Sévère, comme je l'ai observé, ne s'était accommodé avec Albin, et ne lui avait déféré le titre de César, que pour n'avoir pas deux ennemis à la fois Sur les bras aux deux extrémités de l'empire, en Syrie et dans la Grande-Bretagne. Lorsqu'il eut vaincu Niger et rétabli la tranquillité dans l'Orient par les avantages remportés sur les Barbares de ces frontières, n'ayant plus de raison de ménager le seul rival qui lui restât, il entreprit de s'en défaire. Je ne sais si l'on doit ajouter foi au témoignage d'Hérodien et de Capitolin, qui assurent qu'avant que d'employer les armes et la force ouverte, Sévère tenta la voie lâche et perfide de l'assassinat, et qu'il envoya à Albin une lettre pleine de protestations d'amitié par des soldats déterminés, qui avaient ordre de lui demander une audience secrète, comme pour lui communiquer des affaires importantes, et de l'assassiner lorsqu'ils l'auraient éloigné de ses gardes. Le projet de massacrer un général au milieu de ses troupes, un César dans la province où son autorité était reconnue, ne me paraît guère probable ; et si Sévère était assez méchant pour le former, il avait trop d'habileté pour en croire l'exécution possible. Selon les auteurs mêmes du récit, l'entreprise n'eut pas le plus léger commencement de succès. Aldin conçut des défiances, fit arrêter les assassins, et les ayant forcés par une rude question d'avouer commission dont ils étaient chargés, il les envoya, au supplice ; et résolut de se venger de celui qui les avait mis en œuvre. Il n'était assurément pas besoin de motifs si pressants pour opérer une rupture. Je m'en tiens à Dieu qui dit simplement que Sévère, après la victoire sur Niger, ne voulut plus accorder à Aldin les prérogatives attachées au titre de César, et qu'Albin, au contraire prétendait même au titre d'Auguste. Ce peu de mots explique tout ; et sens rien offrir que de très-naturel, fait comprendre dans. Pin-statu comment la guerre était- inévitable' entre deux ambitieux, dont les prétentions se trouvaient si étrangement opposées. On peut, il est vrai, s'étonner qu'Albin ait attendu si tard à se déclarer. Mais nous avons vu qu'il fut d'abord la dupe des artifices de Sévère, et nous ne savons pas combien de temps cette illusion a duré. Lorsqu'il eut ouvert les yeux, sans faire encore de démarche d'éclat, ne s'oublia pas néanmoins. Il travailla sourdement à s'acquérir des amis et des partisans dans le sénat, auprès duquel il avait deux puissantes recommandations, la noblesse qu'on lui attribuait, et la douceur qu'il faisait paraître en opposition aux rigueurs de Sévère. Il mit dans ses intérêts les Gaules et les Espagnes, et y massa de grandes forces. Il porta même ses vues sur les provinces éloignées à l'Orient, et il tâcha de s'y faire des créatures par ses libéralités envers les villes que les armes de Niger avaient dévastées. Enfin, lorsqu'il se crut assez puissant pour n'avoir plus besoin, de déguiser ses desseins, il leva le masque, et, alléguant sans doute pour motifs les injustices de Sévère à son égard, il se fit proclamer Auguste. Nos historiens ne parlent point de cette dernière démarche ; mais elle est constatée par les médailles, dais lesquelles Albin, par une singularité remarquable, réunit à nom de Septimius au titre d'Auguste, se déclarant ainsi par une même inscription le fils et l'ennemi de Sévère. C'était là que Sévère l'attendait. Sa politique qui inspirait de mettre toujours les apparences de son côté, et de laisser à son adversaire le personnage d'agresseur. Il était en marche, comme pour revenir à Rome, et il avait déjà fait, si je né me trompe, la plus grande partie du chemin, lorsqu'il apprit la défection ouverte d'Albin. A cette nouvelle, il assembla ses soldats, et saisissant une si belle occasion d'invectiver contre l'ingratitude de son rival, il obtint d'eux sans peine qu'ils le déclarassent ennemi, et se montrassent pleins de zèle et d'ardeur pour aller lui faire la guerre. L'empereur prit soin d'animer leur courage par une abondante largesse. La suite et la liaison des faits me portent à croire, avec M. de Tillemont, que ce fut dans cette même assemblée des soldats que Sévère conféra la dignité de César à son fils aîné Bassianus, dont il changea en même temps le nom en ceux de Marc Aurèle Antonin. C'est le prince que nous appelons communément Caracalla. Son père, qui affectait de montrer un grand respect pour la mémoire de Marc Aurèle, auquel il ressemblait si peu, en voulait donner un témoignage signalé en transportant à un fils destiné à lui succéder les noms de ce sage empereur. Pour ce qui est du nom d'Antonin, on sait en quelle vénération il était dans les temps dont j'écris ici l'histoire. Caracalla n'avait guère alors que huit ans. Le lieu où Caracalla fut proclamé César nous est connu par Spartien. Sévère, était alors campé près de la ville de Viminatium dans la Mésie sur le Danube. Il est très-vraisemblable[1], comme je viens de l'observer, que c'est aussi en ce même endroit qu'Albin fut déclaré ennemi par l'armée de Sévère. De ce moment, les deux rivaux ne se ménagèrent plus, et ils marchèrent à front découvert l'un contre l'autre Sévère partant de la Mésie, et Albin de la Grande-Bretagne. Il parait que le plan de celui-ci était de pénétrer, s'il eût pu, en Italie, et d'aller se faire reconnaître dans Rome, où il avait de grandes intelligences. Sévère, qui comprit de quelle importance il était pour lui d'empêcher l'exécution d'un pareil dessein, détacha une partie de ses troupes pour occuper les gorges des Alpes du côté de la Gaule : avec le gros de son armée il fit toute la diligence que les circonstances exigeaient ; et dont l'activité de son caractère le rendait capable. Il donnait l'exemple à tous de supporter avec un courage invincible les plus dures fatigues ; nulle difficulté des lieux ne le retardait ; il bravait tête nue les neiges et les frimas ; il ne prenait de repos qu'autant que le besoin de la nature l'y contraignait de nécessité, et, par un genre d'exhortation si efficace, il faisait passer dans tous les cœurs l'ardeur dont il était lui-même rempli. Il réussit ainsi à prévenir la marche de son ennemi, qui était déjà maître de Lyon, et il vint à sa rencontre près de cette ville aux portes de l'Italie. Cependant les apprêts d'une nouvelle guerre civile avaient alarmé Rome ; et dans une si grande multitude d'habitants, les sentiments étaient différents, selon la différence des intérêts. Parmi les sénateurs, les uns, du nombre desquels était Dion, demeurèrent tranquilles, attendant l'événement et disposés à devenir la proie du vainqueur ; les autres, attachés par des liaisons particulières soit à Sévère, soit à Albin, partageaient les craintes et les espérances des deux concurrents. Le peuple, que touchent plus directement les maux de la guerre et qui ne peut en espérer aucun fruit, exprima sans détour et d'une façon énergique sa douleur et.ses plaintes. Dans des jeux du cirque, peu avant les saturnales (ce qui nous donne la date de la fin de décembre), la multitude infinie des spectateurs vit exécuter successivement six courses de chariots sans y prendre presque aucune part, occupée qu'elle était d'un objet plus intéressant. Avant que la septième commençât, tous, comme de concert, élevèrent les mains au ciel et demandèrent aux dieux le salut de la ville. Ensuite ils s'écrièrent : Ô reine des cités ! ô ville éternelle ! quel sera donc ton sort ? Jusqu'à quand aurons-nous à souffrir les mêmes maux ? Jusqu'à quand dureront les guerres civiles ? Après plusieurs autres acclamations semblables, ils rentrèrent pourtant dans le silence et rendirent leur attention an spectacle. Dion, esprit superstitieux, admire ce concert de toute une multitude dans un même langage ; et il y trouve quelque chose de divin : comme si la conformité des sentiments ne devait pas produire celle des expressions. Il cite encore d'autres prétendus prodiges : une grande lumière au ciel, qui n'est autre chose qu'une aurore boréale ; une rosée argentine, qui tomba dans la place d'Auguste et qui garda sa couleur pendant trois jours. Mais de si frivoles remarques ne doivent pas nous arrêter. Les opérations de la guerre ne furent pas de longue durée. Il se livra quelques escarmouches, quelques combats entre des partis ou des détachements des deux grandes armées ; et les gens d'Albin y eurent assez souvent l'avantage. Dion parle en particulier d'une action dans laquelle Lupus, l'un des généraux de Sévère, fut défait et perdit beaucoup de monde. Lorsqu'il y eut une fois du sang répandu, Sévère demanda au sénat et obtint qu'Albin fût déclaré ennemi public. Il avait tenu la même conduite à l'égard de Niger. Nous trouvons ici dans Dion un fait singulier, mais qui perdrait peut-être ce qu'il parait avoir de surprenant, si celui qui nous le raconte l'eût examiné avec des yeux plus attentifs et plus clairvoyants. Je le rendrai tel que le donne notre auteur. Un certain Numérien, qui enseignait la grammaire dans Rome, s'avisa d'aller en Gaule s'immiscer dans une guerre qui ne le regardait point. Ayant pris la qualité de sénateur, il assembla quelques soldats avec lesquels il battit an corps de cavalerie d'Albin, et fit quelques autres menus exploits. Sévère en ayant été instruit, et le croyant réellement sénateur, lui envoya des pouvoirs et un renfort de troupes, que Numérien employa utilement pour celui à qui il avait voué ses services. Le merveilleux de l'aventure, c'est que ce grammairien guerrier agissait sans aucune vue d'intérêt. Ayant pris sur les ennemis soixante-dix millions de sesterces[2], il les envoya à Sévère. Après la fin de la guerre, il ne demanda miaule récompense ; il ne prétendit point réaliser en personne le grade de sénateur qu'il s'était attribué sans titre ; et il se retira dans une campagne, où il passa le reste de ses jours vivant d'une pension modique que lui faisait l'empereur. Voilà les circonstances extérieures d'un fait dont l'écrivain n'a pas su nous expliquer les motifs. La guerre fut terminée par une bataille décisive dans la plaine entre Lyon et Trévoux. Les deux armées étaient égales en nombre, se montant chacune à cent cinquante mille hommes, et elles avaient à leur tête leurs empereurs. Sévère, qui ne s'était trouvé es personne à aucune des batailles contre Niger, commandait lui-même son armée dans celle contre Albin. La valeur des troupes était grande de part et d'autre. Les légions britanniques qui combattaient pour Albin ne le cédaient point à celles d'Illyrie ; mais Sévère passait pour plus habile général que son concurrent. La victoire balança et fut longtemps disputée. L'aile gauche d'Albin ne fit pas beaucoup de résistance, et bientôt rompue, elle fut poursuivie par les gens de Sévère jusque dans son camp. De l'autre côté de la bataille, les choses ne se passèrent pas de la même façon. Les troupes de l'aile droite d'Albin avaient pratiqué dans l'espace qui était devant elles un grand nombre de fosses recouvertes d'une couche de terre de peu d'épaisseur et légèrement appuyée ; et elles avaient fait ce travail de manière que la surface du terrain parût unie et ne dormit aucun soupçon. Pour attirer l'ennemi dans le piège, elles feignirent de la timidité ; elles se contentaient de lancer des traits de loin, et se retiraient après avoir fait leur décharge. L'artifice leur réussit. Les soldats de Sévère, pleins d'ardeur pour en venir aux mains et méprisant des adversaires qui paraissaient trembler, avancent sur eux sans aucune précaution. Mais ils furent tout d'un coup arrêtés par un obstacle aussi redoutable qu'imprévu. En arrivant à l'endroit qui cachait la fraude, la terre fond sous leurs pieds et toute la première ligne tombe dans les fosses. Comme les rangs étaient serrés, la seconde ligne n'eut pas le temps de se garantir, et elle tomba sur la première. Ceux qui suivaient, saisis d'effroi, reculent brusquement et renversent en arrière leurs compagnons qui étaient à la queue. Ainsi toute l'aile gauche de Sévère fut jetée dans un désordre affreux, et les ennemis accourant en firent un grand carnage. Dans un si extrême danger, Sévère vint au secours des siens avec sa garde. Mais d'abord, loin de remédier au mal, il vit ses prétoriens eux-mêmes enfoncés, taillés en pièces, et il eut son cheval tué sous lui. Son courage s'irrita par le mauvais succès. Il déchire sa casaque impériale, il met l'épée à la main ; et ayant rallié quelques-uns des fuyards, il les ramène à l'ennemi, résolu de vaincre ou de mourir. Sa petite troupe perce indistinctement tous ceux qui venaient à elle, amis ou ennemis. Elle contraint ainsi un nombre de ceux qui fuyaient à faire volte-face ; et les vainqueurs, que leur avantage même avait débandés et mis dans le cas de ne plus garder leurs rangs, eurent de la peine à soutenir un choc auquel ils ne s'attendaient plus. Le combat donc se rétablit ; mais la victoire était encore en suspens. Lætus, commandant de la cavalerie de Sévère, acheva de la décider. Il était jusque là demeuré dans l'inaction, ayant, dit-on, le dessein perfide de laisser les deux rivaux se détruire l'un par l'antre, pour envahir ensuite la place que leur ruine laisserait vacante. Lorsqu'il vit que la fortune commençait à se déclarer pour Sévère, il conçut à quel danger son jeu criminel l'exposait. Il se mit en mouvement, et vint prendre en flanc les gens d'Albin que pressait vivement en front la troupe conduite par Sévère. Ils ne purent résister à cette nouvelle attaque, et ne songeant plus qu'à fuir, ils allèrent chercher un asile dans la ville de Lyon, aussi bien qu'Albin leur malheureux chef. Sévère pleinement vainqueur devint par ce glorieux succès seul maître de tout l'empire, ayant détruit en moins de quatre ans trois empereurs, Didius, Niger et Albin. La bataille de Lyon fut très-sanglante. Nos auteurs n'ont, point évalué la perte que fit chacun des deux partis ; mais elle doit avoir été considérable, même de la part de celui qui resta victorieux ; et Dion observe avec une douleur de bon citoyen, que le sang qui coula de part et d'autre était également perdu pour Rome. Spartien nous apprend la date du mois et du jour de ce grand événement qui tombe au dix-neuf février. Il n'en détermine point l'année ; et c'est par la comparaison avec les faits qui ont précédé et qui suivirent, que M. de Tillemont le fixe à l'année J.