Jusqu'ici nous avons vu de fréquentes guerres des Romains contre les Parthes. Ces deux empires rivaux, depuis qu'ils s'étaient choqués dans la malheureuse expédition de Crassus, n'avaient cessé de se regarder d'un œil jaloux. Souvent en armes, toujours en inquiétude et en défiance réciproque, ils se balançaient dans une sorte d'égalité ; et quoique les Parthes fussent obligés de céder à Rome la prééminence d'honneur, ils s'étaient maintenus dans l'indépendance, et n'avaient point subi le joug de cette puissance, qui engloutit tous les autres royaumes du monde connu. Trajan les entama, et leur enleva de grands pays : il ébranla leur monarchie jusque dans ses fondements, et il en aurait peut-être achevé la conquête et réduit l'empire des Parthes en province romaine, s'il n'eût été arrêté par la maladie et par la mort. Après lui il ne se trouva plus parmi les empereurs romains de guerrier qui lui ressemblât, ni qui fût capable de pousser en avant ce qu'il avait entrepris. L'équilibre entre les deux empires se rétablit ; et les victoires de L. Vérus, celles de Sévère, continrent les Parthes, mais ne les mirent point en danger. Je ne parle point de la guerre de Caracalla, follement commencée et finie honteusement pour Rome. Les Parthes étaient donc tranquilles de la part des Romains, et conservaient à leur égard le titre d'invincibles, lorsqu'une révolution intestine changea totalement leur situation, et les fit disparaître de dessus la scène de l'univers. Pour éviter ici l'ambigüité, distinguons la nation des Parthes de l'empire des Parthes, qui renfermait dix-huit royaumes, ou grandes provinces. La nation disparut, comme je viens de le dire, et rentra dans l'obscurité d'où Arsace l'avait tirée. Avant Arsace, il n'est fait presque aucune mention des Parthes : depuis l'époque dont je vais parler, l'histoire ne les connaît plus. Mais l'empire qu'ils avaient fondé subsista, n'ayant souffert d'autre changement que de passer d'un peuple à un autre. Voici le peu que nous savons sur ce grand événement. Artabane, dernier roi des Parthes, n'était parvenu au trône que par une guerre civile contre son frère, qui le lui disputait. On peut croire que cette division domestique, quoique terminée à son avantage, affaiblit sa puissance, et que c'est ce qui donna lieu aux Perses de tenter une révolte et le moyen d'y réussir. Nous apprenons de Strabon[1] que les Perses formaient sous l'empire des Parthes un corps d'état, et avaient leur roi particulier. Malgré leur abaissement, la gloire du grand Cyrus, et cette longue succession de rois que leur nation avait donnés à l'Asie, ne sortaient point de leur mémoire ; et il se trouva enfin un homme qui entreprit d'en faire revivre l'antique splendeur. Il se nommait Artaxerxés, et était, si nous en croyons Agathias, un aventurier, né d'un soldat nommé Sasan, et de la femme de Pabec, cordonnier, qui étant habile dans l'astrologie, et sachant par cette voie que le fils de Sasan deviendrait un illustre personnage, avait lui-même livré sa femme à ce soldat. Un tel récit a bien l'air d'une fable. Je ne nie point que le père d'Artaxerxés ne s'appelât Sasan : ce qui paraît confirmé par l'autorité d'Abulpharage, qui désigne par le nom commun de Sasanides tous les princes qui régnèrent en Perse depuis Artaxerxés dont nous parlons, jusqu'à l'invasion des successeurs de Mahomet. Mais les autres circonstances de la naissance de ce héros persan sentent le merveilleux poussé jusqu'à l'extrême indécence. Dion parle aussi d'Artaxerxés comme d'un inconnu. Hérodien le qualifie roi des Perses, et c'est à quoi je m'en tiens. Artaxerxés souleva donc les Perses ses compatriotes et ses sujets contre Artabane, défit ce prince en trois batailles, le tua, et se fit reconnaître en sa place roi de tout l'empire dont les Parthes avaient été jusqu'alors la nation dominante. M. de Tillemont, d'après à P. Pétau, place cette révolution sous l'an de J.-C. 226, du règne d'Alexandre Sévère 4 et 5. Ainsi l'empire des Arsacides fondé l'an de Rome 502, et éteint en l'année 977, aura duré quatre cent soixante-quinze ans. Le changement de la domination des Parthes en celle des Perses n'en fut point un par rapport aux Romains. Cet empire demeura toujours leur ennemi, et leur causa même de plus grands désastres sous ses nouveaux maîtres. Artaxerxés n'eut pas plus tôt rangé sous sa loi tout ce qui avait obéi à Artabane, qu'il porta plus loin son ambition, et se prépara à la guerre contre les Romains. Il passa le Tigre, et vint mettre le siège devant Atra, dont il voulait faire sa place d'armes en Mésopotamie. Il y eut le même succès qu'avaient eu Trajan et Sévère, et il fut obligé de lever le siège. Cet échec ayant apparemment encouragé ceux qui n'aimaient point la nouvelle domination, il lui fallut porter ses armes dans la Médie, dans la Parthyène, dans l'Arménie, où s'étaient retirés les fils d'Artabane. Il ne réussit pas dans ce dernier pays ; mais il n'y fut pas sans doute fort maltraité, puisqu'il reprit tout de suite son projet de guerre contre les Romains. Il fit de grands préparatifs, il menaçait la Mésopotamie et la Syrie, et même il revendiquait toute l'Asie mineure jusqu'à la mer Égée, alléguant que ces pays avaient été conquis par Cyrus, et gouvernés sous l'autorité des successeurs de ce grand roi jusqu'à Darius Codomanus par des satrapes persans ; et qu'ils étaient par conséquent des dépendances de l'empire des Perses, qu'il venait de relever, et qu'il prétendait rétablir dans ses anciens droits. Ces nouvelles portées à Rome effrayèrent Alexandre, si nous en croyons Hérodien. Nourri dans la paix, accoutumé aux délices de Rome, ce jeune prince n'envisageait, dit l'historien, qu'avec douleur et avec crainte le trouble, les fatigues et les dangers d'une guerre si éloignée contre un ennemi si puissant. Telles sont les couleurs sous lesquelles cet historien, comme je l'ai déjà dit, peint toujours Alexandre. Lampride nous en donne une idée toute différente ; il lui attribue même la gloire d'avoir été grand dans les armes, et le témoignage de cet écrivain me paraît ici préférable. En effet, si Alexandre était timide, pourquoi se mit-il à la tête de ses armées ? Et quant à ce qui regarde le reproche de son goût prétendu pour les délices de la ville, il est démenti par toute la conduite de ce jeune empereur, plus voisine de l'austérité que du luxe et de l'amour des plaisirs. Il est vrai qu'il n'avait point une passion impétueuse pour la guerre, et qu'il fit ce qui dépendait de lui pour l'éviter ; en quoi on ne peut louer que sa sagesse. Il envoya à Artaxerxés des ambassadeurs chargés de lui représenter qu'il ne devait point, sur de vaines espérances, allumer une guerre qui allait troubler tout l'univers ; que les deux empires étaient assez grands pour se tenir renfermés chacun dans leurs limites. Les ambassadeurs avaient même ordre de le faire souvenir des victoires que Trajan, L. Vécus et Sévère avaient remportées sur les Parthes, et qui étaient des gages de celles que les Romains pouvaient se promettre, s'il osait les attaquer. Le roi des Perses