HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

DE PHILIPPE À GALLIEN

LIVRE UNIQUE

§ II. Dèce.

 

 

FASTES DU RÈGNE DE DÈCE.

 

M. ÆMILIANUS II. - JUNIUS AQUILINUS. AN R. 1000. DE J.-C. 249.

Dèce reconnu empereur fait son fils allié César. II donna dans la suite le même titre à son second fils Hostilianus.

Il persécute violemment l'église chrétienne.

C. MESSIUS QUIETUS TRAJANUS DECIUS AUGUSTUS II. - ..... GRATUS. AN R. 1001. DE J.-C. 250.

Ce second consulat de Dèce en suppose un premier dont on 'ignore la date.

La persécution dura dans sa force pendant toute cette année.

Martyre de saint Fabien pape.

Origène longtemps et cruellement tourmenté par le magistrat païen à Césarée de Palestine.

Chute d'en grand nombre de chrétiens. Saint Paul ermite se confine dans les déserts de la Thébaïde.

Partie des murailles de Rome reconstruite par Dèce.

Troubles dans les Gaules.

Invasion des Goths dans l'Illyrie, la Thrace, et la Macédoine. L. Priscus se joint à eux, et se fait proclamer empereur. Dèce le jeune est envoyé par son père pour faire tête aux ennemis. Prise de Philippopolis en Thrace par les Goths.

 DECIUS AUGUSTUS III. - Q. HERENNIUS ÉTRUSCUS MESSIUS DECIUS CÆSAR. AN R. 1002. DE J.-C. 251.

 Dèce fait son fils aîné Auguste.

 Il se transporte lui-même en Illyrie.

 Valens, empereur de peu de jours, soit en Illyrie, soit à Rome.

 Valérien, depuis empereur, est élu censeur par le sénat.

 Dèce, après avoir remporté plusieurs grands avantages sur les Goths, périt avec son fils aîné et toute sou armée par la trahison de Gallus. Cet événement doit être daté de la fin de l'année.

TYRANS sous le règne de Dèce.

L. PRISCUS en Illyrie. Ce pouvait être le frère de l'empereur Philippe.

JULIUS VALENS en Illyrie, selon Trébellius Pollio. La manière dont s'exprime Aurélius Victor marquerait plutôt que ce fut à Rome que Valens fut proclamé empereur.

JOTAPIEN peut avoir vécu et régné jusque sous l'empereur Dèce.

 

La confusion des temps dont j'écris l'histoire est extrême. Il n'y a pas une date d'événement, pas une époque de commencement ou de fin de règne, presque pas un fait, qui ne soit sujet à discussion. Les écrivains mêmes de l'histoire Auguste nous manquent ; et il s'y trouve une lacune depuis la mort de Gordien jusqu'au règne de Valérien. Dans ce labyrinthe, le travail de M. de Tillemont est pour moi un guide nécessaire, sans le secours duquel je n'aurais pas osé m'y engager.

La famille de Dèce nous offre un exemple de ces embarras. Les noms multipliés de ses fils ont donné lieu à plusieurs savants de lui en attribuer quatre : d'autres n'en reconnaissent que deux. Le nom de sa femme a occasionné bien des discussions. M. Lebeau, mon illustre confrère, qui joint à un goût exquis en éloquence et en poésie une connaissance profonde de l'antiquité, m'a averti que les auteurs les plus éclairés dans la science métallique n'admettent que deux fils de Dèce, l'un nommé Q. Hérennius Étruseus Messius Décitis, et l'autre C. Valens Hostilianus Messius Quintus ; et que pour ce qui regarde la femme de Dèce, elle se nommait constamment Hérennia Éruscilla. C'est à quoi je m'en tiens.

Dèce se nommait C. Messius Quintus Trajanus Décius. Il paraît que son nom de famille était Messius ; car ce nom se trouve pareillement sur les médailles de ses fils. Cependant l'usage a prévalu de le désigner par le nom de Dèce, que l'on fait quelquefois précéder de celui de Trajan. Né dans un bourg près de Sirmium, comme je l'ai dit, il est le premier de tant de princes que l'Illyrie a donnés à l'empire romain.

Cet empereur est très-célèbre dans notre histoire ecclésiastique, comme un violent persécuteur du christianisme. Par cette raison les auteurs chrétiens ne lui sont pas favorables. Les païens au contraire le comblent d'éloges, mais qu'ils prouvent peu par les faits. Son règne fut très-court, et il faut convenir que l'histoire ne nous en a conservé rien de plus mémorable, que la persécution qu'il exerça contre la religion chrétienne.