-C. 197, quatrième du règne de Sévère. La ville de Lyon fut pillée et ravagée par les vainqueurs qui y mirent le feu en divers endroits et en brûlèrent une grande partie. Albin s'était retiré après la défaite de son armée dans une maison voisine du Rhône. Là, voyant que tout était perdu et n'ayant droit d'espérer aucun quartier, il se perça lui-même de son épée ou se fit rendre ce funeste service par un de ses esclaves. Il respirait encore, lorsqu'une troupe de soldats ennemis arriva, qui lui coupèrent la tête et la portèrent à Sévère. Ainsi périt Albin, sur le caractère duquel il me reste peu de choses à ajouter à ce que j'en ai déjà dit. On ne peut faire aucun compte sur les reproches outrageants que Sévère lui prodiguait dans ses Mémoires ; et je ne sais si, l'on doit prendre beaucoup plus de confiance au témoignage d'un écrivain aussi peu judicieux que Capitolin, qui se contredit souvent lui-même et qui se montre partout bien peu initié dans l'art de connaître les hommes. Si nous l'en croyons, Albin fut insupportable dans son domestique, mauvais mari, sombre, farouche, mangeant toujours seul par aversion pour la société, rigide jusqu'à la cruauté dans le maintien de la discipline militaire, et condamnant, comme des esclaves, au supplice des verges et à la croix, non seulement les soldats, mais les centurions. Avec une pareille conduite, il ne devait pas être fort aimable ; et cependant il est certain qu'il fut extrêmement chéri du sénat, dont un très-grand nombre de membres souhaitaient son élévation ; et si leur motif était la haine qu'ils portaient à Sévère, il en résulte au moins qu'ils avaient d'Albin une tout autre idée que celle que veut nous en donner Capitolin. Je ne parle point du soupçon dont quelques méprisables écrivains le chargent d'avoir eu part à la mort de Pertinax. Toutes les circonstances réclament contre cette absurde et odieuse imputation. Sur l'article des excès du vin reprochés à Albin par Sévère, Capitolin varie tellement dans son témoignage, que l'on ne sait à quoi s'en tenir. Mais nous n'ajouterons pas foi assurément à des traits de gourmandise qu'il a peine à croire lui-même, et qui sont véritablement incroyables. Nous ne nous persuaderons point qu'Albin mangeât pour son déjeuner cinq cents figues, cent pêches, dix melons, vingt livres de raisin, cent becfigues et quatre cents huîtres. J'entre dans ce détail pour donner un échantillon du jugement des auteurs d'après lesquels il me faut travailler. Formons-nous donc une idée d'Albin par les faits, et laissant à l'écart ce qui regarde sa conduite privée, pour ne le considérer que par les talents nécessaires aux grandes entreprises, nous jugerons que brave guerrier, habile à se concilier les esprits, il manqua de l'adresse et des précautions de défiance qu'il devait opposer aux ruses de son adversaire ; et telle fut la cause de sa perte. Sévère abusa insolemment de sa victoire. N'ayant plus aucun motif de crainte qui le retint, il donna un libre essor à la violence de son caractère, et renonçant même aux légers dehors de modération qu'il avait jusque là affectés, il se montra tel qu'il était, cruel et vindicatif au-delà de toute mesure. Rien n'est plus lâche que les indignités qu'il exerça sur le cadavre de son ennemi. Après en avoir envoyé la tête à Rome, il fit passer son cheval sur le corps ; il voulut repaître ses yeux de ce funeste objet en le laissant étendu devant la porte de son prétoire jusqu'à ce qu'il devînt infect : après quoi il le fit jeter dans le Rhône. La femme et les enfants d'Albin furent traités avec la même rigueur, mis à mort et leurs corps jetés dans le fleuve ; et le malheur de cette famille entraîna celui de la famille de Niger, pour laquelle Sévère avait témoigné beaucoup de bonté tant que Niger avait vécu qu'il avait tenue en exil depuis sa défaite, et qu'il extermina lorsque la victoire sur Albin lui eut assuré la possession de l'empire. Il fit chercher les corps des sénateurs qui avaient été tués en combattant pour Albin, et après les avoir livrés à divers outrages, il défendit qu'on leur donnât la sépulture. Les prisonniers remarquables par leur naissance ou par leurs emplois furent mis à mort. Ces cruautés contribuèrent sans doute à empêcher un grand nombre de partisans d'.Albin, qui avaient quelques corps de troupes sous leur commandement, de se soumettre à un si inhumain vainqueur. Ils aimèrent mieux périr les armes à la main que par la hache du licteur ; et Sévère eut à livrer plusieurs combats pour achever de détruire un parti que la clémence après la victoire aurait tout d'un coup désarmé. Il tourmenta les Gaules et les Espagnes par de rigoureuses recherches contre les fauteurs d'Albin ; et sur ce prétexte, vrai ou faux, il fit mourir un très-grand nombre des premiers citoyens des villes de ces régions. Les femmes mêmes ne furent pas épargnées, et il en condamna plusieurs à partager le triste sort de leurs maris et de leurs proches. L'avidité d'un riche et injuste butin entrait pour beaucoup dans ces sanglantes exécutions : car la confiscation des biens suivait toujours le supplice des condamnés, et le produit en fut immense. Nulle raison d'équité, nulle représentation touchante ne
pouvait fléchir Sévère. Un accusé employa le moyen de défense qui après la
défaite de Niger avait réussi, comme je l'ai rapporté, à Cassius Clémens. Je me suis trouvé engagé dans le parti d'Albin,
disait cet infortuné, par la nécessité et non par
mon choix. Que feriez-vous, si vous étiez en ma place ? Sévère lui fit
cette réponse barbare : Je souffrirais ce que tu vas
souffrir. Mais rien ne le rendit plus odieux que ses emportements et ses cruautés contre les sénateurs. Il est vrai que le sénat de Rome avait paru porté d'inclination pour Albin ; et peu de temps avant la bataille de Lyon, cette compagnie n'osant lui déférer à lui-même aucuns honneurs, s'était suffisamment expliquée par ceux qu'elle avait accordés à Clodius Celsinus son frère. La colère de Sévère n'aurait donc pas été tout-à-fait injuste, s'il l'eût renfermée dans certaines bornes, et s'il ne l'eût pas portée aux plus violents excès. En envoyant la tête d'Albin, il l'accompagna d'une lettre
au sénat et au peuple par laquelle il notifiait sa victoire, et qu'il
finissait en disant qu'il avait ordonné que la tête de son ennemi fût plantée
sur un gibet dans le lieu le plus fréquenté de la ville, afin qu'elle servit
de preuve et d'exemple de son ressentiment contre ceux qui l'avaient offensé.
Il écrivit une lettre foudroyante au sénat, qu'il taxait de la plus noire
ingratitude à son égard. J'ai terminé plusieurs
guerres, disait-il, à l'avantage de la république
; j'ai rempli la ville d'abondantes provisions de toutes les espèces ; je
vous ai délivrés, par la victoire sur Niger, des maux de la tyrannie. Et
comment m'avez-vous témoigné votre reconnaissance pour tant de bienfaits ? En
me préférant un fourbe, un homme dans la bouche duquel ne s'est jamais trouvé
que le mensonge, et dont tout le mérite est de s'être attribué sur de
chimériques prétentions une fausse noblesse. Pour faire dépit aux sénateurs et pour jeter parmi eux la consternation, il s'avisa de réhabiliter la mémoire de Commode, dont il n'avait jamais auparavant parlé lui-même qu'avec mépris et horreur. Il fit mettre ce détestable prince au rang des dieux par ses soldats ; et joignant à un procédé si désobligeant et si effrayant pour le sénat une vanité puérile, il se disait frère de Commode et fils de Marc Aurèle. Ce dernier travers est même de plus ancienne date que la bataille de Lyon, comme il paraît par une médaille de la troisième année du règne de Sévère, où il prend la qualité de fils de Marc Aurèle. Une autre, postérieure de quelques années, le fait fils de L. Vérus. Espèce de délire qui était le fruit de la prospérité. Sévère passa quelques mois dans les Gaules, occupé du soin de se faire justice à lui-même, comme il prétendait, de calmer la province et d'y rétablir solidement son autorité. Il divisa aussi alors la Grande-Bretagne en deux gouvernements, au lieu que jusqu'alors elle n'en avait fait qu'un. Lorsqu'il eut terminé les affaires les plus pressantes, il partit pour Rome, menant avec lui son armée pour se rendre plus terrible. Il y était arrivé, selon M. de Tillemont, avant le deux juin de la même année 197 de J.-C. dans laquelle il avait vaincu Albin. Les habitants de la capitale bichèrent d'apaiser sa colère par les honneurs qu'ils lui rendirent. Le peuple sortit au-devant de lui couronné de branches de laurier ; le sénat vint le recevoir avec tous les témoignages possibles de respect et de soumission, déguisant ses craintes sous des démonstrations extérieures de joie. Sévère, au milieu des applaudissements les plus flatteurs, entra clans la ville, monta au Capitole, y offrit des sacrifices à Jupiter, et de retour dans son palais, il se montra satisfait du peuple, à qui il promit une largesse en réjouissance de sa victoire. Il réservait pour le sénat toute sa colère et toutes ses vengeances. Il l'assembla le lendemain, et il ouvrit la séance par un discours dans lequel, rappelant les exemples du passé, il loua beaucoup les rigueurs exercées par Sylla, par Marius, par Octavien, comme la meilleure et la plus sûre sauvegarde ; et il blâma au contraire la douceur de Pompée et de César, qui, disait-il, leur avait été funeste. De là il passa à la justification de Commode, qu'il accompagna des reproches les plus outrageants contre les sénateurs. Vous avez bonne grâce, leur dit-il, à insulter Commode, vous dont la plupart mènent une vie encore plus honteuse que ce prince. S'il se donnait en spectacle tuant des bêtes de sa main, ne puis-je pas citer l'un d'entre vous, vieillard consulaire, qui tout récemment luttait en public contre une courtisane travestie en lionne ? Commode combattait sur l'arène comme gladiateur ! Et, de par Jupiter, plusieurs de vous n'en font-ils pas autant ? Pourquoi donc et à quelle fin ont-ils acheté son casque, et toute son armure ? Il termina cette violente invective par l'ordre qu'il leur donna de décerner à Commode les honneurs divins, comme avaient déjà fait les soldats. Ce n'était là que le prélude : et les effets suivirent tels que les annonçait un début si redoutable. Sévère avait fait rechercher avec grand soin tous les papiers d'Albin, et s'en étant rendu maître, il s'y était instruit des intelligences que son ennemi entretenait à Rome. Muni de ces pièces, sur le nombre de soixante-quatre sénateurs accusés d'avoir favorisé Albin, il en déclara innocents trente-cinq ; mais il condamna à mort les vingt-neuf autres, et les fit exécuter sans aucune forme de procès, tous personnages distingués, dont plusieurs étaient consulaires ou anciens préteurs. Dion en nomme deux, Sulpicianus, beau-père de Pertinax, et Érucius Clarus. Ce dernier était d'un- grand mérite ; et Sévère, tant par le plaisir malin de ternir une réputation qui le blessait que pour autoriser ses violences d'un nom respecté dans le public, voulut l'engager, en lui promettant la vie, à se rendre dénonciateur et témoin contre ceux qui étaient dans la même cause que lui. Ce généreux courage aima mieux mourir que de faire un si indigne rôle. Un autre sénateur nommé Julianus s'en chargea, et véritablement il ne fut point mis à mort ; mais on lui fit souffrir, sans aucun égard pour sa dignité, tous les supplices de la question. Spartien nous donne une liste détaillée de toutes ces tristes victimes de la vengeance de Sévère, et elle se monte à quarante-un noms, parmi lesquels se trouvent six Pescennius, parents sans doute de Niger, puisqu'ils portaient le même nom de famille. Cette observation, jointe à un mot d'Hérodien[3], donne lieu de penser que Sévère acheva, dans l'occasion dont je parle, sa vengeance jusque là imparfaite contre les partisans de Niger, dont il fit mourir dans le même temps, comme je l'ai dit, la femme et les enfants Au sujet de ce carnage horrible, Sévère reçut une bonne
leçon de son jeune fils Geta ; qui n'était guère âgé alors que de huit ans. Cet
enfant entendant son père s'expliquer du dessein où il était de mettre à mort
les principaux partisans de ceux qui lui avaient disputé l'empire par les
armes parut ému. Sévère, pour le remettre, lui ayant dit : Ce sont des ennemis dont je vous délivre ; Geta
demanda quel en serait le nombre. Lorsqu'on l'en eut instruit, il insista et
fit une nouvelle question. Ces infortunés,
dit- il, ont-ils des parents et des proches ?