ne tint compte de ces représentations. Fier et présomptueux par caractère, enflé d'ailleurs de ses succès, il ne répondit aux discours d'Alexandre que par des hostilités effectives. Il entra en Mésopotamie, fit le dégât dans le pays, enleva un grand butin, attaqua les camps des légions qui gardaient les passages des fleuves ; et il dut tous ces avantages moins encore à sa valeur et à son audace qu'aux mauvaises dispositions des soldats romains, dont les uns ne voulurent point se défendre, et les autres furent même assez perfides pour passer sous ses drapeaux. George le Syncelle rapporte que dans cette expédition le roi des Perses assiégea Nisibe, et poussa ses ravages jusque dans la Cappadoce. Alexandre, voyant qu'il n'y avait point d'espérance de maintenir la paix, résolut de faire la guerre d'une façon digne d'un empereur romain. Il ne se proposait pas un moindre modèle que le fameux conquérant dont il portait le nom. Se défiant des légions de Syrie, de tout temps amollies par la douceur et les délices da climat, il jugea nécessaire de mener avec lui non seulement ses prétoriens, mais une partie des légions européennes. Il leva de nouvelles troupes dans toute l'étendue de l'empire. Il mêla l'ordonnance macédonienne à la romaine, formant une phalange de six légions, et établissant deux corps de vieux soldats, qu'il nomma les uns chrysaspides, et les autres argyraspides[2]. Enfin, persuadé que la présence du prince est un puissant aiguillon pour les troupes, il voulut marcher lui-même à la tête de son année. Lorsque le temps du départ approcha, il assembla les soldats qui étaient dans Rome et aux environs, pour leur notifier sa résolution et les exhorter à bien faire dans la guerre à laquelle il les menait. Le discours qu'Hérodien lui prête en cette occasion, sent plus l'élégance d'un sophiste timide que la noble audace d'un guerrier et d'un général. Je n'en extrairai rien ici, et je me contenterai de dire qu'Alexandre employa un encouragement plus efficace auprès des soldats, en leur faisant une abondante largesse. Il vint ensuite an sénat, auquel il communiqua aussi son dessein et annonça le jour de son départ. Ce départ semble devoir être placé sous l'an 232 de J.-C. Alexandre avait alors près de vingt-quatre ans, et il entrait dans la onzième année de son règne. Avant que de partir il monta au Capitole, et il y offrit les sacrifices que la coutume prescrivait ; après quoi il sortit de la ville, accompagné et reconduit par tout le sénat et tout le peuple, à qui la tendresse pour un si bon prince, qu'ils voyaient s'éloigner d'eux, faisait verser beaucoup de larmes. Alexandre, selon Hérodien, ne put retenir les siennes ; et il retournait souvent la tête vers là ville. Ses larmes n'ont rien d'indigne d'un grand cœur si elles venaient, non de faiblesse, mais, comme il est plus juste de le croire, de sensibilité à l'affection que son peuple lui témoignait. Il prit sa route par l'Illyrie, d'où il devait emmener une partie des troupes qui y avaient ordinairement leurs quartiers. Sa marche avait été arrangée deux mois auparavant, et notifiée par des placards affichés dans Rome et-partout où besoin était. Tel jour, à telle heure, ainsi commençait le placard, je partirai de la ville, et j'irai coucher à tel endroit. Tous les lieux par lesquels il devait passer et où les étapes devaient être fournies, tous ses séjours étaient marqués, et ce plan fut exécuté ponctuellement. Il ne voulait pas que Ses officiers fissent trafic de ses passages par un endroit ou par un autre ; on savait à quoi s'en tenir avec lui. J'ai dit avec quelle sévérité il faisait observer la discipline dans ses marches. Chacun gardait son poste ; le soldat était modeste et retenu, l'officier aimable et poli ; en sorte que l'on eût cru que ce n'était pas une armée, mais une compagnie de sénateurs qui passait : aussi les peuples des provinces comblaient-ils Alexandre de bénédictions. Les troupes mêmes, qu'il contenait si bien dans le devoir, aimaient leur jeune empereur comme un frère, comme un fils, comme un père, parée qu'il avait grand soin, comme je l'ai observé, qu'il ne leur manquât rien. Le soldat était bien nourri, bien vêtu, bien chauffé, des armes brillantes, de beaux chevaux richement enharnachés : rien n'était plus magnifique que l'armée romaine, rien n'était mieux discipliné. Alexandre se rendait affable à tous ; il ne se distinguait point par le luxe ni par la bonne chère. Quand il mangeait, sa tente était toute ouverte et les pavillons levés, afin que le soldat fût témoin de la frugalité de sa table. Il arriva ainsi à Antioche ; et voulant achever de mettre les bons procédés de son côté, d'ailleurs espérant beaucoup de sa présence sur les lieux, qui avait déjà obligé Artaxerxés de se retirer de devant Nisibe, il lui envoya une seconde ambassade pour l'exhorter à modérer ses vastes projets et à demeurer en paix. Le roi des Perses regarda vraisemblablement ces tentatives réitérées pour arrêter la guerre, comme des preuves de crainte et de faiblesse ; et, de plus en plus intraitable, il choisit, pour porter sa réponse à l'empereur romain, quatre cents seigneurs persans, qui vinrent magnifiquement vêtus, armés de leurs arcs, montés sur des chevaux superbes, et dont le chef déclara à Alexandre que le grand roi Artaxerxés ordonnait aux Romains et à leur commandant de lui abandonner la Syrie et tous les pays compris entre la mer de Cilicie, la mer Égée et le Pont-Euxin, comme des dépendances de l'ancien domaine des Perses. Si nous nous en rapportons à Hérodien, Alexandre viola le droit des gens à l'égard de ces ambassadeurs persans, non pas jusqu'à leur ôter la vie ; mais il les fit arrêter, les dépouilla de tout ce qu'ils avaient apporté de richesses, et les confina en différentes bourgades de la Phrygie. Cet écrivain a si peu de jugement que peu s'en faut qu'il ne loue la modération d'Alexandre pour n'avoir pas poussé plus loin la rigueur contre des ministres qui après tout n'avaient fait qu'exécuter les ordres de leurs maîtres. Un si mauvais juge des choses mérite peu de créance comme témoin. M. de Tillemont est porté à nier le fait, et nous après lui. Alexandre voyant qu'Artaxerxés était absolument déterminé à la guerre, se disposa à la pousser vivement. Il fut un peu arrêté par quelques mouvements de sédition ou même de révolte qui s'élevèrent parmi les troupes d'Égypte et de Syrie. Peut-être doit-on rapporter à ce temps-ci une partie de ce que nous avons dit de ces téméraires qui aspirèrent à l'empire. Les troubles n'allèrent pas loin, et furent aisément et promptement apaisés par la punition des coupables. J'ai parlé de la mutinerie d'une légion qu'il fut obligé de casser, et qui obtint par prières et par supplications d'être rétablie. Alexandre, libre enfin de tout autre soin, ne songea plus qu'à former un bon plan de campagne contre Artaxerxés. Il avait pour maxime de consulter les gens habiles en chaque genre. Ainsi, lorsqu'il s'agissait de la guerre, il prenait les avis de vieux guerriers, rompus dans le métier des armes, et qui joignissent à