HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

DE PHILIPPE À GALLIEN

LIVRE UNIQUE

§ VI. Gallien.

 

 

FASTES DU RÈGNE DE GALLIEN.

 

..... SECULARIS. - ..... DONATUS. AN R. 1011. DE J.-C. 260.

Gallien, après le désastre de son père, entre tout d'un coup en exercice de la souveraine puissance.

Il quitte la Gaule, et passe en Italie, d'où une nuée de Scythes ou Goths venait d'être chassée par les bons ordres que le sénat avait donnés.

Il se transporte dans l'Illyrie, qui était infestée par une autre bande de Scythes et par les Sarmates ; et où Ingénuus, après avoir battu ces derniers, s'était révolté.

Secondé par Auréole, il défait Ingénuus en bataille rangée. Ingénuus est tué, ou se tue lui-même. Gallien tire une vengeance cruelle de ceux qui l'avaient appuyé dans sa rébellion.

En Orient, Sapor profite de ses avantages. Il rentre en Syrie, reprend Antioche, parcourt en vainqueur la Cappadoce, la Lycaonie, et la Cilicie.

Baliste, général romain, repousse Sapor et l'oblige de repasser l'Euphrate.

Odénat, prince de Palmyre, ou chef d'une tribu de Sarrasins, poursuit Sapor, remmène toujours battant jusque sur ses terres, et assiège la ville royale de Ctésiphon.

Macrien, aidé de Baliste, se fait proclamer empereur avec ses deux fils, Macrien le jeune et Quiétus. Toute l'Asie le reconnaît.

En Gaule, Postume, qui y commandait, tue Valérien César, fils de Gallien ; laissé par son père à Cologne, et il prend la pourpre. Il règne sur les Gaules, l'Espagne, et la Grande-Bretagne durant sept ans.

Gallien fait César Salonin son second fils.

Il apaise la persécution excitée contre les chrétiens par son père à l'instigation de Macrien.

La peste faisait de grands ravages dans l'empire.

GALLIENUS AUGUSTUS IV. - VOLUSIANUS. AN R. 1012. DE J.-C. 261.

Les Scythes pénètrent dans la Grèce. Pour se mettre en défense contre eux, les Athéniens rebâtissent leurs murailles, les habitants du Péloponnèse ferment leur isthme par un mur tiré d'une mer à l'autre. Siége de Thessalonique par les Scythes.

Régillien se révolte en Mésie, et est tué bientôt après.

Macrien se met en marche avec son fils aîné pour se faire reconnaître en Occident, laissant son second fils Quiétus avec Baliste en Orient.

Valens et Pison prennent la pourpre en Grèce, et sont tués.

Odénat continue la guerre avec succès contre Sapor.

GALLIENUS AUGUSTUS V. - FAUSTIANUS. AN R. 1013. DE J.-C. 262.

Tremblement de terre à Rome, en Afrique, et en Asie.

Macrien passe en Europe.

Les Scythes, après avoir ravagé la Grèce, se 'retirent dans leur pays, peut-être battus par Macrien, ou par quelque autre général romain.

Macrien vaincu par Auréole en Illyrie, est abandonné de son armée, et tué avec son fils.

Quiétus, son autre fils, est assiégé dans Émèse par Odénat, qui était revenu de son expédition en Perse. Baliste trahit Quiétus, et engage la garnison d'Émèse à à le tuer, et à jeter son corps par-dessus les murs de la ville. Odénat se retire. Baliste se fait proclamer empereur.

Gallien fait la guerre en Gaule contre Postume avec variété de succès.

Émilien se révolte en Égypte.

Courses des Scythes ou Goths en Asie. Le temple de Diane d'Éphèse pillé et brûlé.

..... ALBINUS. - ..... DEXTER. AN R. 1014. DE J.-C. 263.

Gallien continue la guerre contre Postume. Il remporte sur lui une victoire, secondé par Auréole. Mais ce même Auréole empêche que la-guerre ne soit terminée, en négligeant de poursuivre Postume, et en lui donnant moyen de se sauver.

Gallien revient à Rome, triomphe des Perses vaincus par Odénat, célèbre par des fêtes la dixième année de son règne, dont il datait le commencement du temps oh il avait reçu de son père le titre d'Auguste.

Il passe en Thrace, et se venge cruellement de la ville de Byzance, qui peut-être avait favorisé Macrien.

Saturnin tyran.

Émilien est vaincu par Théodote, fait prisonnier, et envoyé à Rome, où Gallien le fait étrangler dans la prison. On peut rapporter à la guerre entre Émilien et Théodote le siège de Bruchium, grand quartier d'Alexandrie. Cette ville fatiguée par les séditions, par la guerre, par la peste et par la disette, se dépeuple considérablement.

GALLIENUS AUGUSTUS IV. - SATURNINUS. AN R. 1015. DE J.-C. 264.

Gallien récompense les grandes actions et la fidélité d'Odénat, en le déclarant Auguste. Odénat communique ce titre à Zénobie sa femme, et à ses enfants.

Baliste est tué.

Gallien retourne en Gaule faire de nouveau la guerre à Postume. Il est blessé au siège d'une place.

VALERIANUS II. - LUCILLUS. AN R. 1016. DE J.-C. 265.

Valérien était le frère de Gallien ; et Lucillus, son parent.

Les Francs font des courses par mer en Espagne et en Afrique. Ils pillent et saccagent Tarragone.

GALLIENUS AUGUSTIIS VII. - SABINILLUS. AN R. 1017. DE J.-C. 266.

Nouvelle expédition d'Odénat contre Sapor. Il assiége la ville de Ctésiphon, et même la prend, selon le témoignage de Syncelle.

Courses des Hérules dans la Thrace, dans l'Asie, dans la Grèce. Déxippe sauve Athènes sa patrie.

D'autres Barbares ravagent la Galatie et la Cappadoce.

PATERNUS. - ARCESILAUS. AN R. 1018. DE J.-C. 267.

Odénat revenu de Perse, marche contre les Barbares qui couraient la Cappadoce. Ils ne l'attendent pas, et ils se retirent par mer dans leur pays.

De retour à Émèse, Odénat est assassiné avec Hé-rôde son fils aîné. Zénobie paraît n'avoir pas été innocente de cet attentat. Méonius, le meurtrier, prend le  titre d'Auguste, et périt peu après. Zénobie gouverne l'Orient, tant en son nom qu'au nom de son fils. - Gallien ayant remporté un léger avantage sur les Hérules en Illyrie, fait la paix avec eux et avec Naulobat leur chef.

Lorsqu'il se préparait à marcher contre les Goths, il apprend la défection d'Auréole, qui s'était fait proclamer empereur en Italie. Il y court en diligence, laissant Claude et Marcien chargés de la guerre contre les Goths.

En Gaule, Postume est tué avec son fils.

Lélien lui succède, et est tué par Victorin qui prend la pourpre, et bientôt s'attire à lui-même une fin funeste par ses débauches. Son fils, qu'il avait nommé César, est tué après lui.

Victoria sa mère fait élire empereur un soldat de fortune nommé Marius, qui avait autrefois été armurier. Marius est tué le troisième jour après son élection.

Victoria fait encore un empereur, et engage les soldats à déférer ce titre à Tétricus, qui prend la pourpre à Bordeaux. Elle ne survécut pas longtemps à cette nomination.

Claude et Marcien battent les Goths ; mais Marcien, contre l'avis de Claude, les laisse échapper et faire leur retraite. Ces deux généraux viennent rejoindre Gallien devant Milan, où il tenait Auréole assiégé.

PATERNUS II. - MARINIANUS. AN R. 1019. DE J.-C. 268.

 Claude et Marcien forment une conspiration contre Gallien. Il est tué par Cécropius vers le milieu du mois de mars, et Claude lui succède.

Valérien frère de Gallien est tué avec lui, et Salonin son fils périt à Rome.

Gallien fut mis au rang des dieux par ordre de Claude, et sa mort ne fut point vengée.

 TYRANS sous Gallien.

 On ne doit point mettre au nombre des Tyrans ODÉNAT, qui fut toujours fidèle à Gallien, et qui reçut de lui le titre d'Auguste. Son fils aîné HÉRODE porta aussi légitimement le même titre.

An de J.-C.

En Illyrie.

D. Lœlius INGENUUS.

260

Q. Nonius REGILLIANUS.

261

En Orient.

M. Fulvius MACRIANUS avec ses deux fils Q. Fulvius MACRIANUS et Cn. Fulvius QUIETUS.

260

Ser. Anicius BALISTA.

262

En Grèce.

L. Valerius VALENS.

261

L. Calpurnius PISO FRUGI.

261

En Gaule.

M. Cassius Latienus POSTUMUS avec Junius Cassius POSTUMUS son fils.

260

Ulpius Cornelius LÆLIANUS.

267

M. Aurelius Piauvonius VICTORINUS, qui étant près de mourir nomma César L. Aurelius VICTORINUS son fils.

267

M. Aurelius MARIUS.

267

P. Pesuvius TETRICUS.

267

En Égypte.

Ti. Cestius Alexander ÆMILIANUS.

262

En Afrique.

T. Cornelius CELSUS.

Sans date

En Isaurie.

C. Annius TREBELLIANUS.

Saut date

On ne sait point en quel pays régna P. Sempronius SATURNINIUS.

263

 

Après la mort d'Odénat, ZÉNOBIE régna en Orient avec ses fils.

267

En Italie.

Man. Acilius AURÉOLUS.

267

 

 

Gallien déjà Auguste avec son père depuis sept ans, devint de plein droit seul chef de l'empire par la captivité de Valérien, sans qu'il fût besoin ni de délibération du sénat, ni de proclamation de la part des soldats. Valérien son frère avait été nominé César par leur père commun dès l'an 255. Un autre Valérien son fils aîné était aussi, environ depuis un an, décoré du même titre. Ainsi cette maison brillait dans tous ses membres par les honneurs de la majesté suprême, pendant que son auteur gémissait dans la plus dure et la plus ignominieuse servitude.

Gallien s'occupait de tout autre soin que de celui de venger son père. Bien loin de penser à le tirer des mains des Perses, il regardait comme une bonne fortune pour lui le malheur de Valérien. Tout l'empire était consterné d'un si triste événement : les nations même barbares y étaient sensibles. Nous avons dans Capitolin les lettres de trois rois alliés de Sapor, écrites à ce prince pour l'engager à remettre en liberté son prisonnier. Les Ibériens, les Albaniens, et plusieurs autres peuples de ces contrées, offraient leurs secours aux Romains pour délivrer Valérien de captivité. Et au milieu de tous ces témoignages de sensibilité et de douleur, Gallien non seulement demeurait indifférent, mais se réjouissait d'être affranchi d'un censeur, dont la gravité et la sévérité avaient retenu ses plaisirs dans la contrainte.

Il n'avait garde d'alléguer ce motif : au contraire, il faisait le philosophe ; et lorsqu'il apprit la captivité de Valérien, prétendant renouveler en soi l'exemple de ce sage qui, à la nouvelle de la mort de son fils tué dans un combat, n'avait dit autre chose, sinon : Je savais que mon fils était mortel, de même Gallien prononça seulement cet apophtegme : Je savais que mon père était sujet aux accidents de la fortune. Et il se trouva un adulateur assez lâche pour louer à ce sujet la constance et la fermeté d'âme du prince. D'autres fois, Gallien remarquait que le malheur de Valérien lui était glorieux, puisqu'il n'y était tombé que par excès de candeur, de franchise et de bonne foi. Mais on sentait parfaitement tout le faux de ces beaux discours, qui ne faisaient qu'ajouter à l'extinction du sentiment la honte de l'hypocrisie.

Ce trait seul, cette criminelle insensibilité, décèle le caractère, et suffit pour dénoter un cœur vicieux et un esprit frivole ; car c'était l'amour des amusements, le goût des spectacles, de la licence, de la débauche qui, remplissant toute l'âme de Gallien, n'y laissaient plus de place aux sentiments d'honneur ni à ceux de la nature. Ce prince, ainsi que je l'ai remarqué, ne manquait point d'intelligence ni d'agrément dans l'imagination. Il avait l'esprit orné ; il écrivait bien, soit en prose, soit en poésie ; et l'on nous a conservé quelques vers de lui, qui prouvent autant d'élégance dans le style que peu de respect pour la pudeur. D'ailleurs on ne lui a jamais reproché la timidité dans les combats. Nous le verrons marcher de bonne grâce contre les rivaux qui lui disputaient le rang suprême, et ne se pas trop ménager dans les périls. Mais il fallait que la nécessité l'arrachât aux délices, aux divertissements, à la nonchalance ; et dès que l'aiguillon d'un intérêt personnel ne le piquait plus, il retombait par son propre poids dans son indécente mollesse et dans ses honteux plaisirs.

