HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

DE CLAUDE À CARIN

LIVRE UNIQUE

§ II. Aurélien.

 

 

FASTES DU RÈGNE D'AURÉLIEN.

 

..... ANTIOCHIANUS. - .... ORFITUS. AN R. 1021. DE J.-C. 270.

Aurélien et Quintillus frère de Claude sont nommés empereurs en même temps, l'un par l'armée d'Illyrie, l'autre par les troupes qu'il commandait en Italie près d'Aquilée.

Quintillus, sur la nouvelle de l'élection d'Aurélien, est abandonné des siens, et se fait ouvrir les veines, n'ayant régné que dix-sept jours. Il fut mis au rang des dieux.

Aurélien vient se faire reconnaître à Rome.

Il retourne en Pannonie, et force les Goths, qui tentaient une nouvelle invasion, à lui demander la paix.

Guerre pour la défense de l'Italie contre les Allemands, les Marcomans, les Juthonges et les Vandales.

Aurélien est battu près de Plaisance. Alevines et séditions dans Rome. Aurélien reprend le dessus, et remporte sur les Barbares trois victoires consécutives, tant cette année que la suivante.

L. DOMITIUS AURELIANUS AUGUSTUS[1]. - M. ou NUM. CEIONIUS VIRIUS BASSUS. AN R. 1022. DE J.-C. 271.

La tranquillité de l'Italie est rétablie. Murs de Rome rebâtis et fortifiés. Nouvelle enceinte de cinquante milles de tour.

Plusieurs illustres personnages mis à mort par Aurélien, entre autres Domitien, qui avait pris le titre d'Auguste.

Mort de Sapor, roi des Perses. Hormisdas son fils lui succède.

..... QUIETUS. - ..... VOLDUMIANUS. AN R. 1023. DE J.-C. 272.

Aurélien part pour aller faire la guerre à Zénobie. En traversant [Illyrie, il défait plusieurs troupes de Barbares. Victoire remportée au-.delà du Danube sur Cannabas ou Cannabaud, roi des Goths.

Septimius, tyran de peu de jours en Dalmatie.

Aurélien passe en Asie. La Bithynie rentre volontairement sous son obéissance. La ville de Tyane lui est livrée par un de ses habitants. Prétendue apparition d'Apollonius de Tyane à Aurélien.

Combat de cavalerie près d'humus, bourgade de

Syrie à quelque distance d'Antioche, où Zabdas, général de Zénobie, est défait.

Aurélien entre dans Antioche, que Zénobie avait abandonnée, et il use de clémence envers les habitants.

Combat de Daphné, où les gens de Zénobie sont vaincus.

Bataille générale sous les murs d'Émèse. Zénobie vaincue va s'enfermer dans Palmyre. Aurélien l'y assiège.

Probus, depuis empereur, réduit l'Égypte, et l'enlève à Zénobie.

Mort d'Hormisdas, Vararane lui succède.

..... TACITUS. - ...... PLACIDIANUS. AN R. 1024. DE J.-C. 273.

Quelques-uns prétendent que Tacitus, consul de cette année, est l'empereur Tacite, successeur d'Aurélien. Mais l'empereur Tacite était fort vieux, et il doit avoir été consul avant ce temps-ci.

Zénobie, voulant s'enfuir chez les Perses, est prise et ramenée à Aurélien. La ville de Palmyre se rend. Le vainqueur traite cette ville humainement.

Mort de Longin.

Aurélien étant déjà en Thrace, où il défit quelques pelotons de Carpiens, apprend que Palmyre s'est révoltée. Il revient, traite les rebelles à la rigueur, et livre 1a ville au pillage.

Il fait exécuter le jugement du concile d'Antioche contre Paul de Samosates.

Il passe en Égypte, et détruit le tyran Firmus.

Il se transporte dans les Gaules, où l'appelait Tétricus lui-même, fatigué de la mutinerie et des séditions continuelles de ses soldats et des peuples.

Bataille de Châlons-sur-Marne, au commencement de laquelle Tétricus se remet volontairement avec son fils au pouvoir d'Aurélien.

Les Gaules retournent sous l'obéissance des empereurs de Raine, après un schisme de treize ans : tout l'empire réuni sous un seul chef.

Tant de succès enflent le cœur d'Aurélien, et lui font oublier sa première modestie : il prend le diadème.

Il mène en triomphe Zénobie et Tétricus.

Il les traite ensuite humainement.

AURELIANUS AUGUSTUS III. - C. JULIUS CAPITOLINUS. AN R. 1025. DE J.-C. 274.

Largesse d'Aurélien au peuple. Remise des vieilles dettes envers l'état.

Rigueurs d'Aurélien contre plusieurs membres du sénat.

Amnistie accordée à ceux qui avaient porté les armes contre lui.

Il bâtit dans Rome un temple magnifique au Soleil, en l'honneur duquel il établit aussi des jeux et des combats.

Les monnayeurs excitent dans Rome une sédition violente, qui devient une guerre. Aurélien, après les avoir vaincus en un combat qui se livra dans Rome même, punit rigoureusement les coupables.

Il vient en Gaule, où il s'était élevé quelques mouvements.

On croit qu'il rebâtit alors la ville de Génabum, qui a depuis porté son nom : c'est Orléans.

On lui attribue aussi la fondation de Dijon.

Il passe en Vindélicie, d'où il chasse les Barbares.

Il abandonne la Dace au-delà du Danube conquise par Trajan, et il en transporte les habitants à la droite de ce fleuve dans, une portion de la Mésie, qui a porté depuis le nom de Dace d'Aurélien : il peut y avoir établi une partie de la nation des Carpiens.

AURELIANUS AUGUSTUS. - ...... MARCELLINUS. AN R. 1026. DE J.-C. 275.

Lorsqu'il se préparait à aller faire la guerre aux Perses, il périt dans la Thrace par une conspiration que Mnesthée, l'un de ses secrétaires, avait tramée contre lui.

Il fut mis au rang des dieux.

Il était près d'ordonner une persécution contre les chrétiens lorsqu'il fut tué.

TYRANS sous Aurélien.

ZÉNOBIE en Orient. TÉTRICUS en Gaule. FIRMUS en Égypte. DOMITIEN. SEPTIMUS.

 

Aussitôt après la mort de Claude II, Aurélien fut élevé à l'empire par les légions d'Illyrie ; mais il eut d'abord un rival. Quintillus, frère de Claude, commandait près d'Aquilée un corps de troupes, destiné sans doute à empêcher que les Barbares qui étaient en armes dans les quartiers voisins, ne pénétrassent en Italie. Sur la nouvelle de la mort de Claude, nul ne parut à ces troupes plus digne de lui succéder que Quintillus, et il fut reconnu empereur, non par droit héréditaire, comme l'observe expressément Trébellius, mais sur la recommandation de sa probité et de la douceur de ses mœurs. Quelques-uns ont dit que le sénat joignit son suffrage à celui des soldats.

Il n'était pas du bien de l'empire que Quintillus en restât le maître, s'il est vrai, comme dit Zonaras avec assez de vraisemblance, qu'il fut homme simple et peu capable de conduire de grandes affaires. Aussi fut-il très-effrayé lorsqu'il apprit qu'Aurélien avait été nommé empereur à Sirmium. Il tenta néanmoins quelque effort auprès des troupes qu'il commandait, et il les exhorta par une harangue à lui demeurer fidèles. Mais ces troupes sentaient elles-mêmes toute la différence du mérite entre les deux concurrents, et elles abandonnèrent Quintillus, qui se voyant sans ressource prit, par le conseil de ses amis, le parti de se faire ouvrir les veines, n'ayant régné que dix-sept jours[2]. Cette façon de raconter sa mort est plus vraisemblable que le récit de Trébellius, qui toujours passionné pour la gloire de la maison de Claude, dit que la sévérité de Quintillus irrita les soldats, et qu'il périt par leur fureur, victime de son zèle à maintenir la discipline, comme Pertinax et comme Galba. Aurélien délivré de ce concurrent, ne lui envia pas l'honneur de l'apothéose. Les médailles de Quintillus nous apprennent qu'il fut mis au rang des dieux.

Aurélien, qui resta ainsi seul et paisible possesseur de l'empire, était, comme plusieurs de ses prédécesseurs, un soldat de fortune, en qui le mérite avait suppléé à l'obscurité de la naissance. Il naquit dans quelqu'une des provinces de l'Illyrie, soit la Pannonie, soit la Dace, soit la Mésie. On ne connaît ni le nom ni la condition de son père, si ce n'est que l'Épitomé de Victor dit de lui qu'il cultivait les terres que possédait dans le pays où il habitait un sénateur nommé Aurélius. La mère d'Aurélien était prêtresse du Soleil dans son village : et il en conserva toute sa vie une impression de vénération singulière pour cet astre, qu'il adorait' comme son dieu tutélaire et comme le plus grand des dieux. Cette femme se mêlait aussi de divination ; mais il ne paraît point par ce que nous savons de la vie de son fils, qu'il eût hérité d'elle aucun faible sur ce dernier article.

Aurélien, vif d'esprit, robuste de corps, fit voir dès son enfance une passion décidé pour le métier de la guerre : en sorte qu'il ne laissa jamais passer aucun jour, même un jour de fête ou de congé, qu'il ne s'exerçât à tirer de l'arc, à lancer le javelot, ou à quelque autre opération militaire. Ce goût lui dura toute sa vie : et devenu empereur il fatiguait tous les jours plusieurs chevaux par de longues et violentes courses. Il entra dans-le service dès que l'âge le lui permit : et il se montra si ardent, si brusque à tirer l'épée, si curieux de tenter aventure, que pour le distinguer d'un autre officier de même nom qui servait dans la même armée, on l'appelait Aurélien l'épée à la main r. Il fit preuve de cette bravoure personnelle, non contre ses citoyens dans des combats singuliers, mais contre les ennemis de l'état. On dit qu'il tua de sa main quarante-huit Sarmates en un jour, et neuf cent cinquante dans les jours suivants. Nous avons observé ailleurs, qu'il est le premier des Romains qui ait combattu contre les Francs, et qui ait eu l'honneur de les vaincre.

Sa valeur le fit estimer des soldats, et ils la célébrèrent dans leurs chansons grossières : mais sa sévérité le leur rendit redoutable. En effet il exigeait avec rigueur l'observation de la discipline militaire. Voici de quelle manière étant tribun il s'en expliquait dans une lettre à un officier que nous pourrions qualifier son lieutenant-colonel. Si vous voulez avancer dans le service, ou plutôt si vous voulez vivre, empêchez le soldat de voler. Qu'aucun n'enlève la poule du paysan, qu'aucun ne touche à une brebis qui ne lui appartienne pas, qu'aucun ne prenne une grappe de raisin ni ne gâte les blés sur terre. Ne souffrez point que ceux qui vous obéissent se fassent donner par extorsion ni huile, ni sel, ni bois. Qu'ils se contentent de leur étape : s'ils veulent quelque chose de plus, c'est par le sang des ennemis qu'ils doivent l'acquérir, et non par les larmes des sujets de l'empire. Aurélien entre ensuite dans un assez grand détail sur leur armure, sur leurs habits, sur le soin des chevaux et des mulets de bagages ; après quoi il ajoute : Qu'ils se servent mutuellement comme s'ils étaient esclaves l'un de l'autre... qu'ils ne consultent point les devins ; que dans les maisons où ils logent ils respectent l'honneur des femmes : si quelqu'un excite une querelle qu'il en soit puni par la bastonnade. Telles étaient les lois que prescrivait Aurélien : et il voulait qu'elles fussent observées à la lettre, et ne souffrait pas qu'on les violât impunément. Ayant appris qu'un soldat avait commis adultère avec la femme de son hôte, il fit écarteler le coupable en l'attachant par les membres à des branches d'arbres que l'on avait courbées, et à qui l'on permit ensuite de se rétablir par leur ressort. Ce supplice paraît cruel, et il l'est sans doute. Mais les grands maux exigent de grands remèdes : et l'écrivain de la vie d'Aurélien observe que sa sévérité inexorable lui réussit, et que les soldats voyant à quel commandant ils avaient affaire, prirent soin de se corriger, et s'abstinrent de fautes dont la punition était certaine et rigoureuse.

J'ai dit que Valérien empereur craignit pour son fils la sévérité d'Aurélien. Mais d'ailleurs il n'en rendit pas moins justice au mérite rare de ce guerrier, et il se plut à lui confier les emplois les plus brillants et les plus difficiles. Il le chargea de visiter comme inspecteur et réformateur tous les camps romains ; il lui donna le commandement de l'Illyrie sous Ulpius Crinitus, que ses infirmités mettaient hors d'état d'agir ; il l'envoya ambassadeur en Perse ; enfin il le fit consul, et, à cause de sa pauvreté glorieuse, il lui fournit du trésor public les frais qu'exigeait alors cette grande charge.

Il a été parlé ailleurs de ce consulat d'Aurélien : mais je dois placer ici une réflexion judicieuse et utile que fait à cette occasion l'historien de sa vie. Nous avons vu dernièrement, dit Vopiscus[3], le consul Furius Placidus faire de si furieuses dépenses aux jeux qu'il donnait dans le cirque, qu'il semblait moins distribuer des récompenses convenables à des conducteurs de chariots, que de riches patrimoines. Tous les gens de bien en ont gémi ; car nous en sommes au point que le consulat est déféré aux richesses et non à la personne. Ces temps heureux sont passés où les dignités étaient le prix du mérite, et ils dégénéreront de plus en plus par le faste qui cherche à frapper les yeux de la multitude.