l'expérience qu'ils avaient acquise la connaissance de l'histoire, afin de pouvoir se guider, dans les partis qu'ils prendraient, par les exemples du passé. Ce fut avec un conseil ainsi formé qu'Alexandre arrangea un plan de campagne très-bien entendu. Comme il avait une belle armée et des troupes aussi nombreuses que lestes et brillantes, il fut résolu qu'on les partagerait en trois corps pour attaquer l'empire des Perses par trois endroits différents. Une partie devait traverser l'Arménie, pays allié, pour pénétrer dans la Médie. Un second corps fut destiné à marcher du côté du midi, vers les lieux où l'Euphrate et le Tigre se réunissent : c'était la route de la Susiane[3] et de la Perse proprement dite. L'empereur lui-même, avec ses plus grandes forces, se proposait de prendre le milieu, en passant par la Mésopotamie, et de porter ainsi la guerre dans le centre des états de son ennemi. Enfin on avait marqué un point de réunion où les trois corps d'armée se rejoindraient. Le système était bien imaginé pour jeter Artaxerxés dans un grand embarras, pour multiplier ses dangers, pour l'obliger ou de diviser ses troupes, et par conséquent de les affaiblir, ou d'abandonner en proie aux Romains la partie de ses états qu'il laisserait sans défense : mais l'exécution, si nous en croyons Hérodien, ne répondit pas au projet ; et cela par la faute d'Alexandre, qui, retenu par sa propre timidité ou par les conseils d'une mère mal-à-propos alarmée et tremblante, ne fit point agir le corps d'année qu'il commandait en personne. Celui qui avait été envoyé en Perse eut d'abord quelque succès ; mais Artaxerxés ayant réuni toutes ses forces pour l'accabler, le tailla en pièces, sans qu'il en échappât presque un seul homme. Celui qui marcha du côté de l'Arménie réussit et entra dans la Médie ; mais sur la nouvelle du désastre que je viens de rapporter, il fut rappelé dans la mauvaise saison, et périt en grande partie de faim, de fatigues et de misère, dans une longue retraite par un pays de montagnes. Ainsi Alexandre, qui ne s'était avancé que jusque dans les plaines de la Mésopotamie, retourna à Antioche comblé de honte et d'ignominie, malade, et chargé de la haine des soldats, qui lui imputaient avec raison tant de malheurs, et dont il ne put désarmer la colère qu'à force d'argent. On a peine à concevoir qu'un récit si détaillé puisse être faux ; cependant la suite des événements ne s'y accorde pas, car il est constant, par le témoignage d'Hérodien lui-même, qu'Artaxerxés demeura en repos la campagne suivante, et ce ne tut que quatre ans après que les Perses recommencèrent la guerre. Il est vrai que l'historien tâche de rendre raison de cette inaction des vainqueurs, en disant qu'ils n'avaient pas laissé de souffrir beaucoup, parce que les Romains s'étaient défendus vaillamment et leur avaient tué beaucoup de monde. Il ajoute que les rois de ces contrées n'entretenaient point de troupes réglées, et que, lorsqu'ils voulaient entrer en campagne, ils convoquaient leurs sujets, qui s'assemblaient autour d'eux, apportant chacun les provisions nécessaires, accompagnés souvent de leurs femmes, et formant plutôt un assemblage confus qu'une année. Lorsque la campagne était finie, ils se séparaient et s'en retournaient chacun chez soi, emportant pour unique prix de leurs travaux ce qu'ils avaient pu enlever de butin sur l'ennemi. Tout cela est vrai, mais n'empêche pas qu'il ne soit inconcevable qu'Artaxerxés, qui avant la guerre projetait d'envahir tous les pays qui s'étendaient jusqu'à la mer Égée, devenu vainqueur se soit tenu tranquille dans ses états. Nous aimons donc mieux suivre Lampride, dont le récit est entièrement contraire à celui d'Hérodien. Selon l'auteur latin, Alexandre livra bataille à Artaxerxés, qui avait sept cents éléphants, mille chariots armés de faux, et six vingt mille hommes de cavalerie. On sait que les Parthes, et les Perses qui leur succédèrent, ne combattaient qu'à cheval. Dans cette action, le jeune empereur fit le devoir de capitaine et de soldat. Il se trouvait partout, il s'exposait aux endroits où le danger était le plus grand, il animait ses troupes par ses discours et par ses exemples. Enfin il remporta une glorieuse victoire, qui enrichit son armée, et qui força Artaxerxés d'oublier ses rodomontades et de se trouver heureux que son ennemi, appelé en Occident par les mouvements des Barbares sur le Rhin et sur le Danube, n'eût pas le moyen de potasser ses avantages. Les Romains avaient fait un très-grand nombre de prisonniers, qui furent rachetés avec grand soin par Artaxerxés, afin qu'il ne fût pas dit que des Perses fussent esclaves en pays étranger ; ce qui paraissait une honte insupportable pour la nation. Alexandre, obligé de retourner en Occident, eut soin de
garnir les frontières de Syrie et de Mésopotamie de manière qu'elles
n'eussent point à craindre les insultes des Parthes ; et couvert de gloire,
soit au dehors par la victoire remportée sur les ennemis, soit au dedans par
la bonne discipline qu'il avait fait observer dans son armée, il revint en
toute diligence à Rome. En arrivant, il rendit compte au sénat de ses
exploits, suivant l'usage des anciens généraux romains. Son discours, extrait
des registres du sénat, est rapporté par Lampride ; et comme il est fort
court, je crois pouvoir l'insérer ici. Sénateurs,
dit l'empereur, nous avons vaincu les Perses. Je ne
m'étendrai pas en paroles sur ce sujet ; il me suffit de vous faire connaître
quelles étaient les forces de nos ennemis. Ils avaient sept cents éléphants :
deux cents ont été tués ; nous en avons pris trois cents ; nous vous en
amenons dix-huit. Sur mille chariots armés de faux, nous en avons pris deux
cents, que je me suis dispensé de transporter ici, parce que c'eût été un
signe équivoque de notre victoire, vu qu'il est aisé d'en fabriquer. Nous avons
mis en fuite une armée de six vingt mille chevaux ; nous avons tué dix mille
cuirassiers, dont les dépouilles nous ont servi à armer les nôtres. Nous avons
fait un grand nombre de prisonniers, que nous avons vendus. (Ils
n'avaient pas été encore rachetés par Artaxerxés.) Nous avons recouvré la Mésopotamie, qu'avait négligé de
défendre notre indigne prédécesseur. Nous avons mis en fuite Artaxerxés, que l'Orient
nomme le grand roi, et qui est digne de ce nom par sa puissance : il s'est
retiré dans son royaume en désordre ; et les lieux où l'on avait autrefois
porté en triomphe nos drapeaux captifs, ont vu fuir ce roi superbe laissant
ses propres drapeaux en notre pouvoir. Voilà, sénateurs, un récit fidèle de
nos avantages contre les Perses. Il n'est pas besoin de longs discours où les
faits parlent. Nos soldats reviennent enrichis et contents ; la victoire leur
a fait oublier les travaux et les périls qu'elle leur a coûtés. C'est à vous
à ordonner des actions de grâces aux dieux, afin que nous ne paraissions pas
recevoir avec ingratitude les faveurs du ciel. Ce discours, simple et énergique, fut suivi des
acclamations du sénat. Vous méritez à juste titre,
s'écriait-on ; les noms de Parthique et de Persique.