Comme on fut obligé de lui répondre qu'ils en avaient plusieurs, Hélas ! répliqua-il, il y
aura donc plus de citoyens qui s'affligeront de notre victoire, que nous n'en
verrons prendre part à notre joie ! On prétend que Sévère fut ébranlé
par cette réflexion, aussi judicieuse que pleine de douceur. Mais les deux
préfets du prétoire, Plautien, dont il sera beaucoup parlé dans la suite, et
Juvénal, l'enhardirent à passer outre, parce qu'ils souhaitaient de
s'enrichir de la confiscation des proscrits. Caracalla était présent à la
conversation dont je viens de rendre compte, et loin d'être de l'avis de Geta,
il voulait que l'on fît périr les enfants avec leurs pères. Geta fut indigné,
et lui dit : Vous qui n'épargnez le sang de
personne, vous êtes capable de tuer un jour votre frère ; et c'est ce
qui arriva réellement. Parmi tant de morts d'hommes illustres, et plus malheureux que coupables, Sévère ordonna pourtant un juste supplice. L'athlète Narcisse, qui avait étranglé Commode, vivait encore. Il fallut, pour lui faire subir la peine de son crime, que la haine contre le sénat, plutôt que le zèle pour la mémoire d'un prince détesté servit à Sévère d'aiguillon. Au bout de cinq ans, Narcisse fut puni par son ordre, et exposé aux lions avec cet écriteau : Meurtrier de Commode. Pendant que Sévère épuisait toutes ses rigueurs sur le sénat, prenait soin de se rendre agréable au peuple par des jeux et des spectacles de toutes les espèces, et par des distributions abondantes de vivres et d'argent. Il soulagea les sujets de l'empire dans les provinces d'un fardeau très-onéreux, en prenant sur le fisc la dépense des postes et messageries qui étaient auparavant à la charge des particuliers, obligés de fournir comme par corvées des chevaux et des voitures à ceux qui marchaient par ordre du prince et de l'état. Mais c'est aux soldats surtout qu'il s'étudia à faire sa cour : l'expression n'est point trop forte. Sévère était un caractère rusé, uniquement occupé de ses intérêts propres, et comptant pour peu de chose les objets du bien public. Ainsi, pour se gagner l'affection des gens guerre, il ne craignait point d'énerver la discipline par des largesses multipliées, par l'augmentation de leur paie, par la permission qu'il leur donna de se marier, de porter des anneaux d'or. Hérodien regarde cet empereur tomme le premier corrupteur de la discipline militaire : en quoi il va peut-être trop loin. Commode avait bien avancé l'ouvrage ; mais Sévère l'acheva, et par ses molles complaisances il porta l'insolence du soldat à un tel excès, que le mal désormais fut sans remède. Le grand but de sa politique était d'assurer sa fortune et de perpétuer la puissance impériale dans sa famille. Le bas âge de ses enfants, dont l'aîné n'était encore que dans sa dixième année, l'inquiétait. Il se hâta de les avancer par des honneurs précoces. Nous avons vu que Caracalla avait été déclaré César par les troupes sur la fin de l'an de J.-C. 196. Sévère lui fit confirmer ce titre l'année suivante, qui est celle dont je parle actuellement, par un décret du sénat. Il commença en ce même temps à produire le plus jeune de ses fils Geta, sans que nous puissions dire précisément en quoi consistaient les prérogatives dont il le décora[4]. Pour ce qui est de sa parenté, il ne la releva que par des honneurs stériles, et qui ne tiraient point à conséquence pour l'empire. Il avait un frère nommé Septimius Geta, qui conçut de grandes idées lorsqu'il le vit élevé à la puissance suprême. Il le vint joindre-aussitôt que Rome l'eut reconnu, et avant son départ d'Italie pour marcher contre Niger. Il se flattait ou d'être associé à l'empire, ou du moins d'y acquérir un droit par le titre de César. Sévère le renvoya à son poste, qui ne nous est point autrement expliqué ; et ce fut en partie pour le guérir de ses projets chimériques, et pour lui ôter toute espérance, qu'il communiqua prématurément le nom de César à Caracalla, Il fallut que son frère se contentât d'un consulat ordinaire, qu'il lui fit même attendre quelques années. Sa sœur, qui avait toujours vécu à Leptis, où elle était née, vint aussi se rendre auprès de lui avec un fils qu'elle avait. Cette femme de province, qui n'avait jamais vu la cour, qui parlait à peine latin, faisait rougir un frère empereur. Sévère lui' fit des présenta : il conféra à son fils la dignité de sénateur, et il leur ordonna ensuite à l'un et à l'autre de -s'en retourner dans leur patrie. Il voulut pourtant témoigner son bon cœur et sa fidélité aux sentiments de la nature, en dressant des statues à son père, à sa mère, à son aïeul et à sa première femme. Mais c'était une illustration qui rejaillissait sur lui. Il ne consulta point le sénat, selon l'usage, sur l'érection de ces statues : façon despotique d'agir, qui dut déplaire à cette compagnie. Sévère ne fit qu'un séjour de très-courte durée à Rome, s'il est vrai, comme l'a pensé M. de Tillemont, qu'avant la fin de cette année même si remplie d'événements il s'était déjà transporté en Orient pour faire la guerre aux Parthes. Cette diligence, tout étonnante qu'elle est, n'est pas absolument incroyable dans un prince aussi actif. On a dit que son unique but dans cette nouvelle entreprise avait été l'amour de la gloire, et le désir de ne pas signaler seulement sa valeur dans de guerres civiles, mais d'illustrer son nom par des Conquêtes sur l'étranger. Sans prétendre exclure ce motif, qui est très-bien assorti au génie de Sévère, on ne doit pas néanmoins l'accuser de s'être porté à prendre les armes sans un sujet légitime, puisque les Parthes, selon le témoignage de Dion, pendant que ce prince était occupé contre Albin, avaient fait une irruption dans la Mésopotamie, et attaqué Nisibe, qui.les tenait perpétuellement en jalousie et en alarmes. D'ailleurs Barsémius, roi d'Atra, avait secouru Niger, comme je l'ai rapporté : et Sévère n'avait pas en le temps de tirer raison de cette injure. Tels furent les intérêts qui le rappelèrent en Orient. En arrivant, il s'était fait précéder de Lætus, et il parait qu'aussitôt après la bataille de Lyon il avait fait partir ce général pour aller défendre Nisibe contre les Parthes. Il le suivit lui-même avec son armée le plus promptement qu'il lui fut possible ; et à son approche les ennemis, frappés de terreur, se retirèrent de devant la place. Sévère, ayant délivré Nisibe, revint en Syrie, et il soumit en passant Abgare roi de l'Osrhoène, qui lui donna ses fils pour otages, et lui fournit un secours de tireurs d'arc. Il se proposait de pousser la guerre contre les Parthes dans la campagne suivante, et il prit tout le temps nécessaire pour les préparatifs d'une expédition si importante. Il ne se mit en marche que sur la fin de l'été, ayant exprès attendu l'arrière-saison comme plus favorable pour agir dans un pays aride et brûlant. Il avait fait construire dans le voisinage de l'Euphrate un très-grand nombre de barques, sur lesquelles il mit une partie de ses troupes ; et cette flotte descendit le fleuve, en même temps que le reste de l'armée le côtoyait par terre. Il avait avec lui le frère du roi des Parthes, dont la présence pouvait faciliter ses conquêtes, qui furent en effet très-rapides. En arrivant à Babylone, il trouva cette grande ville abandonnée. De là il gagna Séleucie, faisant probablement passer sa flotte par le canal nommé Naar malcha, qui communiquait de l'Euphrate au Tigre. Séleucie lui fut pareillement livrée par la fuite de ses habitants. Ctésiphon lui coûta un siège, et même son armée y souffrit beaucoup. Les Parthes, animés par la présence de leur roi Vologèse[5], qui s'était renfermé dans la ville, firent une belle résistance : et les Romains manquant de provisions, réduits à vivre de racines, et fatigués, en conséquence de la mauvaise nourriture, par de cruelles maladies, commençaient à se décourager. Sévère persista ; et sa fermeté triompha des obstacles, et fit réussir l'entreprise. La ville fut emportée de vive force, et livrée au pillage. Le carnage fut très-grand, le butin d'une richesse immense, et les prisonniers se montèrent au nombre de cent mille têtes. Le roi des Parthes échappa aux vainqueurs, qui ne se trouvèrent pas en état de le poursuivre. Sévère prit à l'occasion de cette conquête, qu'il ne put pas néanmoins garder, le titre d'Imperator pour la onzième fois, et celui de Parthique, rehaussé de l'épithète très-grand. Il écrivit au sénat et au peuple romain en termes magnifiques au sujet de ses exploits, et il les fit même représenter sur des tableaux qui furent exposés à la vue du public. Ce vain éclat ne fut pas le seul fruit qu'il tira de sa victoire : il en profita pour établir solidement la puissance impériale dans sa maison. La voie la plus sûre pour y réussir était d'associer ses fils, qu'il avait dans cette vue menés avec lui, à tous les honneurs du rang suprême, et Marc Aurèle lui en avait donné l'exemple Sévère le suivit, et même, comme il arrive d'ordinaire dans l'imitation des choses abusives, il alla au-delà. Il n'attendit point pour Caracalla l'âge que Marc Aurèle avait attendu pour Commode. Au temps de la prise de Ctésiphon[6], ce jeune prince n'était que dans sa onzième année ; et dans les transports de joie qu'excitèrent parmi les soldats romains la conquête et le pillage de la capitale des Parthes, Sévère les engagea à proclamer Auguste son fils aîné. Geta, destiné un jour au même rang, reçut alors le titre de César et le nom d'Antonin. L'autorité du sénat intervint ensuite et ratifia ce qu'avaient ordonné en premier les soldats ; auxquels Sévère en reconnaissance fit de grandes largesses. La disette des vivres et les incommodités d'un climat étranger et inconnu, contraignirent les Romains, tout vainqueurs qu'ils étaient, d'abandonner Ctésiphon et de songer à la retraite. Ils ne purent même retourner par le chemin qu'ils avaient d'abord suivi, parce que le pays par lequel ils avaient passé était mangé. Ils remontèrent le Tigre par terre et par eau en même temps. Cette route les menait en Arménie, où ils se préparaient à entrer hostilement. Je ne puis dire pour quelle raison : car le roi d'Arménie, qui se nommait Vologèse comme celui des Parthes, n'avait donné aucun sujet de plainte à Sévère, s'étant abstenu d'envoyer du secours à Niger, qui lui en avait demandé. Il parait que Vologèse était un prince sage, fidèle imitateur de son père Sanotruce, à qui Dion rend ce témoignage, qu'à la grandeur du courage et à l'habileté dans la guerre il joignait l'exacte observation de la justice, et que pour la tempérance et la modération, on peut le comparer aux plus vertueux d'entre les Grecs et les Romains. Vologèse, fils de Sanotruce, se conduisit, dans l'occasion dont il s'agit, avec vigueur et prudence en même temps. Il marcha au-devant des Romains, et se mit en état de leur faire tête ; mais, sentant l'inégalité de ses forces, et préférant la paix à la guerre, il fit parler d'accord, et entama une négociation à laquelle Sévère se prêta. Moyennant de l'argent et des otages donnés par l'Arménien, l'empereur lui accorda la paix, et même augmenta ses états de quelque canton de l'Arménie, dont les Romains étaient maîtres. Il ne restait plus à Sévère d'autre objet à remplir en Orient que la vengeance qu'il se proposait de tirer du roi d'Atra. On peut croire qu'en sortant de dessus les terres des Parthes, il avait fait avec eux un traité, puisqu'il n'y eut plus de guerre entre les deux empereurs durant tout le cours de son règne. Il s'était tenu satisfait des démarches de soumission du roi d'Arménie. La ville d'Atra, ou n'espérant point de grave, ou fière de sa situation, qui l'avait rendue autrefois victorieuse des efforts de Trajan, se préparait à la résistance. Sévère vint mettre le siège devant la place, en traversant la Mésopotamie pour regagner la Syrie, et il réussit fort mal. Ses machines furent brûlées ; il perdit beaucoup de soldats, un plus grand nombre encore furent blessés, et il se vit contraint de lever le siège, sans renoncer néanmoins au dessein de se venger de ce peuple opiniâtre. Il fit donc de nouveaux préparatifs ; il amassa d'abondantes munitions de guerre et de bouche, et il revint au bout d'un temps assiéger Atra. Les habitants se défendirent toujours avec le même