Aurélien dut prendre possession du consulat le vingt-deux mai de l'an de J.-C. 258, deux ans avant l'infortune de Valérien. Sous Gallien il n'est fait aucune mention de lui, soit que ce prince l'eût éloigné par jalousie et par haine contre son mérite, ou que lui-même il dédaignât de servir le plus mou et le plus méprisable des hommes. Sous Claude, ami et juste estimateur de la vertu, Aurélien recommence à paraître. Il aida cet empereur à se défaire d'Auréole, et ayant beaucoup brillé dans la guerre contre les Goths, il fut jugé digne, comme je l'ai dit, de lui succéder.

Après la mort de Quintillus, il vint promptement se faire reconnaître à Rome : et, selon la pratique des nouveaux princes, il montra de la douceur, et témoigna être disposé à profiter des conseils qu'on voudrait bien lui donner. Un sénateur, qui voulut flatter sou penchant à une sévérité quelquefois cruelle, lui dit que pour régner sûrement il devait faire usage du fer et de l'or : du fer contre ceux qui manqueraient à ce qu'ils lui devaient ; de l'or pour récompenser ses fidèles serviteurs. Cet adulateur reçut le juste salaire de son lâche conseil, et il fut le premier qui éprouva le fer d'Aurélien.

Ce prince ne put pas faire un long séjour à Rome, et il fut bientôt obligé de retourner dans la Pannonie ; que les Goths, malgré l'horrible défaite que leur nation et eu avait soufferte tout récemment, menaçaient d'une nouvelle invasion. Pour les empêcher de pénétrer bien avant, il prit une précaution sage. Il envoya ordre à tous les habitants de la campagne de retirer dans les villes leurs grains, leurs bestiaux, et toutes leurs provisions, afin que les Barbares ne trouvant rien à piller, fussent arrêtés par la disette de toutes les choses nécessaires à la vie. Peut-être ces mesures suffisaient-elles, si les circonstances eussent permis d'en attendre le succès. Mais l'Italie avait actuellement à craindre une ligue formidable de peuples germains, qui se préparaient à y entrer à main armée. Ce fut donc une nécessité à Aurélien de se hâter de terminer par une bataille la querelle avec les Goths, qui avaient passé le Danube. On combattit jusqu'à la nuit sans que la victoire se décidât : mais les Barbares la cédèrent aux Romains par leur retraite. Ils repassèrent le fleuve pendant la nuit, et envoyèrent demander la paix à l'empereur, qui la leur accorda.

Le besoin de l'Italie le rappelait, pour en éloigner les peuples germains dont j'ai parlé. Nous en trouvons quatre nommés dans cette guerre, les Allemands, les Marcomans, les Juthonges, et les Vandales. Il n'est pas aisé de décider si ces peuples agissaient de concert, ou chacun à part. Il est peut-être encore plus difficile de faire un tissu de toutes les parcelles détachées que l'on trouve en différents auteurs touchant les exploits d'Aurélien contre eux. Tout ce qu'on en peut dire est nécessairement mêlé d'embarras et d'incertitude.

Il paraît que le théâtre de la guerre fut d'abord le pays voisin du haut Danube, et qu'Aurélien y ayant remporté quelque avantage sur les Juthonges en particulier, ces peuples se déterminèrent à lui envoyer une ambassade pour proposer la paix. Ils firent avec fierté cette démarche de soumission : et leurs ambassadeurs avaient ordre de ne point parler en vaincus qui reçoivent la loi, mais d'offrir leur amitié et leur alliance, sous la condition expresse du rétablissement des pensions que les Romains avaient coutume de leur payer.

Aurélien, sachant quelles instructions leur avaient été données, voulut leur imposer et les intimider par un appareil magnifique et terrible en même temps. Lorsqu'ils furent arrivés dans son camp, il ne leur donna pas audience sur-le-champ, mais la différa au lendemain. Le jour venu, toutes les troupes romaines se mirent sous les armes, et se rangèrent comme s'il se fût agi d'une bataille générale. L'empereur revêtu de pourpre monta sur un tribunal élevé. Tous les principaux officiers l'environnaient à cheval, formant une avenue à son trône en double croissant, et derrière lui paraissaient tous les drapeaux des légions, les aigles et les images du prince en or, des tableaux sur lesquels étaient écrits les noms des légions en lettres d'or ; le tout supporté par des piques d'argent. Cette pompe étonna en effet les ambassadeurs des Juthonges, et les frappa d'admiration. Ils demeurèrent quelque temps en silence. Mais bientôt, revenus de ce premier effet d'un coup-d'œil inattendu, ils prirent la parole, et ne s'en exprimèrent pas avec moins de hauteur.

Ils dirent que s'ils souhaitaient la paix, ce n'était pas que leurs courages fussent abattus par Mi échec qui les avait à peine entamés, mais parce qu'ils étaient persuadés que la paix et l'alliance entre eux et les Romains leur seraient utiles aux uns et aux autres. Ils vantèrent leurs forces, dont les Romains, disaient-ils, avaient fait l'épreuve sous Gallien ; et ils prétendirent que si on les forçait à combattre de nouveau, le même succès accompagnerait leurs armes. Ils avertirent Aurélien de ne se pas fier à la fortune, et de ne pas trop compter sur un léger avantage, dû aux circonstances, et qui pouvait être suivi de revers. Enfin ils déclarèrent qu'en offrant leur alliance aux Romains, qui en tireraient de grandes utilités, ils demandaient qu'on rétablît leurs pensions : sans quoi ils deviendraient aussi irréconciliables qu'invincibles ennemis.

Aurélien était très-déterminé à ne rien accorder aux Juthonges, et il pouvait leur notifier sa résolution en peu de mots. L'historien lui prête une réponse très-longue, contenant surtout de grands éloges de la prudence qui dirige toutes les opérations des Romains, à la différence des Barbares, toujours impétueux dans leurs attaques, toujours s'affaiblissant à la première disgrâce. Il reproche aux Juthonges d'avoir violé les traités, et il en conclut qu'ils ont bien mauvaise grâce à venir demander comme tribut ce qui n'était qu'une gratification volontaire, ou une récompense de leurs services précédents. Il leur déclare qu'il est résolu de tirer vengeance de leurs insultes, en portant dans leur pays le fer et le feu : et pour leur annoncer l'événement qu'ils doivent se promettre, il leur cite l'exemple des trois cent mille Goths vaincus et exterminés depuis peu par les Romains.

L'ambassade des Juthonges ayant été infructueuse, il fallut reprendre la guerre et les armes : et si nous voulons mettre quelque liaison entre les faits, nous sommes obligés de supposer que les Juthonges firent en commun avec les Marcomans, et peut-être avec les Allemands et les Vandales, ce que Vopiscus raconte des seuls Marcomans. Nous nous servirons du nom de Barbares, qui les comprend tous.

Aurélien fier de l'avantage dont j'ai fait mention, et qui avait engagé les Juthonges à demander le renouvellement des anciens traités, forma le projet, non de rechasser les Barbares dans leur pays, mais de les détruire, comme avait fait Claude, et pour cela de leur couper la retraite. Il se posta donc derrière eux, les mettant entre lui et l'Italie. Son plan était sagement arrangé, si les barrières de l'Italie eussent été bien gardées ; mais elles ne l'étaient point suffisamment : les Barbares les forcèrent et pénétrèrent du côté de Milan. Aussitôt l'alarme fut extrême dans Rome, et on crut voir renaître les maux que l'Italie avait soufferts sous Gallien. Les craintes produisirent même quelques séditions, qu'Aurélien vengea dans la suite selon la rigueur de son caractère.

Il s'était mis à la poursuite des Barbares, et il les atteignit près de Plaisance. Mais toujours plus attentif à attaquer qu'à se défendre, il se laissa surprendre par les ennemis, qui, s'étant cachés dans d'épaisses forêts, vinrent vers le soir tomber sur son armée. Il fut défait entièrement, et la perte fut si grande de la part des Romains, que l'on appréhenda qu'elle n'entraînât la chute de l'empire.

Alors Aurélien commença à craindre lui-même. Il écrivit au sénat pour ordonner que l'on consultât les livres sibyllins, auxquels on avait eu la pensée de recourir dès le moment que les Barbares avaient mis le pied en Italie ; mais quelques flatteurs s'y étaient opposés, prétendant que la valeur du prince dispensait d'implorer le secours des dieux. Aurélien instruit par le danger blâme nettement dans sa lettre au sénat cette façon de penser, et il déclare qu'il ne peut être honteux de vaincre avec l'aide de la Divinité. On chercha donc dans les oracles de la Sibylle le remède aux- maux présents, et on exécuta avec grand soin toutes les pratiques superstitieuses que les prêtres d'Apollon et les pontifes prétendirent y avoir trouvées recommandées, et qui ressemblent à celles dont on a vu plusieurs exemples dans l'histoire de la république : lustration de la ville et des campagnes, cantique chanté par deux chœurs de jeunes enfants qui bussent père et mère, sacrifices de différentes espèces. Il est remarquable qu'Aurélien en offrant tout ce qui est nécessaire pour la célébration de ces fêtes, promet d'envoyer des prisonniers de telle nation que l'on voudra : nouveau témoignage de l'usage cruel et impie des victimes humaines pratiqué dans Rome tant qu'elle fut idolâtre.

 Vopiscus attribue à ces misérables et criminelles superstitions le retour de la bonne fortune d'Aurélien. Ce qui est vrai, c'est que ce prince, guerrier habile, et averti par ses défaites de procéder avec plus de circonspection, reprit la supériorité sur les Barbares. Ils s'étaient avancés jusqu'à Fano près du fleuve Métaure. Il les battit en cet endroit, et les força de retourner en arrière vers le pays d'où ils venaient. Il remporta sur eux une seconde victoire près de Plaisance, et une troisième dans les plaines de Ticinum, aujourd'hui  Pavie, et il réussit ainsi à les chasser hors des limites de l'Italie. Il les poursuivit même au-delà des Alpes, si nous devons rapporter à ce temps-ci, comme le fait M. de Tillemont avec beaucoup de probabilité, ce que Dexippe nous apprend touchant les Vandales.

Ces peuples ayant été vaincus par les Romains dans une grande action, demandèrent la paix. Leurs rois eurent à ce sujet une entrevue avec l'empereur, qui ne voulut rien conclure sans savoir le sentiment de son armée : circonstance qui prouve jusqu'à quel point les empereurs romains, même les plus fiers et les plus fermes, dépendaient alors des soldats. Aurélien les convoqua donc, et leur proposa l'affaire du traité entamé avec les rois des Vandales. Les soldats, fatigués d'une guerre dans laquelle ils avaient éprouvé tant de vicissitudes, déclarèrent que leur intention n'était pas de commettre à de nouveaux hasards l'état et la prospérité dont ils jouissaient actuellement. Ainsi le projet de traité fut suivi et la paix conclue. Les Vandales s'engagèrent à retourner dans leur pays, et Aurélien à leur fournir des vivres jusqu'au Danube. Les rois des Vandales, pour sûreté de leur promesse, donnèrent en otages leurs enfants et ceux des principaux chefs de l'armée : et deux mille cavaliers de leur nation prirent parti dans les troupes romaines. La plupart des Vandales se retirèrent paisiblement. Quelques pelotons néanmoins, en traversant les terres de l'empire, s'étant débandés pour piller, le commandant romain qui les suivait, comme surveillant, tomba sur eux avec les troupes qu'il avait à ses ordres, et en tua cinq cents : de quoi les rois vandales furent si éloignés de se plaindre, qu'ils firent percer à coups de flèches le chef de ces pillards. Aurélien, libre d'inquiétude de ce côté, remmena son armée en Italie, où les Juthonges préparaient une nouvelle irruption. Mais cette menace n'eut aucunes suites, au moins que nous sachions, et l'Italie jouit d'une pleine paix durant tout le reste du règne d'Aurélien. Une guerre si importante n'occupa ce prince qu'environ un an. Elle fut achevée l'an de J.-C. 271.

Aurélien revint à Rome, non avec la satisfaction d'un vainqueur qui vient jouir dans sa capitale des applaudissements dus à ses exploits, mais avec le ressentiment d'un prince offensé qui respire la vengeance. J'ai parlé de quelques séditions qu'avaient fait naître dans Rome les commencements peu heureux de la guerre. Il paraît qu'Aurélien s'était persuadé que ces séditions avaient des chefs secrets, qui mettaient en mouvement la multitude par des vues ambitieuses, et pour envahir le rang suprême à la faveur du trouble qu'ils excitaient. Nous ne savons pas si ces soupçons étaient fondés ; seulement parmi ceux qu'il fit mourir pour cette cause nous trouvons un Domitien, qui pourrait être le même que quelques médailles nous apprennent s'être attribué le nom d'Auguste : et l'histoire nous a fait connaître un général de ce nom, vainqueur de Macrien sous le règne de Gallien, et qui prétendait appartenir à la famille de Vespasien. Ce ne sont là que des conjectures assez faibles et ignorées de Vopiscus, qui, très-disposé d'ailleurs à louer Aurélien, l'accuse néanmoins de s'être porté à punir avec rigueur ce qu'aurait pu négliger un prince plus porté à la clémence, et d'avoir répandu le sang de plusieurs illustres sénateurs, sur des accusations -qui n'avaient souvent pour appui que l'autorité d'un seul témoin, quelquefois même vil et méprisable. Aussi la haine publique fut-elle le juste salaire d'une telle cruauté. On estimait les grandes qualités qu'avait Aurélien, soit pour conduire une guerre, soit pour gouverner l'état ; mais on ne pouvait l'aimer, et il éprouva enfin, ainsi que nous le verrons dans la suite, ce que droit craindre un prince qui est craint de tous.