Vos victoires sont réelles, et c'est en disciplinant vos troupes que vous
vous êtes mis en état de vaincre les ennemis. Ainsi aimait-on à
relever les exploits d'Alexandre aux dépens de quelques-uns de ses
prédécesseurs qui s'étaient souvent attribué de fausses victoires, et qui,
flattant leurs soldats, méprisés des ennemis, n'avaient su se rendre
redoutables qu'au sénat et aux gens de bien. Alexandre triompha des Perses ; et cette cérémonie fut moins éclatante par les dépouilles des ennemis qu'il y porta, que par le zèle et l'affection que lui témoignèrent le sénat et le peuple. Après qu'il eut offert au Capitole les sacrifices accoutumés, il descendit dans la place, monta à la tribune aux harangues, et dit ce peu de mots au peuple assemblé : Romains, nous avons vaincu les Perses ; nous ramenons nos soldats riches du butin qu'ils ont fait ; nous vous promettons une largesse ; demain nous donnerons des jeux du cirque pour célébrer notre victoire. Il retourna ensuite à pied au palais, suivi de son char triomphal traîné par quatre éléphants. La foule d'hommes, de femmes, d'enfants qui l'environnaient, était si grande, qu'il avait peine à avancer. Il lui fallut quatre heures pour gagner le palais. L'air retentissait de cris de joie, et l'on répétait sans cesse ces paroles qui partaient des cœurs : Rome est heureuse, puisqu'elle voit Alexandre vivant et victorieux. Alexandre donna le lendemain les jeux du cirque qu'il avait promis, et il y joignit la représentation de quelques pièces de théâtre. Il tint aussi parole par rapport à la largesse annoncée, et de plus il augmenta, à l'occasion de cette célébrité, le nombre des enfants de l'un et de l'autre sexe qui étaient nourris et élevés aux dépens du public. Il appela ceux de sa création Maméens et Maméennes du nom de sa mère, nom plus honorable que celui de Faustine à qui les Antonins avaient consacré de pareilles fondations. Le triomphe d'Alexandre tombe sous l'an de J.-C. 234, et il est daté par Lampride du 25 septembre. Alexandre ne resta pas longtemps à Rome après son triomphe, et il se hâta de marcher contre les Germains qui, ayant passé le Rhin, faisaient des courses dans toute la Gaule. Il est bon d'observer que la rive de ce fleuve n'était plus défendue comme elle l'avait été au commencement de la monarchie des Césars. Sous Auguste et jusqu'à la révolte de Vitellius contre Galba, nous savons que les Romains y entretenaient huit légions. Nous ne pouvons pas marquer la date précise du changement. Mais dans les, temps dont nous parlons maintenant, ils avaient cru devoir porter leurs principales forces sur le Danube d'une part, et dé l'autre sur l'Euphrate et dans les pays voisins. Ils ne tenaient sur le Rhin que trois légions, deux dans la haute et une dans la basse Germanie. Ils s'étaient persuadés apparemment qu'ils avaient moins à craindre de ce côté. L'événement leur fit voir qu'ils s'étaient trompés. Le départ d'Alexandre pour la guerre contre les Germains fut décoré des mêmes témoignages de tendresse et de regret, que le sénat et le peuple lui avaient déjà donnés deux ans auparavant lorsqu'il allait en Orient. Il partit accompagné de sa mère, qui ne le quittait point, et il mena avec lui de grandes farces dans un pays qui par lui-même n'en était pas suffisamment garni. Il eut attention en particulier à se procurer le secours de troupes légères, de Maures accoutumés à lancer des traits, d'Osrhoéniens et de déserteurs parthes qui tiraient de l'arc. Il savait que les Germains se battaient de pied ferme, et que dans ce genre de combat ils avaient souvent tenu tête aux légions romaines, au lieu qu'ils étaient désolés, lorsqu'ils avaient affaire à des ennemis qui caracolaient autour d'eux, et qui les attaquaient de loin, sans jamais se mettre à portée de leurs coups. Arrivé en Gaule, il veut engager lm Barbares la paix. Alexandre ne trouva plus les Germains dans les Gaules : ils s'étaient sans doute retirés au bruit de son approche. Prêt également à la paix et à la guerre, l'empereur d'une part construisit sur le Rhin un pont de bateaux pour passer dans le pays ennemi, et de l'antre il envoya des ambassadeurs aux Barbares pour entamer avec eux une négociation, s'ils étaient capables d'y entendre. Selon Hérodien, voulait acheter d'eux la paix à prix d'argent, plutôt que de s'exposer aux-risques de la guerre. Cet écrivain n'est pas plus croyable dans ce qu'il impute ici à Alexandre, que dans le reproche qu'il lui fait pareillement d'avoir perdu un temps précieux en vains amusements, se livrant aux plaisirs et conduisant des chariots. Il ne peut pas y avoir eu de temps perdu, puisque Alexandre étant parti de Rome dans l'automne, fut tué avant le commencement du printemps suivant ; et l'indécent exercice de la course des chariots n'était pas assurément du goût de ce prince attentif aux bienséances jusqu'à la sévérité. Il paraît qu'Alexandre passa l'hiver dans le voisinage du Rhin, et il travailla à fléchir au joug de la discipline les légions de la Gaule, accoutumées à la licence. Ces troupes indociles résistèrent à la réforme que l'empereur voulait introduire parmi elles, et se portèrent à des mouvements séditieux. On peut croire néanmoins qu'elles auraient enfin cédé, et ne se seraient pas montrées plus intraitables que celles de Syrie, si elles n'eussent été animées à la révolte par un ambitieux, qui, du plus bas état de la condition humaine parvenu au rang d'officier général, ne trouvait pas encore ses désirs satisfaits, et voulait, par le meurtre de son prince, envahir la souveraine puissance. Maximin, qui tua Alexandre et se fit empereur en sa place, &ait né dans une bourgade de Thrace voisine des Barbares, barbare lui-même de père et de mère. Son père était de la nation des Goths, et sa mère de celle des Alains. Il expliquait librement son origine dans les commencements de sa fortune ; il voulut la cacher lorsqu'il fut monté au faîte des grandeurs : il n'était plus temps. Dans sa première jeunesse il fit le métier de pâtre, et il commença dès lors à exercer son courage contre les bandes de voleurs qui infestaient la campagne. Il en dissipa plusieurs à la tête d'une troupe de paysans et de pâtres comme lui, qu'il avait rassemblés et qui le reconnaissaient pour leur chef. En croissant, il devint d'une taille énorme : on lui attribue huit pieds et demi de haut ; il était gros à