Il n'y gardait aucune mesure. A l'exemple de Caligula et de Néron, il courait déguisé pendant la nuit les cabarets et les lieux de débauche : il avait pour compagnie ordinaire des corrupteurs de la jeunesse et des comédiens. Ses repas étaient pleins de dissolution, et sa table environnée de femmes sans pudeur. Il entretenait un sérail d'un grand nombre de concubines, parmi lesquelles tenait le premier rang une certaine Pipa, ou Pipara, fille d'Attale, roi des Marcomans, à qui Gallien avait cédé une province pour acheter sa fille.

A la mollesse il joignait un faste poussé au plus grand excès. Ses vêtements dégénéraient en un luxe étranger, soit par la forme qu'il leur donnait, soit par les pierreries dont il rehaussait l'éclat des étoffes les plus précieuses. Il voulut s'ériger sur le mont Esquilin une statue colossale avec les attributs du Soleil. Cette statue aurait surpassé du double en hauteur l'ancien colosse construit par Néron, et consacré au Soleil par Vespasien. Mais Galien n'eut pas le temps d'achever cet ouvrage de vanité puérile, et ses successeurs Claude et Aurélien avaient trop de jugement et de sens pour n'en pas sentir le ridicule, et pour être curieux d'y mettre la dernière main.

Il se piquait d'un luxe raffiné. Au printemps il bâtissait des appartements avec des feuilles de roses, il élevait des forts dont les murs étaient des fruits artistement rangés. Il forçait la nature pour garder des raisins pendant trois ans, pour avoir des melons en plein hiver, des figues fraîches et toutes sortes de fruits dans les saisons qui ne sont pas faites pour les produire. Il prenait le bain six à sept fois le jour en été, et au moins deux fois en hiver. Il servait à sa table des vins de toutes les espèces et jamais dans un repas il ne but deux fois d'un même vin.

Ce fut principalement lorsqu'il fut seul maître, que ses vices se donnèrent l'essor et une libre carrière ; mais il n'avait pas attendu jusque là à les faire paraître. Lorsqu'il prit les rênes de l'empire, déjà sa réputation était faite ; et les rebelles qui aussitôt après s'élevèrent contre lui, l'accablèrent des mêmes reproches qu'il mérita dans toute la suite de son règne.

La grande affaire de Gallien fut toujours son plaisir ; et cependant jamais prince n'eut sur les bras des affaires plus sérieuses et plus difficiles. Toutes les espèces de maux fondaient à la fois sur l'empire. Les Barbares du nord et les Perses continuaient leurs courses et leurs attaques dans les Gaules, dans Illyrie, dans la Thrace et dans la Grèce, dans l'Asie et du côté de l'Orient. Au dedans chaque général d'année aspirait au trône, et en usurpait les droits. En Sicile se renouvelèrent les maux anciens des révoltes d'esclaves. La peste ravageait toujours la capitale et les provinces, et en certains temps elle devint si violente, qu'elle emportait cinq mille personnes par jour dans Rome. La disette, la famine, les tremblements de terre à Rome, en Asie, en Afrique, les séditions dans les villes, tous les fléaux en un mot se réunissaient pour menacer l'empire de sa prochaine ruine : et Gallien se divertissait. La perte des plus belles provinces était pour lui matière à plaisanterie. Lorsqu'on vint lui annoncer que l'Égypte s'était révoltée : Eh bien, dit-il, est-ce que nous ne pouvons pas subsister sans le lin d'Égypte ? L'Asie, ravagée par de furieux tremblements de terre et par les courses des Scythes, ne l'émut pas davantage, et il en conclut seulement qu'il faudrait donc se passer d'aphronitre. C'était une sorte de nitre différente du nôtre, dont les anciens se servaient pour les blanchissages, pour les bains et pour la composition du verre. Après avoir perdu la Gaule il se mit à rire, et dit : La république est-elle ruinée, parce que nous n'aurons plus d'étoffes de la fabrique d'Arras ? Une telle insensibilité va jusqu'au prodige, et est, je crois, sans exemple dans l'histoire. Le présent seul affectait Gallien, et dès que ses plaisirs actuels n'étaient point dérangés, le bouleversement de l'univers ne faisait plus sur lui aucune impression. Il n'est pas étonnant que le règne d'un tel prince ait été une suite de malheurs, comme il paraîtra par le récit que j'en vais donner autant circonstancié que le permet l'imperfection des mémoires qui nous en restent..

Sapor, ayant vaincu l'armée romaine en Mésopotamie et fait prisonnier l'empereur, profita d'un si grand avantage. Il entra en Syrie, et reprit Antioche. Il passa en Cilicie, où il se rendit maître de Tarse ; et allant toujours en avant il vint assiéger Césarée de Cappadoce. Cette place, qui était forte et qui contenait quatre cent mille habitants, arrêta quelque temps les Perses. Démosthène qui en était gouverneur, joignant l'intelligence et l'habileté au courage, fit une belle défense ; et Sapor aurait peut-être échoué à ce siège, sans les lumières qu'il tira d'un médecin de la ville, qui avait été pris apparemment dans quelque sortie. On appliqua ce malheureux médecin à la question, et on lui fit souffrir de si horribles tourments, que pour s'en délivrer il indiqua aux assiégeants l'endroit faible de la place. Les Perses surprirent Césarée par cet endroit, et s'étant répandus dans la ville ils y exercèrent toutes sortes de cruautés. Ils avaient surtout ordre de prendre vif Démosthène, que Sapor voulait sans doute immoler à sa vengeance. Le brave gouverneur, après avoir bien défendu sa place, ne s'oublia pas lui - même. Montant à cheval, et l'épée nue à la main, il se jeta au milieu d'un gros d'ennemis, qui prétendaient l'envelopper : il tua les uns, écarta les autres, et s'étant ainsi fait jour à travers les Perses, il évita la captivité et la mort.

Sapor, dans cette même expédition, parcourut en vainqueur la Lycaonie ; il mit le siège devant Pompéiopolis en Cilicie ; et l'on ne peut guère douter qu'il ne se proposât de faire revivre les prétentions d'Artaxerxés son père, de conquérir toute l'Asie mineure, et de ne souffrir d'autres bornes à son empire que celles qu'avait eues l'empire du grand Cyrus. Deux généraux arrêtèrent ses projets ambitieux, Baliste et Odénat, et le forcèrent de se retirer et de se renfermer dans ses états.

Baliste avait acquis beaucoup de gloire dans les premiers emplois militaires sous Valérien. Il était homme de tête et de main, propre au conseil et à l'action, et surtout excellent dans ce qui regarde le soin des subsistances d'une armée. Valérien, dans une lettre qui nous a été conservée par Trébellius Pollio, se loue beaucoup des avis qu'il avait reçus de Baliste en ce genre, et qui tendaient à mettre l'abondance parmi les troupes en évitant de fouler les provinces. Pour satisfaire à ce double objet, Baliste voulait que l'on n'exigeât des peuples que les productions de leur pays ; et que de plus, afin d'éviter les frais des voitures et des transports, on distribuât les quartiers d'hiver et les passages des troupes, de façon que les denrées se consumassent sur le lieu qui les faisait naître. Attentif au bon ordre, au bien du service, à la diminution des charges de l'état, Baliste conseilla aussi à Valérien de ne souffrir dans les troupes ni soldat ni officier surnuméraire. Car, comme la milice était alors très-fructueuse, bien des gens s'y engageaient pour en percevoir les émoluments sans en remplir les fonctions ; et cet abus fut réformé par Valérien sur les avis de Baliste.

Ce fut cet homme habile et courageux en même temps qui le premier releva en Orient les affaires des Romains, réduites à la situation la plus déplorable par l'infortune de Valérien. Dans le moment tout avait plié, ainsi que je viens de l'exposer, sous le vainqueur qui même avait poussé fort loin ses conquêtes. Baliste[1] rassembla les malheureux débris des troupes vaincues, il en fit un corps d'armée, et avec des forces si peu capables, ce semblait, de grands exploits, il commença par sauver Pompéiopolis, que les Perses assiégeaient. Après ce premier succès, il continua de harceler Sapor, il le força d'abandonner ses conquêtes, et il le remmena toujours battant vers l'Euphrate.

Là il fut secondé ou relevé par Odénat, dont l'exemple fait bien voir que de petits ennemis doivent être ménagés par les plus puissants monarques. Odénat était prince de Palmyre, ou chef d'une tribu de Sarrasins, qui occupait les environs de cette ville, et qui était alliée des Romains. Endurci dès l'enfance par l'exercice continuel de la chasse à toutes les fatigues, à la pluie, au soleil, à la poussière, il s'était fait un corps robuste et qui répondait au courage de son âme. Il avait attaché son sort, comme je l'ai dit, à celui des Romains, et il crut d'abord que la ruine de Valérien était la sienne. Abattu par un si rude coup, il implora par lettres l'amitié et la clémence de Sapor. Ce prince orgueilleux trouva mauvais qu'Odénat ne fût pas venu en personne lui demander grâce. Il renvoya ignominieusement ses députés, il fit jeter ses présents à la rivière, et il le menaça de lui apprendre de quelle manière un homme fait comme lui devait traiter avec un roi de Perse. S'il veut, ajouta-t-il, obtenir une diminution de châtiment, qu'il vienne les mains liées derrière le dos se prosterner à mes pieds. S'il ne le fait, qu'il se tienne sûr de périr avec sa famille et sa patrie. Odénat, forcé de mettre toutes ses ressources en lui-même, en trouva de suffisantes. Il assembla des troupes, et encouragé par les succès de Baliste, lorsque Sapor eut repassé l'Euphrate, il osa l'attaquer, et il réussit si bien, qu'il mit son armée en désordre, lui enleva ses trésors, et, ce qui lui était plus précieux, ses concubines. Après la victoire d'Odénat, Nisibe, Carres, et toute la Mésopotamie, rentrèrent sous l'obéissance des Romains. Mais la défaite de Sapor ne fut pas complète, puisqu'il emmena dans son royaume Valérien, et une multitude d'autres prisonniers enlevés des diverses provinces où il avait porté ses armes.

L'histoire observe qu'il les traitait avec une extrême inhumanité. Il ne leur faisait donner qu'autant de nourriture qu'il en fallait pour les empêcher de mourir. Ils n'avaient pas même l'eau à satisfaction, et on les menait boire une fois le jour comme des troupeaux. Il poussa si loin la cruauté à leur égard, que dans son retour ayant rencontré sur sa route une ravine creusée en précipice dont le passage était difficile, il fit égorger un très-grand nombre de ces malheureux, et ordonna que l'on jetât leurs corps morts dans le vallon, jusqu'à ce que le tas s'en élevât assez haut pour faire un pont et unir ensemble les deux bords. Quelque horreur qu'inspire une telle barbarie, elle n'a rien qui étonne de la part de Sapor après le traitement qu'il faisait souffrir à Valérien lui-même.

Odénat avait un désir vif de délivrer d'une si dure et si honteuse captivité le malheureux empereur. Il entra sur les terres du roi de Perse, il assiégea Ctésiphon ; il eut l'avantage en plusieurs combats, dans lesquels il fit prisonnier d'illustres satrapes ; mais il ne put exécuter le dessein dont il eût fait sa principale gloire ; et Valérien resta assujetti jusqu'à la fin à son superbe et impitoyable maître.

Autant qu'Odénat eut d'ardeur, quoique sans effet, pour la délivrance du père, autant sa fidélité fut constante et inviolable à l'égard du fils. Il est remarquable que ce prince sarrasin au milieu de ses victoires reconnut toujours les lois de Gallien. Il lui envoya les satrapes persans qu'il avait faits prisonniers en divers combats, et ayant reçu de lui le titre de général des troupes romaines en Orient, il n'exerça ce commandement que dépendamment de celui qui lui avait été confié.

Baliste n'en usa pas de même ; et dès qu'il eut chassé les Perses de dessus les terres romaines, il se lia d'intérêts avec un sujet infidèle, pour l'élever sur le trône de leur maître commun.

