions contre les Francs.

La première doit l'avoir occupé au moins Diois ans, puisqu'elle remplit seule l'intervalle, entre la prise de Boulogne, l'an de J.-C. 291, et la guerre portée dans la Grande-Bretagne par Constance en 296. C'est à ce temps que nous devons vraisemblablement rapporter les exploits que cite Euménius au commencement de son panégyrique de Constance : un roi barbare pris au piège qu'il avait tendu et réduit en captivité ; tout le pays des Allemands 'désolé et ravagé depuis le pont sur le Rhin à Cologne jusqu'au Danube. C'est dans ce même espace que nous plaçons aussi, d'après M. de Tillemont, les soins que ce prince aussi bon que guerrier donna au rétablissement de la ville d'Autun.

J'ai dit que cette ville avait beaucoup souffert de la première révolte des Bagaudes ; que fidèle à l'obéissance qu'elle devait à ses légitimes maîtres, elle avait soutenu un siège de sept mois, et qu'ayant invoqué et inutilement le secours de Claude II occupé alors de la guerre contre les Goths, elle s'était vue enfin forcée d'ouvrir ses portes aux rebelles qui la traitèrent en ville prise d'assaut. Depuis cette époque funeste elle était demeurée pendant vingt-cinq ans dans un état de désolation, les édifices tant publics que particuliers détruits ou en mauvais ordre, les campagnes négligées et incultes en grande partie, tout le pays dans une extrême pauvreté.

Constance regarda sans doute comme une espèce de dette de sa maison l'obligation de témoigner de la bonté à une ville qui avait montré un attachement si fidèle pour Claude II son grand oncle, et à qui cette fidélité avait coûté si cher. Il n'omit aucun des soins qui pouvaient en réparer les malheurs. Il donna des sommes considérables pour acquitter les dettes de la ville, et pour rebâtir les temples, les bains et même les maisons des particuliers. Il la repeupla en y appelant de dehors des ouvriers de toutes les différentes sortes d'arts, et invitant les habitants des provinces voisines à venir s'y établir. Il y plaça des légions en quartiers d'hiver, pour répandre de l'argent dans le pays et pour fournir des travailleurs aux ouvrages publics qu'il faisait construire, et en particulier aux aqueducs, par lesquels il procurait de l'eau en abondance à la ville. Enfin il y rétablit les études et les lettres dont il sentait tout le prix, quoique sa vie toute militaire ne lui eût pas permis de s'y rendre fort habile.

Autun était de toute antiquité une école célèbre. Sous Tibère, le rebelle Sacrovir y trouva, au rapport de Tacite, toute la fleur de la jeune noblesse des Gaules rassemblée pour l'étude des beaux arts, et il s'en fit des otages qui lui répondissent de la fidélité de leurs parents. Ce fait incontestable peut autoriser jusqu'à un certain point la tradition du pays qui suppose que, dès avant l'entrée des Romains dans les Gaules, les druides élevaient la jeunesse gauloise dans Autun et y avaient une maison sur une hauteur qui en a conservé jusqu'aujourd'hui le nom de MONT-DRU, comme qui dirait Mont des Druides. En ce cas, Auguste n'aura pas été l'instituteur, comme je l'ai dit sous son règne', mais le restaurateur et le bienfaiteur de l'école d'Autun.

On n'attend pas de nous une histoire suivie de cette école pour laquelle, quand même c'en serait ici le lieu, les monuments nous manquent absolument. Nous rencontrons une grande lacune depuis le temps de Tibère jusqu'au grand-père du rhéteur Euménius qui, né à Athènes et ayant enseigné à Rome avec réputation, vint s'établir à Autun, et y professa publiquement la rhétorique jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans. Le même Euménius nous cite le professeur Glaucus, son contemporain, mais plus âgé que lui, qu'il assure pouvoir être regardé comme athénien, sinon par la naissance, au moins par la beauté de son talent. Euménius lui-même, né à Autun, enseigna quelque temps l'éloquence dans sa patrie, et ensuite il passa à une charge qui l'attachait au palais et à la suite du prince. Il fut nommé memoriæ magister, charge que l'on compare à celle de maître des requêtes parmi nous. Constance, voulant renouveler la gloire des études dans la ville d'Autan, crut que personne n'était plus propre qu'Euménius à le seconder dans un pareil dessein, et il l'engagea à reprendre la profession en conservant sa charge dans le palais. La lettre qu'il lui écrivit à ce sujet mérite d'être ici rapportée. Elle porte en tête les noms des deux empereurs et des deux Césars, comme tous les autres actes qui s'expédiaient dans toute l'étendue de l'empire ; mais il n'est pas douteux qu'elle doive être attribuée proprement à Constance qui avait les Gaules dans son département. En voici la traduction :