proportion. Sa vigueur robuste ne tenait pas moins du prodige que sa taille. Il tirait une pesante voiture ; il mettait seul en mouvement un chariot chargé ; d'un coup de poing, il brisait les dents d'un cheval ou lui cassait une jambe ; avec la main, il réduisait en poudre dés pierres de tuf et fendait de jeunes arbres. En un plot, on le comparait pour la force à Milon le Crotoniate, à Hercule et à Antée. Comme eux aussi, il était grand buveur et grand mangeur. Une amphore de vin (qui pouvait contenir environ vingt-huit de nos pintes) et quarante livres de viande faisaient, dit-on, son ordinaire. Les avantages du corps qu'il possédait étaient accompagnés de toute la brutalité qui en est une suite assez naturelle, surtout dans une âme sans aucune culture. Il dédaignait tout le reste des hommes ; il était dur et hautain jusqu'à la férocité ; il avait néanmoins quelques bonnes qualités ; il posséda toutes les vertus guerrières, et on loue même en lui l'amour de la justice ; mais il faut sans doute excepter les cas où la pratique de cette vertu se trouvait en concurrence avec ses intérêts. Un tel homme était fait pour le métier de la guerre, et fort jeune encore il entra dans le service de la cavalerie, s'étant fait connaître de Sévère, qui régnait alors, à l'occasion des jeux que cet empereur donnait pour célébrer le jour de naissance de Geta son Ms. C'étaient comme des espèces de joutes, où les vainqueurs étaient récompensés par des bracelets, des hausse-cols, de petits baudriers d'argent. Maximin, plus barbare que romain, sachant à peine la langue latine, vint se présenter à l'empereur, et lui demanda en fort mauvais langage, mais d'un air d'assurance et même d'audace, à être admis dans ces combats. Sévère fut frappé de sa bonne mine, de sa taille démesurée, de la fierté qui paraissait sur son visage et dans son maintien. Il ne voulut pas néanmoins lui donner des soldats pour antagonistes, de peur d'avilir la dignité de la profession militaire ; il le fit combattre contre des valets, et Maximin en terrassa seize successivement sans reprendre haleine. Ce prodigieux exploit de force lui mérita des prix, mais de moindre qualité que ceux qui étaient destinés aux soldats, au nombre desquels néanmoins l'empereur le reçut dans le moment. Trois jours après, Sévère l'ayant remarqué qui s'agitait par des mouvements impétueux, excessifs, sans grâce, à la façon des Barbares, ordonna à son officier de lui apprendre à se composer, à ménager ses forces et à les diriger par l'art suivant la méthode des Romains. Maximin, qui s'aperçut que l'empereur avait parlé de lui, en fut flatté ; et il alla droit au prince, qui, voulant éprouver si son nouveau soldat était aussi bon coureur que brave lutteur, mit son cheval au grand galop et lui fit faire plusieurs tours. Maximin courut toujours à ses côtés sans le quitter d'un pas. Sévère, qui était vieux et cassé, se sentant fatigué, s'arrêta. Que veux-tu, jeune Thrace ? dit-il à Maximin. Serais-tu d'humeur à lutter après la course ? Maximin accepta l'offre, et sept soldats des plus vigoureux étant entrés en lice l'un après l'autre, il les renversa tous. Sévère charmé, récompensa d'un hausse-col d'or ce soldat infatigable à la course et à la lutte, et il le fit entrer dans ses gardes : telle fut l'origine de la fortune de Maximin. Il soutint ces heureux commencements par une conduite brillante, et remplissant avec une grande distinction tous les devoirs de son état ; il se fit aimer de ses officiers et admirer de ses camarades. Il obtenait même de l'empereur tout ce qu'il voulait. Ce ne fut pourtant que soin Caracalla qu'il parvint au grade de centurion. Après la mort de Caracalla, détestant le meurtrier du fils de Sévère, il ne voulut point servir sous Macrin. Il se retira dans la bourgade où il avait pris naissance ; il y acheta du bien ; il fit commerce avec les Goths et les Alains, nations auxquelles il appartenait par le sang. Cette tranquille obscurité ne convenait pas à son inclination. Lorsqu'il vit sur le trône Héliogabale qui se disait fils de Caracalla, il vint lui offrir ses services, le priant de prendre pour lui les sentiments qu'avait eus Sévère son aïeul. Ce monstre d'infamie reçut Maximin avec les propos impurs qui lui étaient ordinaires ; et peu s'en fallut que le dégoût et l'indignation qu'en conçut ce fier guerrier ne le portassent à s'en retourner dans son pays. Ceux qui s'intéressaient à la réputation d'Héliogabale, retinrent Maximin. Ils craignirent que le mécontentement d'un officier dont la réputation éclatait parmi les troupes, et qu'elles nommaient communément un Achille ou un Ajax, ne nuisit au prince dans leur esprit. Maximin se laissa persuader, et il accepta la charge de tribun ; mais il ne fit point le service tant que. dura le règne d'Héliogabale : il ne lui alla jamais faire sa cour ; et prétextant tantôt quelque affaire, tantôt une maladie, il se tint toujours éloigné. L'élévation d'Alexandre à l'empire rappela Maximin au service et à la cour. Le nouvel empereur, amateur décidé du mérite, lui fit l'accueil le plus gracieux. Il se félicita même en plein sénat de l'importante acquisition qu'il avait faite en la personne de ce brave officier, et il lui donna le commandement d'une légion de nouvelles levées, accompagnant sa nomination de ces paroles infiniment obligeantes : Mon cher Maximin, je ne vous ai point donné de vieux soldats à gouverner, parce que j'ai craint que vous ne pussiez pas corriger en eux les vices qui sous d'autres commandants ont pris de trop profondes racines. Il vous sera plus aisé de former de nouveaux soldats sur le modèle de vos mœurs, de votre bravoure, de votre assiduité au travail. Instruisez-les de manière que vous seul me procuriez un grand nombre de Maximins. Il répondit parfaitement à la confiance qu'avait eue en lui l'empereur. Il s'appliqua avec un soin infatigable à dresser sa légion. Tous les cinq jours il faisait faire l'exercice aux soldats. Il visitait lui-même leurs épées, leurs lances, leurs cuirasses, leurs casques, leurs boucliers, en un mot toutes leurs armes ; il examinait toutes les parties de leur habillement jusqu'à leur chaussure. Il avait pour leurs besoins une attention paternelle, mais sans préjudice de la sévérité à exiger le devoir. Quelques tribuns, ses confrères, qui croyaient que le privilège d'un rang plus élevé était de se donner