Gallien était dans les Gaules, selon Zosime, occupé de la guerre contre les Germains, lorsque arriva le désastre de son père. Il ne songea qu'à en profiter pour goûter plus librement les plaisirs, qui seuls touchaient cette âme de boue. Il ne donna aucuns ordres pour la guerre contre les Perses : à peine entendait-on parler de lui dans l'armée d'Orient. Cette négligence présenta une belle occasion et un favorable prétexte à l'ambition de Macrien, qui, après avoir trahi Valérien, entreprit d'enlever l'empire à son fils.

Macrien était universellement estimé par ses talents supérieurs, soit par rapport à la conduite des affaires, soit dans le métier des armes. Valérien, comme je l'ai dit, avait mis en lui toute sa confiance, jusqu'à lui donner l'inspection générale et le droit de commandement sur toute la milice romaine ; et en instruisant le sénat de cette disposition, l'empereur rendait témoignage aux exploits glorieux par lesquels depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse Macrien n'avait cessé de se signaler successivement dans toutes les provinces de l'empire. D'ailleurs ce même ministre ou général, comme on voudra l'appeler, possédait des richesses immenses, fruit apparemment de ses rapines et de ses injustices, car il était né sans biens. Mais alors comme aujourd'hui, on ne demandait point par quelle voie un homme était devenu riche : l'important était de l'être, et l'argent de Macrien le mettait en état de satisfaire par des largesses l'avidité du soldat. On ne pouvait être arrêté que par la considération de son tige qui était fort avancé. Ce rusé politique tourna l'obstacle en moyen ; et comme il avait deux fils dans la fleur de la jeunesse, braves et intrépides dans la guerre, nommés tous deux tribuns des soldats par Valérien, et qui dans cet emploi se faisaient beaucoup d'honneur, il se servit de la faiblesse de son âge pour les faire nommer empereurs avec lui. Voici de quelle manière la chose se passa.

Baliste et Macrien assemblèrent en conseil les principaux officiers de l'armée, et là Baliste, posant pour principe indubitable qu'il fallait choisir un empereur, déclara que ce n'était point l'intérêt personnel qui le gouvernait, qu'il ne prétendait point à la souveraine puissance, et que ses vœux étaient pour Macrien. Celui-ci prit la parole, et voulant amener les esprits an but qu'il se proposait, il s'exprima en ces termes : Je conviens que l'empire a besoin d'un chef, et je souhaite de venir au secours de la république et d'écarter du gouvernement celui qui en est la honte ; mais je suis vieux ; je ne puis plus monter à cheval, et les attentions qu'exige la faiblesse de ma santé seraient pour moi une diversion qui nuirait au bien des affaires. Il nous faut de la jeunesse ; et nous ne devons pas nous attacher à un seul : deux ou trois braves jeunes gens, en se partageant en diverses contrées, selon la diversité des besoins, rétabliront la république, que Valérien par son infortune, et Gallien par l'indignité de sa conduite, ont presque entièrement renversée. Baliste, avec qui sans doute Macrien était de concert, releva cette proposition : Nous confions la république à votre prudence, à Macrien. Associez-vous pour la gouverner vos deux fils. Indépendamment des autres considérations, ils ont trop de mérite pour pouvoir vivre en sûreté sous Gallien. Tous furent du même avis ; personne ne réclama en faveur des droits du prince légitime, qui était universellement haï et méprisé ; et Macrien, en acceptant l'offre de l'empire pour lui et pour ses fils, promit une largesse aux soldats, continua Baliste dans la charge de préfet du prétoire qui lui avait été donnée par Valérien, et il finit en menaçant de faire sentir au lâche et efféminé Gallien quels officiers son père avait mis en place. Les soldats applaudirent à ce qui avait été déterminé dans le conseil. Macrien fut proclamé empereur avec ses deux fils, dont l'aîné portait le même nom que lui, et l'autre se nommait Quiétus.

Il est dit dans Eusèbe[2], suivi en ce point par Zonaras, que Macrien ne pouvant porter les ornements impériaux parce qu'il était estropié et boiteux, les transmit à ses fils. Mais s'il ne se revêtit pas, au moins ordinairement, des marques du rang suprême, il est certain qu'il en exerça le pouvoir.

En l'usurpant, il s'était mis dans une position bien moins assurée que brillante. Quoique l'Asie eût accédé à son parti, il s'en fallait de beaucoup que ses forces ne le missent à l'abri du danger : de toutes parts il se voyait des ennemis. Du côté de l'Orient, il craignait Odénat, qui faisait actuellement la guerre pour Gallien contre Sapor avec une supériorité décidée : tout l'Occident ne le reconnaissait point. Il dressa son plan de manière à pourvoir à ce double objet. Il résolut de marcher lui-même vers la Grèce et l'Italie avec son fils aîné et ses principales forces ; et il laissa Quiétus et Baliste en Syrie, pour s'opposer à Odénat.

Avant que de partir, et pour se préparer les voies, il jugea nécessaire de se défaire de Valens, proconsul d'Achaïe, qu'il regardait comme un rival jaloux de sa grandeur. Il en donna la commission à Pison, l'un des plus illustres membres du sénat. Cet ordre fit éclore deux nouveaux empereurs ou tyrans ; car les empereurs se faisaient alors avec plus de facilité qu'on n'en trouverait parmi nous à faire un juge de village. Aussi leur chute était-elle souvent aussi prompte et aussi rapide que leur élévation.

Valens averti que Pison était envoyé pour le tuer, prit la pourpre. Pison, de son côté, voyant qu'il ne pouvait surprendre Valens, et craignant sa vengeance, se fit proclamer empereur par le petit nombre de soldats qui l'accompagnaient ; et comme c'était en Thessalie qu'il recevait les titres de la puissance impériale, il en prit occasion, par un exemple tout nouveau, de s'attribuer le surnom de Thessalique. Sa fortune, on plutôt l'ombre vaine qu'il avait embrassée, s'évanouit en un instant. Il n'en coûta à Valens qu'un ordre donné à quelques troupes d'aller tuer Pison ; et lui-même il fut tué peu après par ses propres soldats.

Ce Valens était neveu ou petit-neveu d'un autre Valens, qui s'était révolté contre Dèce, et dont nous avons parlé en son lieu.

On donne de grands éloges à la probité de Pison, qui, digne héritier, dit-on, des anciens Pisons, retraçait dans ses mœurs l'image de leur austère vertu admirée dès le temps du gouvernement républicain. On assure que Valens son ennemi et son meurtrier, disait lui-même qu'il serait puni dans les enfers pour avoir ôté la vie à un si honnête homme. On ajoute que le sénat décerna à Pison les honneurs divins. Je donne tout cela tel que je le trouve dans mon auteur, sans prétendre en garantir la vérité ; et il faut avouer que l'attachement de Pison à Macrien, la commission qu'il accepta d'aller tuer Valens, la manière dont il se fit empereur, tout cela ne répond guère à la haute idée que l'on veut nous donner de sa vertu.

Les légers nuages excités par Valens et par Pison, et dissipés dans le moment, ne causèrent aucun embarras à Macrien. Mais il rencontra des difficultés, des périls, et enfin sa perte dans la guerre qu'il porta en Illyrie ; cette province, qui avait été d'abord le théâtre de grands mouvements, s'étant trouvée, lorsqu'il vint l'attaquer, réunie, tranquille, et garnie d'une puissante armée.

Au commencement du règne de Gallien, l'Illyrie était ravagée par les Sarmates. Ingénuus, qui commandait dans la Pannonie, brave guerrier et extrêmement chéri des troupes, réprima les courses de ces Barbares. Mais craignant la gloire même de ces succès, qui pouvait faire ombrage à un prince ennemi du mérite, il usurpa la place de celui dont les jalousies l'alarmaient, et il se fit revêtir par ses soldats de la pourpre impériale. Gallien entra en fureur, et comme la colère lui donnait du courage, il quitte les Gaules, vient en Illyrie, livre la bataille au rebelle près de Murse[3] en Pannonie, et remporte la victoire. Ingénuus ou fut tué sur le champ de bataille, ou se tua lui-même peu après de peur de tomber entre les mains d'un vainqueur impitoyable.

Gallien exerça sa vengeance avec toute la cruauté d'une âme basse. Il ne fit quartier à personne. Soldats et habitants du pays, tout fut exterminé. Je ne crois pas que jamais aient été donnés des ordres plus inhumains et plus barbares que ceux que contient une lettre écrite par lui à ce sujet et que l'on ne peut lire sans frémir d'horreur. La voici telle que nous l'a transmise Trébellius Polio : Gallien à Vérianus. Je ne serai point content de vous, si vous ne faites souffrir la mort qu'à ceux qui portent les armes, et que les hasards de la guerre auraient pu emporter. Il faudrait massacrer tous les mâles, si les vieillards et les enfants pouvaient être mis à mort sans donner lieu de nous blâmer. Je vous ordonne de tuer quiconque a mal parlé de moi. Déchirez, tuez, mettez en pièces ; prenez mes sentiments, et conformez-vous à ceux qu'exprime cette lettre écrite de ma main. Un scythe anthropophage parlerait-il autrement que ce prince noyé dans les voluptés ?

Son horrible cruauté produisit sur-le-champ une nouvelle révolte. Les troupes et les peuples de Mésie, couverts du sang de leurs camarades et de leurs proches, et craignant pour eux-mêmes un pareil traitement, se donnèrent un défenseur en élevant Régillianus à l'empire.

Régillien était dace d'origine, issu, dit-on, de la famille de Décébale, ce roi des Daces si fameux sous périt au bout Domitien et sous Trajan. Son habileté dans la guerre lui mérita l'important emploi de commandant de la frontière d'Illyrie ; et dans cette charge il remporta une grande victoire sur les Barbares, près de la ville de Scupi[4] dans la Mésie. Trébellius prétend qu'il fut redevable de l'empire à une allusion badine que firent quelques soldats à l'étymologie de son nom, dérivé de celui de roi. Mais si ce petit conte a quelque chose de vrai, il ne réussit sans débute qu'à la faveur des circonstances que j'ai exposées. Régalien ne jouit pas longtemps du titre d'empereur : une sédition qui s'éleva dans son armée et qui commença par les troupes auxiliaires des Barbares, le fit périr ; et il n'était déjà plus lorsque Macrien arriva en Illyrie.

Macrien y eut affaire à Auréole, dont la position et la conduite ne sont pas aisées à décider par les monuments qui nous restent. On peut regarder comme certain qu'il commandait la cavalerie.de Gallien dans la bataille contre Ingénuus, et qu'il eut grande part à la. victoire. ll paraît vraisemblable que l'empereur le mit à la tète de l'armée destinée à combattre Macrien. Si Auréole se révolta alors, et prit la pourpre, comme Trébellius le suppose, c'est ce qui semble douteux. On doit plutôt rejeter sa défection ouverte à un temps beaucoup plus éloigné. Ce n'est pas à dire qu'il fût fort soumis aux ordres de Gallien. Les faits donnent lieu de penser que conservant toujours le commandement de l'année qui lui avait été une fois mise entre les mains, il reconnaissait Gallien quant au nom, quoique dans le fait il se maintînt indépendant.

Pendant qu'il gardait le titre de général de Gallien, il avait lui-même un général qui lui était subordonné. Domitien, qui prétendait appartenir à la famille de l'empereur Domitien et descendre de Domitille sœur de ce prince, commandait les troupes d'Auréole, et sous ses auspices il vainquit Macrien en bataille rangée. Cette action n'était pas décisive par elle-même. De quarante-cinq mille hommes que Macrien avait amenés, il lui en restait encore trente mille. Mais dans les guerres civiles le changement de parti se fait presque sans scrupule et avec une extrême facilité. Soit découragement des troupes vaincues, soit intrigues d'Auréole, l'armée de Macrien abandonna soli chef, et il fut réduit à demander comme une grave à ceux qui le trahissaient la mort pour lui et pour sou fils, afin de pouvoir éviter la honte de la captivité et du supplice.

Sa chute entraîna celle de son second fils Quiétus qu'il avait laissé en Orient. Ce jeune prince se trouvait entre deux ennemis redoutables ; Auréole vainqueur de son père, et Odénat, qui revenait triomphant de sa glorieuse expédition contre Sapor. Celui-ci, comme le plus proche, était le plus à craindre, Il entra sur-le-champ en Syrie, et Quiétus fut obligé de s'enfermer dans la ville d'Émèse avec Baliste. Odénat les y assiégés, et ils ne pouvaient lui échapper. Mais Baliste était homme de ressources, et il ne se piquait pas d'une fidélité qui l'exposât au péril. Comme il savait que c'était surtout à Quiétus qu'Odénat en voulait, il résolut de faire sa paix en sacrifiant ce jeune et malheureux prince, et il persuada aux habitants d'Émèse de le tuer et de jeter son corps par-dessus leurs murailles. Odénat satisfait se retira ; et Baliste demeuré maître de la ville s'empara des trésors que Macrien y avait laissés, et à l'aide de cette riche proie, il se fit proclamer empereur par les soldats qui lui obéissaient. Son fantôme d'empereur doit avoir été renfermé dans des bornes fort étroites. Il ne pouvait pas s'étendre beaucoup, ayant un voisin tel qu'Odénat. Il porta néanmoins environ trois ans le titre d'empereur, sans que nous puissions citer aucun exploit de lui durant cet intervalle, au bout duquel Odénat, qui montra toujours du zèle pour les intérêts de Gallien, fit tuer ce rebelle dans sa tente par un soldat qu'il avait gagné.