Les Gaulois nos fidèles sujets méritent que nous nous intéressions à l'éducation de leurs enfants, que l'on élève dans Autun, et que l'on y forme aux lettres et aux bonnes mœurs. Et par quelle plus solide récompense pourrions-nous reconnaître leur zèle, qu'en leur procurant le seul bien que la fortune ne peut ni donner ni ôter ? Ainsi, comme l'école où on les élève est maintenant sans chef, nous n'avons point cru pouvoir plus dignement remplir la place vacante qu'en jetant les yeux sur vous, Euménius, qui avez fait preuve d'une éloquence non commune, et dont la probité nous est parfaitement connue par la manière dont vous vous acquittez de votre charge auprès de nous.

C'est pourquoi, en vous conservant les honneurs et prérogatives du rang dont vous jouissez, nous vous exhortons à reprendre la profession oratoire. Vous n'ignorez pas que nous nous proposons de relever l'ancienne gloire de la ville d'Autun. Concourez-y en travaillant à inspirer aux jeunes gens par les belles connaissances l'amour de la vertu ; et ne croyez pas vous dégrader en acceptant l'emploi que nous vous offrons, puisqu'une profession aussi honorable donne plutôt du lustre à quelque dignité que ce puisse être, qu'elle n'est capable de l'avilir. Et afin que vous compreniez la considération particulière que nous avons pour votre mérite nous vous assignons six cent mille sesterces de gages[9]. Adieu, notre cher Euménius.

Je ne trouve rien de plus digne d'être observé dans cette lettre, que l'attention marquée du prince à établir la vertu pour terme de toutes les belles connaissances. C'était bien aussi la façon de penser d'Euménius lui-même, qui déclare qu'il regarde les lettres comme le fondement de la tempérance, de la modestie, de la vigilance, de la patience. Et lorsque ces heureuses dispositions, ajoute-t-il, ont passé en habitude dès Pige le plus tendre, elles portent leur fruit dans tout le reste de la vie ; et tous les emplois de la société, jusqu'au métier des armes, qui paraît si discordant avec les muses, en sont infiniment mieux remplis.

Ce n'était pas là des discours spécieux dans la bouche de cet orateur, et qui fussent démentis par sa conduite. Euménius consacra à la reconstruction des écoles d'Autun, ruinées par les malheurs de la guerre les six cent mille sesterces qui lui étaient assignés pour ses gages ; et tel est l'objet du discours d'où j'ai tiré la plus grande partie de ce qu'on vient de lire.

Autun n'est pas la seule ville qui se ressentit des libéralités et du bon gouvernement des princes qui étaient à la tête de l'empire. S'il n'y a point d'exagération dans les expressions d'Euménius, on voyait de toutes parts et dans toutes les provinces frontières les villes renaître de leurs ruines, et après avoir été presque couvertes de halliers et converties en forêts qui servaient de repaires aux bêtes, reprendre tout d'un coup leur splendeur, relever leurs murs, et se repeupler de leurs anciens habitants.

Constance avait été obligé pendant trois ans, comme je l'ai dit, de s'occuper de tout autre soin que de celui d'attaquer et de reconquérir la Grande-Bretagne. Dès le commencement de cet intervalle ; il arriva dans Pile une révolution qui devenait pour lui une occasion favorable, s'il se fût trouvé à portée d'en profiter. L'usurpateur Carausius avait un ministre nommé Allectus, en qui il prenait confiance, et qui gouvernait tout sous ses ordres. Mais entre méchants il ne peut y avoir de société fidèle : Allectus ayant commis plusieurs malversations dont il craignait d'être puni, conspira contre Carausius, le tua, et se fit un titre de son crime pour recueillir la dépouille de celui dont il était le meurtrier. Il s'arrogea audacieusement le nom et le pouvoir d'Auguste, et il se maintint en possession de File pendant trois ans. Carausius en avait régné plus de six.