plus de repos, trouvaient fort, étrange qu'il se fatiguât par des soins si pénibles, pendant qu'il était à portée de parvenir aux plus hauts grades militaires. Ce n'est pas là, répondit-il, ma façon de penser. Plus je serai grand, plus je travaillerai. Parole bien digne de louange, si le principe n'en était pas l'ambition. Il s'exerçait à. la lutte avec ses soldats, et toujours aussi vigoureux que dans sa première jeunesse, il eu renversait par terre cinq, six, sept, en un seul combat. Un tribun, envieux de sa gloire, d'ailleurs robuste de corps, fier de courage, lui dit un jour : Ce n'est pas une grande gloire à un officier supérieur que de vaincre ses soldats. — Voulez-vous, répondit, Maximin, vous mesurer avec moi ? L'autre ayant, accepté le défi, et s'étant avancé pour combattre, Maximin du premier coup de poing qu'il lui porta sur le milieu du corps le jeta à la renverse. Qu'un autre maintenant se présente, dit-il froidement, mais que ce soit un tribun. Il se soutint constamment pendant tout le règne d'Alexandre. Il était autant le modèle de ses soldats que leur commandant, et ses exemples instruisaient encore mieux que ses leçons et ses ordres. L'empereur, qui l'estimait beaucoup et qui ne se défiait nullement de lui, crut donc faire une chose utile pour son service et pour celui de la république, en lui donnant un des premiers emplois dans l'armée qu'il menait contre les Germains, et en mettant sous sa discipline toutes les nouvelles troupes, dont la plus grande partie lui venait de Pannonie. C'était pour un soldat de fortune, berger dans son origine, avoir fait un assez grand chemin. Maximin n'en jugea pas ainsi : il porta son ambition jusqu'au trône et il tourna contre son bienfaiteur l'autorité et la grandeur dont il lui était redevable. Il commença par s'attacher les soldats ; et comme ils avaient de longue main une haute opinion de lui, il n'eut pas de peine à les faire passer de l'estime à l'affection par les caresses, par les dons, par les honneurs qu'il leur distribua. De là il passa à leur inspirer du mépris pour la jeunesse d'un empereur de vingt4ix ans, gouverné par une femme. Il sema parmi eux un bruit tout-à-fait destitué de probabilité, mais qui ne laissa pas de trouver créance ; il leur persuada que Mamée engageait son fils à leur faire quitter la guerre de Germanie, et à les mener en Syrie son pays natal, où sa vanité était plus satisfaite d'étaler sa grandeur ; enfin la longueur du règne de ce prince si jeune fut encore un motif qu'il employa auprès des troupes, et qui.fit sur elles un grand effet. Elles tiraient un tribut de chaque mutation ; il n'était point d'empereur qui en arrivant au trône ne leur fit une largesse. Alexandre la leur avait payée ; mais treize ans s'étaient écoulés depuis qu'elles l'avaient reçue : elles n'avaient plus rien à attendre de lui ; au contraire, la longue vie qu'il pouvait se promettre rejetait bien loin leurs espérances avides, au lieu qu'un changement allait sur-le-champ leur procurer une abondante moisson. Cet indigne intérêt l'emporta dans leurs esprits sur leur devoir, sur la foi jurée, sur l'attachement que méritait un prince aussi aimable qu'Alexandre : et voilà de quels ressorts dépendaient la fortune et la vie d'un empereur romain. Le succès fut tel que Maximin le souhaitait. Il réussit à tuer Alexandre et à se mettre en sa place. C'est à. peu près tout ce que nous savons avec certitude sur un fait aussi atroce et aussi important. Le récit d'Hérodien et celui de Lampride ne s'accordent point. Selon le premier, Maximin s'était fait proclamer Auguste du vivant d'Alexandre, et il envoya des soldats pour le tuer. Le jeune et malheureux empereur, abandonné de tous, demeura comme une proie livrée aux assassins. Cette manière de raconter la chose ne paraît pas vraisemblable à M. de Tillemont, qui juge avec raison qu'il n'est pas possible qu'un prince tel qu'Alexandre, attaqué au milieu de sou armée, n'ait point trouvé de défenseurs. Il est plus aisé de croire qu'il fut surpris par des meurtriers envoyés furtivement, et c'est ce qui résulte de la narration de Lampride. Alexandre, attendant que la saison permît d'ouvrir la campagne, était près de Mayence avec peu de troupes, en un bourg appelé Sicile. Après un dîner simple et frugal à son ordinaire il faisait sa méridienne, et ses gardes étaient aussi pour la plupart endormis, les assassins apostés par Maximin profitèrent de ce moment de négligence ; ils forcèrent sans peine l'entrée de la tente de l'empereur, qui était mal gardée, et s'étant jetés sur lui, ils le tuèrent, accompagnant leur horrible attentat d'invectives outrageuses contre la jeunesse imbécile du prince et contre l'avarice de sa mère. Mamée fut pareillement tuée par les mêmes meurtriers. Ce triste et affreux événement est daté par M. de Tillemont du 19 mars de l'an de J.-C. 235. Alexandre lorsqu'il périt n'était âgé que de vingt-six ans et quelque mois, et il avait régné treize ans complets. Il avait toujours méprisé la mort. Sa fermeté inflexible contre les mouvements séditieux des soldats en est citée pour preuve par Lampride ; et de plus, selon cet historien, Alexandre s'en expliqua lui-même un jour avec une hauteur de sentiments tout-à-fait héroïque ; car un astrologue, qu'il avait la faiblesse de consulter, lui ayant prédit qu'il périrait par l'épée d'un barbare, ce jeune prince, au lieu d'être effrayé d'une telle prédiction, la reçut comme un sujet de joie, comptant que le sens en était qu'il serait tué dans quelque bataille. Il observa que tous les grands et illustres personnages avaient rarement fini leurs jours par une mort naturelle. Il cita Pompée, Démosthène, Cicéron, et même Alexandre le Macédonien, qu'il supposait sans doute avoir été empoisonné ; et comparant avec ces morts violentes, mais sans gloire, celle qu'il se promettait dans un combat, il jugeait son sort, dit Lampride, comparable à celui des dieux. Si ces faits sont vrais (et je ne vois aucune raison d'en douter), nous n'ajouterons pas aisément foi à Hérodien, qui écrit qu'Alexandre, à la vue des meurtriers, tremblant et tombant presque en défaillance, se jeta entre les bras de sa mère comme pour y cherchez un asile, et lui reprocha en même temps qu'elle était la cause de son malheur langage non seulement faible et lâche, mais contraire au respect filial, qu'il n'est accusé que d'avoir