courage. Ils étaient Arabes, comme je l'ai observé ailleurs ; et ils avaient au dehors une nombreuse cavalerie de leur nation, qui interceptait les convois, qui fondait avec une légèreté incroyable sur les détachements romains envoyés pour fourrager, et qui, après les avoir dissipés et détruits, disparaissait comme le vent.. Ceux qui étaient enfermés dans la pille faisaient de vigoureuses sorties, dans lesquelles ils tuaient beaucoup de monde aux assiégeants. Ils parvinrent même à brûler encore toutes leurs machines, hors celles qu'avait construites Priscus, cet ingénieur de Byzance, à qui son- talent-et -le service que Sévère espérait en tirer avaient sauvé la vie. Ils avaient eux-mêmes des machines d'une très-longue portée, et qui lançaient plusieurs traits à la fois avec une telle roideur, qu'à une distance considérable ils conservaient encore assez de force pour tuer ceux qu'ils atteignaient ; et Sévère eut plusieurs de ses gardes renversés morts à ses pieds. Lorsque les Romains eurent gagné du terrain, et se furent de plus près approchés du mur, les Atréniens, changeant de batterie, leur devinrent encore plus redoutables. Ils versaient sur eux à grands flots le bitume enflammé, qui les brûlait et les faisait expirer dans les plus horribles douleurs. Hérodien témoigne qu'ils jetaient aussi des vases de terre remplis de petites bêtes ailées et venimeuses, qui, lorsque le vase s'était brisé en tombant, sortaient de leur prison, s'attachaient au corps des assiégeants, et se glissant entre leurs habits, les blessaient par leurs piqûres et les mettaient hors d'état d'agir. Ajoutez les incommodités d'un climat aride, où les ardeurs du soleil étaient excessives, et causaient dans toute l'armée de dangereuses maladies. Enfin, néanmoins l'activité et la persévérance des assiégeants vinrent à bout de faire brèche ; et un grand pan de mur, miné apparemment par-dessous, tomba. La ville était prise, si l'avarice du vainqueur ne l'eût secourue. Sévère savait qu'elle contenait de grandes richesses, et particulièrement les trésors du temple du Soleil, qui deviendraient la proie du soldat, si la place était emportée d'assaut, au lieu que l'empereur en serait seul maître, si les assiégés, comme il l'espérait dans l'extrémité où ils étaient réduits, demandaient à capituler. Par ce motif, il fit sonner la retraite au grand mécontentement des soldats qui se voyaient vainqueurs. Son avidité fut frustrée. Les Atréniens, loin de penser à se rendre, reconstruisirent pendant la nuit un nouveau mur ; et, lorsque Sévère voulut y faire donner l'assaut, les soldats européens, qui étaient ses meilleures troupes, refusèrent de marcher. Il fallut y envoyer des Syriens, qui, plus dociles, mais plus mous, furent repoussés avec perte et avec honte ; et il ne fut pas possible de ramener les mutins. Un des principaux officiers de l'armée ne demandait que cinq cent cinquante soldats d'Europe pour mettre fin à l'entreprise. Où voulez-vous, lui dit l'empereur, que j'en trouve ce nombre ? Ainsi, dit l'historien, Dieu sauva la ville, en rappelant par les ordres de Sévère les soldats qui auraient pu la prendre, et en ôtant ensuite à Sévère, par la désobéissance de ses soldats, le pouvoir de s'en emparer lorsqu'il en eut la volonté. Il fallut donc, après vingt jours d'attaques inutiles, lever le siège de devant la ville d'Atra ; et ce mauvais succès, causé par la mutinerie des troupes dont Sévère n'eut pas le crédit de se faire obéir, ne fait pas honneur à ce prince. Il s'en consola par une ou plusieurs expéditions en Arabie, qui lui réussirent. Si nous en croyons Hérodien, il pénétra jusque dans l'Arabie Heureuse. Eutrope et Victor parlent d'une partie de l'Arabie réduite par lui en province. Dans le vrai, il ne parait pas qu'il ait beaucoup ajouté aux conquêtes que Trajan avait faites dans ce pays. Voilà à quoi se réduisirent les exploits de Sévère en Orient : de grands pays parcourus avec des fatigues et des frais immenses, une entreprise d'éclat manquée, nulle conquête solide et durable. L'avantage que les Romains en retirèrent fut de s'affermir dans la possession de ce qu'ils avaient précédemment acquis en ces contrées, et d'y établir une tranquillité qui pendant plusieurs années ne fut interrompue par aucun trouble. C'était pour Sévère une gloire qui ne laissait pas d'avoir son prix. Mais il la déshonora par les cruautés qu'il exerça, soit contre les restes malheureux du parti de parti de Niger, soit contre ses propres amis et officiers. Spartien attribue à l'avidité de Plautien ces recherches sans fin contre des ennemis accablés. Selon Hérodien, et probablement selon la vérité, l'empereur n'était psi moins avide que son préfet du prétoire, et il réservait pour lui-même la plus grande partie des confiscations. La douceur de ce butin sanglant, jointe à ses défiances éternelles, le rendit cruel à l'égard même, comme je l'ai dit, de ceux qui avaient été de tout temps attachés à sa fortune. Il suffisait de paraître digne de pire par des talents éminents, pour devenir suspect d'y aspirer. On imputait aux uns des projets de conspiration, à d'autres des consultations faites aux devins sur la vie de l'empereur. Quelquefois de simples observations sur le bas âge de ses enfants, qui semblait rendre sa succession incertaine, étaient punies de mort. Dion nous instruit du triste sort de deux officiers de guerre, qui furent ainsi immolés aux ombrages du prince. L'un était un tribun des cohortes prétoriennes, nommé Julius Crispus, qui dans l'ennui et l'impatience que lui causait une guerre laborieuse sous un ciel étranger et brûlant, fit l'application de deux vers de Virgile[7] aux circonstances où l'on se trouvait actuellement. Oui, sans doute, il est bien juste, dit-il, que pour élever et agrandir Turnus, nous, vil peuple, troupe indigne d'être regrettée, nous couvrions les campagnes de nos corps étendus sans sépulture. Cette plainte fut regardée comme séditieuse par Sévère. Il en coûta la vie au tribun, et sa place fut donnée à son délateur, simple soldat. Lætus avait trop de mérite pour ne pas exciter la jalousie d'un prince défiant : il était guerrier et homme d'état, aimé des soldats, qui dans certaines occasions déclarèrent qu'ils ne voulaient point marcher s'ils ne l'avaient à leur tète. Ce dernier trait peut faire douter de la droiture de ses intentions et de sa fidélité, déjà devenue suspecte, comme je l'ai dit, à la bataille de Lyon : mais il n'y avait rien de prouvé ; et il était bien odieux de faire mourir un ancien ami dont les services avaient été très-utiles à Sévère, et pour l'élever à l'empire, et pour l'y maintenir, et qui s'était signalé également dans les guerres civiles et étrangères. L'empereur prit un parti conforme à son génie rusé et artificieux : il fit tuer Lætus dans une émeute de soldats, auxquels seuls il attribua cette mort, comme s'il n'y eût eu aucune part. Son absence de Rome dura plus longtemps que les affaires qui l'en avaient éloigné : il n'y revint que l'an de J.-C. 203, et par conséquent son voyage doit avoir été de six ans. Les deux ou trois premières années furent employées aux guerres dont j'ai rendu compte ; dans l'intervalle qui reste, je trouve moins d'événements mémorables. Il fit quelque guerre de peu d'importance contre les Juifs, soit qu'ils eussent tenté de se révolter, soit qu'il leur cherchât lui-même querelle pour leur ancien attachement à Niger, dont il leur avait néanmoins accordé le pardon. Il paraît que dans cette expédition Caracalla eut le titre du commandement, puisque le triomphe sur les Juifs fut décerné à ce jeune prince par le sénat. Sévère fit divers règlements pour la Palestine, et il défendit sous de grosses peines à ceux qui n'étaient pas nés Juifs d'embrasser leur religion. Il donna à son fils aîné la robe virile à Antioche, avant sa quatorzième année accomplie, et il le fit son collègue dans le consulat l'an de J.-C. 202. Cette même année il publia contre les chrétiens un édit qui ouvrit la cinquième persécution. Il leur avait été d'abord assez favorable par un motif de reconnaissance personnelle pour un chrétien, nommé Procule Torpacion, qui l'avait guéri d'une maladie, et auquel, en récompense de ce service, il accorda un logement dans son palais. Il était si éloigné de haïr ceux qui professaient la religion de Jésus-Christ, qu'il donna même à Caracalla son fils aîné une nourrice chrétienne. Une fausse politique changea ses dispositions. Les chrétiens, à la faveur de la paix dont ils avaient joui sous Commode, s'étaient extrêmement multipliés ; l'éminence de leur vertu et les miracles que Dieu opérait par eux leur attiraient une foule infinie de prosélytes. Nous remplissons, disait Tertullien aux païens dans le temps même dont il s'agit ici, nous remplissons vos villes, vos bourgades, votre sénat, vos armées ; nous ne vous laissons que vos temples et vos théâtres. L'accroissement prodigieux du christianisme menaçait évidemment d'une ruine prochaine la religion de l'état ; et ce fut sans doute par cette considération que Sévère laissa pendant quelques années la liberté aux magistrats de faire la guerre en vertu des anciennes lois aux chrétiens, et qu'enfin il autorisa lui-même la persécution par un édit. Elle dura jusqu'à la fin de son règne, et elle couronna un grand nombre de martyrs, dont les plus illustres sont saint Irénée de Lyon, Léonidas père d'Origène et de la vierge Potamienne à Alexandrie, saint Spérat et les martyrs Scillitains en Afrique. La religion chrétienne eut un excellent défenseur en la personne de Tertullien, dont tout le monde connaît et admire l'Apologétique. Il faut y joindre l'élégant et pieux ouvrage composé, vers le même temps et dans les mêmes vues, par Minucius Félix. Sévère, après avoir entièrement pacifié l'Orient, passa en Égypte, où en arrivant il rendit des honneurs à la mémoire et aux cendres de Pompée. Il ne paraît point qu'il ait eu d'autre motif dans ce voyage que le désir de visiter et de connaître par lui - même une si fameuse contrée. Il était d'un caractère extrêmement curieux, et il n'y avait rien dans les choses divines ou humaines qu'il ne souhaitât d'examiner, de creuser et d'approfondir. Ainsi il ne se contenta pas de voir Memphis, l'ancienne capitale des rois d'Égypte, la statue de Memnon, les pyramides, le labyrinthe : il entra dans le sanctuaire des temples les plus révérés, et se fit représenter les livres sacrés que les Égyptiens y gardaient avec un religieux respect ; et, portant partout son génie envieux et tyrannique, il enleva ces livres pour se réserver à lui seul la connaissance de ce qui pouvait y être contenu. Par le même principe, il ferma le tombeau d'Alexandre, afin que personne ne pût y entrer après lui. Le voyage d'Égypte lui fit grand plaisir. La singularité du climat et des animaux qu'il produit, les merveilles de la nature et de l'art, le culte du dieu Sérapis, tout cela fut une pâture agréable pour sa curiosité, et le souvenir lui en resta toute sa vie. Peut-être doit-ou attribuer à la satisfaction qu'il en ressentit la facilité qu'il eut d'adoucir la pesanteur du joug que portaient les Égyptiens. Ils étaient gouvernés despotiquement, en vertu de l'institution d'Auguste, par un préfet qui leur tenait lieu de leurs anciens rois. Sévère accorda aux Alexandrins l'établissement d'un conseil, dont les membres eurent le titre et les droits de sénateurs, et entrèrent en part de l'administration des affaires publiques. Il revint à Rome sous l'année de J.-C. 203, comme je l'ai déjà marqué, ayant pris sa route par terre, et fait un très-grand circuit par la Syrie, la Cilicie, l'Asie mineure, la Thrace, la Mésie et la Pannonie. De retour dans sa capitale, nous ne pouvons pas dire s'il triompha. Spartien rapporte que le triomphe lui fut décerné par le sénat, mais que ce prince, ne voulut point l'accepter, étant trop incommodé de la goutte pour soutenir la fatigue de passer presque toute une journée dans un char. Le même écrivain ajoute que Sévère permit à son fils de triompher des Juifs ; ce qui n'est guère vraisemblable, si lui-même il ne triompha pas des Parthes. On peut croire que Sévère fit dans Rome une entrée moins solennelle et moins pompeuse qu'un triomphe, mais cependant avec une certaine célébrité. En la place du triomphe, le sénat lui décerna un arc triomphal, qui subsiste encore aujourd'hui, et dont l'inscription nous apprend qu'il fut érigé dans la onzième année de la tribunitienne de Sévère, c'est-à-dire dans l'espace qui roule entre le 2 de juin de l'an de J.