C'était une honte pour l'empire, que la Grande-Bretagne en demeurât ainsi démembrée depuis dix ans, et qu'un nouveau tyran, qui avait succédé au premier, jouît de sa fortune usurpée aussi paisiblement que d'un légitime héritier. Enfin Constance ayant son armement prêt, se disposa à venger la gloire du nom romain. Maximien y concourut avec lui, et de peur que pendant le temps de l'expédition contre Allectus les Germains et les Francs ne fissent irruption dans les Gaules dégarnies, il se transporta sur le Rhin avec assez peu de troupes ; mais son nom était une puissante barrière pour arrêter les Barbares. Constance voyant ainsi ses derrières assurés, tourna toutes ses pensées et toutes ses forces du côté de la Grande-Bretagne.

Il avait construit et équipé deux flottes, l'une sur la côte du Boulonnais, l'autre à l'embouchure de la Seine, menaçant ainsi l'ennemi d'une double attaque, l'obligeant à partager ses forces, et le tenant dans l'incertitude sur l'endroit précis où il avait à craindre une descente. Constance se mit lui-même à la tête de la flotte de Boulogne, et il donna le commandement de celle de la Seine à Asclépiodote, préfet du prétoire, habile guerrier, et formé à l'école de Probus et d'Aurélien. Allectus arrangea le plan de sa défense sur celui de l'attaque. Il posta une flotte à l'île de Wigth pour observer les mouvements d'Asclépiodote et le combattre au passage, et il se tint lui-même sur la côte de Kent dans la disposition de faire tête à Constance.

H est bien difficile de dresser un récit historique d'après une narration oratoire ; et c'est pourtant où j'en suis réduit, car je n'ai point ici d'autre guide que le panégyrique d'Euménius. En étudiant avec soin mon original, voici ce que je pense pouvoir en recueillir.

Constance se mit en mer le premier, ayant donné avis à Asclépiodote de son départ. Dès que la nouvelle en fut répandue parmi les soldats de la flotte de la Seine, l'ardeur de partir s'alluma dans leurs cœurs ; et quoique la mer fût grosse, quoiqu'il y eût des signes d'orage et de tempête, ils ne voulurent souffrir aune délai, et ils forcèrent leurs généraux de lever l'ancre. Un brouillard épais qui s'éleva le déroba à la vue de la flotte qu'Allectus avait placée en observation à l'île de Wigth. Ainsi ils abordèrent sans aucun obstacle au rivage britannique ; et dès qu'ils eurent pris terre, ils commencèrent par brûler eux-mêmes leurs vaisseaux, afin de s'animer en s'ôtant toute espérance de retour à ne connaître d'autre ressource que la victoire.

Constance, quoique le trajet qu'il avait à faire fût beaucoup plus court n'arriva pas si promptement. Soit que la flotte commandée par Allectus en personne sur la côte de Kent l'empêchât d'aborder, soit que le mauvais temps l'obligeât à relâcher sur la côte de Gaule ou l'égarât de sa route, il paraît certain qu'il ne força pas le passage. Mais son ennemi le lui ouvrit.

Dès qu'Allectus fut averti du débarquement de l'armée d'Asclépiodote, il courut au lieu où le danger lui paraissait plus pressant. Alors Constance trouva toute sorte de facilités pour aborder, et il fut reçu comme un libérateur par les naturels du pays, qui traités par Allectus avec la même dureté et la même insolence qu'ils avaient éprouvée de la part de Carausius, gémissaient depuis dix ans sous une cruelle tyrannie.

Allectus se hâta tellement d'en venir aux mains avec Asclépiodote, qu'il ne se donna pas le temps de rassembler toutes ses forces. Il ne fit point usage dans le combat des troupes romaines qui lui obéissaient. Peut-être aussi ne s'y fiait-il pas pleinement, et appréhendait-il qu'elles ne se tournassent vers le parti de leur prince légitime, qu'elles voyaient actuellement en état de se faire respecter dans l'île. Ge qui est certain, c'est qu'Allectus ne mena coutre l'ennemi que les corps de milice romaine qui ayant été les premiers auteurs de la révolte ne pouvaient espérer aucun quartier, et les secours de Germains et de Francs qu'il tenait à sa solde. Son armée fut aisément rompue et défaite. Lui-même il voulut prendre la fuite, et pour se dérober plus sûrement il quitta les ornements impériaux ; mais il ne laissa pas d'être atteint et tué sur la place, sans être reconnu, si ce n'est après sa mort. Le succès fut d'autant plus heureux, que comme les troupes vaincues avec Allectus étaient principalement composées de Barbares, la victoire coûta peu de sang aux Romains ; et une guerre civile fut terminée sans que l'état perdît presque aucun citoyen.