C'en est aussi le premier événement. Dèce haïssait les chrétiens, parce que Philippe les avait protégés ; et il se hâta de satisfaire sa haine contre eux. Il ne fut paisible possesseur de l'empire qu'après le milieu de l'an de J.-C. 249 ; et le vingt janvier 250, saint Fabien, pape, souffrit le martyre. La persécution fut ordonnée par un édit de t'empereur, et conséquemment générale dans tout l'empire ; et comme toutes les provinces étaient remplies de chrétiens qui s'étaient prodigieusement accrus depuis le règne d'Alexandre Sévère, elle répandit une consternation universelle.

Le caractère propre de cette persécution, que l'on compte pour la septième, fut de tendre à forcer les chrétiens par la longueur des tourments à abjurer la religion. On se donnait bien de garde de les envoyer tout d'un coup à la mort. On les tenait longtemps enfermés dans les prisons, où ils étaient rudement traités ; et on les appliquait à la question à diverses reprisses, pour lasser leur patience, et pour triompher, par des épreuves cruelles et réitérées, de la constance de ceux que l'on croyait déterminés à accepter la mort avec joie.

C'est ainsi que l'on en usa à l'égard d'Origène en particulier, que sa célébrité et son grand nom exposaient singulièrement à la haine des païens. Ce vénérable vieillard, âgé alors de soixante-six à soixante-sept ans, fut arrêté à Césarée de Palestine, et jeté en prison. Le magistrat fut également attentif à le faire beaucoup souffrir, et à ne pas lui ôter la vie. Les horreurs d'un cachot, les chaînes, le collier de fer, les tourments de la question, les ceps dans lesquels on fit passer ses jambes jusqu'au quatrième trou, les menaces du supplice du feu, tout fut mis en usage pour enlever à la religion chrétienne ce zélé et éclairé défenseur, et pour en faire un apostat. La grâce de J.-C. l'ayant soutenu, il fut enfin relâché lorsque la persécution cessa, et il se retira à Tyr, où il mourut assez peu de temps après.

Saint Babylas d'Antioche et saint Alexandre de Jérusalem moururent dans la prison où ils avaient été enfermés pour le nom de J.-C.

Dèce employa encore contre les chrétiens une autre ruse cruelle, mais dont il trouvait l'exemple dans la conduite de ses prédécesseurs. Il attaqua surtout les évêques et les prêtres, persuadé que les peuples destitués de l'appui de leurs pasteurs, seraient plus aisés à vaincre. Il comprit si bien l'importance de cette politique pour réussir dans ses vues, qu'après la mort de saint Fabien, il empêcha pendant plus d'un an qu'on ne lui donnât un successeur ; et ce ne fut qu'à la faveur des révoltes et des guerres, qui attirèrent nécessairement toute son attention, que le clergé et le peuple de Rome eurent la liberté de s'assembler pour élire saint Corneille.

On sent assez que ces mesures étaient bien prises par rapport à la fin que Dèce se proposait ; et réellement un grand nombre de chrétiens, amollis par une paix de trente-huit ans, qui n'avait été troublée que par la persécution passagère de Maximin, succombèrent à celle dont nous parlons. Plusieurs sacrifièrent aux idoles ; d'autres, pour concilier, à ce qu'ils s'imaginaient, leur conscience avec leur sûreté sans avoir commis le crime, tirèrent, moyennant une somme d'argent, un certificat des magistrats qui attestait leur soumission à l'édit de l'empereur. Les plus sages des simples fidèles, que leur état n'obligeait point à demeurer sur le champ de bataille et à faire tête à l'ennemi, craignant leur faiblesse, usèrent de la permission que J.-C. accorde dans l'évangile. Ils s'enfuirent, et se dispersèrent dans des lieux écartés. Parmi ces illustres fugitifs, le plus célèbre est saint Paul ermite, qui se confina dans les déserts de la Thébaïde, et qui y resta caché jusqu'à ce que, quatre-vingt-dix ans après, Dieu le fit connaître par une révélation expresse à saint Antoine.

La miséricorde divine modéra, par rapport à la durée, un mal si violent et si funeste. La persécution n'agit avec toute sa force que pendant un an ; et avant la fin de l'an de J.-C. 250, les confesseurs qui remplissaient les prisons de Rome furent élargis.

Ce ne fut point douceur ni clémence de la part de Dèce qui amortit le feu de la persécution, mais, comme je l'ai déjà dit, le besoin des affaires et les dangers dont menaçait l'état une invasion des Barbares. Les Goths passèrent le Danube[1] et se répandirent dans l'Illyrie, dans la Thrace, dans la Macédoine. L. Priscus, qui commandait dans ces quartiers (c'était apparemment le frère de l'empereur Philippe), n'eut pas de honte de se joindre aux ennemis de l'empire. Il prit la pourpre, et donna le spectacle singulier et inouï d'un empereur romain à la tête d'une armée de Goths. Il ne jouit pas longtemps d'un vain titre si lâchement usurpé ; il fut déclaré ennemi public par le sénat, et tué bientôt après, sans que nous puissions dire comment ni par quelle main.