C'est ainsi que les affaires d'Orient prirent une consistance. Ce grand pays demeura tranquille et paisible par la valeur et la bonne conduite d'Odénat, qui repoussa les ennemis du dehors, qui éteignit les divisions au dedans. Il fut le continuel fléau de Sapor, qu'il ne cessa de fatiguer par des attaques réitérées, et qu'il fit deux fois trembler dans Ctésiphon. Il avait dessein d'attaquer Macrien, si celui-ci n'était pas venu chercher la mort en Illyrie. Il détruisit deux tyrans, Quiétus et Baliste ; et ce qui est bien digne de louange, au milieu de tant d'exemples de rébellion, il fut constamment fidèle à Gallien. Je n'examine pas si cette fidélité partait d'un motif bien désintéressé : ce qui est constant, c'est qu'elle ne se démentit jamais. L'ambition d'Odénat se contint dans les bornes du devoir ; et pouvant s'arroger les plus grands honneurs, il aima mieux les recevoir comme récompenses de la main de celui qui en était le distributeur légitime.

Car Gallien, qui lui avait tant d'obligation, n'y fut pas insensible, et couronna ses services. Odénat était originairement, comme je l'ai dit, prince de Palmyre ou chef d'une tribu de Sarrasins. Il prit le titre de roi, selon Trébellius, lorsqu'il se préparait à marcher pour la première fois contre Sapor. Je croirais plutôt qu'il l'avait reçu de Valérien auquel il s'était attaché. Après la révolte de Macrien, Gallien donna à Odénat le commandement général de troupes romaines en Orient ; et enfin pour récompenser dignement sa fidélité persévérante, il le créa Auguste, de l'avis de Valérien son frère et de Lucille son parent ; et il fit battre monnaie, sur laquelle le vainqueur de Sapor était représenté traînant à sa suite les Perses chargés de chaînes. La promotion d'Odénat fut applaudie de tout l'empire, et elle est citée dans l'histoire comme la meilleure action que Gallien ait faite en sa vie. Odénat communiqua le nom et les honneurs d'Auguste à la célèbre Zénobie sa femme et à toute sa nombreuse famille, dont nous aurons lieu de parler dans la suite. On voit par ce récit que c'est à tort que ce prince a été mis par Trébellius au nombre des tyrans, puisqu'il n'a pas usurpé les honneurs suprêmes, mais en a été décoré par l'autorité de celui qui avait droit de les conférer.

Gallien recueillait sans aucune peine le fruit des travaux d'Odénat : il s'en attribua aussi la gloire. Odénat avait vaincu les Perses et Gallien en triompha. Ce fut après la défaite et la mort de Macrien et de ses fils, que l'empereur se croyant désormais à l'abri de tout danger, voulut non seulement se replonger dans les plaisirs que la guerre avait interrompus, mais donner une fête superbe qui annonçât la victoire et la paix.

Ce triomphe était ridicule en soi, et la captivité de Valérien en comblait l'indécence et l'ignominie. C'est ce qui fut reproché à Gallien dans la cérémonie même d'une manière fort piquante[5]. On menait en pompe des bandes de faux prisonniers, c'est-à-dire d'hommes inconnus que l'on avait déguisés en Sarmates, en Goths, en Francs et en Perses. Des bouffons s'avisèrent d'aller se jeter au milieu du gros de ces prétendus Perses, les regardant tous l'un après l'autre au visage avec des gestes d'attention et de curiosité ; et comme on leur demandait à qui ils en voulaient : Nous cherchons, répondirent-ils, le père de l'empereur. Gallien, qui fut informé de cette petite scène, trouva la plaisanterie fort mauvaise, et il la punit cruellement en faisant brûler ces imprudents railleurs.

Il accompagna son triomphe de toutes sortes de jeux, courses dans le cirque, chasses exécutées devant le peuple, pièces de théâtre, combats d'athlètes et de gladiateurs. Boire, manger, s'amuser, c'étaient là les uniques soins qui occupassent Gallien ; et ceux qui l'environnaient n'entendaient point d'autres discours sortir de sa bouche, sinon : Qu'avons-nous à dîner ? quels divertissements a-t-on tenus prêts ? quelle pièce jouera-t-on ? combien de couples de gladiateurs combattront-ils aujourd'hui ?

Peu après son triomphe, ou peut-être dans le même temps, Gallien célébra par des réjouissances magnifiques la dixième année de son règne qui avait commencé avec celui de son père. Je crois ne pouvoir mieux placer qu'ici deux traits puériles, mais qui n'en sont que d'autant plus propres à faire connaître l'esprit frivole et badin de cet empereur.

Dans des jeux qu'il donnait au peuple, on produisit un taureau d'une grandeur démesurée, contre lequel devait combattre un chasseur jusqu'à ce qu'il l'eût tué à coups de flèches ou de javelots. Dix fois ce chasseur malhabile tira sur l'animal sans le blesser. Sur cela l'empereur lui décerna la couronne ; et comme les spectateurs murmuraient d'une récompense si mal appliquée, il ordonna au héraut de crier à haute voix : Manquer tant de fois un taureau est chose difficile.

L'autre trait n'est pas moins plaisant. Un marchand avait vendu à l'impératrice de fausses pierreries pour vraies, et cette princesse extrêmement irritée voulait que l'on punit le fourbe rigoureusement. Gallien en fit la peur à ce misérable. Il commanda qu'on le menât sur l'arène comme pour être exposé à un fion furieux ; allais par ses ordres secrets, ceux qui étaient chargés de ce ministère lichèrent sur lui un chapon. Tout le monde se mit à rire. Il a trompé, dit l'empereur, et on le trompe.

On ne peut convenir qu'il n'y ait quelque chose d'ingénieux dans ces badinages. Mais qu'il y a peu de dignité ! Et quelle idée doit-on se former d'un prince 'qui s'amusait à de semblables bagatelles, pendant que tout périssait autour de lui ! Car, sans répéter ici ce lue j'ai dit touchant les fléaux de la peste et des tremblements de terre, les Barbares et les usurpateurs semblaient être d'intelligence pour mettre en pièces l'empire.

J'ai déjà nommé bien des tyrans, et je ne les ai pas épuisés. Il s'en éleva en Égypte, en Afrique, en Isaurie, dans la Gaule. Je réserve pour un autre endroit l'article de la Gaule, qui fut non pas désolée, mais sauvée par ceux qui s'y révoltèrent contre Gallien et s'en rendirent les maîtres.

En Égypte, Émilien fut comme forcé par les circonstances de prendre la pourpre impériale. Il était déjà depuis quelques années préfet d'Égypte, et en cette qualité il persécuta, conformément aux ordres de Valérien, les chrétiens d'Alexandrie et saint Denys leur évêque. Sous le règne de Gallien, continué dans l'exercice de sa charge, il fut assailli par une sédition furieuse dont l'occasion fut tout ce qu'on peut imaginer de plus léger. Un esclave s'étant vanté d'être mieux chaussé qu'un soldat, le soldat se ficha et le battit. Le peuple d'Alexandrie, le plus mutin, le plus inquiet, le plus remuant de tous les peuples, prit parti pour l'esclave : les soldats s'attroupèrent autour de leur camarade ; et de là les esprits s'échauffant de part et d'autre, la sédition s'alluma en un instant. Si cette sédition est celle dont le même Saint Denys que je viens de citer nous donne la description, comme j'incline assez à le penser[6], elle fut portée aux plus violents excès et devint une véritable guerre. Le commerce était rompu entre les différents quartiers de la ville, et il était plus aisé, dit ce saint, d'aller d'un bout du monde à l'antre, que d'Alexandrie à Alexandrie. Les rues étaient remplies de sang ; les corps morts, restés sans sépulture, exhalèrent une infection qui corrompit l'air et amena la peste. En vain Émilien

tenta d'apaiser le peuple : on s'irrita contre lui, on l'attaqua à coups de pierres, on lança sur lui des traits ; et le préfet se voyant en un danger évident de périr, prit le parti de se déclarer empereur. Il savait qu'il ferait chose agréable à toute l'Égypte en la délivrant du joug de Gallien, qui y était, comme partout ailleurs, méprisé et haï. En effet, le peuple et les soldats se réunirent pour reconnaître son autorité souveraine. Les autres villes de l'Égypte suivirent l'exemple de la capitale ; ou, si quelques-unes en firent difficulté, Émilien les réduisit en s'emparant des greniers publics d'où elles tiraient leur subsistance.

Il gouverna pendant quelque temps le pays avec fermeté et avec sagesse. Il visita l'Égypte et la Thébaïde, et rétablit partout la tranquillité et le bon ordre ; il réprima les courses des Barbares, soit Arabes, soit Éthiopiens ; et il se préparait à aller porter la guerre chez les Indiens, dit l'historien, c'est-à-dire en Éthiopie, lorsqu'il fut attaqué lui-même par Théodote, égyptien que Gallien avait chargé de sa vengeance. L'histoire observe que l'empereur avait eu dessein de donner à Théodote la qualité de proconsul, et qu'il en fut empêché par une ancienne superstition, répandue parmi les Romains dès le temps de Cicéron et de Pompée[7], et fondée sur de prétendus oracles qui menaçaient la république de grands maux, et annonçaient à l'Égypte sa liberté, si jamais un général romain, précédé des faisceaux consulaires, entrait dans ce pays avec une armée.

Il se livra une bataille entre Émilien et Théodote, et le premier fut vaincu. M. de Tillemont suppose qu'après sa défaite il se retira dans le Bruchium, grand et beau quartier d'Alexandrie ; et qu'il y soutint un siège, qui est celui dont saint Denys d'Alexandrie fait mention, et dans lequel saint Anatole et saint Eusèbe, tous deux depuis évêques de Laodicée, firent admirer leur charité ingénieuse pour soulager les malheureux assiégés, qui périssaient de faim.

Ils tenaient l'un et l'autre un rang très-distingué dans la ville d'Alexandrie, et étaient liés entre eux par une amitié chrétienne. Cependant ils se trouvèrent séparés dans l'occasion dont je parle : Anatolius était enfermé dans Bruchium, et Eusèbe resté avec les Romains avait même du crédit auprès de leur général, qui dans notre supposition était Théodote. La famine commençant à tourmenter les assiégés, Anatolius sentait ses entrailles émues de voir périr ce pauvre peuple de besoin et de misère. Il s'adressa par une voix secrète à Eusèbe, et il l'engagea à obtenir du général romain la vie sauve pour ceux qui sortiraient de la place, et viendraient se rendre à lui. Lorsqu'il eut cette assurance, au premier conseil qui se tint, il proposa d'abord de céder à la nécessité, et de faire la paix avec les assiégeants. On lui déclara qu'on ne voulait point d'accord. Puisqu'il en est ainsi, reprit-il, et que votre intention est de vous défendre jusqu'à la dernière extrémité, il est de la bonne politique que  nous mettions dehors les bouches inutiles, qui consument gratuitement le peu de vivres qui nous reste. Cet avis fut suivi : et Anatolius s'étant chargé de l'exécution, fit d'abord sortir les chrétiens, ensuite ceux des Gentils qui par leur sexe ou par leur âge méritaient le plus de commisération, et enfin beaucoup d'autres qui s'échappaient déguisés en femmes. Dès qu'ils étaient une fois dans la ville, Eusèbe les recueillait comme un père et un médecin charitable, et il leur fournissait, mais avec attention à ne point trop charger des corps exténués par la faim, toute la nourriture qui leur était nécessaire.

Quoi qu'il en soit de la date précise de ce fait édifiant, dont je n'ai pas cru devoir priver mes lecteurs, Émilien, à l'occasion duquel je l'ai raconté, eut un sort tout-à-fait triste. Il fut pris par Théodote et envoyé à Gallien, qui le traitant comme les anciens Romains en usaient à l'égard des rois et généraux leurs prisonniers, le fit étrangler dans la prison.