L'armée d'Allectus n'avait pas été entièrement détruite dans la bataille. Un corps de troupes de la nation des Francs s'en était échappé et avait gagné la ville de Londres qu'ils se préparèrent à piller, pour s'enfuir ensuite par la Tamise, et retourner dans leur pays avec un riche butin. Un événement fortuit délivra Londres de ce danger. Une partie de la flotte de Constance s'était égarée dans le trajet, et avait été portée par les vents et par les flots à l'embouchure de la Tamise. Elle arriva à la ville de Londres au moment où les Francs commençaient à se répandre pour piller. Les Romains se jettent sur ces Barbares et en font un grand carnage. Ainsi la ville fut non seulement préservée du pillage, mais elle eut la satisfaction de se voir vengée de ses anciens ennemis.

Constance demeura donc vainqueur et maître de la Grande-Bretagne sans avoir combattu en personne ; et c'est ce qui a autorisé Eutrope à faire honneur de la réduction de l'île à Asclépiodote, qui n'était pourtant que lieutenant du prince, mais qui gagna la seule bataille par laquelle la guerre fut décidée.

La soumission de la Grande-Bretagne, après une rébellion de dix ans, quoique objet très-important en lui-même, ne fut pas néanmoins le principal fruit de cette victoire. Le grand avantage qui en résulta fut le rétablissement de la gloire navale de l'empire et la sûreté de la navigation : car c'était surtout par les forces maritimes que Carausius et Allectus s'étaient rendus redoutables ; et ils avaient eu pour alliés ou pour mercenaires les corsaires saxons et francs, qui couraient non seulement la Manche et les mers de Gaule et d'Espagne, mais qui pénétraient souvent, comme nous l'avons vu, dans la méditerranée, et qui infestaient les côtes de l'Italie et de l'Afrique. Par la défaite d'Allectus, les mers furent purgées de ces pirates, qui n'osèrent de longtemps se remontrer.

Constance, prince doux et clément, usa noblement de sa victoire. Bien éloigné de confondre les peuples opprimés avec leurs fiers oppresseurs, il ne songea qu'à les consoler et à les remettre de leurs misères passées. Il fit rendre les biens à ceux qui en avaient été dépouillés injustement ; il rétablit l'ordre et les lois, et la Grande-Bretagne ne sentit le changement de maître que par le recouvrement de la félicité. Les coupables mêmes et ceux qui s'étaient associés aux rebelles, éprouvèrent la générosité du vainqueur. Il leur accorda une amnistie générale, et il n'exigea d'eux que le repentir.

On marque qu'il envoya de la Grande- Bretagne à Autun une recrue d'ouvriers pour travailler à la reconstruction des édifices de cette ville qu'il rétablissait actuellement.

La réduction de la Grande-Bretagne doit être rapportée, suivant M. de Tillemont, à l'an de J.-C. 296. Elle est le plus grand exploit par lequel se soit signalé Constance. Ce prince ne demeura pourtant pas dans l'inaction pendant les années suivantes. Il paraît qu'il poursuivit jusque dans leur ancienne patrie, c'est-à-dire apparemment au-delà de l'Ems et même du Veser, les Francs qu'il avait vaincus et dans le pays des Bataves et dans l'île de la Bretagne. Il en enleva un grand nombre de captifs, qu'il établit, comme ceux dont j'ai déjà parlé, dans les parties de la Gaule qu'ils avaient rendues désertes par leurs ravages.