Les périls réitérés auxquels Rome avait été exposée de la part des Barbares dans les dernières années, avertirent Aurélien de la mettre en état de défense. Depuis la guerre d'Annibal, c'est-à-dire depuis cinq cents ans, Rome n'avait point eu à craindre l'étranger. Bien loin de trembler pour sa sûreté, c'était elle qui portait la terreur de son nom et de ses armes aux deux bouts de l'univers. Ainsi l'on avait négligé d'en entretenir les fortifications : les murs tombaient de vétusté ou avaient été abattus. Aurélien entreprit de les relever et de les fortifier suivant la méthode alors usitée ; et en même temps il agrandit l'enceinte de la ville jusqu'à cinquante milles ou dix-sept lieues de circuit[4]. Il commença l'ouvrage, et Probus son successeur le continua et y mit la dernière main. Quoique Aurélien n'ait pas achevé cette enceinte, elle porta son nom, et elle est marquée ainsi sur la carte que M. d'Anville a donnée de la ville de Rome à la tête de l'Histoire romaine de M. Rollin.

Les soins dont je viens de parler n'occupèrent Aurélien qu'en passant. Son grand objet, après qu'il eut assuré l'état de l'Italie par la défaite des Barbares, était de réunir à l'empire les vastes démembrements auxquels avaient donné lieu la négligence et la mollesse de Gallien. Tétricus, qui tenait la Gaule, ne paraissait pas entreprenant, et l'on pouvait, sans crainte et sans péril, différer la guerre contre lui. Zénobie, princesse active, ardente, ambitieuse, après avoir ajouté l'Égypte aux états qu'Odénat avait possédés, étendait ses prétentions et ses armes jusque dans la Bithynie, et Aurélien crut devoir commencer par la réduire, et reconquérir sur elle tous les pays où elle régnait au mépris des Romains. C'est ici le lieu de faire connaître plus particulièrement cette héroïne, dont l'abaissement et la défaite sont la plus grande gloire d'Aurélien.

Zénobie se disait issue du sang des rois d'Égypte, et elle se relevait par les noms des Ptolémées et des Cléopâtres, dont elle prétendait tirer son origine. Elle avait toutes les grâces de son sexe, la beauté et la régularité des traits du visage, les yeux vifs et pleins de feu, les dents- si blanches qu'on les comparaît à des perles : seulement les ardeurs du climat où elle était née lui avaient donné un teint un peu brun. Si elle possédait les agréments de son sexe, elle en avait aussi les faibles : le goût de la parure, l'amour de l'argent, le désir de briller par le faste et la magnificence. Sa cour était montée sur le ton de celle des rois de Perse, et elle se faisait adorer comme eux. Elle mérite de grandes louanges pour sa chasteté, qui allait jusqu'à ne connaître l'usage même légitime du mariage que pour la fin unique à laquelle le Créateur l'a destiné. Elle eut d'Odénat son mari plusieurs enfants, dont trois sont connus dans l'histoire : Hérennianus, Timolaüs et Vaballath[5]. C'est sans doute par une singularité qu'affecta leur mère à dessein, que ces trois princes portent des noms tirés de trois langues différentes, le premier latin, le second grec, le troisième syrien ou arabe.

Par les qualités du cœur et de rame, Zénobie était élevée au-dessus de son sexe ; elle avait toutes les vertus et tous les vices des héros : ambition, audace, passion de conquérir, courage dans les périls, constance dans le travail, étendue des vues, dignité et autorité du commandement. Elle vantait sans cesse Didon, Sémiramis et Cléopâtre, et elle leur ressemblait par les talents. Sa parure alliait au luxe d'une femme l'équipage d'un guerrier. Depuis la mort d'Odénat, elle porta, avec le diadème, la cotte d'armes impériale, ornée de pierreries dans tout le contour. Elle haranguait les soldats, le casque en tête et le bras nu. Accoutumée, aussi bien que son mari, aux fatigues de la chasse, elle ignorait toute délicatesse ; quand elle se servait de voitures, les plus simples et les moins recherchées pour la commodité étaient celles qu'elle préférait. Le plus souvent elle montait à cheval. Quelquefois elle marchait à pied, et faisait des traites de plusieurs milles. Quoiqu'elle fût sobre, comme le besoin de ses affaires la mettait en relation avec les hommes, elle buvait comme eux, et dans les grands repas qu'elle donnait elle tenait tête à ses généraux et aux seigneurs persans et arméniens. Habile dans l'art de gouverner, elle savait entremêler la rigueur et l'indulgence selon que le besoin de ses affaires l'exigeait ; et malgré l'inclination qui la portait à accumuler, l'or et l'argent ne lui coûtaient rien à répandre pour l'exécution de ses desseins.

Cette princesse aima les lettres, et même elle les cultiva. Elle avait auprès de sa personne le célèbre Longin, qui fut son maître pour les lettres grecques. Outre sa langue naturelle, qui était la syrienne, elle parlait parfaitement l'égyptien ; elle possédait le grec, elle n'ignorait point le latin, mais ne le sachant pas assez pour le parler aisément, elle n'en faisait point d'usage. Au contraire, elle voulut que ses fils, qu'elle traitait sur le pied d'empereurs romains, parlassent toujours latin, qui était la langue de l'empire. Elle étudia l'histoire, qui est l'école des princes ; elle s'attacha surtout à l'histoire de son pays et à celle des Ptolémées, qu'elle comptait pour ses ancêtres ; et, afin de s'en mieux remplir, elle en composa elle-même un abrégé. Elle lut l'histoire romaine dans les auteurs grecs qui l'ont écrite.

Zénobie est regardée comme ayant eu grande part aux succès brillants par lesquels Odénat humilia l'orgueil de Sapor. Mais elle est bien criminelle, s'il est vrai, comme il y a lieu de le soupçonner, qu'elle ait tourné contre son beau-fils et contre son mari même cette audace qui lui faisait tant d'honneur contre des ennemis armés. Après la mort d'Odénat, elle se mit en possession de la plénitude de la puissance sous le nom de ses fils, qu'elle décora du nom d'Augustes ; et Méonius, qui s'était fait un titre de l'assassinat de son prince pour en recueillir la dépouille, n'ayant pas longtemps joui du fruit de son crime, elle se vit seule reine et impératrice d'Orient. Elle repoussa sans peine les faibles efforts que tenta Gallien pour la troubler. Sous Claude elle fit plus : elle augmenta ses états ; et pendant que ce prince, assez occupé contre les Goths, observait la paix avec elle, afin de ne se pas mettre trop d'ennemis sur les bras à la fois, elle profita pour envahir l'Égypte du repos où il la laissait.

Cette conquête ne se fit pas sans difficultés et sans combats. Zénobie s'était pratiqué des intelligences dans le pays par l'entremise de Timagène, égyptien attaché à son service ; et pour l'appuyer, elle envoya Zabdas, son général, à la tête d'une armée de soixante-et-dix mille hommes, tant Palmyréniens que Syriens. Le gros de la nation égyptienne n'était pas gagné par Timagène : au contraire, il paraît que la vieille haine des Égyptiens contre les Syriens se réveilla en cette occasion, et ils vinrent avec une armée de cinquante mille hommes à la rencontre de Zabdas. La bataille se livra : les Égyptiens furent vaincus ; et Zabdas, comptant avoir terminé l'entreprise, laissa seulement un corps de cinq mille hommes dans le pays, et s'en retourna avec le reste de ses forces.

Dans ce même temps Probus, ou plutôt Probatus, donnait la chasse, suivant les ordres qu'il en avait reçus de Claude, aux escadres des Goths qui couraient les mers. Ce général, instruit de la révolution qui venait d'arriver en Égypte, se transporta sur les lieux, et ayant ranimé le courage de la nation vaincue, qui souffrait impatiemment le joug des Palmyréniens — c'est ainsi que nous appellerons, d'après les auteurs anciens, tous ceux qui obéissaient à Zénobie —, il réussit aisément, avec le secours des naturels du pays, à le délivrer des cinq mille hommes que Zabdas y avait laissés : et l'Égypte rentra avec joie sous les lois de l'empereur romain.

Ce ne fut pas pour longtemps. Les Palmyréniens revinrent à la charge ; et quoique vaincus d'abord dans un grand combat, ils regagnèrent enfin une pleine supériorité. Car les vainqueurs s'étant emparés d'une montagne voisine de Babylone[6], ville peu éloignée du Nil, pour couper la retraite aux Palmyréniens, Timagène, qui connaissait parfaitement le pays où il était né, trouva moyen d'arriver par des sentiers détournés avec un détachement de deux mille hommes au plus haut sommet de la montagne : d'où étant venu fondre sur les ennemis, qui ne s'attendaient à rien moins, il les défit entièrement. Probatus fut fait prisonnier, et de désespoir il se tua lui-même. L'Égypte sans chef et sans forces demeura soumise à Zénobie, qui y régna paisiblement.

Pendant que ses armes prospéraient en Égypte, elle contenait dans le devoir par son autorité et par la terreur de son nom toutes les nations voisines de Palmyre. Les Sarrasins, les Arabes, les Arméniens, la respectaient et n'osaient faire aucun mouvement.

Il semble que cette reine ambitieuse eût même formé le projet de réunir tout l'empire romain sous sa puissance, et qu'elle prétendît comme Cléopâtre, de qui elle se disait descendue, soumettre à ses lois le Capitole. C'est sans doute dans cette vue qu'elle avait voulu se liguer avec Victoria, dont le crédit était grand dans les Gaules, afin d'attaquer Rome des deux côtés à la fois, par l'Orient et par l'Occident. Ce plan ayant échoué, soit par la mort de Victoria, soit par quelque autre obstacle, Zénobie ne rabattit rien de ses prétentions. Sur la fin du règne de Claude et pendant les commencements de celui d'Aurélien, elle gagna du terrain dans l'Asie mineure. Déjà la Cappadoce, et même la Bithynie, la reconnaissaient : et de là le trajet est court en Europe.

Il était temps qu'Aurélien arrêtât ses progrès : et ce fut le premier soin de ce prince, dès qu'il eut assuré la tranquillité de l'Occident. Dans la seconde année de son règne, il partit de Rome pour marcher contre Zénobie, et il prit sa route par l'Illyrie, attentif à éteindre dans les pays par où il passa tout ce qui pouvait y rester de semences de troubles. En Dalmatie il détruisit le tyran Septimius[7], qui s'était fait proclamer Auguste par les soldats qu'il commandait, et que ces mêmes soldats, sans doute intimidés ou gagnés par Aurélien, tuèrent au bout de peu de jours. En avançant dans l'Illyrie, il défit plusieurs pelotons de Barbares. Il passa même le Danube pour aller attaquer Canahas ou Cannabaud, roi des Goths, et dans un combat qu'il lui livra, il le tua avec cinq mille des siens. Il remporta encore quelques avantages en Thrace sur d'autres Barbares qui pillaient le pays : et c'est ainsi qu'il arriva à Byzance.

Dès qu'il eut passé le détroit, la Bithynie se soumit sans résistance. Ancyre, métropole de la Galatie, lui  ouvrit pareillement ses portes. En Cappadoce, Tyane l'arrêta : ce qui le mit dans une telle colère, qu'il jura de n'y pas laisser un chien vivant : ce fut son expression. Il se préparait donc à former le siège de la place. Mais un citoyen de Tyane, nommé Héraclammon, voyant bien qu'il y avait de la folie à prétendre tenir contre une armée impériale, commandée par le prince en personne, et craignant d'être enveloppé dans le désastre de sa patrie, aima mieux la trahir pour se sauver lui-même, comme il l'espérait. Il introduisit Aurélien dans la ville, et l'en rendit maître sans coup férir.

Aurélien, dans un succès si heureux et inespéré, agit en grand prince, et il fit en même temps acte de justice et de clémence. La trahison, pour lui avoir été utile, ne lui en parut pas moins odieuse ; et bien persuadé qu'il ne pouvait se fier à celui qui avait trahi sa patrie, il lui fit porter la peine de son crime, et des soldats le tuèrent par ses ordres secrets. Attentif néanmoins à ne point passer les bornes d'une sévérité légitime, et à éviter lui-même le reproche d'avidité, il ne punit point les enfants innocents d'un père coupable, et il leur conserva leur patrimoine, qui était très-riche.