Tant de malheurs arrivés coup sur coup à Alexandrie dépeuplèrent tellement cette grande ville, qu'il s'y trouva après ces calamités un moindre nombre d'habitants depuis l'âge de quatre ans jusqu'à quatre-vingts, que l'on en comptait auparavant depuis quarante jusqu'à soixante-dix. On connaissait ces différences par les rôles qui se dressaient pour les distributions gratuites de blé.

L'Afrique se révolta aussi contre Gallien, et eut son tyran, mais de peu de durée. Le proconsul Vibius Passiénus, et Fabius Pomponianus chargé de la défense de la frontière de Libye, s'étant concertés avec Galliéna, cousine de l'empereur, entreprirent d'élever au rang suprême un ancien officier retiré du service, et vivant à la campagne, nommé Celsus, qui par sa taille attirait les yeux et méritait l'estime par sa probité. Comme le mouvement fut subit, les rebelles n'ayant point de pourpre sous la main pour en revêtir leur empereur, prirent la robe de la déesse adorée à Carthage sous le nom de Céleste ou d'Uranie. Celsus ne fit que paraître sur la scène, et fut tué au bout de sept jours. Après sa mort, on l'outragea de la façon la plus inhumaine. Son corps fut livré à des chiens dévorants par les habitants de Sicca, qui étaient demeurés fidèles à Gallien : et ils mirent en croix son effigie, nouveau genre d'ignominie que n'avait jamais éprouvé aucun de ceux qui avaient porté le nom de César.

Il est étonnant jusqu'à quel point était alors avili le titre si majestueux d'empereur romain. Trébellianus, isaure de nation, brigand de profession, appelé avec raison par ses ennemis chef de pirates, se qualifiait empereur, et il faisait battre monnaie en son nom et avec cette auguste qualité. Cantonné dans ses montagnes inaccessibles à tout autre qu'aux naturels du pays, il pouvait se maintenir. Mais Causisolée, frère de Théodote dont nous venons de parler, ayant été envoyé contre Trébellianus par Gallien, vint à bout de l'amener en plaine, le vainquit, et le tua.

Les courses des Isaures ne prirent pas fin avec lui. Ils continuèrent leur ancien exercice de descendre subitement de leurs montagnes, piller le plat pays, et emporter avec la terne diligence leur butin dans leurs forts. De grands empereurs entreprirent inutilement de les enlever de leurs nids, ou du moins de les y renfermer. Rechassés pour un temps, ils revenaient à la charge, et on les voit encore exercer leurs brigandages sous le règne de Constance fils de Constantin, et au-delà. Ainsi c'était un petit état de voleurs, qui subsistait indépendant et ennemi, au milieu d'une des plus belles contrées de l'empire romain. Ils dataient de loin, puisqu'ils avaient fait ce même métier dès le tempe de la fameuse guerre des pirates que termina Pompée[8]. Un illustre général romain prit alors, en conséquence de ses exploits contre eux, le surnom d'Isauricus.

Saturnin usurpa sous Gallien les titres et les honneurs de la puissance impériale, sans que nous puissions dire en quel pays il régna. Nous savons seulement que l'armée qu'il commandait, indignée de la honteuse conduite de l'empereur, éleva son général à l'empire. On prétend que pendant qu'on le revêtait de la pourpre, il dit aux soldats : vous avez perdu un bon général, et vous avez fait un mauvais empereur. Parole d'un grand sens, mais qui ne paraît pas avoir ici d'application. Saturnin était capable de bien gouverner, s'il avait les qualités que l'historien lui attribue : une habileté dans la guerre prouvée par des victoires sur les Barbares, une prudence singulière, beaucoup de dignité, dans les mœurs, un commerce doux et aisé, et néanmoins une grande fermeté pour maintenir la discipline parmi les troupes. Ce fut cette fermeté, intolérable à la licence des soldats, qui causa sa perte. Elle lui attira leur haine, et il fut tué par ceux mêmes qui l'avaient élu.

Les Barbares, ainsi que je l'ai dit, ravagèrent l'empire, en même temps que les tyrans le démembraient : mais à l'Orient Odénat arrêta et même vainquit les Perses. Dans les Gaules, Postume qui s'y fit reconnaître empereur, comme je le raconterai dans la suite, contint les nations germaniques. Le milieu dé l'empire, dont la défense roula sur Gallien, parce qu'aucun tyran ne réussit à s'y établir solidement, souffrit d'horribles calamités de la part des Sarmates, des Scythes, et des Goths.

L'Italie fut la première attaquée. Pendant que Valérien périssait en Mésopotamie, et que Gallien était encore dans les Gaules, les Scythes ou Goths — car ces noms sont pris souvent l'un pour l'autre dans l'histoire des temps dont il s'agit — ayant des divers peuples de leurs nations formé une nombreuse armée, partagèrent leurs forces : une partie se jeta sur l'Illyrie, et l'autre pénétra en Italie, et mit Rome en danger. Le sénat alarmé fit ressource de ce qu'il trouva sous sa main. Il joignit aux cohortes de la ville les meilleurs et les plus beaux hommes du peuple, à qui il fit prendre les armes, et il assembla ainsi un corps d'armée supérieur en nombre aux Barbares, et qui leur imposa assez pour les détourner de s'approcher de la capitale : mais ils parcoururent toute l'Italie et exercèrent des ravages affreux.

L'autre partie des Scythes, qui avait choisi l'Illyrie pour théâtre de ses exploits, entra[9] dans la Thrace et dans la Macédoine, et vint même assiéger Thessalonique. Toute la Grèce, dont cette place était la clé trembla. Les Athéniens rebâtirent leurs murs, qui depuis près de quatre cents ans étaient restés dans l'état de délabrement où les avait mis Sylla. Les habitants du Péloponnèse fermèrent leur isthme par un mur, qu'ils tirèrent d'une mer à l'autre. Les Goths ne purent prendre Thessalonique, qui se défendit avec avantage contre les Barbares, auxquels les fatigues d'un siège convenaient moins que les courses dans le plat pays. Ils ne laissèrent pas de se répandre dans l'Épire, dans l'Acarnanie, dans la Béotie : et après y avoir amassé un grand butin, ils reprirent la route de leur pays[10].

Au bruit de l'invasion des Scythes en Italie, Gallien quitta la Gaule, et s'il y a quelque chose de vrai dans ce que raconte Zonaras du grand exploit de ce prince contre les Allemands près de Milan, c'est probablement à ce temps-ci qu'il faut le rapporter.

Il n'est point dit que Gallien ait rien fait pour chasser les Scythes de l'Italie. Peut-être lorsqu'il arriva, en étaient-ils déjà sortis.

Il lui fallut ensuite se transporter en Illyrie, ou l'appelaient en même temps deux guerres, l'une civile, l'autre étrangère ; la révolte d'Ingénuus, et les hostilités des Scythes. Nous savons qu'il vainquit Ingénuus en bataille rangée. Pour ce qui est des Scythes, s'ils ne se retirèrent pas volontairement dans leur pays, mais furent repoussés au-delà du Danube par les armes romaines, la gloire doit en être attribuée à Ingénuus, à Régalien, à Auréole, qui étaient de braves guerriers et qui commandaient de grandes armées sur les lieux, plutôt qu'à Gallien, dont il n'est Fait à ce sujet aucune mention dans l'histoire.

La défaite de Macrien, qui combattit et fut vaincu pareillement en Illyrie, est aussi l'ouvrage d'Auréole ; et je ne vois point que l'on puisse y donner d'autre part à Gallien, que la vengeance cruelle qu'il tira de Byzance, sans que Trébellius, qui la raconte, en assigne le motif. Mais on peut conjecturer avec quelque vraisemblance que les habitants de cette ville avaient favorisé le passage de Macrien en Europe, et que c'est pour cette raison que Gallien vainqueur les traita en ennemis. Comme on se défiait de lui dans Byzance, on lui en ferma d'abord les portes. Il parvint néanmoins à s'y introduire sous promesse d'user de clémence et de douceur ; et lorsqu'il se vit maître de la place, il manqua indignement à sa parole : il fit massacrer et ce qu'il y trouva de soldats, et les habitants ; tout fut exterminé : on ne voyait plus dans Byzance, au temps où Trébellius écrivait, aucune ancienne famille, sinon celles dont une absence fortuite, soit pour voyage d'affaire ou de plaisir, soit pour cause d'emploi dans les armées, avait sauvé quelques restes.

Cette exécution sanglante concourt à peu près pour le temps avec les fêtes données par Gallien à l'occasion de sa dixième année. Les cruautés contre ses sujets et les plaisirs l'occupaient alternativement, pendant que les Barbares recommençaient tout de nouveau leurs courses, sans se décourager pour les pertes qu'ils avaient faites.

Il est très-difficile, pour ne pas dire impossible, de fixer les dates précises, et de distinguer les caractères de leurs différentes invasions, qui se perpétuèrent durant tout le règne de Gallien : événements presque toujours semblables dans leurs principales circonstances, et dont nous n'avons connaissance que par des écrivains malhabiles, par d'ignorants abréviateurs, qui estropient les faits, qui confondent et les noms, et les temps, et les lieux. L'idée générale qui résulte de leurs récits informes, c'est que toutes les provinces de l'Illyrie et de l'Asie mineure, les îles de la mer Égée, la Grèce même, furent sans cesse exposées aux ravages des nations scythiques et germaniques, qui accouraient et par terre et par mer, tantôt passant le Danube, tantôt entrant par l'embouchure de ce grand fleuve, tantôt traversant le Pont-Euxin ; et dans les combats qu'elles eurent à livrer, souvent victorieuses, quelquefois défaites, jamais détruites ni rebutées. Nous trouvons en particulier que le temple de Diane d'Éphèse fut pillé et brûlé par les Barbares ; que l'ancienne Ilion, toujours malheureuse, éprouva de leur. part les mêmes désastres que lui avaient autrefois fait souffrir les Grecs ; qu'ils saccagèrent aussi la ville de Chalcédoine, et la réduisirent en un état si déplorable, que trois cents ans après elle conservait encore des vestiges de leurs fureurs ; que toutes les conquêtes de Trajan au-delà du Danube furent enlevées aux Romains, et redevinrent pays barbare.

Les Hérules paraissent ici pour la première fois dans l'histoire ; et le Syncelle nous fournit une description quelque peu détaillée de leur expédition. Seulement je ne comprends pas comment il fait venir des Palus Méotides une nation qui constamment était germanique. Quoi qu'il en soit, voici son récit avec quelques circonstances empruntées de Trébellius. Les Hérules sortis sur cinq cents vaisseaux des Palus Méotides prirent à droite, et vinrent s'empirer de Byzance et de Chrysopolis, qui est de l'autre côté du détroit. Là ils livrèrent un combat, dont le succès ne leur fut pas favorable, mais ne les empêcha pas de continuer leur route. Ils descendirent à Cyzique, et en divers autres endroits qu'ils ravagèrent. Ils pillèrent pareillement les îles de Lemnos et de Scyros. Ils passèrent ensuite en Grèce, et coururent tout le Péloponnèse. Les villes de Corinthe, de Sparte, d'Argos, furent pillées. Athènes aurait éprouvé le même sort, sans la valeur de Dexippe, qui cultivait également les lettres et les armes, habile guerrier et écrivain renommé. Ce brave Athénien s'étant mis à la tête de ses compatriotes, attendit les Barbares dans un passage étroit, où aidé de l'avantage des lieux, il les défit et sauva sa patrie. Ils ne laissèrent pas de piller en s'en retournant le reste de la Grèce, la Béotie, l'Épire, et sans doute la Thessalie qui était sur leur route. Enfin ayant traversé la Macédoine et partie de la Thrace, ils rencontrèrent près du fleuve Nessus l'empereur Gallien, qui était venu au secours des provinces attaquées. Ce prince, dans un combat qu'il livra coutre eux, leur.tua trois mille hommes : et ce petit échec, joint apparemment à d'autres circonstances qui ne sont pas expliquées, suffit pour engager Naulobat chef des Hérules à demander la paix aux Romains. Elle lui fut accordée, et, si nous en croyons le Syncelle, Gallien le fit consul. En ce cas on doit compter Naulobat pour le premier des Barbares qui soit parvenu à la suprême magistrature de Rome.