Un autre fait d'armes de Constance, mais postérieur de quelques années, trouvera ici sa place. Les Allemands s'étaient avancés jusque au voisinage de la ville de Langres. Constance fut surpris, et ayant osé hasarder le combat avec une poignée de monde, il courut un très-grand risque de sa personne. Obligé de reculer vers la ville, il en trouva les portes fermées ; et il fallut le tirer avec des cordes par-dessus les murs ; mais ii ramena bientôt la fortune. Les troupes, qu'il avait mandées sans doute à l'approche des Barbares, étant arrivées environ cinq heures après le combat, Constance sortit avec elles sur les ennemis qui se croyaient pleinement vainqueurs, il les tailla en pièces, et leur tua, si nous voulons nous en tenir au nombre le plus vraisemblable, six mille hommes. Eutrope et Zonaras enchérissent beaucoup, et portent jusqu'à soixante mille le nombre des morts du côté des Allemands. Constance se vit donc alternativement vaincu et victorieux dans l'espace de six heures. Outre le risque qu'il avait couru d'être fait prisonnier, on rapporte qu'il fut blessé dans l'un des deux combats. Cette action mémorable est rapportée par M. de Tillemont à l'an de J.-C. 301.

Le panégyriste cite encore une victoire remportée par le même prince vers le même temps sur les Barbares près de Windisch, lieu déjà célèbre dans sa vie par un exploit dont nous avons fait ailleurs mention.

Enfin, comme la disette donne du prix au peu qui nous reste, nous ne croyons pas devoir omettre un dernier fait, quoique moins important, qui nous est administré par le même orateur Euménius. Il raconte qu'une multitude immense de Germains ayant passé le Rhin, actuellement glacé, et s'étant arrêtée dans une He que forme ce fleuve, le dégel survint tout-à-coup. Dans le moment des barques furent détachées sur les Barbares qu'investissaient les eaux, et ils furent contraints de se rendre à discrétion.

Voilà tout ce que les monuments anciens nous fournissent touchant la gloire militaire de Constance ; mais il en mérite une plus précieuse par sa bonté, par la douceur de son gouvernement, et par ses soins paternels pour faire le bonheur des peuples qui lui obéissaient. Eusèbe[10] nous a conservé sur ce point un trait tout-à-fait digne de mémoire.

Constance craignant' dé fouler ses provinces ne voulait point accumuler, et son trésor était vide. Dioclétien, qui avait toujours aimé l'argent et qui retenait sur le trône la passion qu'il avait eue pour les richesses dans un état obscur et serré, trouva blâmable la conduite de Constance, et il envoya quelques personnes de la cour pour lui en faire des reproches, et lui représenter que la pauvreté ne convenait point à un prince et que négliger ses finances était négliger le bien public. Constance ne répondit rien à cette remontrance, mais il pria les députés de Dioclétien de demeurer quelque temps auprès de lui, et ensuite il manda les plus riches citoyens de toutes les provinces de son département, et il leur dit qu'il avait besoin d'argent, et que le temps était venu pour eux de lui témoigner par une libéralité toute volontaire l'attachement qu'ils avaient pour son service. La proposition du prince fut reçue avec joie. C'était pour ses sujets une heureuse occasion qu'ils souhaitaient depuis longtemps et qu'ils saisirent avec transport. Tous s'empressèrent de lui apporter or, argent, et toutes sortes d'effets précieux. Il y avait entre eux une vive émulation à qui ferait de plus grands efforts ; et pendant qu'ils se dépouillaient de tout ce qui est parmi les hommes l'objet des plus fortes attaches, la satisfaction et la sérénité étaient peintes sur leurs visages. Le trésor de Constance se trouvant ainsi rempli, il appela les envoyés de Dioclétien, et il leur montra tout cet amas de richesses, en les chargeant de rendre compte à l'empereur de ce qu'ils avaient vu. Il ajouta qu'il venait récemment de rassembler tout ce qui paraissait sous leurs yeux, mais qu'il y avait longtemps qu'il en était le maître. J'en laissais la garde, dit-il, aux possesseurs, qui, comme vous le voyez, en étaient pour moi de fidèles dépositaires. Les députés s'en retournèrent pleins d'admiration ; et Constance, bien assuré de trouver une ressource toujours prête dans les cœurs de ses sujets, fit prendre à chacun ce qu'il avait apporté.

Des cinq objets que j'ai annoncés comme les motifs de la résolution que prit Dioclétien de créer des Césars, j'en ai traité quatre. Il me reste la guerre contre les Perses qui fut conduite et glorieusement terminée par Galérius.

