AURELIANUS AUGUSTUS IV. - ..... MARCELLINUS. AN R. 1026. Du J.-C. 275.La mort d'Aurélien donna lieu à un événement unique dans l'histoire, c'est-à-dire, à un combat de déférence mutuelle entre les armées et le sénat, qui se renvoyaient réciproquement l'élection du chef de l'empire ; et en conséquence à un interrègne de plus de six mois, qui ne fut troublé par aucun nuage de dissensions. Rien n'était moins nettement décidé chez les Romains que tout ce qui regardait le choix d'un empereur. Le sénat et les gens de guerre avaient sur un point si important des droits et des prétentions contraires, sans qu'aucune loi, ni aucun usage bien établi, eût fixé les limites de ces deux puissances. Il fallait que l'autorité du sénat y intervint. Quelquefois même, comme dans l'élection de Maxime et de Balbin, cette compagnie donnait le ton, décidait en chef, et les soldats accédaient par forme de consentement. Mais communément le sénat ne jouissait que du droit de confirmation. Les soldats nommaient : l'empereur élu se mettait en possession par le fait, et pour acquérir un titre qui ne fût pas uniquement fondé sur la force, il s'adressait au sénat, qui accordait une confirmation qu'il ne pouvait ni n'osait refuser. Et tel était l'état actuel des choses lorsque Aurélien fut tué. Il était bien naturel que les troupes fussent jalouses de se conserver un si beau droit : et néanmoins l'embarras du choix, les cabales apparemment que faisaient les meurtriers de l'empereur pour lui substituer quelqu'un d'entre eux, et la ferme résolution où les soldats étaient de ne le point souffrir, furent des motifs qui les déterminèrent à se départir de leurs prétentions, et à remettre l'affaire à la décision du sénat. Par une lettre écrite en leur nom à cette première, compagnie de la république, ils la prièrent de choisir parmi ses membres celui qui lui paraîtrait le plus digne du rang suprême. Une si haute modération est bien étonnante de la part d'une armée. Le sénat s'en piqua de son côté. Après que l'on eut fait lecture de la lettre dont je viens de donner le précis, Claudius Tacitus, premier opinant, et qui, comme il parut par l'événement, avait plus de droit qu'aucun autre de s'attendre à être élu si l'affaire était décidée par les suffrages de la compagnie, commença son discours par un éloge magnifique d'Aurélien : il lui décerna les honneurs divins. Et quant au choix d'un successeur, il fut d'avis de le renvoyer à l'armée, parce qu'autrement, dit-il, ce serait exposer les électeurs à l'envie, et celui sur qui tomberait l'élection à de très-grands dangers. Et cet avis fut suivi. Le sénat ne se laissa point flatter par l'amorce si douce de faire revivre ses droits abolis, de reprendre son ancienne splendeur. Par délibération de la compagnie, l'armée fut laissée maîtresse du choix d'un empereur. Cette espèce de merveille se répéta jusqu'à trois fois : et pendant que le sénat et l'assemblée se disputent la gloire de la modération, s'envoient mutuellement des courriers, délibèrent, et attendent la réponse l'un de l'autre, il se passa six mois sans que l'empire eût un chef. Et ce qui doit augmenter beaucoup l'admiration, c'est que durant cet intervalle tout fut tranquille. Ceux qui étaient en place y demeurèrent, exerçant les fonctions de leurs charges, si ce n'est que le sénat nomma Falconius proconsul d'Asie en la place d'Aurélius Fuscus, dont le temps apparemment expirait, ou qui demanda son congé. Il ne s'éleva aucun tyran, aucun usurpateur, au lieu que nous en avons vu et en verrons se former sous les plus grands et les meilleurs princes. L'autorité du sénat, du peuple et de l'armée, tint tous les esprits dans le devoir. Les membres et les sujets de la république ne craignaient point l'empereur, puisqu'il n'y en avait point ; mais, ce qui vaut bien mieux, ils se craignaient et se respectaient eux-mêmes. Enfin, le 25 septembre, le sénat s'étant assemblé sur une dernière réponse de l'armée qui persistait à s'en rapporter à son jugement, le consul Vélius Cornificius Gordianus représenta qu'il fallait finir, et que les