Ce fut une grande consolation pour les malheureux Tyaniens, que de se voir vengés par leur vainqueur. Mais de plus, ils éprouvèrent eux-mêmes la clémence d'Aurélien, qu'avait apparemment adouci la facilité de la conquête. Héraclammon fut le seul qui périt. Aucun autre ne perdit ni la vie ni les biens. Les soldats romains se souvenant du mot qui avait échappé à leur empereur, lui demandèrent la permission de piller la ville et de faire main basse sur tous les habitants. Ce n'est point là ce que j'ai juré, dit Aurélien. Tuez tous les chiens : je vous le permets. Il éluda ainsi par une interprétation favorable la menace indiscrète à laquelle un premier mouvement de colère l'avait emporté. Et les troupes romaines étaient si bien disciplinées sous sa conduite, que frustrées de l'espérance d'un riche butin, elles obéirent sans murmurer.

L'historien jette ici du Merveilleux. Il attribue la douceur d'Aurélien envers ceux de Tyane à une apparition du philosophe Apollonius, qui, s'intéressant pour sa patrie, se montra en songe à l'empereur, et parlant, non pas grec, quoique ce fût sa langue naturelle, mais latin, pour être entendu de celui à qui il avait affaire, lui répéta par trois fois ces paroles : Aurélien, si vous voulez vaincre, épargnez mes concitoyens. L'auteur de ce récit croyait à toutes les fables que l'on a débitées touchant Apollonius : et il ne lui en coûtait pas beaucoup pour joindre celle-ci à tant d'autres.

Le même écrivain, dans le détail qu'il donne sur la manière dont la ville fut prise, mêle une circonstance, qui, pour n'être pas du même genre que le songe miraculeux dont je viens de parler, n'en trouvera guère plus de créance auprès des lecteurs intelligents. Il dit que le traître indiqua à Aurélien un endroit par lequel il pouvait monter sur le mur ; qu'Aurélien y monta en effet avec sa cotte d'armes de pourpre, et que dé là se montrant aux assiégés et à l'armée assiégeante, et répandant tout ensemble la terreur dans la ville et l'allégresse parmi les siens, il devint ainsi maître de la place. Qui croira qu'un général et un empereur se soit exposé de gaîté de cœur dans une occasion où le moindre officier suffisait ?

Zénobie, ou prévenue par la diligence d'Aurélien, ou ne voulant point trop s'éloigner du centre de ses états, attendait l'ennemi à l'entrée de la Syrie, où elle avait assemblé de grandes forces. Sa place d'armes était Antioche : et lorsqu'elle sut que l'empereur romain approchait, elle envoya contre lui Zabdas, son général, à la tête d'une puissante armée. Il se donna un grand combat de cavalerie près d'Immæ, bourgade de la Syrie, à quelque distance d'Antioche. Aurélien craignait la cavalerie pesamment armée des Orientaux, qui pourtant n'avait jamais paru redoutable aux anciens Romains, et pour vaincre il employa la ruse. Il ordonna à sa cavalerie de fuir devant celle des ennemis, jusqu'à ce que les voyant fatigués et épuisés par une poursuite impétueuse, elle pût faire volte-face, et retourner sur eux avec avantage. Ce stratagème, si commun dans la guerre, lui réussit. Les Palmyréniens poursuivirent à bride abattue les Romains, dont la fuite était simulée : et ceux-ci, lorsqu'ils virent leurs adversaires bien harassés, domptés par la chaleur, et pouvant à peine porter le poids de leurs armes, tournèrent tête, et les heurtant avec vigueur ils les mirent en désordre, les renversèrent, les jetèrent étendus et immobiles sur le champ de bataille, et ils en foulèrent un plus grand nombre aux pieds de leurs chevaux qu'ils n'en tuèrent avec l'épée. Dans cette bataille se signala un officier nommé Pompéien et surnommé le Franc, Francas. Ce surnom paraît marquer qu'il était Franc d'origine, quoique son nom soit romain.

Zabdas ayant perdu la partie de ses forces en laquelle il mettait sa plus grande confiance, se tint pour vaincu, et se retira vers Antioche. Il appréhenda même de n'être pas reçu dans cette ville, et pour s'assurer la liberté d'y entrer, il fit répandre sur sa route le bruit qu'il était vainqueur, et qu'il avait fait prisonnier l'empereur romain. Il menait en effet comme captif au milieu de ses troupes un homme revêtu des ornements impériaux, et qui avait pour l'âge et pour la taille quelque ressemblance avec Aurélien. Il entra dans Antioche à la faveur de cette fraude : et ayant instruit Zénobie de la vérité des faits, il sortit de la ville avec elle pendant la nuit, emmenant toutes les troupes palmyréniennes, et ils gagnèrent ensemble Émèse, pour s'y préparer à soutenir un nouveau choc.

Aurélien, qui ne s'attendait pas à la retraite de Zabdas, sortit de son camp le lendemain du combat de cavalerie, pour engager une action générale. Mais ne voyant point paraître les ennemis, il se mit à les poursuivre, et vint à Antioche, d'où la terreur de sa sévérité avait fait fuir la plus grande partie des habitants. Ce n'était qu'une vaine alarme. Aurélien déclara qu'il regardait ce qui s'était passé de leur part comme l'effet de la nécessité des circonstances, et non d'aucune mauvaise volonté contre lui ni contre l'empire. Il distribua des placards dans les villes voisines pour rappeler les fugitifs, en leur promettant entière sûreté. Ils revinrent, et Antioche se repeupla.

Zénobie, en partant d'Antioche, avait laissé un corps de troupes sur une hauteur, qui commandait le fameux faubourg appelé Daphné. Elle voulait apparemment arrêter la poursuite d'Aurélien, et se donner du temps pour se reconnaître, et se mettre bien recevoir un tel ennemi. Il fallut en effet qu'Aurélien livrât un combat pour déloger ces troupes du poste difficile et important qu'elles occupaient : après quoi continuant sa marche vers Émèse, il soumit en passant les villes d'Apamée, de Larisse, et d'Aréthuse, qui lui ouvrirent volontairement leurs portes.

Arrivé près d'Émèse, il trouva l'armée palmyrénienne qui l'attendait, forte de soixante-dix mille hommes, sous les murs de la ville. On ne nous dit point à quel nombre se montaient les troupes d'Aurélien. Mais il est à croire qu'elles égalaient ou même surpassaient celles de Zénobie ; et elles étaient composées en grande partie d'Européens aguerris par l'exercice continuel des combats contre les Barbares du Nord. On y comptait aussi des Asiatiques, parmi lesquels Zosime fait mention de soldats de la Palestine, qui, outre l'armure accoutumée, portaient des massues et de gros bâtons, dont ils se servaient dans l'action fort utilement.

Les deux armées ne furent pas longtemps en présence sans en venir aux mains, et la victoire fut vivement disputée. La cavalerie palmyrénienne eut même un plein avantage sur celle des Romains. Elle était plus nombreuse : et les Romains ayant fait un mouvement pour s'étendre en front, afin de n'être point enveloppés, la cavalerie ennemie, qui les attaqua en ce moment, rompit aisément leurs rangs encore chancelants et affaiblis, et les mit en fuite. Mais elle fit perdre aux siens le fruit d'un si heureux début, en s'amusant à poursuivre ceux qu'elle avait obligés de fuir. L'infanterie romaine, dont la force était invincible, voyant celle des Orientaux dénuée du secours de sa cavalerie, avança sur elle, la poussa, la mit en désordre : et ce fut alors que les troupes de la Palestine rendirent un bon service, en renversant et assommant à coups de massue des hommes couverts de fer, sur lesquels les épées et les lances ne trouvaient pas facilement l'endroit faible pour les percer. La cavalerie romaine, ranimée par le courage et le succès de son infanterie, s'étant ralliée et rétablie elle-même, la victoire d'Aurélien fut complète : les Palmyréniens laissèrent le champ de bataille jonché de leurs morts : ceux qui purent échapper se sauvèrent dans Émèse. Zénobie, ayant recueilli les débris de sa défaite, tint conseil sur le parti qu'elle avait à prendre. Elle ne pouvait pas compter sur l'affection des habitants d'Émèse, qui étaient tous romains de cœur et d'inclination. D'ailleurs le danger pressait de la part d'Aurélien, qui n'était pas de caractère à laisser sa victoire imparfaite. Elle résolut donc de s'éloigner, et d'aller se renfermer dans Palmyre, sa capitale, ville forte, bien munie, et capable de soutenir un long siège, pendant lequel elle projetait de tenter de nouvelles ressources, et de ramener la fortune à force de constance.

La bataille d'Émèse est un si grand événement, que le récit ne pouvait manquer d'en être embelli par quelque merveille. Vopiscus raconte qu'au commencement de l'action, pendant que la cavalerie pliait et abandonnait le combat, on vit une divinité, qui se manifestait par une forme auguste et au-dessus de la condition mortelle, exhorter l'infanterie à se mettre en mouvement et à attaquer l'ennemi. Le même écrivain ajoute qu'Aurélien, après la victoire, étant entré dans Émèse, où il fut reçu avec joie, et ayant cru devoir commencer par aller au temple du dieu Élagabal pour lui rendre des devoirs de religion, reconnut, dans la forme sous laquelle ce dieu était adoré, l'objet divin qui lui avait été si secourable dans le combat. Il n'est pas trop aisé de comprendre la possibilité de cette ressemblance. Celui qui avait exhorté les soldats romains à bien faire devait sans doute avoir la forme humaine, et le dieu Élagabal était une pierre de figure conique. Mais Vopiscus n'y regarde pas de si près : il dit qu'Aurélien, frappé de ce rapport merveilleux, conçut qu'il était redevable de sa victoire à la protection de ce dieu, et qu'en conséquence il orna de riches offrandes le temple d'Émèse, et dans la suite bâtit dans Rome un temple magnifique au Soleil qui était le même qu'Élagabal. Il est vrai qu'Aurélien signala en toutes façons sa piété superstitieuse envers le Soleil. Mais nous avons observé qu'il avait été nourri dans des sentiments religieux pour cet astre dont sa mère était prêtresse ; et un discours de lui, dès le temps du règne de Valérien, nous fournit la preuve de sa fidélité à les conserver, et à regarder le Soleil comme le dieu certain ! et manifeste par excellence.

Aurélien ne perdit pas un moment pour se mettre à la poursuite de Zénobie. Sur sa marche d'Émèse à Palmyre, il fut fatigué par les courses des Arabes qui exerçaient dès lors le métier qu'ils font aujourd'hui, brigands par état, accoutumés à vivre de pillage, dont les attaques et les retraites sont aussi subites et aussi promptes que l'éclair. De pareils ennemis, quoique extrêmement incommodes, n'étaient pas capables d'empêcher Aurélien d'aller en avant. Il arriva devant Palmyre, et se disposa à en faire le siège pour terminer la guerre par la prise de cette place.

Palmyre, ville très-célèbre dans l'antiquité, et dont il reste encore aujourd'hui, dit-on, de magnifiques ruines, avait pour fondateur Salomon, suivant le témoignage de Josèphe qui assure que la ville, appelée Thadmor dans le texte original des Écritures, est la même que Palmyre ; et c'est ainsi que notre interprète latin a traduit ce nom dans le troisième livre des Rois et dans le second des Paralipomènes. L'usage moderne y est conforme et conserve encore aujourd'hui le même nom de Thadmor ou Tedmour à Palmyre. Sa situation la rendait forte et importante en ce qu'elle occupait un espace de terrain fertile, riche en sources de bonne eau et tout environné d'une ceinture de déserts arides et incultes ; de manière que selon l'expression de Pline, elle formait comme une espèce d'île séparée par la nature du reste des humains[8]. C'est par l'avantage de cette situation que placée entre deux grands empires, celui des Parthes et ensuite des Perses à l'Orient, et celui des Romains à l'Occident, elle se maintint indépendante de l'un et de l'autre, toujours recherchée des deux partis, dès qu'il y avait rupture et guerre, et jamais assujettie. Elle s'éleva sous Odénat et Zénobie au plus haut point de grandeur où elle art jamais été, et elle devint alors la capitale d'un empire d'une vaste étendue.

Zénobie prit soin non seulement d'en faire une ville Zénobie opulente, mais de la munir pour la guerre. C'est ce qu'atteste Aurélien dans une lettre écrite pendant qu'il en faisait le siège. On ne saurait croire, dit ce prince, combien il y a dans Palmyre de flèches, de traits, de pierres à lancer ; il n'est aucune partie du mur qui ne soit défendue par trois ou quatre balistes ; d'autres machines jettent des feux ; en un mot, aucune sorte de munitions de guerre ne manque dans la place, et jamais ville ne fut mieux préparée à faire une longue et vigoureuse résistance.

Aurélien, prévoyant quelle difficulté il éprouverait à prendre Palmyre par la force, voulut tenter la voie de la négociation. Il se flattait apparemment que sa présence dans le pays avec une armée victorieuse aurait pu affaiblir le courage de Zénobie et la disposer à préférer aux hasards de la guerre l'assurance d'un traitement doux et favorable. Il lui envoya donc une lettre conçue en ces termes : Aurélien empereur et restaurateur de la puissance romaine en Orient, à Zénobie et à tous ceux qui sont engagés dans une même cause avec elle. Vous deviez vous déterminer de vous-même à la démarche que je vous prescris par la présente lettre. Je vous ordonne de vous rendre à moi, sous la promesse que je veux bien vous faire de vous permettre de vivre. Vous Zénobie, en particulier, vous passerez votre vie tranquillement dans le lieu où je vous placerai de l'avis du sénat. Je veux que vous livriez au pouvoir du peuple romain tout ce que vous avez de pierreries, d'or, d'argent, de soie, de chevaux et de chameaux. Je conserverai aux Palmyréniens tous les droits dont ils ont joui jusqu'ici.