Nos auteurs font encore mention d'une autre irruption des Barbares par Héraclée, ville célèbre du Pont. Les Scythes s'étant emparés de cette importante place, se répandirent dans la Galatie et la Cappadoce, et y exercèrent leurs ravages accoutumés. Le brave Odénat, revenu récemment de sa seconde expédition contre Sapor, dans laquelle il avait encore assiégé et même pris, selon le témoignage du Syncelle, la ville royale de Ctésiphon, voulut venger l'Asie des insultes de ces peuples brigands, comme il avait mis l'Orient en état de ne point craindre les Perses. Il s'avança jusqu'en Cappadoce. Mais les Barbares ne l'attendirent pas, et s'étant hâtés de regagner Héraclée, ils s'en retournèrent par mer dans leur pays. Cet essaim pouvait être venu des Palus Méotides ; et c'est ce qui aura causé l'erreur du Syncelle par rapport aux Hérules. Odénat ne survécut pas longtemps à cette nouvelle preuve de son zèle pour la défense de l'empire romain. Un prince si estimable périt par des embûches domestiques ; et Zénobie sa femme, cette héroïne fameuse, n'est pas exempte de soupçon au sujet d'un si criminel attentat.

Odénat avait eu d'une première femme un fils nommé Hérode, auquel il témoignait une prédilection marquée, et qu'il faisait jouir de tous les droits d'aînesse sur ses frères nés de Zénobie. Hérode était néanmoins peu digne de l'affection d'un père tel qu'Odénat. Ce jeune prince n'est connu dans. l'histoire que par son luxe asiatique et par son goût pour la mollesse ; et son père, qui aurait dû réprimer ce penchant, le favorisait par 4ne complaisance aveugle. Après ses premières victoires, sur Sapor, il donna à son fils, et les concubines du roi de Perse qu'il avait faites prisonnières, et ce qu'il avait amassé de richesses dans son expédition, or, étoffes précieuses, diamants et pierreries. Zénobie souffrait impatiemment la préférence que donnait Odénat à son fils aîné sur les enfants qu'il avait eus d'elle ; et il n'est pas hors de vraisemblance qu'elle ait joint son ressentiment à ceux de Méonius, neveu d'Odénat, et aigri contre son oncle pour une cause assez légère dans son origine.

Dans une partie de chasse, Méonius, par une vivacité peu mesurée tira le premier sur la bête, et malgré la défense d'Odénat, il répéta jusqu'à deux et trois fois ce même manque de respect. Odénat irrité lui -fit ôter son cheval, ce qui était un, grand affront parmi ces nations ; et Méonius s'étant emporté jusqu'à le menacer, s'attira enfin un traitement rigoureux, et fut mis dans le chaînes. Il résolut de se venger ; mais pour y réussir il dissimula sa colère, il recourut humblement à Hérode et le pria de lui obtenir sa grâce. Il ne se vit pas plus tôt en liberté qu'il trama une conspiration contre son oncle et son libérateur ; et profitant de l'occasion d'une fête qu'Odénat donnait pour célébrer le jour de sa naissance, il l'attaqua au milieu de la joie du repas et de la bonne chère, et le tua avec son fils. Cette scène tragique se passa à Émèse, et elle est placée par M. de Tillemont sous l'an de J.-C. 267.

L'ambition s'était apparemment mêlée dans le cœur de Méonius avec la vengeance. Odénat avait été déclaré Auguste, comme je l'ai dit, par Gallien, et Hérode son fils jouissait des mêmes honneurs. Leur meurtrier les usurpa, et il se fit proclamer empereur. Mais il était bien incapable de remplacer Odénat. Sa vie voluptueuse et noyée dans la débauche le fit, mépriser, et au bout de très-peu de temps il fut tué par les soldats qui l'avaient élu. Ainsi Zénobie recueillit tout le fruit du crime de Méonius ; et cette présomption, jointe à celle qu'opère sa jalousie contre Hérode, l'ont fait accuser d'avoir trempé dans le complot des assassins de son mari. Il est fâcheux qu'une tache si noire se trouve sur la vie d'une princesse d'ailleurs recommandable par les talents les plus brillants, et qui seule empêcha que l'Orient ne se ressentît de la perte d'Odénat. Nous remettons à traiter ce qui la regarde sous le règne d'Aurélien qui lui fit la guerre et la vainquit. Nous nous contenterons de dire ici que Zénobie, après la mort de son mari, s'étant mise en possession de la souveraine puissance, ne fut point reconnue par Gallien ; que ce prince, qui s'était reposé sur Odénat de la guerre contre les Perses et de la vengeance de son père, voyant que celui qu'il avait établi comme son lieutenant en Orient n'était plus, parut vouloir s'évertuer et prendre soin par lui-même des affaires de ce pays ; qu'il assembla une armée dont il donna le coin-mandement à Héraclien qui, au lieu de faire la guerre aux Perses, attaqua Zénobie, et vaincu par elle, fut obligé de s'en retourner avec les débris de son armée défaite et rompue.

L'année où périt Odénat fut aussi celle de la mort de Postume, qui régna durant sept ans dans les Gaules, et qui fut du côté de l'Occident le boulevard de l'empire comme Odénat l'avait été en Orient.

Nous avons vu que Valérien, plein d'estime pour les grandes qualités de Postume, lui avait confié la conduite de son fils et le commandement dans les Gaules. Gallien, après le désastre de son père, imita ce plan en partie. Obligé de marcher contre les Scythes qui menaçaient Rome et désolaient l'Illyrie, il laissa dans les Gaules Valérien César son fils aîné qui était fort jeune ; mais il sépara les deux emplois de gouvernement du prince et de commandement des troupes. Il donna la garde de son fils à Silvain, ne laissant à Postume que le soin de ce qui appartenait à la guerre. On peut croire que cet arrangement déplut à Postume, et que le mécontentement qu'il en eut commença à ébranler sa fidélité. Ce qui est constant, c'est que la mésintelligence se mit entre les deux dépositaires de l'autorité partagée, et qu'elle ne tarda pas à éclater.

Une troupe de Germains ayant passé le Rhin et fait le dégât, suivant la coutume des Barbares, dans le pays gaulois, Postume tomba sur ces pillards, les défit et leur enleva leur butin, qu'il distribua, non sans dessein, à ses soldats. Silvain prétendit que ce butin devait lui être remis, et il envoya ordre de l'apporter à Cologne où était le prince. On peut juger quel fut le soulèvement des esprits dans l'armée, et combien elle trouva mauvais qu'on voulût lui ravir des mains le fruit de sa victoire. Postume aigrit encore les choses en feignant de ne pouvoir se dispenser d'obéir ; et lorsqu'il vit le feu de la sédition bien allumé, il se déclara, se mit à la tête des mutins, et marcha hostilement vers Cologne, demandant avec de grandes menaces qu'on lui livrât le prince et son gouverneur. Les troupes qui étaient dans la ville, ne se voyant pas en état de résister à une armée, préférèrent leur sûreté à leur devoir. Aussitôt que Postume eut entre les mains ses victimes, il les mit à mort, et il se fit proclamer Auguste par les soldats.

Cet événement suivit de près l'éloignement de Gallien, et il paraît devoir être placé dès l'année où ce prince commença à régner seul. Valérien César fut mis au rang des dieux par un décret du sénat rendu sur les ordres de l'empereur, qui donna en même temps le titre de César à Salonin son second fils.

Rien n'est plus criminel que les voies par lesquelles Postume s'éleva à la souveraine puissance[11] ; mais il l'exerça d'une manière capable de servir de modèle aux princes fondés sur le titre le plus légitime. Réunissant toutes les vertus civiles et militaires, il rendit les peuples heureux au dedans, il les défendit contre les ennemis du dehors. Il fit régner la discipline dans les armées, la justice dans les tribunaux, le bon ordre et la tranquillité dans tous les pays qui lui obéissaient. Il n'eut d'autre vice que l'ambition, et parvenu une fois au comble de ses vœux, on ne voit plus rien en lui qui ne mérite de l'estime.

Il ne se contenta pas d'empêcher les Germains de pénétrer dans les Gaules : il passa lui-même le Rhin, et il construisit des forts de distance en distance sur les terres des Barbares mêmes, pour les tenir en respect dans leur propre pays ; et il paraît qu'après avoir vaincu par les armes ces fières nations, il avait su par sa vertu s'attirer leur estime et leur confiance, puisqu'elles lui fournirent des secours dans les guerres qu'il eut à soutenir contre Gallien, et que dans son armée on compte des troupes auxiliaires de Germains et de Francs.

Je ne sais si ce fut l'impossibilité d'exercer leurs ravages accoutumés dans les Gaules qui engagea les Francs à se porter en Espagne. Ce grand pays reconnaissait aussi les lois de Postume ; mais ce prince n'y résidait pas, et partagé entre la nécessité d'assurer la rive du Rhin et de se défendre contre les attaques réitérées de Gallien, il ne pouvait pas étendre sa protection et ses secours aux provinces trop éloignées. Ce fut par mer que les Francs attaquèrent l'Espagne. Car les nations germaniques, aussi bien que les scythiques, affrontaient avec de petites barques les dangers des plus longues et des plus périlleuses navigations. Les Francs dont je parle ici passèrent le détroit, et s'étant séparés en deux bandes, les uns se jetèrent sur l'Afrique, les autres descendirent en Espagne, vinrent jusqu'à libre, prirent Tarragone, et commirent de si furieux dégâts dans cette métropole de l'Espagne citérieure, que cent cinquante ans après elle en portait encore les marques. Les ravages des Francs ne furent pas un mal passager pour l'Espagne. Durant douze ans consécutifs ils y firent des descentes et des courses continuelles.

Gallien ne laissa pas Postume tranquille possesseur des Gaules : il y vint en personne l'attaquer à deux différentes reprises, l'une aussitôt que Macrien eut été vaincu, et l'autre deux ans après. Dans ces deux expéditions il fut accompagné d'Auréole qui, sans prendre le titre d'empereur, conservait, comme je l'ai dit, une armée à ses ordres. Si Gallien en eût été fidèlement servi, il serait resté pleinement vainqueur. Car Postume ayant été défait dans un grand combat, Auréole qui avait charge de le poursuivre, pouvait l'atteindre et le faire prisonnier. Mais il le laissa à dessein échappera parce qu'il n'était pas de son intérêt que Gallien devint trop puissant. Il y eut donc encore des combats, il y eut des sièges de villes, dans l'un desquels Gallien reçut un coup de flèche. La cure de sa blessure fut longue, et le dégoûta apparemment de cette guerre, dans laquelle d'ailleurs il éprouvait des difficultés d'autant plus grandes, que l'amour des peuples était déclaré pour son ennemi. Il y renonça donc ; et depuis cette époque, Postume gouverna les Gaules aussi paisiblement que s'il en eût été légitime souverain.

Dans la guerre contre Gallien il avait tiré de grands services de Victorin, qu'il s'était même associé et donné pour collègue, si nous en croyons Trébellius. Il nous paraît peu vraisemblable que Postume, qui avait un fils auquel il communiqua les titres de César et d'Auguste, ait voulu accorder les mêmes honneurs à un étranger pour en faire son rival et celui de son fils. Nous pensons plutôt que Victorin agit sous Postule comme son principal lieutenant, et ne prit l'empire qu'après lui.

Postume jouit d'un heureux calme pendant trois ans. Mais il est rare que les usurpateurs finissent tranquillement leurs jours : on tourne leur exemple. contre eux-mêmes. Lollien[12] ou Lélien, ne se croyant pas moins digne de l'empire que Postume, se révolta, et quoique vaincu dans un combat, il occasions la perte de son vainqueur. Car les soldats demandant avec avidité le pillage de la ville de Mayence qui était entrée dans la rébellion, et ne pouvant obtenir le consentement de leur chef, au caractère et aux principes duquel ne convenaient point de semblables violences, toute l'armée se souleva et le tua avec son fils.

Postume régna sept ans, et sa mort doit être rapportée au commencement de l'an de J.-C. 267. Outre la Gaule, il tenait, comme je l'ai dit, l'Espagne sous ses lois, et il est à croire que la Grande-Bretagne lui obéissait pareillement. La Gaule donnait alors le ton à ces deux provinces voisines, et les trois ensemble formaient comme un département isolé, qui, lorsque l'empire fut dans la suite partagé entre plusieurs princes, devint souvent le lot particulier de l'un d'entre eux. L'origine de Postume était obscure, et il perça par son mérite. Il avait été une première fois consul avant que d'usurper la puissance impériale, et il prit durant son règne trois consulats, mais qui ne se trouvent point marqués dans les fastes, parce qu'ils n'étaient point reconnus à Rome, qui obéissait à Gallien.