poussé trop loin. La mort funeste d'Alexandre causa une douleur universelle. Les troupes qui n'étaient point entrées dans le complot, sans en excepter celles qui avaient éprouvé sa sévérité, et en particulier cette légion cassée par lui en Syrie, et qui n'avait obtenu son rétablissement qu'à force de prières, témoignèrent leur ressentiment par une prompte vengeance, et tuèrent sur-le-champ les meurtriers de leur prince. A Rome et dans les provinces, où la douceur et l'équité de son gouvernement l'avaient rendu infiniment cher, il fut pleuré amèrement. On en fit un dieu ; on lui dressa un cénotaphe dans la Gaule ; et son corps porté dans la capitale y reçut les plus grands honneurs, et fut enfermé dans un magnifique tombeau : on lui institua et à sa mère un culte et des fêtes, qui s'observaient encore au temps où Lampride écrivait. Les désordres qui suivirent la mort d'Alexandre furent bien capables de le faire regretter. Depuis cette époque fatale jusqu'à Dioclétien, ce qui fait un intervalle de cinquante ans, on compte plus de cinquante empereurs romains, ou princes qui en prirent le titre. Ces princes ne se succédèrent pas tous les uns aux autres. Leurs règnes se croisent, l'empire se démembre presque en autant de pièces qu'il contenait de provinces. Guerres civiles multipliées sans fin et toujours renaissantes, invasions des Barbares, à qui les discordes intestines livraient toutes les entrées ; empereurs nommés tumultuairement par les armées, détrônés, massacrés après une domination d'aussi courte durée, que les bornes souvent en étaient étroites : telle est la désolation où fut réduit le plus vaste et le plus bel empire qui fut jamais, par la licence des gens de guerre, par l'ambition.de ceux qui les commandaient, et par le défaut de maximes certaines sur l'autorité et la succession du gouvernement. C'est de quoi nous allons voir les prémices dans l'histoire du règne de Maximin, après que j'aurai rendu compte de quelques faits qui me restent encore à rapporter de celui d'Alexandre. J'ai observé qu'il favorisa les chrétiens, et honora Jésus-Christ dans sa chapelle domestique. On ajoute qu'il voulut lui élever un temple public ; mais c'est ce qui ne paraît pas prouvé. Il semble, au contraire, que s'il estimait la morale du christianisme, il en approuvait peu le culte ; et c'est ce qu'il témoigna dans une occasion même où il le protégeait. Car les chrétiens étant attaqués par les marchands de vin de Rome sur la possession d'un lieu où ils s'assemblaient, l'empereur l'adjugea aux premiers, en disant qu'il valait encore mieux que ce lieu fût destiné à honorer la divinité de quelque manière que ce pût être, que d'en faire un cabaret. Ce mot ne marque pas une grande estime pour la religion chrétienne. Ainsi Alexandre, amateur de la vertu, l'aima dans les chrétiens ; mais il ne faut pas étendre plus loin la faveur, qu'il leur porta. Au reste, si dans le trait que je viens de rapporter il s'agissait d'une église des chrétiens, comme il est assez naturel de le penser, c'est là le plus ancien témoignage que nous ayons d'un édifice consacré publiquement au culte de notre sainte religion, et connu pour tel par les païens. La jurisprudence avait eu un grand éclat sous les empereurs précédents, et surtout depuis Sévère, qui lui-même était habile clans le droit. L'illustre Papinien, dernier des ami et allié de Sévère, forma un grand nombre de disciples, dont les plus célèbres sont Ulpien, duquel j'ai parlé assez au long, et Paul, qui succéda à Ulpien dans la dignité de préfet du prétoire. Modestin, disciple d'Ulpien, florissait sous Alexandre, et a vécu jusqu'au temps de Gordien. Il est appelé le dernier oracle de la jurisprudence, parce qu'il ferme la succession de ces savants jurisconsultes, dont les décisions ont acquis l'autorité de lois, et font la plus belle partie du droit romain. Ainsi avec Alexandre périt, ou du moins s'éclipsa la jurisprudence, qui seule de toutes les belles connaissances avait survécu à la ruine des autres, tombées dès longtemps auparavant. Les lois s'accordent mal avec les armes ; et où la force peut tout, l'autorité des sages s'anéantit. Quand je dis que les autres parties des connaissances humaines étaient éteintes, ce n'est pas que je prétende qu'il n'y ait point eu d'écrivains en différents genres dans les temps dont je parle. J'en ai moi-même nommé quelques-uns, mais aucun qui soit excellent : le goût leur manqua à tous ; et ceux dont j'ai à faire mention sous-Alexandre ne démentent pas cette idée. Marius Maximus, homme de distinction, deux fois consul, et préfet de Rome, composa une histoire des empereurs que nous trouvons citée dans les écrivains de l'histoire d'Auguste. Leurs citations qui commencent à Trajan et finissent à Alexandre, nous donnent lieu de penser que Marius Maximus vivait sous ce dernier empereur, et n'a pas été au-delà. Ce qu'ils en rapportent ne nous fait pas concevoir de lui une opinion fort avantageuse ; et Vopiscus, l'un d'eux, le traite nettement d'écrivain verbeux, et qui a mêlé la fable avec l'histoire. Le goût qu'avaient pour lui, au rapport d'Ammien Marcellin, des hommes qui, méprisant et détestant toute doctrine, ne lisaient que Juvénal et Marius Maximus, nous porte à croire qu'il avait rempli ses ouvrages de détails obscènes, et que tel était son mérite auprès des contempteurs du bon et du beau. Dion est un écrivain d'une tout autre importance, et nous lui avons trop d'obligation pour nous plaire à en dire du mal. Nous lui devons ce que nom avons de mieux lié et de plus suivi en histoire depuis que Tacite nous manque ; et ce serait lui faire tort que de le comparer avec les embrouillés et confus écrivains de l'histoire Auguste ; mais il s'en faut de beaucoup qu'il n'égale les grands historiens. Il était de Nicée en Bithynie, fils d'Apronianus, qui fut gouverneur en différents temps de Cilicie et de Dalmatie. Il vint à Rome sous Commode, et il s'y distingua dans la plaidoirie. Après avoir passé par toutes les dignités inférieures, il parvint au consulat, vraisemblablement sous Sévère. Aleixandre le fit consul avec lui pour la seconde fois, comme nous l'avons observé. Dans l'intervalle de ses deux consulats il exerça divers gouvernements de provinces. Ainsi par le rang qu'il tenait ; et par les emplois qu'il a gérés, il était sans doute à portée d'écrire l'histoire de son temps, s'il