-C. 203 et le 2 juin 204. Il donna cette même année des jeux et des spectacles de toute espèce, accompagnés de largesses immenses. Trois motifs concouraient pour la solennité de ces fêtes. Sévère y célébrait ses victoires sur les peuples de l'Orient, son retour à Rome, et la dixième année de son règne. Il crut donc ne pouvoir trop prodiguer la pompe et la splendeur pour ces trois objets réunis. Il distribua aux citoyens du peuple et aux soldats prétoriens par tête autant de pièces d'or qu'il avait régné d'années ; et la somme totale se monta à cinquante millions de drachmes, qui sont vingt-cinq millions de nos livres tournois : dépense exorbitante dont il se faisait beaucoup d'honneur, comme ayant surpassé en ce point la magnificence de tous ceux qui l'avaient précédé. Il disait vrai ; mais était- ce là un sujet de gloire bien solide ? Ces largesses énormes, dont il revient si peu d'avantage à chaque particulier, et qui épuisent les finances publiques, sont-elles bien conformes aux maximes d'un sage gouvernement ? La politique intéressée de Sévère y trouvait son compte : il attachait des créatures à sa personne et à sa famille. Dans les spectacles qui furent donnés au peuple, on vit soixante ours dressés à la lutte combattre les uns contre les autres à un signal auquel on les avait accoutumés. Au milieu de l'amphithéâtre fut pratiqué un grand et vaste bassin, en forme de vaisseau dé guerre, qui contenait quatre cents animaux féroces. Le vaisseau s'étant tout d'un coup ouvert, il en sortit des ours, des lions, des panthères, des autruches, des ânes et des bœufs sauvages, auxquels on ajouta trois cents animaux domestiques ; et toutes ces bêtes, au nombre de sept cents, furent tuées pour le plaisir de la multitude, cent par chaque jour des sept que dura la fête. Dion fait mention à part d'un éléphant et d'un monstre indien que les anciens appelaient gorocotta, et que l'on disait né de l'accouplement d'un loup avec une chienne, ou d'un tigre avec une lionne. Une singularité remarquable de ces jeux[8], mais bien indécente, c'est que des femmes parurent sur l'arène, et y combattirent comme gladiateurs. Cette licence, dont l'exemple, s'il n'était pas tout-à-fait nouveau, an moins n'avait été jamais ni fréquent ni approuvé, devint une source de brocards et d'incartades contre les dames mêmes du premier rang, qui n'y avaient aucune part. On sentit l'abus, et on y remédia par une ordonnance qui interdit aux femmes des combats si peu convenables à la faiblesse et à la pudeur de leur sexe. Toute cette année se passa en fêtes. Sévère y donna la robe virile à son second fils Geta César, et il maria Caracalla l'aîné à la fille de Plautien, son préfet du prétoire, favori insolent, et dont la fortune éclatante se termina, comme il arrive d'ordinaire, par une sanglante catastrophe. C'est ici le lieu de faire son histoire, en reprenant les choses de plus haut. Les commencements de cet homme, qui eut dans la suite en sa main toute la puissance de l'empire, furent très-obscurs. Il était africain, de condition médiocre, né sans biens. Dans sa jeunesse il se fit de fâcheuses affaires ; et pour cause de sédition et de violence il fut condamné à l'exil par Pertinax[9], alors proconsul d'Afrique. Réduit à un triste état, il trouva une ressource dans l'amitié de Sévère, à qui il s'attacha. Il était son compatriote, et même, selon quelques uns, son parent. D'autres ajoutent que ce fut par le crime et par l'infamie qu'il gagna ses bonnes grâces, et il n'est pas douteux que la prévention aveugle que Sévère eut pour lui jusqu'à la fin ressemble fort à une passion. En s'agrandissant, Sévère augmenta la fortune de Plautien, et lorsqu'il fut devenu empereur il le fit préfet du prétoire : on a même lieu de penser que Plautien exerça seul cette charge, au moins pendant les dernières années qu'il en jouit. Dans une si grande place, dont le pouvoir était extrêmement étendu, il déploya tous ses vices, commençant par l'avidité. Tout irritait sa convoitise, toute voie lui était bonne pour acquérir, présents extorqués, rapines, confiscations. Nous avons vu que l'histoire lui attribue une grande part dans les meurtres si fréquemment ordonnés par Sévère ; et la vue du ministre, dans les conseils sanguinaires qu'il donnait, était de s'enrichir de la dépouille de ceux qu'il faisait condamner. Il n'y avait dans tout l'empire ni peuple ni ville qu'il ne pillât, qui ne lui payât tribut ; et on lui envoyait de riches et de plus magnifiques présents qu'à l'empereur. Ce que la religion même avait soustrait aux usages humains n'était pas à couvert de ses brigandages ; et il fit enlever dans les îles de la mer Érythrée des chevaux tigres consacrés au Soleil. L'orgueil et l'insolence égalaient en lui l'avidité. II n'est point d'honneurs qu'il ne se fit rendre, jusqu'à ceux qui étaient réservés d'une façon spéciale au souverain : et l'on ne comprend pas aisément comment Sévère, si défiant, si soupçonneux, si jaloux de ses droits,-si terrible dans ses vengeances, souffrait tout de la part de ce favori. On lui érigea des statues en plus grand nombre et plus hautes qu'à l'empereur et aux princes ses fils, et cela non seulement dans les villes de province, mais dans la capitale, non seulement aux dépens et par la flatterie des particuliers, mais par décret du sénat. Les sénateurs et les soldats juraient par la fortune de Plautien, et partout on faisait des vœux publics au ciel pour sa conservation. Enivré de sa prospérité, il se croyait tout permis, et il exerçait une tyrannie à peine croyable. On ne pourrait pas se persuader, si l'on n'avait pas le témoignage de Dion, écrivain contemporain, qu'un ministre ait osé faire cent eunuques de tous âges pour le service de sa fille : je dis de tous âges, enfants, jeunes gens, hommes faits, mariés et pères de famille. Il est vrai qu'il renferma dans sa maison, tant qu'il vécut, cet horrible secret, et que le public n'en fut instruit qu'après sa mort. Plautien couronnait ses autres vices par la débauche la plus outrée dans tous les genres. Il chargeait tellement son estomac de vin et de viande, que ne pouvant suffire au travail de la digestion il s'était fait une habitude, comme un autre Vitellius, de se soulager par le vomissement. Livré aux excès les plus honteux, et même à ceux qui offensent directement la nature. il n'en était pas moins jaloux, et il tenait sa femme dans une espèce de captivité, ne lui permettant ni de voir personne, ni de se laisser voir à qui que ce fût, sans excepter l'empereur lui-même et l'impératrice. C'était un homme si haïssable, à qui Sévère avait donné toute sa confiance, ou plutôt par lequel il s'était laissé subjuguer ; car il avait pour lui, non pas des attentions de bonté, mais une déférence de soumission : en sorte qu'à le voir agir on eût cru que Sévère était le ministre et Plautien l'empereur. Quand ils voyageaient ensemble, le préfet du prétoire prenait les meilleurs logements ; sa table était mieux servie que celle de son maître, et si Sévère voulait avoir quelque morceau fin et délicat, il l'envoyait demander à Plautien. Dans une maladie qu'eut ce ministre à Tyane, l'empereur étant venu le visiter, les soldats qui gardaient la porte arrêtèrent son cortège, et il entra seul. Il voulait un jour juger une affaire, et il ordonna à celui qui dressait les rôles de la mettre sur le bureau : Je ne le puis point, répondit cet officier, si je n'ai l'ordre de Plautien. Apparemment l'impératrice Julie, peu réglée dans ses mœurs, mais princesse de beaucoup d'esprit et d'un courage élevé, souffrait impatiemment l'orgueil d'un ministre audacieux. Plautien, loin de se ménager avec elle, lui déclara une guerre ouverte. Il travaillait sans cesse à la décrier auprès de l'empereur, il fit des informations contre elle : plusieurs dames illustres, qui avaient part à son amitié, furent appliquées à la question ; elle n'eut d'autre parti à prendre, pour pouvoir jouir de quelque repos, que de se livrer à l'étude de la philosophie, passant son temps dans la compagnie des gens de lettres, sans se mêler d'aucune affaire. Il intervint cependant un refroidissement dans l'amitié de Sévère pour Plautien, ou, pour parler plus juste, une vraie disgrâce. L'empereur ouvrit les yeux pour quelque moment, et blessé de la multitude de statues érigées au préfet. du prétoire, il en fit abattre et fondre quelques-unes. Plautien fut même déclaré ennemi public, si nous en croyons Spartien. A ce signal la haine universelle, jusque là retenue dans la contrainte, se manifesta contre lui. Les magistrats romains dans les provinces, les villes et les peuples, abattirent partout ses statues. Ils eurent bientôt lieu de s'en repentir : Plautien rentra en grâce, reprit son ascendant sur l'esprit de l'empereur, et tous ceux qui s'étaient montrés ses ennemis éprouvèrent sa vengeance. Dion cite en particulier Racius Constans, propréteur de Sardaigne, homme de mérite, qui fut poursuivi criminellement pour avoir renversé les statues de Plautien dans sa province. L'accusateur osa. dire en plaidant, que l'on verrait plutôt le ciel tomber que Sévère faire aucun mal à Plautien ; et l'empereur qui était présent, appuya et répéta ce discours. Il ne se passa pourtant pas une année que cette déclaration si énergique ne fût démentie par l'événement ; mais alors Sévère pensait ce qu'il disait, et il combla son ministre réconcilié de faveurs plus signalées qu'il n'avait encore fait. Il le désigna consul, et il lui permit, ce qui était sans exemple, de compter les ornements consulaires qui lui avaient été décernés autrefois pour un premier consulat : en sorte qu'étant consul réellement pour la première fois, Plautien se qualifiait consul pour la seconde fois. Sévère lui accorda dispense pour garder avec cette charge suprême l'épée de préfet du prétoire, qui ne devait être régulièrement portée que par mi chevalier romain. Il semblait presque désirer de l'avoir pour successeur, et il écrivit dans une occasion : J'aime Plautien jusqu'à souhaiter de mourir avant lui. Enfin il maria la fille de son préfet du prétoire avec Caracalla son fils aîné, qui était déjà Auguste depuis quelques années ; mais cet honneur éclatant, qui faisait entrer l'empire dans la famille de Plautien, fat précisément la cause de sa perte. Les richesses que la nouvelle épouse Plautilla reçut de son père en bijoux, en ornements, en équipage, auraient suffi, dit l'historien, à cinquante impératrices ; et le pompeux étalage en fut présenté aux yeux de la ville, et porté ou conduit au palais à travers la place publique. Les noces furent célébrées avec toute la magnificence possible. L'empereur donna un repas à tout le sénat ; et non seulement la table fut servie superbement, mais les convives reçurent pour emporter chez eux des viandes crues et des animaux vivants. Tout ce grand appareil de fêtes et de réjouissances se changea bientôt en deuil pour Plautien et pour sa fille. Caracalla haïssait autant le préfet du prétoire que son père l'aimait. Il ne pouvait supporter la puissance tyrannique de ce ministre ; ses airs hautains, la pompe de ses équipages qui le disputaient à ceux de l'empereur ; les ornements de dignités incompatibles, combinés sur sa personne, et le laticlave de sénateur réuni avec l'épée de préfet du prétoire ; enfin le faste audacieux avec lequel Plautien marchait dans Rome, se faisant précéder de coureurs qui écartaient les passants, arrêtaient les voitures et ordonnaient à tous de ne point regarder le ministre en face et de baisser les yeux en terre. On conçoit aisément combien ces traits d'insolence devaient irriter un jeune prince violent et farouche, tel qu'était Caracalla. De la haine contre le père, il avait passé, comme il est naturel, à haïr la fille. Il n'avait consenti que malgré lui à son mariage ; et loin de traiter Plautilla en épouse, il ne l'admit ni à sa table ni à son lit ; il ne montrait que dédain et aversion contre elle ; et il déclarait hautement que lorsqu'il aurait le pouvoir en