Le fils de Postume, portant le même nom que lui, n'est connu dans l'histoire que par les titres de César et d'Auguste qu'il reçut de son père, et par sa mort funeste dans un âge vraisemblablement assez tendre. On dit qu'il réussissait en éloquence, et que quelques-unes de ses déclamations ont été jugées dignes d'être insérées parmi celles que l'on attribuait à Quintilien.

Après la mort de Postume, la Gaule ne retourna point sous l'obéissance de Gallien, et agitée par de grandes alternatives de mouvements contraires, elle eut dans l'espace d'une année quatre princes, ou tyrans.

Lélien profita de l'infortune de son vainqueur. Les troupes qui avaient tué Postume ne pouvaient prendre un parti plus convenable à leurs intérêts, que de proclamer empereur celui qui lui avait fait la guerre. Lélien entra donc en possession des droits de la puissance impériale, et il faut qu'il en ait joui pendant quelques mois, puisqu'il est dit qu'il rétablit les châteaux que Postume avait fortifiés au-delà du Rhin dans le pays barbare, et qui, sur la nouvelle de sa mort, avaient été forcés et détruits par les Germains.

Victorin, qui avait eu la principale autorité sous Postume, ne put pas voir sans peine et sans jalousie Lélien recueillir sa dépouille. Il est probable qu'il agit de son côté auprès d'une partie des troupes, et étant parvenu à se faire déclarer empereur, il attaqua Lélien, le vainquit, et le tua.

Il était capable, par ses talents et par un grand nombre de vertus, de remplacer Postume, et de fixer, au moins pour un temps, l'état des Gaules : un seul vice le perdit. Voici de quelle manière s'exprimait à son sujet un écrivain contemporain. Je ne trouve aucun prince, disait cet auteur, qui soit préférable à Victorin : ni Trajan pour le mérite militaire, ni Tite Antonin pour la clémence, ni Nerva pour les qualités qui attirent le respect, ni Pertinax ou Sévère pour la fermeté du commandement et l'exactitude à maintenir la discipline militaire. Mais ses débauches et une passion débordée pour les femmes ont effacé en lui toute cette gloire : et il n'est pas permis de louer les vertus d'un prince dont la mort est regardée par tout le monde comme un supplice justement mérité. Victorin employait la violence pour satisfaire sa brutalité, et après plusieurs excès de cette nature, enfin un simple greffier, dont il avait outragé la femme, ayant formé contre lui une conspiration, l'assassina à Cologne. Victorin ne mourut pas sur-le-champ de sa blessure ; et par le conseil de sa mère Victoria ou Victorina, il nomma son fils César. Mais il ne fit par là que péter la perte de ce fils, qui immédiatement après la mort de son père fut tué par les soldats. Ils furent tous deux enterrés près de Cologne, et leur modique sépulture ne portait que cette inscription flétrissante : Cy gisent les deux Victorius tyrans.

Victoria était une femme d'un génie élevé, qui décorée, apparemment par son fils, des titres d'Augusta et de mère des camps et des armées, au lieu de s'arroger l'empire vacant, par une entreprise qui eût décelé son ambition sans peut-être réussir, aima mieux en disposer. Son choix tomba sur un sujet ignoble, qu'elle prétendait sans doute par cette raison plus aisément gouverner. Elle fit élire un Marius, armurier de son métier, et ensuite soldat, qui par sa valeur s'était avancé dans le service. Cet aventurier méritait bien sa fortune, si l'on doit croire qu'il soit le même Marius qui, selon Aimoin, vainquit et tua Chrocus roi des Allemands, auteur et chef d'une irruption violente dans les Gaules, et de mille cruautés exercées par les Barbares qu'il commandait. Trébellius ne dit rien d'un fait si éclatant, et il se contente de rapporter la harangue que ce soldat devenu empereur fit après son élection, et dans laquelle, loin de rougir de la bassesse de son premier état, il en tire vanité, se fait honneur d'avoir toujours manié le fer, et élève la vie dure et laborieuse qu'il a menée bien au-dessus de la mollesse de Gallien. Il ne régna que trois jours, au bout desquels il fut tué par un soldat qui avait autrefois travaillé dans sa boutique, et auquel le nouvel empereur témoignait du dédain et du mépris. Le soldat irrité le perça de son épée, en lui disant avec insulte : Cette épée est l'ouvrage de tes mains. On rapporte des choses étonnantes de la force de corps de ce Marius. Avec ses doigts il faisait, dit-on, des prodiges, et ils étaient aussi durs que le fer sur lequel il les avait exercés.

Par la mort de Marius, Victoria ne perdit point son crédit : elle en conserva même assez pour faire encore un empereur. Mais elle se détermina à un choix plus capable que le premier de fixer les esprits et d'attirer le respect. Elle jeta les yeux sur Tétricus, son parent ou allié, sénateur romain d'une naissance illustre, qui était actuellement gouverneur d'Aquitaine. Tétricus élu par les soldats prit la pourpre à Bordeaux avec le titre d'Auguste, et donna celui de César à son fils. L'état des Gaules prit une sorte de consistance sous ce prince, qui y régna durant six ans, jusqu'à ce qu'il fût vaincu par Aurélien, comme nous le dirons dans la suite. La mort de Victoria avait précédé de beaucoup la chute de Tétricus. Elle jouit tant qu'elle vécut des honneurs du rang suprême : on battait monnaie dans la ville de Trèves à son empreinte et à son nom. Tout cet éclat ne fut pas de langue durée : et bientôt une mort ou naturelle, ou même, selon quelques-uns, précipitée par la violence, ensevelit toute sa grandeur dans le tombeau.

Je reviens à Gallien, dont on voit qu'il est fait assez peu de mention dans l'histoire de son règne. Nous l'avons laissé en Illyrie, vainqueur des Hérules, avec qui il fit la paix. Il attaqua ensuite les Goths, qui inondaient le même pays, et il remporta sur eux quelque avantage. Mais dans ce temps-là même il apprit la défection d'Auréole, qu'il avait laissé en Italie près de Milan, pour veiller sur les démarches de ceux qui dominaient dans les Gaules, et pour les empêcher de passer les Alpes.

Auréole, ainsi que nous l'avons vu, affectait l'indépendance dès les commencements presque du règne de Gallien. A la tête d'une armée qui ne recevait les ordres que de lui, il avait néanmoins secondé ce prince dans la guerre contre Postume, mais en lui manquant de fidélité et en l'empêchant de vaincre. Resté en ha-lie, pendant que Gallien était allé combattre en Illyrie les Barbares, il se lassa d'une situation mal décidée, et qui tenait le milieu entre l'état de sujet et celui de souverain ; et pour réunir le titre avec la réalité de la puissance, dont il jouissait déjà en partie, cet homme de néant, dace d'origine, berger de sa première profession, se fit proclamer empereur par ses soldats.

A cette nouvelle, Gallien, forcé de quitter l'Illyrie, y laissa pour commander en sa place Marcien et Claude, tous deux braves et expérimentés capitaines. Ils firent très-bien leur devoir contre les Barbares ; ils les vainquirent, et les réduisirent à. s'estimer heureux s'ils pouvaient retourner en sûreté dans leur pays. Claude voulait qu'on les poursuivit et qu'on achevât de les exterminer. Marcien, qui avait d'autres vues, s'y opposa, et leur donna ainsi lieu de revenir bientôt après avec de plus grandes forces que jamais ils n'en avaient amenées sur les terres de l'empire. Claude et Marcien ayant nettoyé l'Illyrie par la fuite des Barbares, vinrent rejoindre Gallien, non pour le servir, mais pour lui ôter l'empire avec la vie.

Ils trouvèrent ce prince assiégeant Milan, où Auréole, après avoir été vaincu dans un combat, s'était renfermé. Là ils se concertèrent avec Héraclien, préfet du prétoire, qui était revenu d'Orient, et ils convinrent ensemble qu'il fallait délivrer la république d'un empereur qui en était l'opprobre par sa conduite. Quelques-uns disent qu'ils furent engagés à prendre cette résolution par la crainte de leur propre péril, et que cette crainte fut l'effet de la ruse d'Auréole, qui fit jeter dans le camp des assiégeants une liste des noms des principaux officiers de l'armée, comme destinés à la mort par Gallien. Ce bruit pourrait bien avoir été répandu par les amis de Claude, qui ont voulu le rendre moins criminel, et le laver en partie de la tache d'avoir conspiré contre son prince légitime, de qui il n'avait jamais reçu que du bien. Trébellius a été plus loin, et il a nié formellement que Claude eût eu aucune part à la mort de son prédécesseur. Mais il est convaincu d'adulation en, ce point, et par le défaut de vraisemblance et par le témoignage contraire des autres écrivains. Il est entré dans les sentiments de Claude lui-même, qui cacha sa manœuvre, qui ne voulut point passer pour le meurtrier de Gallien, et qui ayant eu l'adresse de se ménager une occasion de s'absenter, était à Ticinum, aujourd'hui Pavie, lorsque ce prince fut tué devant Milan. Aurel. Vint.

Il paraît que les trois chefs de la conspiration s'arrangèrent aussi entre eux sur le choix du successeur qu'ils donneraient à Gallien. Aucun des trois ne manquait d'ambition ; mais la supériorité du mérite de Claude les décida, soit par l'estime, soit par la vue.de la difficulté qu'ils éprouveraient à réunir en faveur d'un autre les suffrages des soldats.

Quand le plan fut formé et arrêté, ils s'associèrent pour l'exécution un certain Céoropius, commandant de la cavalerie des Dalmates ; et voici de quelle manière celui-ci mit fin à l'entreprise. Pendant que Gallien était à table, ou selon d'autres au lit, on vint lui donner une fausse alarme, et l'avertir que les assiégés faisaient une vigoureuse sortie. Ce prince avait du courage, comme je l'ai observé plus d'une fois : il se leva précipitamment, et sans attendre qu'on l'eût entièrement armé, sans attendre sa garde, il monte à cheval, et court assez mal accompagné vers le lieu qui lui avait été indiqué. Sur la route Cécropius, où quelqu'un de ses cavaliers, perce Gallien d'un trait lancé par derrière. L'empereur tombe de cheval, et ceux qui l'environnaient le reportèrent à sa tente, où il mourut peu d'heures après.

La flatterie pour la maison de Constantin, qui tirait de Claude sa principale splendeur, a inventé ici une nouvelle fable. On a dit que Gallien se sentant défaillir envoya à Claude les ornements impériaux : supposition absurde à l'égard d'un prince qui avait un frère Auguste et un fils César.

Ils se nommaient l'un Valérien, et l'autre Salonin : et ils furent tués par ceux de l'intérêt desquels il était d'éteindre la maison impériale. Claude, qui doit être regardé comme l'auteur de leur mort, affecta de faire rendre les derniers honneurs à Valérien, et de lui dresser près de Milan un tombeau, sur lequel fut gravé son nom avec le titre d'empereur. Il paraît que Salonin périt à Rome dans le mouvement dont nous allons parler. Ces deux princes n'ont rien fait de mémorable, et ils ne sont guère mentionnés dans l'histoire qu'à l'occasion de leur mort. On observe seulement que Valérien n'estimait pas la dissolution des mœurs de son frère : et le seul trait que nous sachions de lui, c'est-à-dire le conseil qu'il donna à Gallien de faire Odénat Auguste, marque de la modération et du jugement.

Gallien régna quinze ans, si l'on date du temps où il reçut le titre d'Auguste ; il n'en régna que huit, à compter depuis que la captivité de son père l'eut mis en pleine possession de la puissance impériale. Il fut tué au mois de mars de l'an de J.-C. 268. Sa postérité[13] ne périt pas tout entière avec lui : elle subsistait encore au temps où Trébellius écrivait.

Sa mort excita des murmures parmi les troupes. Elles l'avaient haï et méprisé vivant, et lorsqu'il ne fut plus elles le comblèrent d'éloges, non qu'elles eussent changé de sentiments à son égard, mais par pure avidité, et pour profiter d'une occasion de trouble et de pillage. L'intérêt était le seul motif de ces plaintes, l'intérêt les apaisa. Moyennant vingt pièces d'or que Marcien promit aux soldats par tête, Gallien redevint à leurs yeux ce qu'il avait toujours été. Ils le déclarèrent tyran, et d'un suffrage unanime ils élurent Claude empereur.