eût eu les talents qu'exigeait cette entreprise ; c'est-à-dire, une sage défiance pour se garder de la prévention, une critique saine pour discuter exactement les faits, et l'élévation d'esprit et de sentiments pour en juger. Mais il faut avouer que ces qualités brillent peu chez lui. Il fut un de ces génies aisés, qui sont propres à écrire beaucoup, parce qu'ils n'ont pas l'idée du beau et de l'excellent, qui coûte toujours à remplir. On peut juger du caractère de son esprit par le compte qu'il rend lui-même de l'occasion qui le détermina à écrire l'histoire. Il avait composé un petit ouvrage sur les songes et les présages qui avaient annoncé l'empire à Sévère, et il envoya ce mélange de flatterie et de superstition à Sévère lui-même, qui en fut très-charmé, et en fit ses remerciements à l'auteur par une lettre longue et polie. Dion reçut cette lettre sur le soir, et pendant la nuit suivante il crut voir en songe une divinité ou un génie, qui lui ordonna d'écrire l'histoire. Il obéit, et il fit son essai par le règne de Commode, racontant ce qu'il avait lui-même vu. Le premier fruit de son travail historique ayant été bien reçu, le succès l'encouragea, et il conçut le dessein de faire un corps complet d'histoire romaine depuis l'arrivée d'Énée en Italie jusqu'à son temps. Il employa dix ana à ramasser les matériaux d'un si grand ouvrage, et douze à la composition. Cet espace n'est pas trop long, vu les distractions que lui donnaient ses emplois. Quand, il était libre, il se retirait en Campanie, pour y vaquer à son ouvrage loin du tumulte et de la ville. Il mena son travail jusqu'à la huitième année du règne d'Alexandre, où il fut consul avec ce prince, et obtint ensuite de lui la permission d'aller finir tranquillement ses jours dans sa patrie. Son ouvrage était distribué en quatre-vingts livres ; mais les trente-quatre premiers, et partie du trente-cinquième, sont perdus ; et ce qui nous reste commence aux suites de la victoire remportée par Lucullus sur Mithridate et Tigrane réunis. Nous avons les vingt-cinq suivants, si ce n'est que les six derniers de ou vingt-cinq, depuis le cinquante-cinquième, qui commence à la mort de Drusus, beau-fils d'Auguste, jusqu'au soixantième, qui finit l'empire de Claude, sont visiblement des abrégés, mais marchant par ordre et faisant un tout. Les vingt derniers ont péri, à la réserve de ce que nous en a conservé Xiphilin, neveu du patriarche de Constantinople du même nom, qui vivait au onzième siècle, et qui a fait un assez bon abrégé de Dion, distribué par empereurs, depuis Pompée jusqu'à Alexandre Sévère. Nous avons encore quelques extraits, tous morceaux détachés, publiés en différents temps par Fulvius Ursinus, et par Henri de Valois. On nous annonçait, il y a peu d'années, les vingt-un premiers livres de l'histoire de Dion, récemment découverts, restitués, et mis en ordre. Mais cette prétendue découverte, publiée à Naples en 1747, lorsqu'elle a été bien examinée et appréciée à sa juste valeur, s'est réduite à une compilation des quatre premières vies d'illustres romains par Plutarque, avec un extrait de Zonaras. Au reste, Ce ne sont pas les commencements de Dion qu'on doit regarder comme les plus précieux. Nous sommes assez riches sur ce qui appartient aux premiers temps de Rome ; mais qui serait assez heureux pour retrouver les derniers livres de cet historien, surtout depuis Vespasien, remplirait un grand vide, et rendrait un grand service à la littérature. On a reproché à Dion, et avec fondement, son injustice contre les plus honnêtes gens de l'antiquité, Cicéron, Brutus et Sénèque. Crédule et superstitieux, il a rempli son ouvrage de prodiges ; mais cette erreur lui est plus pardonnable qu'à son abréviateur, qui était chrétien, et qui ne l'a copié plus fidèlement en rien qu'en ces sortes de puérilités. Les maximes qu'il insère dans son ouvrage, sans avoir l'élévation et la force de celles des grands écrivains, sont communément solides, sensées, judicieuses. Il se montra honnête homme, autant qu'il était permis de l'être sans courir de trop grands risques. Son style est coulant ; sa narration a de la clarté et de la netteté. C'est un historien très-estimable à tout prendre ; et si Photius lui a fait trop d'honneur en le comparant à Thucydide, on ne peut du moins lui refuser la gloire d'avoir été le meilleur écrivain de son siècle. On trouvera dans M. de Tillemont les noms des autres littérateurs qui ont écrit sous le règne d'Alexandre. Ils ne peuvent intéresser que les savants de profession. Alexandre fut marié, à ce que l'on prétend, plus d'une fois. Mais tout ce que l'on débite sur ses mariages me paraît fort obscur et fort incertain, et je n'y trouve rien de net, sinon ce que rapporte Lampride[4], qu'il eut pour femme une Memmia, fille de Sulpicius, homme consulaire, et petite-fille de Catulus. J'ai parlé des orages qui troublèrent la tranquillité d'Alexandre dans son domestique. Il n'y avait pas donné lieu par sa conduite. Ce prince aima beaucoup la chasteté, et l'histoire ne lui reproche aucun désordre, de quelque espèce que ce puisse être. Il ne paraît pas qu'il ait jamais eu d'enfants. Il avait une sœur nommée Théoclée, qu'il eut la pensée de marier au fils de Maximin, par lequel il fut tué. Ce qui l'en empêcha fut la crainte qu'une jeune princesse, élevée dans toute la politesse des Grecs, ne pût pas supporter les mœurs barbares de son beau-père. |
[1] STRABON, XI, p. 728.
[2] Soldats portant des boucliers d'or, soldats portant des boucliers d'argent. Alexandre le Macédonien, en entreprenant l'expédition des Indes, avait formé un corps d'argyraspides, c'est-à-dire de soldats dont les boucliers étaient revêtus de lames d'argent. Alexandre Sévère enchérit sur son modèle, en établissant des chrysaspides, dont les boucliers brillaient par l'or.
[3] Hérodien nomme la Parthie, ou pays des Parthes, qui est fort loin du confluent de l'Euphrate et du Tigre. J'ai pris la liberté de substituer, par une conjecture déduite de la position des lieux, la Susiane et la Perse. Cet écrivain était peu savant. C'est de quoi il fournit la preuve dans l'en droit mime dont il s'agit ici. Il dit que l'embouchure du Tigre est inconnue, pendant que tout le monda sait, et a toujours eu, que le Tigre, après avoir reçu les eaux de l'Euphrate, se décharge dans le sein Persique.
[4] LAMPRIDE, Alexandre Sévère, 20.