Cette lettre n'eut pas l'effet qu'Aurélien s'en promettait. Zénobie était trop fière pour consentir à se dégrader elle-même, et elle répondit d'un ton aussi haut que celui sur lequel on l'attaquait. Voici sa réponse : Zénobie, reine de l'Orient, à Aurélien Auguste. Jamais personne n'a demandé par lettre ce que vous exigez. C'est par la force des armes que se terminent les guerres. Vous voulez que je me rende à vous, comme si vous ignoriez que Cléopâtre autrefois a mieux aimé la mort que la servitude, quelque adoucissement que l'on pût y joindre. Nous attendons incessamment des secours des Perses : les Sarrasins, les Arméniens sont pour nous. Des voleurs arabes ont défait votre armée, Aurélien. Que sera-ce lorsque les forces alliées que nous espérons seront arrivées ? Certes vous quitterez alors cette hauteur avec laquelle vous me commandez de me soumettre, comme si vous étiez pleinement vainqueur.

La réponse de Zénobie ôtant à Aurélien toute espérance d'une soumission volontaire, il entreprit de la réduire par la force, et il forma le siège de Palmyre. Il s'y comporta en brave et habile capitaine. Il eut grand soin de l'approvisionnement de son armée ; et comme il campait dans un camp stérile, il donna ordre à tous les peuples voisins qui lui obéissaient d'apporter journellement des vivres en abondance. Il défit les Perses qui venaient au secours des assiégés ; il engagea, moitié par contrainte, moitié par persuasion, les Sarrasins et les Arméniens à passer dans son parti ; il paya de sa personne dans les combats, et il fut en une occasion blessé d'un coup de flèche.

Les Palmyréniens se défendirent d'abord avec tant d'avantage, qu'ils insultaient même les assiégeants et les exhortaient avec une ironie amère à ne pas tenter l'impossible. Il s'en trouva un qui s'étant attaqué à l'empereur par des 'propos injurieux, fut bien puni de sa témérité ; car pendant qu'il s'égayait en bravades outrageuses, un archer persan, qui était près d'Aurélien, lui dit : Seigneur, si vous me l'ordonnez, je vais vous venger de cet insolent. Aurélien y ayant consenti, le Persan fit placer devant lui quelques-uns pendant qu'il bandait son arc, et ensuite il tira si juste que le Palmyrénien, qui s'avançait à mi-corps au-delà du mur, atteint de la flèche, tomba mort au milieu des Romains.

Le siège dura longtemps, et ce fut la disette de vivres qui mit fin à la résistance de Zénobie. Cette fière princesse ne prit pas néanmoins le parti de se soumettre au vainqueur. Elle résolut de s'enfuir sur les terres des Perses pour solliciter leurs secours. Elle monta donc un chameau des plus légers à la course, et gagna l'Euphrate qui n'était qu'à une journée de distance. Mais Aurélien, averti de sa fuite dans le moment, avait envoyé après elle un détachement de cavalerie qui fit une telle diligence, qu'il l'atteignit lorsqu'elle se préparait à passer ce fleuve et qu'elle était déjà dans le bac. Les cavaliers romains se saisirent de sa personne et l'amenèrent à l'empereur. Lorsqu'elle parut devant lui, ce prince irrité lui demanda comment elle avait osé insulter les empereurs romains. Elle lui fit une réponse flatteuse, quoique sans bassesse. Je vous reconnais, lui dit-elle, pour empereur, vous qui savez vaincre. Gallien et ses semblables ne m'ont jamais paru dignes de ce nom.

Il semble, à s'en rapporter au récit de Zosime, que mime après la prise de Zénobie, les Palmyréniens ne furent pas d'accord pour se remettre avec leur ville au pouvoir d'Aurélien. Il est plus probable que Zénobie en partant les avait exhortés à tenir jusqu'à ce qu'elle leur eût amené le secours des Perses ; et que lorsqu'ils la virent prisonnière, toute espérance leur manquant, ils embrassèrent l'unique ressource qui leur restait, et implorèrent la clémence du vainqueur. Aurélien se laissa fléchir à leurs prières, et il leur accorda la vie et la liberté, se contentant de les dépouiller de leurs richesses dont il s'empara.

Maître de Palmyre et comptant y avoir solidement établi son autorité, Aurélien retourna à Émèse, et là il soumit au jugement d'un tribunal auquel il présidait Zénobie et ses adhérents. Les soldats romains demandaient la mort de Zénobie ; et si nous en croyons Zosime, elle acheta sa grâce par une lâcheté et en chargeant ses conseillers et ses ministres de tout l'odieux de la guerre. J'aime mieux en croire Vopiscus, selon le témoignage duquel cette princesse fut redevable de la vie à la générosité d'Aurélien qui trouvait de la bassesse à faire mourir une femme devenue sa captive. D'ailleurs il pensait que l'empire romain avait obligation à Zénobie, dont le courage et la bonne conduite avaient préservé de l'invasion des Perses les provinces de l'Orient. Enfin sa vanité était flattée de l'idée de mener en triomphe une si fameuse prisonnière. Car il se faisait un grand honneur de sa victoire, et il se tenait offensé des discours de ceux qui prétendaient qu'avoir vaincu une femme était un médiocre exploit. Une femme telle que Zénobie lui paraissait avec raison valoir mieux que bien des hommes. Il conserva donc la vie à cette princesse, et il usa de N'op. et Zoo. la même douceur à l'égard de Vaballath le troisième de ses fils. Pour ce qui est des deux aînés, Hérennien, et Timolaüs, on varie beaucoup sur ce qui les regarde. Quelques-uns disent, contre toute vraisemblance, qu'ils furent mis à mort par Aurélien ; les autres, qu'ils moururent de mort naturelle : il s'en trouve qui veulent qu'ils aient été menés en triomphe avec leur mère. Tout ce que l'on sait d'eux avec certitude, c'est qu'ils avaient régné avec leur mère, et que Timolaüs fit de grands progrès pour son âge dans l'éloquence latine. Du reste ils sont peu connus, et Vaballath est le seul des fils de Zénobie dont les monuments anciens fassent mention depuis le triomphe d'Aurélien.

Les principaux de la cour de Zénobie, et tous ceux aux conseils desquels on attribua l'entreprise de la guerre, ou dont le ministère avait été employé pour la conduire, n'éprouvèrent pas de la part d'Aurélien la même indulgence que leur reine. Ils furent ou envoyés au supplice sur-le-champ, ou réservés pour être noyés dans la mer au passage du Bosphore de Thrace.

Du nombre de ceux qui périrent à Émèse fut le célèbre Longin, dont la mort est une honte pour celui qui l'ordonna. Rhéteur et philosophe, il excellait dans ces deux genres, et nous avons encore dans le Traité du Sublime, bien connu parmi nous, la preuve subsistante de son mérite supérieur. Son crime fut d'avoir composé la lettre par laquelle Zénobie répondit à l'invitation qu'Aurélien lui faisait de se rendre. Longin était-il coupable d'être entré dans l'esprit de la reine à laquelle il servait de secrétaire ? Il souffrit la mort avec constance, jusqu'à consoler lui-même ceux en qui son triste sort excitait l'indignation et la pitié.

Pendant qu'Aurélien faisait la guerre à Zénobie en Orient, il lui avait enlevé l'Égypte par le ministère de Probus. Ce général, qui fut dans la suite empereur, avait triomphé de tous les efforts des Palmyréniens, qui s'étaient battus courageusement pour défendre leur conquête, mais qui n'avaient pu résister à la supériorité des forces et du mérite de leur ennemi. Ainsi Aurélien ayant réuni à l'empire romain tout ce qui avait reconnu les lois de Zénobie, reprit la route de l'Europe.

Déjà il avait passé le Bosphore, et même défait quelques partis de Carpiens, qui s'étaient répandus dans la Thrace, lorsqu'il apprit la révolte de ceux de Palmyre. Un certain Apsée qui, ayant été attaché à Zénobie, avait échappé aux recherches et à la vengeance d'Aurélien, revenu dans le pays exhorta les habitants à se délivrer de la servitude, et fut écouté. Ils sondèrent Marcellinus, qui commandait en Mésopotamie, et ils voulurent l'engager à prendre la pourpre. Celui-ci, fidèle à son prince, éludant leurs propositions par des délais affectés, pendant qu'il donnait avis de tout à Aurélien, ils se lassèrent d'attendre sa décision, et, ayant égorgé la garnison romaine qu'ils avaient dans leur ville avec Scandarion qui en était le capitaine, ils proclamèrent empereur et revêtirent de la pourpre un parent de Zénobie, nommé Achillée par Vopiscus, et Antiochus par Zosime.

Aurélien, toujours actif, rebroussa chemin à cette nouvelle, et il était arrivé à Antioche lorsqu'on le croyait en Europe. Les Palmyréniens, surpris par une diligence qui tenait du prodige, ne firent aucune résistance, et ouvrirent leurs portes à l'empereur ; mais par cette soumission forcée ils ne purent éviter le châtiment rigoureux dont leur rébellion paraissait digne à Aurélien. La ville fut livrée à la fureur du soldat, qui pilla, saccagea, versa le sang à flots, sans épargner ni les femmes, ni les vieillards, ni les enfants. Il paraît que cette exécution terrible dura plusieurs jours, au bout desquels Aurélien enfin satisfait ordonna que l'on cessât de sévir contre les déplorables restes d'un peuple peu auparavant si florissant. Il méprisa assez celui qui avait usurpé la pourpre impériale, pour lui laisser la vie. Quant à ce qui regarde les édifices de la ville, il ne leur fit point porter la peine du crime de leurs malheureux habitants[9]. Il voulut même que l'on rétablit dans toute sa magnificence et sa splendeur le temple du Soleil, dont l'avidité du soldat avait enlevé les ornements et les richesses. Palmyre ne fut donc point détruite ; mais elle souffrit beaucoup, et elle ne se releva de longtemps d'un si affreux désastre. Elle resta dans un état de ruine et de désolation, jusqu'à ce que Justinien la répara et la fortifia de nouveau, pour en faire une barrière contre les courses des Sarrasins.

Aurélien, après avoir puni Palmyre, eut encore à réduire l'Égypte, qui s'était révoltée dans le même temps. L'auteur de cette rébellion fut Firmus, ancien ami et allié de Zénobie, et qui, voyant la puissance de cette reine détruite, avait travaillé pour lui-même, et profité de l'éloignement du vainqueur, et de la légèreté des Alexandrins, toujours avides de nouveauté, pour se faire proclamer Auguste. Ses richesses lui facilitèrent le succès de son entreprise. Il possédait une grande partie des manufactures de papier d'Égypte[10] ; il faisait le commerce de la mer des Indes ; et il tirait de cette double source un très-grand revenu. Il avait pour alliés les Blemmyes[11] et les Sarrasins, peuples guerriers : et lui-même il était homme de tête et de résolution, et capable de conduire de grandes affaires. Aurélien vint de Mésopotamie en Égypte pour le combattre. La guerre ne fut pas longue, ni le succès douteux. Aurélien lui-même, dans un édit adressé au peuple romain, s'en exprime ainsi : Nous avons mis en fuite le brigand égyptien Firmus, nous l'avons assiégé, nous l'avons pris, nous l'avons fait périr dans les tourments.

Les dernières paroles du fragment de cet édit, que Vopiscus nous a conservé, sont remarquables, et font connaître que le peuple romain avait bien dégénéré de sa gloire, et n'était plus qu'un amas de gens oisifs et voluptueux. Après avoir annoncé que les provisions du blé d'Égypte, supprimées par Firmus, allaient reprendre leur cours, Aurélien ajoute : Je me charge de faire en sorte que Rome ne soit troublée par aucune inquiétude. Occupez-vous des jeux, occupez-vous des courses de charriots dans le cirque : les besoins publics sont notre affaire ; la vôtre, ce sont les plaisirs.

Firmus ne peut avoir régné que quelques mois. Son élévation ambitieuse et sa chute sont renfermés dans l'espace de l'année de J.-C. 273, qui est aussi celle de la prise de Zénobie et de la dévastation de Palmyre. On raconte des choses surprenantes de la force de corps de ce tyran, et de la capacité de son estomac pour le boire et pour le manger. Ceux qui seraient curieux de ces menus détails, les trouveront dans Vopiscus.

On peut rapporter, soit à la guerre d'Aurélien contre Firmus, soit à celle que Probus avait faite auparavant en Égypte, la destruction du Bruchium, grand quartier d'Alexandrie qui, selon Ammien Marcellin, fut ruiné sous Aurélien, et depuis ce temps demeura désert.

Aurélien, vainqueur de Palmyre et de l'Égypte, retourna en Occident pour achever, en se rendant maître des Gaules, la réunion de toutes les parties qui s'étaient détachées de l'empire. Il réussit sans peine dans cette expédition, étant aidé par celui même contre lequel il faisait la guerre.