A Rome la nouvelle de la mort de Gallien fut reçue avec des transports de joie, qui allèrent jusqu'à la fureur. Le sénat et le peuple se réunirent pour charger d'imprécations sa mémoire. Ses ministres et ses parents furent les victimes de la haine qu'on lui portait. On courut sur eux, on les précipita du haut du roc Tarpéien, on traîna leurs corps aux Gémonies. Tout était en 'combustion dans la ville ; et Claude devenu empereur fut obligé d'arrêter ces mouvements, dont il craignait les suites. Il envoya ordre d'épargner les amis et la famille de Gallien, et poussant la politique au-delà de toute mesure de bienséance et de raison, il voulut que l'on mît au rang des dieux un prince qui avait déshonoré l'humanité. Comme il prévoyait que le sénat ne se porterait qu'avec une extrême répugnance à rendre un pareil décret, il s'autorisa des soldats, dont il fit changer de nouveau les dispositions, et à qui il persuada de demander les honneurs divins pour celui qu'ils venaient de déclarer tyran. Le sénat ordonna donc l'apothéose de Gallien, joignant l'indignité au sacrilège, et profanant en même temps la majesté du Dieu suprême, et la gloire des bons princes, de la vertu desquels cet honneur avait été la récompense.

Je ne sais s'il est rien de plus capable d'avilir les éloges humains, et de les rendre méprisables, que de les voir ainsi prostitués sans pudeur à un prince tel que Gallien. Nous avons un monument subsistant de cette misérable adulation dans un arc de triomphe érigé en son honneur, et dont l'inscription porte que sa valeur invincible n'a pu être surpassée que par sa piété : Cujus invicta virtus sola superata est. Quelle valeur et quelle piété que celle de Gallien, d'une part noyé dans la mollesse, et de l'autre le fils le plus ingrat et le plus dénaturé qui fût jamais !

Pendant que l'on élevait des autels à Gallien, sa mort ne fut point vengée. L'inconséquence est complète. Mais ceux qui le faisaient dieu étaient les mêmes qui l'avaient tué.

On ne doit pas être surpris que Gallien ait été autant haï qu'il était méprisé. Aux vices honteux, tels que la mollesse, la vie efféminée, les débauches de toute espèce, il joignait la cruauté. Outre les exemples que nous en avons déjà donnés, l'historien de sa vie assure qu'il lui est souvent arrivé de faire massacrer trois et quatre mille soldats à la fois. C'est ainsi qu'il apaisait les séditions auxquelles donnait lieu l'indignité de sa conduite.

Le sénat avait contre lui tin motif particulier de haine. Ce prince, qui ne polirait se dissimuler qu'il avilissait le trône, était jaloux du mérite ; et voyant s'élever de toutes parts des tyrans et des usurpateurs, il crut prendre une précaution sage en interdisant la milice aux sénateurs, de peur que l'éclat de leur dignité appuyé du commandement des armes ne leur haussât le courage, et ne leur procurât en Même temps plus de facilité pour envahir la souveraine puissance. Ainsi cette auguste compagnie, qui depuis que Rome subsistait lui avait fourni tous ses commandants et tous ses généraux, perdit cette glorieuse prérogative ; et au lieu qu'elle avait toujours réuni dans ses membres le mérite guerrier, et celui de la manutention des lois, elle fut réduite aux seules fonctions civiles, non moins utiles que les autres, mais moins brillantes. Alors donc s'établit parmi les Romains une distinction inouïe jusque là. Les gens d'épée et les gens de robe commencèrent à former deux états séparés, de l'un desquels on ne passait point à l'autre.

Ce changeaient irrita beaucoup les sénateurs, et ils s'en vengèrent comme on l'a en sur la mémoire de Gallien et sur sa famille. Mais c'est une douce habitude que telle du repos. Ils s'y familiarisèrent en peu de temps ; et quoiqu'il leur eût été aisé sous les empereurs suivants, qui furent des princes estimables de se faire relever de la défense de Gallien, ils préférèrent la tranquillité dont ils jouissaient aux périls de la guerre et aux orages des séditions ; et ils semblèrent prendre peur leur devise Moins d'éclat et plus de sûreté.

Tous les ordres de l'état furent mécontents dé Gallien. Les chrétiens seuls eurent lieu de se louer de lui. Dès qu'il fut maître de l'empire, il fit cesser la persécution excitée contre eut par son père, et il ordonna qu'on leur restituât les cimetières et les lieux religieux dent ils avaient été dépossédés. Ce serait deviner que de vouloir assigner le motif qui le rendit favorable aux chrétiens. On petit néanmoins soupçonner que la haine de Macrien, qui tout puissant sous Valérien s'était révolté presque aussitôt après l'infortune de son maître, porta Gallien à protéger ceux dont ce ministre devenu tyran était l'ennemi déclaré, à détruire son ouvrage, et à calmer la persécution dont il était l'auteur.

On juge aisément que la littérature ne fut pas florissante sous un règne si violemment agité. Les muses sont amies de la paix, et le bruit des armes les réduit au silence. Ce n'est pas que le prince ne les cultivât, et qu'il n'écrivît même aussi bien qu'aucun homme de son siècle en prose et en vers, mais dans le genre frivole. L'estime qu'il faisait des beaux arts lui inspira de l'affection pour Athènes, qui en avait toujours été le domicile et le centre. Il voulut être citoyen et premier magistrat de cette ville, et se mettre au rang des Aréopagites ; soins déplacés et misérables, pendant que l'état périssait. J'en dis autant à plus forte raison de la faveur dont il était disposé à gratifier Plotin, philosophe platonicien, rempli d'idées singulières et bizarres, et moins estimable par l'élévation de ses pensées que digne de mépris par ses travers. Plotin s'était mis en tête de réaliser le système idéal de la république de Platon ; et Gallien consentait à se prêter à cette chimère, en lui faisant rebâtir une ville de Campanie, que ce philosophe gouvernait suivant les lois platoniciennes. Des courtisans jaloux, dit Porphyre, détournèrent l'empereur de ce dessein. Le bon sens suffisait pour le rejeter.

La protection que Gallien accordait aux lettres se sentait donc de son caractère vain, mou, capricieux ; et il n'est pas étonnant que, contrariée d'ailleurs par la difficulté des temps, elle n'ait produit aucun fruit solide. Nous connaissons peu d'ouvrages, hors ceux de Plotin, qui aient été composés durant ce règne, et si nous regrettons la perte de quelques-uns que nous trouvons cités, c'est à titre de monuments. On voit dans plusieurs bibliothèques, au rapport de Casaubon, un écrit sur 'ad' les machines de guerre dont l'auteur appelé Athénée paraît être un ingénieur de ce nom, employé par Gallien avec Cléodame byzantin comme lui, pour fortifier les places de Thrace et d'Illyrie exposées aux courses et aux attaques des Scythes.

Nul règne n'est plus chargé que celui de Gallien, d'événements qui se croisent, et dont le récit impliqué forme une espèce de labyrinthe où l'on se perd. J'appréhende que l'on ne s'en soit trop aperçu dans le tissu que j'ai taché d'en faire. La méthode que j'ai suivie pour y répandre quelque clarté, a été de partager à peu prés l'objet général en trois parties, dont l'une comprend ce qui s'est passé en Orient, et surtout les exploits d'Odénat ; la seconde, ce qui regarde la Gaule et les provinces adjacentes ; et la troisième, les troubles et les guerres des pays du milieu, soit courses des Barbares, soit révoltes des tyrans. Gallien n'a agi qu'en Italie, en Illyrie, et dans la Gaule. Il a presque aussi peu influé dans les événements des autres dépendances de l'empire, que s'il n'eût pas été empereur. Les mouvements en Égypte et en Afrique sont des faits isolés, et qui ont peu de liaison avec le reste.

Tout ce morceau d'histoire serait fort intéressant, s'il nous restait traité de bonne main. Jamais on ne vit tant de vicissitudes, tant de révolutions, et, je ne crains point de le dire, tant de talents et tant de vertus. Presque tous ces hommes connus dans l'histoire du règne de Gallien sous le nom de tyrans, étaient des gens de mérite, qui savaient la guerre, qui entendaient parfaitement la conduite des grandes affaires, et qui souvent se rendaient encore recommandables par les vertus morales. Odénat et Postume en sont la preuve. Il y e longtemps que l'on a remarqué que les temps de troubles et d'orages sont les plus favorables aux talents. Nulle époque dans l'histoire romaine plus féconde en grands hommes, que les derniers temps de la république et ceux de Gallien ; et de même notre France n'a jamais produit tant de héros à là fois, que durant les guerres des Anglais sous Charles VII, et pendant les fureurs de celles auxquelles la religion servait de cause ou de prétexte. Dans ces tristes positions, le mérite perte facilement, à cause du besoin que l'on eu a ; et il se perfectionne en luttant contre les difficultés et les obstacles. Déplorable condition du genre humain ! Il faut qu'il soit malheureux, pour que les qualités qui lui font le plus d'honneur aient un théâtre où elles puissent se développer.

Trébellius, en écrivant l'histoire des tyrans qui se sont élevés sous les règnes de Valérien et de Gallien, s'était fixé, par une fantaisie dont je ne prétends pas rendre raison, au nombre de trente ; et pour compléter Ce nombre, il y a compris et Odénat, dont la promotion fut légitime, et un premier Valens, qui s'était révolté contre Dèce, et des enfants, à qui leur âge n'a pas permis de faire un rôle, et deux femmes, Zénobie et Victoria. On se moqua de lui sur ce qu'il insérait des femmes dans un catalogue de tyrans ; et pour satisfaire à ce reproche, sans se départir de son nombre favori de trente, Trébellius ajouta après coup deux tyrans, Fun antérieur, l'autre postérieur à Gallien ; l'un du temps de Maximin, l'autre de celui de Claude. Si nous voulons ramener les choses à l'exactitude, nous trouverons sous Gallien dix-huit tyrans, en y comprenant Zénobie, qui par son audace et son ambition mérite bien d'y tenir sa place. J'en ai fait le dénombrement à la fin des fastes de ce règne.

 

 

 



[1] Zonaras et le Syncelle appellent ce général Calliste, mais par erreur, comme l'a remarqué M. de Tillemont.

[2] EUSÈBE, Histoire ecclésiastique, VII, 10.

[3] Ville sur la Drave, aujourd'hui Essek.

[4] Aujourd'hui Scopia ou Uscopia dans la Bulgarie.

[5] Trébellius place cette aventure dans la description des fêtes pour la dixième année de Gallien, dont il va être parlé incessamment. Mais ou ces fêtes concoururent avec le triomphe, ou l'historien a mal placé le fait dont il s'agit, qui par sa nature doit appartenir au triomphe.

[6] M. de Tillemont, conduit par l'ordre des temps, joint cette sédition à la révolte de Macrien, qui fut reconnu en Égypte aussi bien qu'en Syrie ; mais les dates précises de tous les faits que nous racontons ici sont si incertaines et si difficiles à déterminer, qu'il vaut peut-être autant suivre la liaison des choses.

[7] Histoire Romaine, l. XL.

[8] Histoire Romaine, tom. IX, p. 169.

[9] Zosime et Zonaras rapportent cette course des Goths au temps Valérien. Trébellius la place sous Gallien ; et son arrangement a été de jugé préférable par M. de Tillemont.

[10] Trébellius dit que les Goths furent battus alors par Macrien ; et la chose n'est pas absolument impossible, vu que cet usurpateur se transporta vers ces temps-ci dans la partie occidentale de l'empire, qu'il prétendait enlever à Gallien. Mais quelques années après nous trouvons un Marcien faisant vivement la guerre aux Goths, et leur donnant la chasse. Il est bien aisé que deux noms aussi semblables aient été confondus.

[11] Trébellius décharge Postume de ce qu'il y a de plus odieux dans son usurpation, en disant que ce furent les Gaulois qui, ne pouvant supporter les vices de Gallien, et indignés de se voir soumis au gouvernement d'un enfant, tuèrent Valérien César, et mirent Postume en sa place ; mais il est visible que c'est là le langage de ceux qui voulaient justifier, ou du moins excuser le tyran.

[12] M. de Tillemont distingue Lollianus, L. Ælianus, et A. Ælianus, et il en fait trois tyrans. M. de Valois (Mém. de l'Acad. des Belles-Let., p. 585), réduit ces trois princes au seul Ulpius Cornelius Lælianus, dont le dernier nom aura été différemment altéré par l'ignorance des auteurs ou des copistes ; et ce sentiment me paraît préférable.

[13] Trébellius ne s'explique pas davantage. Peut-être Salonin laissa-t-il quelque enfant en bas âge. Peut-être aussi doit-on entendre la postérité des frères de Gallien.