circonstances ne permettaient pas de différer plus longtemps. Que les Barbares étaient entrés hostilement dans la Gaule, et y avaient fait des ravages dans les campagnes, et forcé des villes. Qu'il était incertain si les troupes, répandues dans les différentes provinces de l'empire, ne se lasseraient point d'attendre, et ne prendraient point quelque parti contraire à la tranquillité publique. Ainsi, conclut-il, décidez-vous, sénateurs, choisissez un empereur. Ou l'armée reconnaîtra celui que vous aurez élu, ou, si elle n'est pas contente, elle en nommera un autre. Ces dernières paroles du discours du consul me paraissent remarquables, et elles font voir combien le sénat était dépendant de l'armée, même dans l'exercice du droit qu'elle lui laissait. Claudius Tacitus, dont j'ai déjà parlé, était présent. Depuis lue l'affaire de l'élection était en suspens et occupait les esprits, non seulement dans les délibérations publiques, mais dans les conversations particulières, plusieurs avaient jeté les yeux sur lui : et ce sage sénateur, alarmé d'un danger qui aurait paru à d'autres une espérance bien flatteuse, avait pris le parti de se retirer dans une maison de plaisance en Campanie, où il était demeuré tranquille pendant deux mois. On l'avait néanmoins engagé à revenir à Rome, et à se trouver à l'assemblée du sénat dont je rends compte ici. C'était un vieillard vénérable, quoique j'aie peine à croire, sur le témoignage de Zonaras, qu'il eût soixante-quinze ans, âge assurément trop avancé pour faire un aussi pénible apprentissage que celui de souverain. Mais ses qualités d'ancien consulaire et de premier opinant dans le sénat, prouvent qu'il avait atteint la grande maturité. Il avait t'esprit orné et cultivé par les lettres, auxquelles il s'était cru obligé de s'adonner par le nom même qu'il portait, et par l'honneur de compter au nombre, de ses ancêtres Tacite l'historien ; car il s'attribuait cette gloire, dont la ressemblance du nom n'est pourtant pas une preuve suffisante pour nous. Ses mœurs étaient douces, son caractère grave, modéré, éloigné du faste et de l'ambition, amateur d'une noble simplicité. C'était un sage, mais plus, propre peut - être à donner de bons conseils à un empereur qu'à remplir lui-même les fonctions impériales. Lorsque le consul eut cessé de parler, Tacite se disposait à opiner ; mais on ne lui en donna pas le temps, et de toutes parts il s'éleva des voix, qui en le comblant d'éloges lui déféraient le titre d'Auguste. Ces acclamations durèrent longtemps : et Tacite, ayant attendu qu'elles fussent finies, prit la parole, non pour accepter avec joie une offre si haute, mais pour exposer et faire valoir des raisons de refus. Il observa qu'il était peu convenable de remplacer un prince guerrier tel qu'Aurélien, par un vieillard inhabile à tous les exercices militaires. Que les soldats pourraient ne pas approuver un.tel choix. Prenez garde, dit-il, que la démarche que vous faites ne soit contraire à nos bonnes intentions pour la république, et que vous ne me mettiez moi-même dans le cas de recueillir pour tout fruit de vos suffrages des disgrâces tragiques, que mon bonheur jusqu'ici m'a fait éviter. On ajoute que Tacite proposa Probus, et il ne pouvait mieux justifier la sincérité de ses refus. Car Probus était pour lui un concurrent redoutable, et qui pouvait aisément, emporter la balance : vu qu'à une vertu également pure il joignait peut-être plus d'élévation de génie, et constamment l'avantage de la vigueur de l'âge, et d'une force de corps capable de soutenir toutes les fatigues da souverain commandement. Mais les sénateurs ne firent point ces attentions. Enchantés de la modestie de Tacite, et animés par sa résistance, ils ne furent occupés que de la pensée de réfuter le motif principal sur lequel il s'appuyait. Ils lui représentèrent par des cris redoublés qu'ils ne prétendaient pas choisir un soldat, mais un empereur. Ils lui rappelèrent le mot de Sévère, que c'est la tête qui commande, et non les pieds. C'est votre âme, lui disaient-ils, et non votre corps, dont nous avons besoin. Et qui peut mieux gouverner, que celui en qui les connaissances acquises par l'étude sont dirigées par la prudence que donne l'âge avancé ? Après ces acclamations on alla aux voix, on délibéra en