Tétricus régnait depuis six ans sur la Gaule, l'Espagne et la Grande-Bretagne ; ou plutôt il portait le titre d'empereur dans ces provinces, sans en avoir l'autorité. En butte à des séditions continuelles de la part de troupes mutines par elles-mêmes, et encore aiguillonnées par un certain Faustinus qui ne nous est pas connu d'ailleurs, il était si las des agitations violentes où il passait sa vie, et des périls auxquels il se voyait sans cesse exposé, qu'il soupirait après le repos de la condition privée ; et il ne pouvait se le procurer. Son nom était nécessaire aux rebelles qui affectaient de s'en couvrir ; et tyrannisé par ceux qui se disaient ses sujets, il implora le secours d'Aurélien, employant dans sa lettre un demi-vers de Virgile, Eripe me his, invicte, malis : Prince invincible, délivrez-moi des maux que je souffre. Aurélien ne se fit pas presser de venir en Gaule : rien n'était plus flatteur pour lui. Tétricus feignit de vouloir le combattre, et les armées se rencontrèrent près de Chitons-sur-Marne ; mais au commencement de la bataille, Tétricus avec son fils passa du côté d'Aurélien, et se remit en son pouvoir. Les rebelles, quoique abandonnés de leur chef, poussèrent l'opiniâtreté jusqu'au bout. Ils se battirent, mais avec un furieux désavantage. Bientôt, faute de commandement certain, le désordre se mit parmi eux, et Aurélien les ayant écrasés ou dispersés demeura pleinement vainqueur. Le sort de cette bataille décida de la guerre. Tous les pays qui obéissaient à Tétricus se soumirent à Aurélien ; et après une espèce de schisme de treize ans, depuis l'usurpation de Postume, les Gaules, l'Espagne et la Grande-Bretagne retournèrent sous les lois de Rome et des empereurs qui y étaient reconnus.

Les Gaules recouvrées par Aurélien furent aussi protégées par lui contre les Germains ou Francs, qu'il rechassa au-delà du Rhin. Ceux de Lyon éprouvèrent un rude traitement de sa part, sans que nous puissions alléguer le motif qui l'avait irrité contre eux d'une façon particulière.

Aurélien avait bien rempli le temps de son règne, et il est difficile de citer aucun prince qui en un aussi court espace ait fait d'aussi grandes choses. L'année de son avènement au trône, de J.-C. 270 et la suivante, il fit la guerre aux Barbares du Nord, et chassa d'Italie les Allemands et leurs alliés. En 272 il passe en Orient, remporte trois victoires contre Zénobie, et l'assiège dans Palmyre. L'année 273 est si pleine, que l'on a peine à concevoir qu'elle ait pu suffire aux exploits qu'Aurélien y accumula les uns sur les autres. Zénobie arrêtée dans sa fuite et ramenée prisonnière, Palmyre prise, les Carpiens battus en Thrace, une seconde révolte de Palmyre punie rigoureusement, l'Égypte reconquise, les Gaules réunies à l'empire par la bataille de Châlons[12] et par la soumission de Tétricus : voilà ce que fit Aurélien dans l'espace d'un an. Tant de succès l'éblouirent et produisirent en lui l'orgueil, qui est la suite ordinaire d'une éclatante prospérité.

Au commencement de son règne il avait été fort modeste dans tout son extérieur, et on voyait qu'il se souvenait de l'obscurité de son origine et de la médiocrité de sa première fortune. Il ne faisait point consister sa grandeur dans la magnificence de ses équipages, et devenu empereur il habillait ses esclaves comme avant son élévation. Il voulait que sa femme et sa fille gouvernassent son ménage, et présidassent à l'économie comme dans une maison privée. Il ne portait point d'habillement de soie ; et l'impératrice ayant désiré d'en avoir une robe, il la lui refusa. Les dieux me gardent, dit-il, d'employer une marchandise qui s'achète au poids de l'or. Car tel était alors le prix de la soie. Sur sa table peu de ragoûts, point d'apprêts de luxe : lé rôt seul, comme aux temps héroïques, la couvrait communément. Cet esprit de simplicité qu'il observait par rapport à lui-même et à sa famille, il le portait dans sa conduite à l'égard des autres, et dans les réglementa qu'il faisait pour le public. Il donnait à ses amis, mais avec mesure : il prétendait les mettre à l'abri de la pauvreté, mais non les combler de richesses qui attirassent l'envie. Il interdit aux hommes les ornements recherchés, qu'il permettait à la faiblesse des femmes pour la parure. Comme les eunuques étaient fort à la mode dans les grandes maisons, et par cette raison devenaient fort chers, il fixa le nombre que chacun pourrait en avoir selon sa dignité. Il eut dessein de défendre que l'on employât l'or en galons et en dorures, qui font périr un métal si précieux à la société.

Ses brillants exploits changèrent en fui cette façon unie de penser. Lorsqu'il se vit vainqueur de Zénobie et de tous les peuples qui étaient venus au secours de cette princesse, Perses, Arméniens, Sarrasins, il fut enflé de sa gloire, et il montra, dit son historien, plus d'orgueil et d'arrogance. Il imita le luxe et le faste des Orientaux qu'il avait vaincus. Il prit goût pour la magnificence des vêtements, et il porta des habits d'étoffe d'or enrichis de pierreries. Il reçut comme un grand présent une pourpre indienne qui lui fut envoyée par le roi de Perse, et qui effaçait par' Vop. son éclat toutes celles qui' se fabriquaient en Occident. Il est à croire que ce fut alors qu'il prit le diadème inconnu jusque là aux empereurs romains, si ce n'est que Caligula et Héliogabale avaient eu la pensée de s'en décorer. Mais on en avait détourné le premier, en lui faisant comprendre qu'il était bien au- dessus des rois ; et le second n'avait osé s'en servir que dans son palais : au lieu qu'Aurélien paraissait avec le diadème en public, et se faisait ainsi graver sur les médailles. Je ne puis me persuader qu'il ait fait usage de la tiare, quoique Vopiscus semble le dire. Mais il est très-probable que ce fut ce même prince qui introduisit dans les armées romaines la coutume d'employer pour drapeaux.des figures de dragons. Cette forme d'enseignes était usitée chez les Perses ; et elle put plaire à Aurélien, non seulement comme ayant un aspect plus terrible, mais plus pompeuse que celles de la milice romaine. Il en est souvent fait mention dans les temps postérieurs.

Aurélien, s'étant relâché par rapport à lui-même de sa sévérité première, favorisa pareillement les accroissements du luxe parmi ses sujets. Il permit et aux sénateurs et aux femmes, et aux soldats mêmes, d'employer sur leurs personnes et dans leurs équipages des ornements qui leur avaient été auparavant interdits. Les détails ne sont pas de mon sujet.

La hauteur était naturelle à ce prince ; et il n'est pas étonnant que les victoires l'aient augmentée en lui. Après que, revenant eu Europe, il eut dissipé quelques pelotons de Carpiens dans la Thrace, le sénat lui décerna le surnom de Carpicus. Aurélien rejeta avec dédain un titre emprunté d'une nation peu fameuse, pendant qu'il portait ceux de Gothique, de Sar-

ma tique, de Parthique[13], de très-grand Palmyrénique, d'Arméniaque et d'Adiabénique. Il en fit même, en écrivant au sénat, une plaisanterie désobligeante pour cette compagnie qui avait prétendu l'honorer. Ajoutons qu'il voulut être appelé, comme il paraît par ses médailles, notre Seigneur et notre Dieu : usurpation sacrilège, dont Domitien seul entre tous ses prédécesseurs lui avait donné l'exemple. C'est là sans doute le comble de l'arrogance jointe à l'impiété. Mais les païens étaient accoutumés à traiter leurs dieux si familièrement, qu'il y a peut-être encore plus lieu de s'étonner qu'Aurélien ait foulé aux pieds toutes les bienséances humaines, en menant en triomphe Tétricus, romain, sénateur, consulaire, qui à tous ces titres devait être exempt d'une pareille ignominie, et qui d'ailleurs n'avait point été réduit par la force des armes, mais s'était soumis volontairement à lui comme à un ami et à un libérateur.

Le triomphe était bien légitimement dû à Aurélien : et toute la magnificence qu'il y étala n'aurait rien de répréhensible, s'il n'y eût joint l'injustice et la dureté insolente que je viens d'observer à l'égard de Tétricus. Voici la description que Vopiscus nous donne de ce triomphe.

On y voyait trois chars royaux, dont le premier était celui d'Odénat, tout brillant d'or, d'argent, et de pierreries. Un autre de pareille richesse avait été donné par le roi de Perse à Aurélien. Le troisième était celui que Zénobie dans le temps de ses plus grandes prospérités s'était fait faire pour s'en servir au jour de son entrée dans Rome. Elle ne prévoyait pas qu'elle suivrait prisonnière ce char où elle prétendait monter trima-pliante. Vopiscus fait encore mention d'un quatrième char moins magnifique sans doute que les précédents, mais non moins singulier. C'était le char du roi des Goths, tiré par quatre cerfs. Aurélien, qui l'avait conquis dans un combat, voulut, selon les auteurs cités par cet historien, le monter dans son triomphe ; et arrivé au Capitole, il y immola les quatre cerfs, conformément au vœu qu'il en avait fait. Selon Zonaras, le char d'Aurélien était attelé de quatre éléphants.

Un grand nombre d'animaux amenés de pays éloignés faisaient partie du spectacle et de la pompe, éléphants,-lions, léopards :, tigres, élans, chameaux, à la suite desquels marchaient huit cents couples de gladiateurs, destinés apparemment à combattre dans les jeux qui devaient se donner les jours suivants. Pour ce qui est des animaux, l'historien remarque qu'Aurélien après le triomphe les distribua à plusieurs particuliers, afin de ne pas charger le fisc des frais de leur nourriture.

Une longue file d'étrangers de toutes les nations du monde précédaient le char du triomphateur. Mais ces étrangers composaient, autant que l'on peut deviner le sens d'un auteur qui s'explique fort mal, deux ordres différents, l'un d'ambassadeurs, l'autre de captifs. Les ambassadeurs, Blemmyes, Auxumites[14], habitants de l'Arabie Heureuse, Indiens, Bactriens, Sarrasins, Perses, faisaient porter devant eux les présents que leurs maîtres offraient à l'empereur. Les prisonniers, Goths, Alains, Roxolans, Sarmates, Francs, Suèves, Vandales, Germains, marchaient tristement, les mains liées derrière le dos. Dans cette dernière troupe étaient encore quelques Palmyréniens des premiers de la ville, à qui Aurélien avait fait grâce de la vie ; et un nombre d'Égyptiens rebelles. On y comptait aussi 'dix femmes, qui avaient été prises combattant en habit d'homme parmi les Goths : on les faisait passer pour des Amazones. Afin que l'on pût reconnaître et distinguer tant de nations différentes, des tableaux portés en pompe présentaient écrits en gros caractères les noms de tous les peuples vaincus.

La marche des prisonniers était fermée par Tétricus et Zénobie, tous deux superbement ornés. Tétricus avait la casaque impériale de pourpre, une tunique couleur d'or, et un haut de chausse à la gauloise. Il était accompagné de son fils, à qui il avait communiqué dans la Gaule le titre d'empereur. Zénobie était si chargée de pierreries, de diamants, et d'ornements de toute espèce, qu'elle avait peine à en supporter le poids ; et elle fut obligée souvent de s'arrêter. Les chaînes d'or qu'on lui avait mises aux pieds, aux mains, et au cou, étaient soutenues par quelques-uns de ses gardes. Ses enfants de l'un et de l'autre sexe marchaient à côté d'elle.

On portait ensuite les couronnes d'or, que les villes et les peuples, suivant l'usage, avaient envoyées au triomphateur.

Enfin paraissait Aurélien lui-même, monté sur son char, et suivi de troupes lestes et brillantes, et de toutes les compagnies de la ville de Rome avec leurs bannières et les ornements de leurs dignités. Le sénat y tenait le premier rang, plus rempli d'admiration pour les victoires que d'attachement pour le vainqueur. Les sénateurs savaient qu'en général Aurélien ne leur était pas favorable ; et l'humiliation de Tétricus, qui était de leur corps, leur paraissait rejaillir sur l'ordre entier.

Une pompe si nombreuse ne pouvait manquer d'être très-lente. Il était la neuvième heure du jour (trois heures après midi), lorsqu'elle arriva au Capitole : et on ne fut de retour au palais qu'assez avant dans la nuit.

Aurélien ayant satisfait sa vanité en menant en triomphe Tétricus et Zénobie, du reste en usa humainement et généreusement à leur égard. Il donna à Zénobie une retraite douce et commode dans le territoire de Tibur, non loin de la maison de plaisance d'Adrien, et elle y passa le reste de ses jours vivant en dame romaine. Quelques-uns même rapportent qu'il la remaria à un sénateur : et c'est apparemment de ce mariage que sortit la postérité romaine de Zénobie, qui subsistait encore honorablement au temps où Eutrope écrivait. On peut cependant croire avec non moins de probabilité, que cette postérité lui vint par ses filles, qu'Aurélien maria, selon Zonaras, à d'illustres personnages de Rome.

Pour terminer ce qui regarde cette princesse, j'ajouterai ici, d'après M. de Tillemont, que saint Athanase l'a crue Juive, de religion sans doute ; et que, selon Théodoret, ce fut pour lui complaire que Paul de Samosates, qu'elle protégeait, embrassa sur la personne de J.-C. des sentiments qui ressemblaient fort à ceux des Juifs, le regardant comme un pur homme, qui n'avait rien par sa nature au-dessus des autres, et qui n'en était distingué que par une participation plus abondante des grâces divines.