Depuis les exploits de Carus en Orient, il n'y avait point eu d'hostilités caractérisées entre les Romains et les Perses, mais les deux empires étaient perpétuellement rivaux. L'ambition peut être regardée comme égale des deux parts ; et de plus le désir de tirer la vengeance aiguillonnait les Romains. La captivité de Valérien était un événement qui ne sortait point de leur mémoire, et Narsès, qui régnait en Perse au temps dont je parle ici, prince entreprenant et avide de conquêtes, ne permettait pas de l'oublier.

Narsès avait succédé l'an de J.-C. 294 à Vararane III, fils et successeur de Vararane II, à qui Carus avait fait la guerre. Nous avons fait mention incidemment d'une révolte d'Ormiès ou Hormisdas contre son frère Vararane II. Nous n'en savons point d'autre détail ; mais elle n'empêcha pas Vararane III de monter sur le trône après la mort de son père. Il en joint bien peu de temps, quatre mois selon les uns, un an selon d'autres. Narsès le remplaça à titre d'héritier ou autrement. Tout ce que nous pouvons dire des droits de ce prince au trône, c'est qu'il était issu de Sapor, mais peut-être d'une autre branche que les Vararanes. Il ne se vit pas plus tôt en possession de l'empire, que se proposant l'exemple de Sapor son aïeul, il songea à s'étendre aux dépens des Romains. Il fit une irruption en Syrie ; il tenta de s'emparer de l'Arménie. Dioclétien ne put pas dissimuler de telles entreprises ; et pendant qu'il allait en Égypte châtier Achillée, il ordonna à Galérius de marcher contre Narsès.

La première campagne ne fut pas heureuse aux Romains : Galérius était avantageux, et par sa présomption il s'attira des disgrâces. Orose témoigne que ce prince fut battu trois fois par les Perses. Il est constant au moins qu'entre Carres et Callinique en Mésopotamie ayant attaqué avec une' poignée de monde les ennemis qui étaient beaucoup plus forts, il fut vaincu et obligé de prendre la fuite.

Dioclétien, dont le caractère propre était la prudence et la circonspection, sut très-mauvais gré à Galérius d'une défaite causée par sa témérité ; et il le lui fit bien sentir. Lorsque le prince battu par sa faute reparut devant lui, ce fier empereur le laissa marcher à pied, tout orné de la pourpre qu'il était, à côté de son char durant l'espace d'un mille.

C'était une forte leçon, et Galérius en profita. Il se montra plein d'ardeur pour réparer sa boitte, et ayant obtenu avec assez de peine la permission d'assembler de nouvelles forces, il retourna à la charge contre son vainqueur, et il se porta du côté dé l'Arménie, où la facilité de vaincre était plus grande, pendant que Dioclétien tenait une armée considérable en Syrie pour le soutenir et aller à son secours dans le besoin.

Galérius fit pourtant encore une action qui est louée par nos auteurs, mais qui paraîtra, je pense, aux bons juges une preuve qu'il ne s'était pas corrigé de sa témérité, car il s'exposa, accompagné de deux cavaliers seulement, à aller reconnaître les ennemis : emploi que non seulement un prince, mais un général ne doit jamais prendre sur soi, et qu'il lui convient de laisser à des subalternes, qui peuvent s'en acquitter également, et qui ne risquent pas toute l'année en leur personne.

Du reste, il se conduisit en sage capitaine ; et s'étant ménagé une occasion pour attaquer les Perses avec avantage, il les défit entièrement, quoiqu'ils le surpassassent beaucoup en nombre, et il remporta sur Narsès.une victoire décisive. Le roi de Perse vaincu et blessé ne se sauva qu'avec peine par la fuite. Son camp fut pris et pillé ; toute sa famille resta prisonnière au pouvoir du vainqueur, ses femmes, ses enfants, ses sœurs. Un grand nombre d'illustres personnes eurent le même sort ; tous.les bagages, toutes les richesses de l'armée devinrent la proie des Romains. Le désastre fut si complet, que Narsès, retiré aux extrémités de ses états, n'eut d'autre ressource que de demander humblement la paix.

Galérius vainqueur renouvela à l'égard de ses prisonnières l'exemple de modération et de sagesse qui a été tant loué et avec juste raison dans Alexandre par rapport à la femme et aux filles de Darius ; et il força les Perses de reconnaître que les Romains leur étaient autant 'supérieurs par les mœurs que par les armes.