Dèce, peut-être occupé à apaiser un mouvement de guerre civile qui, s'était excité dans les Gaules, envoya en Illyrie, pour s'opposer aux courses des Barbares, son fils aîné qu'il avait fait César. Ce jeune prince, après une alternative de bons et de mauvais succès, eut enfin le dessous, et il ne put empêcher que les Goths ne prissent la ville de Philippopolis en Thrace, dans laquelle il y eut, dit-on, cent mille hommes tués, et d'où les vainqueurs emmenèrent beaucoup de prisonniers d'un rang illustre.

La guerre devenant ainsi de plus en plus importante, Dèce, ou libre des autres soins, ou jugeant que celui-ci était le plus pressé, se transporta lui-même en Illyrie ; et, si nous en croyons Zosime son panégyriste, il vainquit les Goths dans tous les combats qu'il leur livra.

Pendant qu'il faisait la guerre avec succès contre les Barbares, il s'éleva contre lui un nouveau concurrent au trône, soit dans Rome, soit en Illyrie : car les témoignages des auteurs varient sur ce point. Valens se fit proclamer empereur, et périt au bout de peu de jours.

Gallus, non moins ambitieux, mais plus adroit que Priscus et que Valens, réussit mieux dans une pareille entreprise contre Dèce. Il était un des principaux officiers de l'armée romaine, et Dèce, après plusieurs victoires remportées sur les Goths, se proposant de leur couper leur retour dans leur pays et de les exterminer entièrement afin de faire perdre pour toujours à cette nation la pensée de rentrer sur les terres romaines, le chargea de garder avec un bon corps de troupes la rive du Danube, pendant que lui avec le gros de l'armée il les poursuivrait en queue. Les Gotha ne pouvaient échapper, si la trahison de Gallus ne fût venue à leur secours. Ce perfide, saisi de la passion de régner, leur fit ses propositions contre son maître qui furent reçues avidement ; et le projet d'une embuscade pour faire périr Dèce fut arrangé entre eux‘ Les Goths se postèrent près d'un grand marais, dans lequel Dèce, emporté par son ardeur à poursuivre des vaincus, et trompé par un faux avis. de Gallus, s'engagea sans le sonder. Le marais était profond et fangeux ; et l'empereur s'y étant embourbé avec toute son armée, se vit dans le moment attaqué par une nuée d'ennemis. On rapporte de lui eu cette triste occasion un trait de fermeté et de grandeur d'âme tout semblable à celui que l'histoire loue dans Crassus au milieu de ses infortunes vis-à-vis des Parthes. On dit que le fils aîné de Dèce, qu'il venait d'élever au rang d'Auguste, ayant été tué dans le combat, ce père généreux, loin de succomber à la douleur, entreprit de consoler ses troupes et de les animer à bien faire, en leur disant que la perte d'un soldat n'était pas la ruine d'une armée. Son courage lui fut inutile dans l'affreuse position où il se trouvait. Enfoncés dans la fange, percés de traits par un ennemi qui tirait de loin sans se commettre, Dèce, son fils et toute l'armée romaine, soldats et officiers, périrent sans qu'il en échappât un seul. C'est ainsi que la justice divine vengea le sang de ses saints cruellement répandu par ce violent persécuteur. Le règne de Dèce n'a duré qu'un peu plus de deux ans. Sa mort tombe sous la fin de novembre ou le commencement de décembre de l'an de J.-C. 251. Il laissa un fils, Hostilien, qui fut le jouet, comme nous allons le voir, de la perfidie de Gallus.

Il est dit de Dèce qu'il bâtit et dédia les murs de Rome, ce qui signifie apparemment qu'il en reconstruisit une partie, qui eut par conséquent besoin d'une nouvelle dédicace. Car les murs des villes étaient chose sacrée, selon les idées superstitieuses des Romains. Dèce bâtit aussi des bains ou thermes, soit pour son usage particulier, soit pour la commodité publique.

Il paraît que ce prince estimait la décence dans la conduite et souhaitait la réforme des mœurs, si nous devons recevoir pour vrai le récit que nous trouvons dans la vie de Valérien par Trébellius Pollio. Il y est rapporté que Dèce, étant en Illyrie, écrivit au sénat pour ordonner l'élection d'un censeur, et que le choix de la compagnie tomba sur Valérien, qui fut depuis empereur. Une pareille attention fait honneur au gouvernement de Dèce. Nous traiterons bientôt ce fait avec plus d'étendue, lorsqu'il nous faudra parler de Valérien.

 

 

 



[1] Zosime, par une ignorance grossière, nomme le Tanaïs au lieu du Danube.