J'ai déjà dit qu'Hérennien et Timolaüs fils aînés de Zénobie figurent peu dans l'histoire, et semblent être morts fort jeunes. Il n'en est pas tout-à-fait de même de Vaballath, dont on trouve des médailles où son nom est joint à celui d'Aurélien Auguste : ce qui donne un juste fondement de penser, qu'après qu'il eut été mené en triomphe, Aurélien lui accorda un petit état, dont ce prince jouit sous la protection de l'empereur.

Pour ce qui est de Tétricus, non seulement Aurélien lui rendit la dignité sénatoriale, mais il le fit visiteur et réformateur[15] de la Lucanie, et même d'une grande partie de l'Italie ; et en lui conférant cette charge, il lui dit assez agréablement qu'il était plus beau de gouverner un canton de l'Italie que de régner en Gaule. Il le traitait d'ailleurs avec toutes sortes de distinction, l'appelant son collègue, et quelquefois même lui donnant le nom d'empereur. Tétricus le fils jouit aussi des honneurs qu'il pouvait légitimement se promettre. Il habitait avec son père une très-belle maison dans Rome, et ils y firent peindre leur aventure en mosaïque. Aurélien était représenté leur donnant la robe prétexte, qui était alors l'habillement des sénateurs, et, recevant d'eux le sceptre, la couronne, et les ornements de la dignité impériale. On dit que lorsque l'ouvrage fut achevé, ils invitèrent Aurélien à venir manger chez eux et à voir cette peinture. Ils furent assez sages l'un et l'autre pour oublier entièrement le haut degré de fortune d'où ils étaient tombés : et le fruit de leur conduite modeste fut qu'ils vécurent tranquillement, sans aucun péril, et jouissant même d'une grande considération auprès d'Aurélien et de ses successeurs. Scaliger, fondé sur quelques-unes de leurs médailles qui portent le mot CONSECRATIO, avance qu'on leur décerna les honneurs divins après leur mort. Mais c'est un fait bien peu probable, que l'apothéose accordé à des hommes morts dans la condition privée, et qui ne tenaient point à la famille régnante : et je crois la chose sans exemple, au moins de la part du sénat romain. Il n'est pas impossible que quelque peuple de la Gaule, où les Tétricus avaient régné, ait voulu témoigner ainsi sa reconnaissance et son respect pour leur mémoire.

Les jours qui suivirent le triomphe d'Aurélien furent une continuation de jouissances publiques ; courses dans le cirque, pièces de théâtre, combats de gladiateurs, chasses, imitations de batailles navales. Ce n'est pas que ce prince aimât les spectacles : il n'y assistait que rarement. Seulement les pantomimes le divertissaient, et il s'amusait beaucoup à voir un gourmand de profession faire des excès incroyables de gloutonnerie, manger en un seul repas, un sanglier entier, un agneau, un cochon de lait, et boire avec un entonnoir dans la bouche un quartaut de vin. Les plaisirs d'Aurélien, comme l'on voit, étaient peu délicats, et sentaient fort le soldat. Mais il s'accommodait au goût du peuple dans les divertissements qu'il lui procurait : et vers ces temps-ci mêmes il établit à perpétuité des jeux et des combats solennels en l'honneur du Soleil.

Les fêtes de son triomphe furent accompagnées de largesses, et en particulier de distributions de pains substitués au blé que l'on donnait auparavant en nature. Voici de quelle manière se fit ce changement. Aurélien, qui avait apparemment en vue de l'introduire, afin de se rendre agréable au peuple, à qui il épargnait la façon du pain, promit, en partant pour la guerre d'Orient, que s'il revenait vainqueur il distribuerait aux citoyens des couronnes de deux livres pesant. Le peuple, toujours avide, s'imagina qu'il recevrait des couronnes d'or. Mais toutes les finances de l'état n'auraient pas pu suffire à une si énorme largesse. Aurélien à son retour expliqua sa pensée, et il annonça qu'il ferait distribuer aux citoyens par chaque jour des pains en forme de couronnes du poids de deux livres, qui seraient de fine fleur de farine. Il paraît que le poids de ces pains répondait à la quantité de blé des distributions précédemment établies. Aurélien ne tarda pas à y ajouter une once, moyennant un nouvel impôt dont il chargea l'Égypte en verres, lins, papiers, étoupes, et autres marchandises du pays. Il se loue beaucoup de cette augmentation dans une lettre que nous avons de lui. Il la regardait comme une gloire magnifique pour son règne, et il avait extrêmement à cœur qu'elle fût fidèlement maintenue. Car, disait-il, rien n'est plus aimable que le peuple romain lorsqu'il est bien nourri.

Aurélien établit encore une distribution de chair de porc, et il eut même la pensée de donner du vin. Son plan était formé d'acheter des propriétaires i qui voudraient bien vendre, quelques cantons incultes de l'Étrurie, de les planter en vignes, qui seraient façonnées par des prisonniers de guerre des nations barbares qu'il avait vaincues, et de consacrer le produit de ces vignes à être distribué aux citoyens. Il n'exécuta point ce dessein, soit prévenu par la mort, soit qu'il en ait été détourné par son préfet du prétoire, qui lui représenta que si on donnait du vin au peuple, il ne restait plus qu'à lui fournir encore de la volaille.

Cette observation est très-judicieuse : et il n'est, je crois, personne qui ne sente que ces abondantes largesses introduites par la politique des empereurs romains pour se concilier l'amour du peuple, étaient tout-à-fait propres à entretenir la fainéantise, et à éteindre l'industrie. Il faut sans doute que le peuple vive : mais il lui est avantageux à lui-même et à l'état qu'il vive en travaillant. Cependant l'abus de ces distributions alla toujours croissant : et sous les empereurs qui suivirent, le poids du pain qui se donnait à chaque citoyen par jour fut porté à trois livres, ou trente-six onces : car les douze onces faisaient la livre romaine.

Outre les largesses réglées, Aurélien en fit d'extraordinaires par trois fois. Il donna même des vêtements, des tuniques blanches avec des manches, ce qui passait dans les anciens temps pour un usage de mollesse, des tuniques de lin d'Afrique et d'Égypte, et jusqu'à des mouchoirs, dont les citoyens se servissent dans les jeux du cirque pour exprimer en les agitant l'intérêt qu'ils prenaient à tel ou tel coureur, au lieu qu'auparavant c'était en secouant leurs toges qu'ils manifestaient en ces occasions leurs sentiments.

Le peuple de Rome n'éprouva pas seul la libéralité d'Aurélien. Ce prince accorda une remise générale de tout ce qui était dû d'ancienne date à l'état, et pour mettre les débiteurs à l'abri de toute poursuite, il brûla publiquement dans la place de Trajan les titres de créance. Il voulut que sous Son gouvernement chacun jouît en pleine tranquillité de ses biens et de ses droits. Il arrêta tout d'un coup, en publiant une amnistie, toutes les recherches que l'on aurait pu faire de ceux qui avaient porté les armes contre lui..Il réprima avec une vigueur extrême les délateurs qui, sous prétexte de zèle pour les intérêts du fisc, vexaient les particuliers. Il employa les supplices les plus cruels contre les concussionnaires et contre ceux qui se rendaient coupables de péculat. C'était un prince juste : il est fâcheux qu'il outrât la sévérité.

Il s'y portait non à regret et par raison de nécessité, mais par inclination et par goût. C'est ce qui paraît en ce qu'il faisait châtier devant lui ses esclaves, au lieu de se décharger d'un pareil soin sur quelque officier de sa maison ; et en ce qu'il excédait souvent la proportion entre la faute et la peine, comme lorsqu'il punit de mort l'adultère commis par une femme esclave avec un homme de la même condition. Dans cet état les lois ne reconnaissaient pas le mariage. C'était un abus, niais qui étant autorisé rendait l'infidélité moins punissable.

Sa sévérité, que l'on pourrait appeler cruauté, ne s'exerçait pas toujours sur des personnes viles. Les sénateurs en étaient souvent l'objet ; et l'on a même accusé Aurélien d'avoir chargé quelquefois des innocents d'imputations injustes de conspiration et de révolte, pour se procurer un prétexte de leur ôter la vie. Ce qui a pu donner lieu à ces discours, c'est peut-être ce que l'historien Jean d'Antioche rapporte, que plusieurs sénateurs furent mis à mort comme coupables d'intelligences entretenues avec Zénobie[16]. La sédition, excitée dans Rome par les monnayeurs, peut encore avoir fourni matière aux rigueurs d'Aurélien contre des têtes illustres. Car elle devint une guerre, et il est difficile qu'elle ait acquis d'aussi grandes forces que celles qui lui sont attribuées dans l'histoire, si elle n'était soutenue par des personnes puissantes.

Les monnayeurs ayant altéré les monnaies, et craignant sans doute la peine de leur crime, se révoltèrent ayant à leur tête Félicissime, qui d'esclave de l'empereur était devenu garde du trésor impérial. On peut juger combien cette faction se rendit formidable, puisqu'il fallut une armée pour la détruire. Il se livra au dedans des murs de Rome une bataille sanglante dans laquelle les séditieux furent vaincus, mais après avoir tué sept mille hommes des troupes de l'empereur. Aurélien punit cette rébellion avec une extrême sévérité, et peut-être enveloppa-t-il dans sa vengeance plusieurs nobles que leurs amis ont fait passer pour innocents. On lui impute même d'avoir fait mourir le fils de sa sœur sans cause légitime ; mais on ne s'explique pas davantage. Tous tes faits ne sont connus qu'à demi, et par conséquent ils ne nous mettent point à portée ni de justifier Aurélien dans les détails, ni de le condamner absolument. Il faut cependant avouer qu'il a été regardé, et de son vivant et après sa mort, comme un prince cruel et sanguinaire ; qu'en effet il abattit bien des têtes, et qu'en conséquence il fut redouté et haï du sénat dont le peuple l'appelait le pédagogue.

Ce qui doit après tout nous rendre plus réservés à faire le procès à la mémoire d'Aurélien, c'est qu'il s'est montré recommandable non seulement par ses exploits dans la guerre, mais par plusieurs traits d'un bon gouvernement dans l'ordre civil. Nous en avons déjà rapporté des preuves ; mais la matière n'est pas épuisée. Après qu'il eut étouffé la sédition des monnayeurs, il retira toutes les monnaies altérées, et il en répandit de bonnes dans le public. Il fit aussi plusieurs règlements salutaires à l'état ; et quoique la plupart nous soient restés inconnus, néanmoins outre ceux que j'ai déjà cités, nous savons encore qu'il défendit d'entretenir des concubines de condition libre : ce qui fait connaître son attention sur la décence des mœurs. Il respectait l'ordre public jusqu'à soumettre au jugement des tribunaux ordinaires ses propres esclaves s'ils se trouvaient prévenus de quelques délits. Il eut grand soin de l'approvisionnement de Rome ; et pour le rendre plus facile et plus assuré, il établit des compagnies de mariniers sur le Nil et sur le Tibre. Sa capitale lui fut redevable de plusieurs ouvrages utiles aux citoyens. J'ai parlé des murs de Rome qu'il rebâtit et fortifia. Il revêtit de quais les bords du Tibre ; il en creusa le lit dans les endroits où le défaut de profondeur embarrassait la navigation ; et tout cela s'exécuta dans un règne fort court, et troublé par des guerres presque continuelles. Il avait des projets qu'une mort trop prompte l'empêcha de finir. On cite en particulier des thermes des bains publics dans le quartier de Rome, au-delà du Tibre, et une place dans Ostie, qu'il commença, mais qu'il n'eut pas le temps d'achever.

Il aimait la magnificence, et il construisit dans Rome en l'honneur du Soleil, sa divinité favorite, un temple superbe dans lequel il consacra jusqu'à quinze Mille livres pesant d'or. Il enrichit de ses offrandes tous les temples de la ville ; et le Capitole surtout était rempli des dons qu'il tira des Barbares vaincus par ses armes. Vopiscus fait aussi mention de revenus et d'émoluments constitués par Aurélien aux pontifes, et c'est un fait qui n'a rien que de très-probable ; mais je ne puis croire, sur la seule autorité de cet écrivain, qu'un prince aussi grave et aussi sévère ait eu dessein de rétablir le sénat de femmes institué par Héliogabale : une pareille idée ne cadre point avec le caractère d'Aurélien.

Les soins pacifiques que je viens d'exposer ne l'occupèrent que pendant un espace de temps assez court après son triomphe. Il ne tarda pas, suivant l'activité de son caractère, à se mettre en mouvement, et il vint en Gaule, où sa présence arrêta bientôt quelques commencements de rébellion qui menaçaient la province. On croit que c'est dans ce voyage qu'il rebâtit et amplifia l'ancienne ville de Genabum sur la Loire, à laquelle il donna son nom qu'elle conserve encore aujourd'hui, quoiqu'un peu défiguré. Il l'appela Aurelianum, d'où s'est formé par corruption le nom d'Orléans. Depuis cette époque la ville est devenue beaucoup plus importante qu'elle n'était dans les anciens temps, où elle ne tenait que le second rang entre les places des Carnutes, c'est-à-dire les peuples du pays chartrain. On rapporte au même empereur et aux mêmes circonstances la fondation de Dijon, qui dans son origine n'était qu'un château et non une cité.