main, le premier usage qu'il prétendait en faire, serait d'ordonner la mort du père et de la fille. Plautien sentit le danger ; mais jusqu'où le porta cette crainte, et si pour s'en affranchir il forma des projets criminels contre la vie de l'empereur et de ses fils, c'est ce qui ne me paraît pas possible d'assurer. Hérodien, qui l'en accuse, mêle dans son récit des circonstances destituées de toute probabilité, et il a pris pour vérité une fourberie tramée par Caracalla. Dion ne s'explique point clairement, et donnant assez à entendre que Plautien conçut des espérances et des désirs contraires à son devoir, il n'en marque expressément ni le plan ni le terme. Nous savons seulement par cet écrivain, que Plautien de tout temps avait dans le palais des espions qui lui rendaient compte de toutes les actions et de toutes les paroles de l'empereur, et qu'il cachait dans un profond secret ce qu'il disait et faisait lui-même : conduite assurément suspecte dans un ministre, mais qui n'emporte pas la consommation du crime. Demeurons dans l'incertitude sur ce point, puisqu'il le faut : contentons-nous de l'exposé de Dion. Plautien au comble de la fortune était toujours pâle et tremblant, ce que l'historien attribue d'une part aux excès de la débauche qui altérait sa santé, et de l'autre aux craintes et aux désirs qui agitaient son âme. Son trouble se manifestait si visiblement, qu'il lui attira un jour les reproches du peuple, qui lui cria dans le cirque : Pourquoi trembles-tu ? pourquoi es-tu pâle ? Tu es plus riche que trois à la fois. Ils entendaient Sévère et ses deux fils. Mais si Plautien ne pouvait supprimer les témoignages des inquiétudes qui le dévoraient, il ne rabattait rien de sa fierté et de sa hauteur. Il opposait l'orgueil aux menaces de Caracalla. Il traitait durement ce jeune prince, le faisait épier, s'informait de toutes ses démarches, et le fatiguait par de continuelles réprimandes. Il n'avait pas même l'attention de faire cesser les justes sujets de plainte que lui donnait la conduite scandaleuse de Plautilla. Aveuglé par la confiance en l'amitié de Sévère, il croyait pouvoir impunément tout oser ; et il est vrai que Caracalla ne serait jamais parvenu à le perdre, tant que son père aurait eu les yeux fascinés à l'égard de ce ministre. Mais le charme se rompit enfin. Personne n'avait la hardiesse d'ouvrir la bouche contre Plautien. Les approches de la mort en donnèrent la liberté à Septimius Geta, frère de l'empereur ; et dans ses derniers moments, comme il ne craignait plus le préfet du prétoire et le haïssait beaucoup, il le démasqua en plein dans un entretien qu'il eut avec Sévère. Dion ne nous détaille point ce que dit Geta ; mais il assure que Sévère en fut frappé, et que de ce moment il n'eut plus la noème considération pour Plautien et diminua beaucoup sa puissance. Cette disposition de refroidissement de la part de l'empereur était tout-à-fait favorable aux desseins de Caracalla, et il la saisit pour satisfaire sa vengeance. De concert avec Évode, affranchi qui avait été son gouverneur, il engagea trois centurions, dont l'un se nommait Saturnin, à aller déclarer à Sévère que Plautien les avait chargés avec sept de leurs camarades dé tuer l'empereur et son fils aîné dans le moment mime, et qu'il leur en avait donné l'ordre par écrit. Cette dénonciation se fit au sortir d'un spectacle qui venait d'être représenté dans le palais et lorsqu'on allait se mettre à table : toutes circonstances qui démontrent l'absurdité de l'accusation ; car, suivant que la remarque judicieusement Dion, si Plautien eût voulu commettre un pareil attentat, il n'aurait choisi ni pour lieu de la scène. Rome et le palais, ni pour moment de l'action celui où l'empereur était environné de toute sa cour, ni pour acteurs dix centurions à la fois. Mais qui a jamais entendu parler 'd'écrit en un semblable cas ? Cependant Sévère ne rejeta point cet avis ; et ce qui le disposa à y ajouter foi, fut l'attention superstitieuse à fin songe qu'il avait eu pendant la nuit, et dans lequel il avait cru voir Albin vivant et se préparant à le percer. Plautien fut mandé sur-le-champ, et sans rien soupçonner
il vint avec une telle diligence, que ses mules en arrivant s'abattirent dans
la cour du palais : ce que Dion remarque comme un présage du malheur qui
allait lui arriver. Ce ministre fut surpris de voir qu'on arrêtât à la barrière
ceux qui l'avaient accompagné et qu'on n'accordât qu'à lui seul la permission
d'entrer. Il conçut quelque défiance ; mais il n'était plus temps de reculer,
et il parut devant l'empereur et son fils. Sévère lui parla avec beaucoup de
douceur. Comment, lui-dit-il, avez-vous pu oublier mes bienfaits jusqu'à vouloir nous
ôter la vie ? Plautien, surpris d'un tel discours, se disposait à se
justifier et Sévère l'écoutait ; mais Caracalla, se livrant à un emportement
et à une fureur bien indignes de son rang, se jeta sur le préfet du prétoire,
lui arracha son épée, le frappa d'un coup de poing ; et il allait le tuer de
sa main, si son père ne l'en eût empêché. Le jeune prince donna ordre à un
soldat de tuer Plautien : ce qui fut exécuté sur-le-champ en présence de
Sévère, qui fait ici un personnage bien singulier. On ne sait ce qui doit
surprendre le plus, ou de l'audace du fils, ou de la mollesse du père. Telle fut la fin tragique de Plautien, qui ayant représenté Séjan dans sa puissance énorme, l'imita probablement dans ses vues ambitieuses et téméraires, et se creusa comme lui le précipice où il périt. Son corps fut d'abord jeté dans la rue par les fenêtres du palais ; mais Sévère le fit enlever et ordonna qu'on lui rima les honneurs de la sépulture. Il conservait un reste d'inclination pour ce ministre malheureux. Dans le sénat, il n'invectiva point contre sa mémoire ; mais il plaignit le sort de l'humanité qui ne peut supporter sans s'éblouir l'éclat d'une brillante fortune, et il se reprocha à lui-même d'avoir trop élevé son favori. Afin néanmoins que la compagnie fût instruite de ce qui avait donné lieu à un si important événement, il y introduisit les dénonciateurs qui répétèrent le rapport qu'ils avaient fait à l'empereur des desseins criminels de Plautien. Le sénat ne manqua pas de supposer ce rapport exactement vrai. Il décerna des récompenses à Saturnin et à Évode. Il voulut même insérer dans son arrêt un éloge de ce dernier ; mais Sévère s'y opposa, disant qu'il ne convenait pas à la dignité de la première compagnie de l'empire de s'abaisser à louer un affranchi. Les autres empereurs n'avaient pas toujours été si attentifs aux bienséances sur ce point, et l'on se rappelle ici sans doute les basses flatteries prodiguées par le sénat à Pallas. La ruine de Plautien entraîna, par une suite nécessaire, celle de sa famille. L'histoire ne fait point mention de sa femme ; mais Plautus son fils et Plautilla sa fille furent relégués dans l'île de Lipari, où ils languirent dans la misère et dans les alarmes continuelles, jusqu'à ce que Caracalla devenu empereur les fit égorger. Les amis de Plautien partagèrent aussi sa disgrâce. Plusieurs furent en danger, quelques-uns périrent. Dion en nomme deux. Cæcilius Agricola, flatteur déterminé, et l'un des plus vicieux et des plus méchants des mortels, ayant été condamné, s'enferma dans sa maison, et après s'être enivré d'un vin exquis, de rage et de fureur il brisa le vase précieux dont il s'était servi, et qui lui avait coûté deux cent mille sesterces[10], et il se fit ouvrir les veines. Céranus fut plus heureux : il en fut quitte pour un exil de sept ans, au bout desquels étant revenu en grâce, il entra le premier des Égyptiens dans le sénat, et, par une seconde faveur non moins singulière, il obtint le consulat sans avoir passé par aucune des charges inférieures. Il paraît assez vraisemblable que Plautien fut tué vers les commencements de l'an de J.-C. 205, peut-être le vingt-deux janvier, lorsque Caracalla était bien avancé dans sa dix - septième année, et déjà Auguste depuis six à sept ans. Ce jeune prince, en ordonnant la mort d'un homme si important sous les yeux de son père, prit un essor qu'il ne fut pas possible à Sévère de réprimer, et qui dut le faire repentir de s'être si fort hâté d'élever son fils en dignité et en puissance. Un autre chagrin cruel pour lui était la discorde éternelle qui déchirait sa famille,. et la haine violente que ses deux fils se portaient mutuellement. Ils n'étaient pas d'âge fort différent, l'aîné n'ayant qu'une année et quelques mois sur son frère ; ils avaient même goût, où plutôt même fureur pour le plaisir ; et quoique leur père eût eu attention à leur donner une bonne éducation, dès que l'âge des passions fut venu, la vivacité du sentiment, entretenue par les délices de Rome, par la séduction de la fortune, et par les conseils intéressés des flatteurs, étouffa en eux tous les principes de sagesse que l'on avait tâché de leur inspirer. Les spectacles, les courses de chariots, les danses, avaient pour eux un attrait auquel ils se livraient sans nul égard aux bienséances de leur rang ; cependant Plautien, tant qu'il vécut, les contint un peu par l'autorité qu'il s'était arrogée sur eux ; délivrés de contrainte par sa mort, il n'est point de débordements dans lesquels les deux jeunes princes ne se jetassent tète baissée. Ils ne respectaient dans leurs débauches ni, l'honneur des femmes, ni la loi de la nature ; leurs sociétés, ordinaires étaient des hommes sans mœurs, des gladiateurs, des conducteurs de chariots dans le cirque. Pour suffire à leurs folles dépens es, ils employaient les, extorsions et les rapines ; et les faibles efforts que tenta Sévère pour mettre ordre à une telle corruption, n'eurent aucun succès. Le comble du mal fut la haine implacable entre les deux frères ; on n'en marque point le commencement, et il semble que la date en soit presque aussi ancienne que leur vie. Dans les jeux de leur enfance, leur rivalité jalouse se manifestait en toute occasion ; soit qu'ils fissent combattre des cailles, ou des coqs, ou de jeunes et petits athlètes, le désir de vaincre allait en eux jusqu'à l'emportement. Au cirque ils prirent parti pour des factions contraires ; et dans une course qu'ils exécutèrent ensemble, conduisant eux-mêmes des chars attelés de petits chevaux, ils se piquèrent si vivement, que Caracalla, uniquement occupé de la pensée de surpasser son frère, oublia le soin de sa propre sûreté, tomba de dessus le siège, et se cassa la jambe. Cette irréconciliable opposition crût avec l'âge, et s'étendit à tout ce qui plaisait à l'un, déplaisait à l'autre ; quiconque avait l'un pour ami, était sûr de trouver dans l'autre un ennemi violent : et les valets, les flatteurs, envenimaient la plaie de cette funeste inimitié par des rapports continuels, par des réflexions malignes, en entrant dans la passion de celui qu'ils servaient, et cherchant tous les moyens de causer du dépit à son frère. Dans les torts communs à ces deux jeunes princes, on observait néanmoins une différence à l'avantage de Geta ; il était plus doux, plus traitable. Au contraire, Caracalla d'un naturel fier et même farouche, faisait craindre de plus grands excès. On a prétendu que dans leur première enfance ils avaient montré de toutes autres inclinations ; que la douceur était le partage de l'aîné, et que le second s'annonçait comme plus rude et moins sensible. C'est ce que j'ai peine à croire sur l'autorité seule de Spartien. Le goût des contrastes et de l'extraordinaire peut avoir aisément fait illusion aux auteurs de la remarque. Sévère sentit les dangers de la division entre ses enfants
; mais, père aussi mou qu'il était prince terrible, il se contenta de leur
faire de simples remontrances ; il leur citait les exemples que l'histoire et
mime la fable fournissent des suites affreuses qu'entraînent les discordes
fraternelles. Il leur disait : Vous voyez mes
trésors remplis ainsi vous aurez de quoi vous attacher les soldats par des
largesses. J'ai augmenté au quadruple les forces des gardes prétoriennes, et
vous avez aux portes de la ville une armée qui établit votre sûreté ; rien
n'est à craindre pour vous au dehors ; mais si la guerre est au dedans, toutes
mes précautions sont inutiles, et vous vous attirerez une perte certaine.