Ammien Marcellin nous a conservé un trait d'un soldat de l'armée victorieuse, qui mérite d'être comparé à ce que notre histoire rapporte de la simplicité des Suisses après la bataille de Granson. Ge soldat ayant trouvé une bourse remplie de perses, jeta les perles comme d'inutiles bagatelles, et garda la bourse qui était d'un cuir bien préparé, bien propre et bien luisant. Galérius avait dans ses troupes de nouvelles levées qui lui étaient venues d'Illyrie et de Mésie ; il avait même des Goths auxiliaires. Il fallait que ce fût quelque soldat de cette espèce qui se montrât si dupe. Un ancien romain aurait été plus habile.

Les ambassadeurs de Narsès étant arrivés dans le camp des Romains, et ayant été admis à l'audience de Galérius, Apharban, qui portait la parole, tint le langage d'un suppliant. Il pria le vainqueur de ne vouloir pas, en détruisant l'empire des Perses, arracher un des yeux de l'univers, et priver ainsi l'empire romain même d'un éclat subsidiaire et presque fraternel. Il représenta modestement à Galérius l'inconstance et l'instabilité des choses humaines ; et il finit en témoignant la reconnaissance de Narsès pour les bons traitements qu'avait reçus sa famille prisonnière, et le désir extrême qu'il avait de recouvrer ses femmes et ses enfants.

Galérius répondit que les Perses avaient mauvaise grâce à prétendre attirer la commisération sur leurs malheurs, eux qui avaient abusé si insolemment de la fortune, en traitant Valérien captif avec une ignominie qui révoltait l'humanité : que cependant il consentait à apaiser sa juste colère, non par considération pour les Perses, qui ne le méritaient pas, mais pour se montrer digne des anciens Romains, dont la maxime avait toujours été de témoigner autant de clémence après la victoire que de fierté contre les ennemis qui osaient leur résister.

Galérius ne pouvait pas arrêter la paix ni conclure le traité sans l'avis de Dioclétien : il alla le trouver à Nisibe, jusqu'où cet empereur s'était avancé. Un auteur a écrit qu'il était aisé aux Romains de faire des états du roi de Perse une province de leur empire, et que l'on ignore pourquoi Dioclétien manqua une si belle occasion ; mais ce sage prince n'avait garde de se laisser éblouir par un projet plus spécieux que solide. Il ne voulait pas prendre, comme l'observe M. de Tillemont, ce qu'il ne se voyait pas en état de conserver ; et les efforts inutiles de Trajan pour exécuter ce dessein servirent à Dioclétien d'exemple et d'avertissement.

Il envoya donc Sicorius Probus à Narsès, pour lui porter ses propositions ou plutôt ses ordres. Il exigeait que le roi de Perse renonçât à toute prétention sur la Mésopotamie, que le Tigre servît de borne aux deux empires, et qu'en conséquence cinq provinces situées sur la rive droite de ce fleuve vers sa source, et qui avaient jusque là appartenu aux Perses, fussent cédées aux Romains. Il y a quelque différence entre les différents auteurs sur les noms des cinq provinces ; mais ils conviennent de la Cordiène, de l'Artazène et de la Zabdiène. Dioclétien demandait encore que l'Arménie demeurât aux Romains, et il fixait les bornes de ce royaume du côté de la Médie. Il voulait que le roi d'Ibérie tînt sa couronne des empereurs romains, et ne relevât plus des rois de Perse ; enfin que Nisibe devînt l'entrepôt des marchandises de l'Orient, et le lieu du commerce des deux empires. Narsès était si bas qu'il ne pouvait se refuser à rien. Seulement il excepta le dernier article qui regardait Nisibe, sans autre motif, dit l'historien, que celui de faire voir qu'il ne recevait pas absolument la loi en esclave, et qu'il mettait quelque chose du sien dans le traité. Les prisonniers ne lui furent point rendus : Dioclétien les garda pour orner son triomphe.