Aurélien passa des Gaules dans la Vindélicie, qui était infestée par les Barbares, peut-être les Allemands. Il les chassa, rétablit la paix dans le pays, et s'avança en Illyrie, où il fit un arrangement que lui dictait la prudence, mais auquel il est assez étonnant qu'ait pu se déterminer un prince aussi vaillant et aussi guerrier qu'il l'était. Désespérant de garder la Dace conquise par Trajan au-delà du Danube, il prit le parti de l'abandonner. Il en transporta les habitants à la droite du fleuve dans une portion de la Mésie qui faisait précisément le milieu de cette province ; en sorte que la nouvelle Dace d'Aurélien coupait en deux la Mésie. C'est dans cette Dace qu'était la ville de Sardique, fameuse dans l'histoire ecclésiastique du quatrième siècle par un grand concile. Aurélien resserra donc les bornes de l'empire romain, en consentant que le Danube lui servît de barrière ; et c'est encore ici un exemple à ajouter à ceux que j'ai rapportés ailleurs de la nécessité où le dieu Terme, même au temps de Rome païenne, s'est trouvé de reculer, et une nouvelle réponse aux invectives que les adorateurs des idoles firent contre le christianisme à l'occasion du traité de Jovien avec les Perses.

On peut croire que parmi les habitants dont Aurélien peupla sa nouvelle Dace, était un nombre de Carpiens ; car il dit qu'il transporta sur les terres de l'empire une partie de cette nation, que Dioclétien acheva dans la suite d'y établir tout entière.

De là Aurélien se préparait à passer eu Asie et en n se dispose Orient, pour aller faire la guerre aux Perses, sans que nous puissions en alléguer d'autre motif, si œ n'est qu'ayant pacifié et réuni tout l'empire sous scora obéissance, il se croyait en droit de profiter de la situation avantageuse de ses affaires et de ses forces pour venger la captivité et les ignominies de Valérien. Il est vrai que les Perses en donnant du secours à Zénobie avaient fourni à l'empereur romain une raison de les attaquer. Mais il fallait bien qu'il eût fait un accord avec eux, puisqu'il reçut de leur roi un char et d'autres présents qui brillèrent dans son triomphe. Dans le temps qu'il vainquit Zénobie, il avait encore à reconquérir les Gaules, et ce fut sans doute 'cette considération qui l'engagea à différer son ressentiment contre les Perses. Lorsqu'il eut mis à ses pieds tous ses autres ennemis, il crut qu'il était temps de tirer raison de l'injure que le nom romain avait soufferte de la part de Sapor.

Ce n'était plus ce prince qui régnait en Perse. Il était mort, après trente-et-un ans de règne, sur la fin de l'an de J.-C. 271. Hormisdas son fils lui succéda, et n'occupa le trône qu'un an. Il fut remplacé par Vararane qui régna au moins trois ans. Ainsi c'est contre ce dernier qu'Aurélien se disposait à faire la guerre, lorsqu'une mort funeste mit fin à ses projets.

Sa sévérité redoutable fut l'occasion et le principe de la conjuration qui le fit périr. Il était au commencement[17] de l'an de J.-C. 275, à Cœnophrurium[18] dans la Thrace, entre Héraclée et Byzance, n'attendant que le premier beau temps pour traverser le détroit et se mettre en campagne. Là il eut quelque sujet de mécontentement contre Mnesthée, l'un de ses secrétaires, qui lui devint suspect, non sans cause ; d'extorsions et de rapines, et il le menaça de le punir. Mnesthée savait parfaitement qu'Aurélien ne menaçait pas en vain, et il résolut de le prévenir. Dans cette vue il imagina une noire fourberie. Il s'était habitué à contrefaire la main de l'empereur, et il dressa, en imitant son écriture, une listé des noms des principaux officiers de l'armée, comme destinés à la mort par Aurélien. Il y mêla les noms de quelques-uns qui avaient de légitimes sujets de craindre la colère du prince, avec ceux de sujets fidèles dont les services si mal récompensés allumaient l'indignation, et il y ajouta le sien propre, afin d'accréditer son rapport. Ceux qui se virent écrits sur cette liste fatale, préoccupés de l'idée des rigueurs d'Aurélien, n'eurent point de soupçon de la fraude. Ils se concertèrent, et ayant épié un moment où l'empereur sortait sans être bien accompagné, ils se jetèrent sur lui et le tuèrent. Mucapor, homme important, comme on peut le juger par une lettre d'Aurélien à lui que Vopiscus nous a conservée, était à la tête des conjurés, et il porta de sa main le coup mortel à son maître.

Ainsi périt par la trahison des siens un prince qui peut être regardé comme un héros, qui en peu d'années acheva le grand ouvrage de la réunion de toutes les parties de l'empire sous un seul chef, qui rétablit parmi les troupes la discipline militaire, qui avait même des vues grandes et nobles par rapport au gouvernement, et à qui l'on ne peut reprocher que la dureté d'un caractère inexorable. Mais ce seul vice lui attira une fin tragique, et il a nui à sa réputation dans la postérité. Aurélien a passé pour un prince plus nécessaire à l'empire que bon et louable, plus général qu'empereur, au jugement de Dioclétien ; et on ne lui donne point d'éloges sans remarquer que la clémence, première vertu d'un souverain, lui a manqué, et sans le taxer de cruauté et d'inclination sanguinaire. J'ai déjà observé que peut-être a-ton trop chargé le portrait ; qu'il est permis de croire que ceux qu'Aurélien fit mourir étaient coupables de projets séditieux. Mais un sang illustre versé imprime toujours une tache sur celui qui le répand, à moins que l'exactitude des formes judiciaires religieusement observée ne mette le crime en évidence et ne justifie le souverain.

Le sénat regretta peu Aurélien ; le peuple, qui avait reçu de lui de grandes largesses, fut touché de sa mort ; l'armée, au milieu de laquelle il avait été tué, le vengea. Mnesthée, principal auteur de l'attentat, fut exposé aux bêtes. Parmi les autres conjurés, les soldats faisaient une distinction, et ils ne croyaient pas devoir confondre ceux que de fausses craintes avaient aveuglés, avec les méchants dont la volonté criminelle ne souffrait aucune excuse. Plusieurs de ces derniers furent sur-le-champ mis à mort. L'armée épargna ceux que l'élévation de leur rang ou l'indulgence pour l'erreur qui les avait séduits, ne semblait pas permettre d'envoyer au supplice. Mais elle ne put se résoudre à choisir entre eux un empereur, et elle renvoya au sénat cette importante délibération, comme nous le dirons bientôt avec plus d'étendue. Elle éleva un tombeau à Aurélien sur le lieu même, et elle demanda au sénat qu'il fût mis au rang des dieux : ce qui fut ordonné sans difficulté.

Aurélien avait régné près de cinq ans. Il laissa en mourant une fille unique, dont le fils, de même nom que son aïeul, avait été proconsul de Cilicie, et vivait retiré en Sicile au temps où Vopiscus écrivait c'est-à-dire sous Dioclétien.

Les chrétiens n'éprouvèrent pas d'abord les rigueurs d'Aurélien. On rapporte même de lui un fait qui prouve qu'il les écoutait, et leur rendait justice comme à ses autres sujets. Paul de Samosates, évêque d'Antioche, ayant été déposé pour ses erreurs par un concile qui s'était tenu dans cette ville même, s'opiniâtra à ne vouloir point sortir de la maison épiscopale, et il s'y maintenait par force contre Domnus que le concile lui avait nommé pour successeur. Les évêques recoururent à Aurélien, afin qu'il fit exécuter leur jugement ; et ce prince, auprès de qui la protection que Zénobie avait donnée à Paul de Samosates ne devait pas être une bonne recommandation, examina l'affaire et la décida fort équitablement. Ii ordonna que la maison de l'évêché appartiendrait à celui que reconnaissaient les évêques d'Italie et l'évêque de Rome. Écrivains

Aurélien changea dans la suite de disposition à l'égard des chrétiens, et il était près de donner contre eux un édit sanglant lorsque sa mort arriva. Il ne paraît pas que cet édit ait été publié. Néanmoins la volonté du prince connue opéra une persécution qui est comptée pour la neuvième, et qui couronna plusieurs martyrs dont on peut voir l'histoire dans M. de Tillemont.

Les lettres n'ont produit sous Aurélien aucun écrivain plus célèbre que Longin dont j'ai suffisamment parlé. Amélius, philosophe platonicien, disciple de Plotin, fort lié avec Porphyre, qui avait pris les leçons du même maître, acquit aussi de la réputation dans le temps dont il s'agit ici. J'ai cité plus d'une fois Dexippe, comme guerrier et comme historien. Vopiscus témoigne avoir vu un Journal de la vie et des actions d'Aurélien, dont il s'est servi pour composer l'histoire de ce prince. Il n'en nomme point l'auteur.

 

 

 



[1] M. de Tillemont compte ce consulat d'Aurélien pour le premier, alléguant néanmoins des raisons et des autorités qui pensent le faire regarder comme le second (Note VII sur Valérien). La suite des faits sous a déterminé à embrasser ce second sentiment.

[2] Vopiscus dit vingt jours ; Zosime, peu de mois.

[3] VOSPISCUS, Aurélien, 15.

[4] Quoique j'aie employé ailleurs cette expression pour rendre ce que les Romains appelaient pomœrium proferre, il y avait pourtant une différence, mais qu'il n'est pas trop aisé de comprendre. Le pomœrium était un espace consacré par les cérémonies augurales devant et derrière les murs de la ville ; et le reculer, c'était un droit et un honneur réservé à ceux qui avaient agrandi l'empire par des conquêtes. Pour amplifier l'enceinte de la ville, le besoin de loger un plus grand nombre de citoyens suffisait. Aurélien dans le temps qu'il agrandit l'enceinte de la ville ne recala point le pomœrium. Il le lit dans la suite, je ne sais trop à quel titre, puisque je ne vois point quel pays il ajoutait la domination des Romains. Au contraire il abandonna, comme il sera dit dans la suite, la Dace de Trajan.

[5] M. Vaillant, dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, t. II, entreprend de prouver que Vaballath n'était pas fils de Zénobie, mais petit-fils d'Odénat par Hérode. J'ai suivi le sentiment commun. Dans des faits sur lesquels il reste si peu de monuments, il est bien difficile de décider avec une entière certitude.

[6] Elle était située au-dessus de l'endroit où ce fleuve se sépare en deux branches pour former le Delta. Un quartier ruiné du vieux Caire conserve encore aujourd'hui le nom de Babylone.

[7] Septimius pourrait être le même qu'Épitimius, qui est nommé Zosime comme l'un des sénateurs par qu'Aurélien mit à mort.

[8] PLINE, V, 25.

[9] Vopiscus et Zosime disent qu'Aurélien détruisit Palmyre. Mais la lettre d'Aurélien, rapportée par Vopiscus lui-même, exprime positivement que la ville subsista après le carnage de ses habitants.

[10] Il disait, an rapport de Vopiscus, qu'avec son papier et sa colle il pourrait nourrir une armée : ce que M. de Tillemont entend du produit qui lui revenait de la vente de ces marchandises. Casaubon et Saumaise, dans leurs notes sur Vopiscus, jugeant incroyable une si prodigieuse richesse, interprètent autrement le mot de Firmus. Comme le suc de la plante Papyrus pouvait servir de nourriture aussi bien que la colle de farine, ils pensent que Firmus prétendait recueillir assez de Papyrus et employer assez de colle pour en faire subsister une année à qui il donnerait ces aliments en nature. Mais ce serait une chétive nourriture que du suc de Papyrus et de la colle. Ces embarras m'ont empêché de mettre dans le texte le mot de Firmus, dont je n'ai pourtant pas voulu priver mes lecteurs.

[11] Peuple qui habitait sur la frontière de l'Égypte au midi.

[12] Quelques-uns placent la bataille de Châlons sous l'an 274. Nous suivons l'autorité de M. de Tillemont.

[13] Il semble qu'Aurélien aurait dû être appelé Persique, puisque les Parthes étaient depuis longtemps dépouillés de l'empire, qui avait passé aux Perses ; mais nous aurons lien d'observer que les Romains n'étaient pas encore bien accoutumés à distinguer ces deux nations, et qu'ils les nommaient l'une pour l'autre.

[14] Auxume était une ville considérable d'Éthiopie.

[15] C'est ainsi que je traduis le titre de Corrector, magistrat introduit sous les empereurs pour le gouvernement surtout de certaines parties de l'Italie, avec un rang inférieur aux proconsuls et supérieur à ceux que l'on nommait Præsides.

[16] Si ce fait est vrai, il doit être antérieur à la publication de l'amnistie dont nous avons parlé.

[17] Je ne m'exprime pas d'une façon plus précise, parce qu'il y a de l'embarras et de l'incertitude sur les dates de la mort d'Aurélien, de son avènement au trône, et par conséquent de la durée de son règne. On peut consulter les notes 3 et 12 de M. de Tillemont sur Aurélien.

[18] Nom composé de deux mots grecs qui expriment ce que nous dirions en français Neuf-Château.