Tous ces discours ne faisaient nulle impression sur des cœurs ulcérés. Sévère
alla même jusqu'à punir les flatteurs qui pervertissaient les esprits des
jeunes princes par leurs mauvais conseils ; mais le remède venait trop tard :
il eût fallu que par une conduite ferme, l'empereur eût de longue main
entretenu dans ses enfants le respect pour l'autorité paternelle ; et les
honneurs précoces par lesquels il les avait égalés à son rang, leur
inspiraient une audace qu'il n'était plus en son pouvoir de contenir. Je dis
qu'il les avait faits tous deux ses égaux ; car Geta fut déclaré Auguste comme
son frère, et revêtu de la puissance tribunitienne, l'an de J.-C. 208. Dans ces circonstances, Sévère fut charmé d'apprendre qu'il y avait dans la Grande-Bretagne des mouvements qui demandaient sa présence ; il résolut de s'y transporter, et d'y mener avec lui les princes ses fils, pour les éloigner des délices de Rome, et pour les occuper d'exercices militaires, qui fissent diversion, s'il était possible, à une habitude fatale d'animosité et d'aigreur que l'oisiveté nourrissait. Mais avant que de rendre compte de cette expédition de Sévère, dans laquelle il termina sa vie, je dois placer ici ce qui me reste de faits ou de remarques qui se rapportent au séjour qu'il fit en Italie, depuis l'an de J.-C. 203, qu'il y était revenu, jusqu'à l'an 208, qu'il en repartit pour la Grande-Bretagne. Sévère célébra les jeux séculaires l'an 204 de J.-C., 955 de Rogne, cinquante-sept ans après ceux de Tite Antonin. Il donna à Plautien deux successeurs, et il partagea, selon l'usage assez communément établi, la charge de préfet du prétoire entre deux collègues ayant éprouvé l'inconvénient d'en réunir le pouvoir sur une seule tête. Le sang illustre qu'il continua de verser depuis la mort de Plautien, prouve que c'est bien à tort que l'on a prétendu rejeter sur les conseils de ce ministre les cruautés que Sévère avait précédemment exercées. Ce prince était cruel par caractère ; de simples plaisanteries, un silence d'improbation, des tours oratoires employés par des gens qui prétendaient faire briller leur esprit, lui parurent souvent des attentats dignes de mort : il faisait gémir surtout le sénat sous une dure tyrannie, et il sacrifiait aux excessives précautions pour sa sûreté, tous ceux qui avaient le malheur de lui donner le plus léger ombrage. Quintilius Plautianus, sénateur recommandable par sa noblesse, vénérable par son âge, retiré à la campagne, où il vivait sans ambition et loin des affaires, ne put être néanmoins à l'abri des injustes soupçons de Sévère : il fut accusé sans doute, d'avoir aspiré à l'empire, et condamné à mourir ; il paraît qu'il reçut son arrêt avec assez de sang-froid ; car il se fit apporter les étoffes et les linges qu'il avait préparés longtemps auparavant pour sa sépulture, et les trouvant hors d'état de servir par vétuste : Eh quoi ! dit-il, nous avons donc beaucoup tardé ? Cependant il ressentait vivement l'injustice qu'il souffrait ; et son malheur, assez semblable à celui de Servien sous Adrien, lui inspira un semblable vœu ; il demanda aux dieux que Sévère souhaitât la mort, et ne pût l'obtenir : cette imprécation eut, selon un historien, son accomplissement. La catastrophe d'Apronianus et de Bébius Marcellinus a quelque chose de plus étrange encore, et presque d'incroyable, si le fait n'était attesté par Dion, qui rend compte de ce qu'il a vu. Apronianus étant proconsul d'Asie fut déféré comme criminel de lèse-majesté, sur le fondement d'un songe qu'avait eu autrefois sa nourrice ; qui promettait l'empire à celui qu'elle allaitait. On ajoutait qu'en conséquence de ce songe il avait consulté les devins, et offert des sacrifices magiques. Il fût condamné absent, et sans être ouï dans ses défenses. Mais ce n'est pas tout. Les informations ayant été apportées au sénat, on y trouva qu'un témoin interrogé sur ce songe si criminel, comme on lui demandait qui en avait fait le récit, et qui l'avait entendu parler de la sorte, répondit qu'un sénateur chauve était présent. Rien ne peut mieux faire sentir à quel excès était alors portée la tyrannie, que la consternation où la lecture de cette déposition jeta tout le sénat. Comme le nom du sénateur n'était point exprimé, nous tremblâmes tous, dit Dion, non seulement ceux d'entre nous qui étaient chauves, mais ceux qui n'avaient pas beaucoup de cheveux et ceux même qui en avaient : j'avoue, ajoute-t-il, que je portai la main à ma tête, pour m'assurer qu'elle était garnie de cheveux ; et ce qui m'arriva, arriva à plusieurs autres. Une circonstance qui fut lue ensuite, renferma le péril dans un moindre nombre de personnes ; il était marqué que ce sénateur chauve portait alors une robe prétexte. Tout le monde jeta les yeux sur Bébius Marcellinus, qui était fort chauve, et qui avait géré l'édilité curule dans le temps marqué par le témoin. Marcellinus se leva, et dit : Si le témoin m'a vu, sans doute il me reconnaîtra. On introduisit le témoin, qui demeura un fort long temps à promener ses regards sur tous les visages sans se fixer à aucun. Enfin un de la compagnie eut la méchanceté de lui montrer du doigt Marcellinus ; et le témoin dit qu'il le reconnaissait pour celui qu'il avait vu. Aussitôt, sans aucune autre instruction, ni formalité, Marcellinus fin saisi, mené à la mort dans la place publique il trouva quatre enfants qu'il avait, et en les embrassant il plaignit leur sort d'avoir à vivre idem un temps si malheureux. Il fut ensuite exécuté, et eut la tête tranchée, avant même que Sévère fût instruit de sa condamnation. Je ne sais si les règnes de Domitien et de Néron fournissent un fait plus atroce ; et de pareils exemples doivent nous apprendre à nous estimer heureux de vivre sous un gouvernement réglé et sous la protection des lois. Le sénateur qui avait causé la mort de son confrère ne demeura pas impuni. Il se nommait Pollénius Sébennus, et il était d'un caractère malfaisant, d'une langue mordante, zélé et habile à servir ses amis, mais encore plus ardent à se venger de ceux qu'il haïssait Dans ses railleries piquantes il n'épargnait pas même l'empereur. Lorsque Sévère se fut déclaré fils de Marc Aurèle, Sébennus lui dit : Je vous félicite, César, de ce que vous avez trouvé votre père, lui reprochant ainsi l'obscurité de son origine. Ce ne fut pourtant pas là ce qui le perdit ; mais ayant été chargé du gouvernement du Norique, il y commit beaucoup d'injustices et de violences, pour lesquelles il fut accusé devant le sénat par les peuples qu'il avait vexés. Aussi bas et rampant alors qu'il avait été insultant et audacieux, il se prosterna en terre, il supplia, il versa des larmes. Il n'eût pas néanmoins évité la mort, sans le crédit d'un oncle puissant qu'il avait : il obtint la vie sauve, mais comblée d'ignominie. Dion, que je suis ici pas à pas, a cru devoir nous raconter dans un assez grand détail les aventures d'un fameux brigand, nommé Bulla Félix, qui, à la tête de six cents voleurs, courut toute l'Italie pendant deux anis, sous les yeux des empereurs, et bravant la multitude des troupes qu'ils avaient près de leurs personnes. Il était d'une audace et d'une subtilité inconcevables ; en sorte qu'on le voyait sans le voir, et qu'en le trouvant on le manquait. Il avait des correspondances qui l'instruisaient exactement de tous ceux qui sortaient de Rome ou qui arrivaient à Brindes : il savait qui ils étaient, en quel nombre ils marchaient, ce qu'ils portaient avec eux. Il les attendait dans des défilés ; et, les arrêtant au passage, si c'étaient des gens riches il les déchargeait d'une partie de leur argent et de leurs équipages, et les laissait continuer leur route : s'il trouvait des ouvriers du service desquels il eût besoin, il les gardait pendant un temps, les faisait travailler, et les renvoyait ensuite en leur payant leur salaire. Il jouait des tours de souplesse tout-à-fait singuliers. Deux de ses camarades ayant été pris, et condamnés à être exposés aux bêtes, il alla trouver le concierge de la prison, auprès duquel il se fit passer pour le premier magistrat d'une ville du voisinage. Il dit qu'ayant à donner un spectacle à ses citoyens, il avait besoin de deux misérables qui combattissent contre les bêtes, et, par ce stratagème, retira les deux voleurs des mains du crédule concierge. Informé qu'un centurion avait été envoyé avec des soldats pour le prendre, il se présente à lui, déguisé et sous un nom emprunté ; et, après avoir beaucoup invectivé contre Bulla, il se charge de lui livrer ce chef de bandits, si l'officier veut le suivre. Le centurion, sur cette promesse, se laissa conduire dans un vallon creux, où tout d'un coup il se vit investi par une multitude de gens armés. Alors Bulla montant sur une espèce de tribunal, comme eût été un magistrat en autorité, se fait amener le centurion, ordonne qu'on lui rase la tête, et, le renvoyant, il lui dit : Annonce à ceux qui t'ont mis en œuvre que, s'ils veulent diminuer mon monde, ils aient à nourrir leurs esclaves. En effet, sa troupe était principalement composée d'esclaves qui fuyaient la misère et les mauvais traitements que leurs maîtres leur faisaient souffrir. Enfin il trouva le sort que ne manquent jamais d'avoir ces sortes de scélérats. Sévère, supportant impatiemment l'insolence d'un voleur de grands chemins, lui devant qui tremblaient les nations ennemies de l'empire, fit partir un tribun de cohortes prétoriennes avec un corps de cavalerie, le menaçant de son indignation s'il ne lui amenait Bulla vivant. La débauche lui livra celui qu'il cherchait. Le chef de voleurs entretenait une femme mariée que le tribun engagea, sous promesse de l'impunité, à lui ménager l'occasion de saisir sa proie. Bulla fut pris dormant dans une caverne, et amené à Rome. Papinien, alors préfet du prétoire, l'interrogea et lui demanda pourquoi il avait embrassé l'indigne métier de brigand. Et vous, répondit cet audacieux criminel, pourquoi faites-vous celui de préfet du prétoire ? Il fut exposé aux bêtes, et sa mort dissipa sa troupe, dont il faisait seul toute la force. Dans tout ce que nous avons rapporté jusqu'ici de Sévère, le mal prédomine beaucoup sur le bien. L'activité pour la guerre paraît presque son seul endroit louable : la fourberie, l'avidité, la cruauté, remplissent tout le reste du tableau. Il est pourtant vrai que, sans avoir aucune qualité propre à le faire aimer, il en avait plusieurs dignes d'estime. Il se connaissait parfaitement en hommes, et il choisissait avec un très-grand soin ceux qu'il devait mettre en place : Papinien, qu'il fit préfet du prétoire, en est la preuve. Jamais l'argent ne fut, auprès de Sévère, la voie pour obtenir les honneurs. Il gouvernait avec fermeté sa maison, et il ne laissa prendre aucun crédit dans les affaires publiques à ses affranchis. Il rendait la justice assidument, avec équité et intelligence ; car il était raisonnablement instruit dans les lettres, dans la philosophie, dans la jurisprudence. Il donnait aux avocats tout le temps nécessaire pour exposer leurs moyens ; et les sénateurs qui jugeaient avec lui avaient pleine liberté d'opiner selon leur conscience et leurs lumières. Voici quelle était, dans le loisir de la paix, la distribution de sa journée. Il se levait de grand matin, et, après avoir travaillé quelque temps dans son cabinet, il admettait les ministres, auxquels il donnait audience en se promenant, et réglait avec eux les affaires du gouvernement. Il jugeait ensuite les causes des particuliers jusqu'à midi, à moins qu'il ne se rencontrât quelque grande fête. A midi il montait à cheval, tant que sa goutte le lui permit ; et après cet exercice il prenait le bain et dînait assez largement, ou seul, ou avec ses enfants. Il faisait ensuite une courte méridienne. A son réveil, il terminait d'abord les affaires qui n'avaient pas pu être décidées le matin, et, libre