Cette paix, si avantageuse aux Romains, dura quarante ans. Je suppose que la guerre aura rempli deux campagnes. Il me semble que ce serait bien presser les faits que de les renfermer en une seule. Ainsi la guerre ayant commencé l'an de J.-C. 296, aura été finie en 297. De là jusqu'à l'an 337 où Constantin, provoqué par Sapor qui voulait retirer les cinq provinces cédées à Dioclétien, se préparait à la guerre contre les Perses, s'il n'eût été arrêté par la mort, l'espace de quarante ans.

La victoire sur Narsès fut très-glorieuse pour l'empire, mais fatale à Dioclétien. Elle enfla d'orgueil l'esprit de Galérius, qui en prit les titres fastueux de Persique, d'Arméniaque, d'Adiabénique, de Médique. Il dédaignait une origine mortelle, et voulait être appelé fils de Mars. Reçu et traité honorablement par son père adoptif et son empereur, il ne laissa pas de s'ennuyer du second rang. Toujours César ! disait-il. Jusqu'à quand ne serai-je que César ? Il parvint à prendre l'ascendant sur Dioclétien. Il l'engagea à persécuter les chrétiens ; il le força d'abdiquer l'empire. Mais il lui fallut du temps et plusieurs années pour s'affranchir d'une obéissance, dont la longue habitude et le mérite éminent du prince auquel il était soumis, faisaient un joug difficile à rompre. Entre la paix conclue avec les Perses, et la persécution ordonnée contre les chrétiens, il se passa cinq ans, sur lesquels nous N'avons que peu de faits à raconter.

Dioclétien s'occupa principalement durant ce temps moindre du soin de faire fleurir l'empire au dedans, et d'en un assurer toutes les frontières par des châteaux bâtis sur le Rhin, sur le Danube, sur l'Euphrate. Ammien Marcellin fait mention en particulier de Cercusium dans la Mésopotamie, lieu jusque là peu considérable, et que Dioclétien fortifia, parce que sa situation au confluent du Chaboras et de l'Euphrate en faisait un poste important.

On rapporte à l'an de J.-C. 302 une distribution très-abondante de blé établie à perpétuité par ce prince pour la ville d'Alexandrie ; et cet exemple de libéralité m'incline à ne recevoir qu'avec quelque circonspection ce que Lactance rapporte d'une cherté de vivres causée par les injustices de Dioclétien, et augmentée par une fixation de prix mal entendue, qu'il fallut bientôt après révoquer. On sait assez qu'en pareille circonstance l'embarras de trouver le remède est grand, et que les princes et les magistrats avec les meilleures intentions ont souvent bien de la peine à éviter les plaintes et les murmures.

C'est dans ce même intervalle de paix et de tranquillité que Dioclétien fit ses grands bâtiments à Nicomédie et à Rome. On parle aussi de thermes construits par Maximien à Carthage.

Il paraît que durant tout cet espace il n'y eut de mouvement de guerre un peu considérable que du côté du Rhin. J'ai fait mention de la victoire que Constance remporta sur les Allemands l'an de J.-C. 301.

 

 

 



[1] Cette ville, que l'on trouve aussi appelée Docléa, est ruinée aujourd'hui. Elle n'était pas bien éloignée de Narona, que l'on nomme maintenant Narenta.

[2] Les Ménapiens occupaient alors le pays qui confinait à celui des Morins. Les Morins, comme tout le monde sait, habitaient la côte où sont Boulogne, Calais, etc.

[3] MAMERTIN, Genethl. Maxim.

[4] AMMIEN MARCELLIN, XVI.

[5] NARDINI, Rom. Vet., IV, 7.

[6] Scaliger, dans ses notes sur la chronique d'Eusèbe, p. 223, incline à penser que les Quinquegentiens sont les peuples de la Libye Pentapolitaine. La ressemblance des noms peut appuyer cette conjecture. Car les mots Πεντάπολις en grec, et Quinquegentes ou Quinguegentiani latin, signifient également cinq peuples.

[7] OROSE, VII, 25.

[8] Saint Ambroise dit qu'Hélène tenait hôtellerie, et que telle fut l'origine de ses liaisons avec Constance. C'est un témoin respectable, mais il est seul. Si ce fait eût été connu de Zosime, qui est l'ennemi déclaré de Constantin, qui le traite nettement de bâtard, et sa mère de femme peu vertueuse, il n'aurait pas manqué d'en faire usage.

[9] Soixante-quinze mille livres.

[10] EUSÈBE, De vita Const., I, 14.