règle ; et tous, en donnant leur avis par ordre, ratifièrent le vœu qu'ils
avaient exprimé d'une façon un peu tumultueuse. Un des plus anciens
consulaires, Métius Falconius Nicomachus, termina la délibération par un
discours de quelque étendue, dans lequel il prouva la sagesse du choix que le
sénat venait de faire. Nous avons nommé,
dit-il, un empereur avancé en âge, qui se regardera
comme le père de tous ceux qui seront soumis à son autorité. Nous n'avons à
craindre de sa part aucune démarche qui ne soit pas suffisamment pesée, rien
d'inconsidéré, rien de violent. Tout en lui sera sérieux, accompagné de
gravité, tel, en un mot, que la république l'ordonnerait elle-même si elle
pouvait se renfermer dans une seule personne. Car il sait quelle conduite il
a désirée dans les princes sous lesquels il a vécu ; et il ne peut pas
présenter en lui un autre modèle que celui sur lequel il a souhaité que se
réglassent ceux qui l'ont précédé. Falconius confirme ce qu'il vient
de dire par le tableau contraire des maux qu'a attirés à l'empire la jeunesse
des souverains, tels que Néron, Commode, Héliogabale : et comme Tacite était
vieux, et n'avait que des enfants[1] ou petit-fils en
bas âge, il lui fait, conséquemment à ses principes, une représentation
pleine de liberté sur les vues qui doivent le conduire dans le choix d'un
successeur. Je vous prie et vous conjure,
Tacite Auguste, dit-il, et même j'ose vous
interpeller de ne point faire héritiers de l'empire romain, si les destins
vous enlèvent trop promptement à nos vœux, les jeunes enfants qui sont de
droit les héritiers de votre patrimoine, et de ne pas traiter la république,
le sénat et le peuple romain, sur le même pied que vos métairies et vos
esclaves. Faites un choix ; imitez Nerva, Trajan, Adrien. Il est beau pour un
prince mourant d'avoir plus à cœur les intérêts de la république que ceux de
sa famille. Le discours de Falconius fut applaudi. Les sénateurs
s'écrièrent qu'ils pensaient tous de la même façon : et Tacite se rendit
enfin et accepta l'empire, sans néanmoins prendre d'engagement par rapport à
un successeur. Du sénat, le nouvel empereur se transporta au Champ de Mars, où s'assembla le peuple et ce qu'il y avait de gens de guerre dans la ville. Là, Tacite étant monté sur le tribunal qui dominait l'assemblée, le préfet de Rome Ælius Césétianus notifia son élection en ces termes : Soldats[2], et vous citoyens, vous avez un empereur que le sénat vous a choisi avec l'approbation de toutes les armées. C'est l'illustre Tacite, qui ayant jusqu'ici servi la république par ses conseils, va la gouverner par ses lois et ses ordonnances. Tous ceux qui étaient présents répondirent par des cris de joie et par des vœux pour la prospérité de l'empereur, et on se sépara. L'arrêt du sénat fut dressé, et écrit sur un livre d'ivoire, dont on se servait comme d'un registre particulièrement destiné aux sénatus-consultes qui regardaient directement le souverain. La mention expresse que le préfet de la ville fait dans son discours du consentement des armées, donne lieu de penser que l'élection de Tacite avait été concertée entre elles et le sénat. D'un autre côté, il fallait que Tacite lui-même n'en sût rien, puisqu'il appréhendait que sa personne ne fût point agréable aux soldats. Les écrivains qui sont ici mes seuls guides, travaillant sans beaucoup de réflexion, laissent ainsi des nuages sur les faits. |
[1] L'expression latine n'est point déterminée : parvulos tuos.
[2] Je n'ai point rendu les épithètes sanctissimi, très-saints, et sacratissimi, très-sacrés, qui dans l'original se trouvent jointes aux noms de soldats et de citoyens, parce que dans nos usages elles auraient paru bien étranges ; et en elles-mêmes on ne peut les juger que très-déplacées, et propres à faire connaitre que le temps où on les employait était grandement infecté d'adulation.