de soins, il donnait le reste de la journée à de doctes entretiens avec des savants de l'une et l'autre nation. Sur le soir, il prenait une seconde fois le bain, et soupait avec ceux qui se trouvaient autour de lui ; car il n'aimait point les grands repas ni la multitude des convives, et ce n'était qu'aux jours marqués par un usage indispensable qu'il invitait à sa table les premiers du sénat. Cette vie était, comme l'on voit, occupée et simple. Sévère ne connaissait point le faste. Il portait à peine un léger bordé de pourpre à sa tunique, et une casaque plus militaire qu'impériale lui couvrait souvent les épaules ; mais il se piquait de magnificence dans les dépenses publiques. Il construisit ou releva un grand nombre d'édifices, dont les plus célèbres sont le Septizone[11] et les bains de son nom, qu'il bâtit à neuf, et surtout le Panthéon, qui tombait en ruines et qu'il répara, comme l'atteste une inscription que l'on y voit encore aujourd'hui. Sa magnificence néanmoins était réglée par une sage économie, et il laissa son épargne très-riche en mourant. C'était un prince d'une grande prévoyance. Lorsqu'il mourut, Rome avait sa provision de blé pour sept ans, à soixante-quinze mille boisseaux par jour ; et les magasins publics d'huile étaient si abondamment fournis, qu'ils pouvaient suffire pour cinq ans, non seulement à Rome, mais à toute l'Italie. L'huile était d'un usage fort étendu pour les anciens, à cause des exercices du corps, très-fréquents parmi eux ; et dans lesquels ils en faisaient une grande consommation. M. de Tillemont, d'après le livre attribué à Gallien sur la Thériaque, cite une autre sorte de provisions très-digne de la bonté d'un grand prince : Sévère avait fait amas de thériaque, et des autres remèdes les plus chers, pour les distribuer à ceux qui en avaient besoin. Je mets encore au rang de ses actions louables le soin qu'il prit d'assurer la tranquillité de la région tripolitaine en Afrique, dans laquelle il était né. Il en éloigna par les armes des peuples féroces et intraitables qui en troublaient la paix : et si le texte de Spartien n'est pas altéré, il donna lieu aux Tripolitains, par diverses libéralités, de se féliciter d'avoir pour empereur un de leurs compatriotes. Il porta aussi son attention sur les lois et sur les mœurs. Un écrivain[12] loue l'équité des ordonnances par lesquelles il perfectionna la jurisprudence romaine ; et l'on a de lui beaucoup de lois dans le code. Il voulut réprimer la licence des adultères par de nouvelles peines ; et le zèle du prince ayant réveillé celui de la nation, les accusations de cette espèce se multiplièrent tellement, que Dion assure en avoir compté trois mille sur le rôle. On peut juger par là combien le vice était répandu. Il fut plus puissant que son réformateur ; et la plupart de ces affaires ayant été négligées par ceux qu'elles intéressaient, Sévère se refroidit lui-même, et abandonna l'entreprise. Il était peu digne d'exercer cette censure, puisqu'il donnait l'exemple de l'indifférence sur un article si important aux mœurs, et souffrait tranquillement les déréglementa honteux de l'impératrice. Julie s'attira à ce sujet une répartie bien vive de la part d'une dame bretonne, qu'elle raillait sur le peu de pudeur des femmes de son pays. Vous autres romaines, lui dit cette dame, vous n'avez rien à nous reprocher sur cet article. Nous recevons sans honte la compagnie d'hommes estimables par leur courage, afin d'avoir des enfants qui leur ressemblent : mais vous, c'est furtivement que vous vous laissez corrompre par les plus lâches et les plus méprisables des hommes. Par rapport à la discipline militaire, la conduite de Sévère était mêlée et peu conséquente. D'une part il eût souhaité que l'ancienne sévérité se maintint parmi les troupes ; qu'elles s'abstinssent des délices, de la licence et de tout ce qui pouvait les corrompre et les énerver. Nous avons une lettre de lui, dans laquelle il fait de vifs reproches à Rogonius Celsus, commandant des Gaules, sur ce qu'il souffrait que ses soldats s'amollissent par le vin et par la débauche. Mais d'un autre côté il flattait les gens de guerre ; il les comblait de distinctions, de largesses, de privilèges ; et il nourrissait ainsi tous les vices qu'il eût voulu détruire. Il avait sur ce point, et il débita en mourant à ses enfants une maxime que M. de Tillemont juge avec raison plus digne d'un tyran que d'un bon prince. Il leur disait : Enrichissez les soldats, et moquez-vous de tous les autres ordres de l'état. Caracalla ne se souvint que trop bien de cette leçon. Je reprends l'ordre des faits et des temps, et je viens à l'expédition de Sévère dans la Grande-Bretagne. Deux motifs l'y conduisaient : l'amour de la gloire, qui ne vieillissait point chez lui, et le désir de ramener à de meilleurs sentiments les princes ses fils. La gloire qu'il acquit fut médiocre : ses fils ne se corrigèrent point ; l'aîné surtout se porta à de plus grands excès que jamais. Sévère n'eut affaire qu'aux Méates et aux Calédoniens, qui habitaient la Bretagne barbare au-delà des murs d'Adrien et d'Antonin. Les Méates, dont il n'est fait aucune mention dans les guerres d'Agricola étaient néanmoins plus méridionaux ; les Calédoniens occupaient le nord. Le pays que ces deux nations remplissaient répond assez exactement à l'Écosse, et est coupé de montagnes et de lacs, de hauteurs stériles et de plaines inondées. Rien de plus farouche que les mœurs de ces anciens peuples. Ils n'avaient ni châteaux ni villes, ils ne connaissaient point l'agriculture. Des tentes leur tenaient lieu de maisons, et leurs bestiaux, la chasse et quelques fruits fournissaient à leur subsistance. Le poisson qu'ils avaient sous la main, ils le négligeaient ou s'en abstenaient par superstition. Ce que Dion raconte d'une sorte de nourriture qu'ils savaient se préparer, et dont un volume de la grosseur d'une fève suffisait pour leur ôter la faim et la soif pendant longtemps, doit être relégué au pays des fables. Leur habillement égalait ou même surpassait la simplicité de leur vivre. Malgré la rigueur du climat, ils marchaient presque nus. Un collier de fer, une ceinture de fer autour des reins, faisaient leurs principaux ornements. Le fer était pour eux une parure, comme l'or chez les nations policées. Ils s'imprimaient aussi sur différents endroits du corps diverses figures d'animaux de toute espèce : et c'était en partie pour ne point cacher ces embellissements, qu'ils évitaient de se couvrir d'habits. D'ailleurs ils en étaient plus lestes, plus disposés à s'enfoncer dans les lacs, dans les mares, et nullement embarrassés pour les traverser à la nage. Dion avance qu'ils y passaient quelquefois plusieurs jours de suite, la tête seulement hors de l'eau, ce qui n'est pas facile à croire. Mais on conçoit sans peine que la dureté de la vie qu'ils menaient dans un climat rigoureux, fortifiait leurs corps et leur courage contre le froid, contre la faim, contre tous les maux de la vie ; et que si la nécessité les contraignait de demeurer cachés dans leurs forêts, ils se contentaient des racines et des herbages qu'ils y trouvaient pour leur nourriture. J'ai parlé ailleurs[13] de la façon de se battre des Bretons, qui était la même dans toute l'île ; de leurs chariots de, guerre, et de l'usage qu'ils en faisaient ; du courage et de l'agilité qui les rendaient également propres soit à combattre de pied ferme, soit à escarmoucher. Dion observe que les chevaux des Calédoniens et des Méates étaient petits, mais très-légers à la course. Ils ne se servaient ni de cuirasses ni de casques, qu'ils regardaient plutôt comme des empêchements que comme des secours. Un bouclier étroit, une lance surmontée d'une pomme de fer dont ils frappaient leurs boucliers en allant au combat, une épée suspendue à leur côté, voilà quelle était toute leur armure. Pour ce qui est du gouvernement, on juge bien qu'à des peuples si farouches la liberté démocratique pouvait seule convenir. Lorsque Sévère marcha contre eux, ce n'était pas Courses que la première fois qu'il avait été provoqué par leurs attaques. Pendant qu'il faisait la guerre contre les Parthes[14], les Calédoniens et les Méates s'étaient mis en mouvement, et saisissant l'occasion que leur présentait l'éloignement de l'empereur et des principales forces de l'empire, ils avaient réduit Lupus, commandant romain dans la Grande-Bretagne, à acheter d'eux la paix par de grosses sommes d'argent. On peut croire qu'une telle paix fut pour eux une amorce de guerre. Peu d'années après, fidèles à leur attrait dominant pour piller, ils recommencèrent leurs courses sur les terres romaines, comme je l'ai dit ; et Sévère averti par son lieutenant, quoiqu'il fût accablé Sévère les d'années et d'infirmités, partit avec une ardeur de jeune homme, pour aller s'ériger dans le Nord de nouveaux trophées, qui figurassent avec ceux qu'il avait acquis en Orient. Il est probable qu'il arriva dans la Grande-Bretagne l'an de J.-C. 208, mais qu'il n'entra en action que l'année suivante. Il employa l'hiver à faire ses préparatifs, à amasser des troupes, de l'argent, des provisions de toute espèce, et particulièrement des pontons, dont il prévoyait qu'il aurait souvent besoin dans un pays tout coupé de marécages. Les Barbares, effrayés de voir l'empereur en personne dans leur île, envoyèrent lui demander le pardon du passé et la paix pour l'avenir. Mais Sévère, que flattaient des idées de conquêtes, ne voulut point recevoir leurs soumissions ; et laissant Geta son second fils dans la province romaine pour y commander en son absence, et prendre soin de tout ce qui lui serait nécessaire dans son expédition, il s'avança sur les terres des ennemis à la tête de ses légions, menant avec lui Caracalla son fils aîné. Il se faisait porter en chaise, parce que sa goutte l'empêchait de pouvoir se tenir à cheval. Il éprouva de grandes difficultés, et il fut obligé, pour se frayer une route, d'abattre des forêts, de couper des montagnes, de jeter des ponts sur les rivières, d'établir des chaussées dans les marais. Il pénétra ainsi avec des fatigues infinies presque jusqu'au nord de l'île, sans trouver aucun corps d'armée de Barbares qui lui fît face. Ils avaient pris le parti de se séparer en plusieurs petits pelotons, et tantôt ils tombaient sur les soldats romains qui s'écartaient, tantôt ils leur tendaient des pièges, en leur offrant des bestiaux aisés ce semblait à enlever, et les attirant par cet appât dans des embuscades préparées adroitement. Il n'y eut donc aucune action générale, mais un grand nombre de petits combats et d'escarmouches, où les Romains avaient souvent le désavantage. Le fruit que retira Sévère de cette laborieuse expédition fut d'étendre sa domination jusqu'à l'intervalle qui sépare les golfes Glota et Bodotria, faible compensation pour cinquante mille Romains qui périrent, soit dans les combats, soit par les maladies, dont la cause principale fut la mauvaise qualité des eaux. Les Barbares lui abandonnèrent, par un traité, l'espace compris entre le mur d'Antonin et les golfes que je viens de nommer, et ils se retirèrent au-delà. Pour les y retenir enfermés, Sévère construisit un mur dont les restes subsistent encore aujourd'hui entre les golfes de Clyd et Forth ; et jamais l'empire romain n'a passé ces bornes dans la Grande-Bretagne. La conquête de ce morceau de terre valut à Sévère le titre de Britannicus Maximus, et à chacun de ses deux fils celui de Britannicus. Ce n'était pas là de quoi consoler le vainqueur des chagrins cruels que lui causait son fils Caracalla. Pendant que la guerre durait encore, obligé par ses infirmités, qui croissaient, de laisser en partie le soin des armées au jeune prince, il apprit que Caracalla ; au lieu de s'occuper des devoirs d'un général, ne songeait qu'à s'insinuer dans les esprits des officiers et des soldats, afin de parvenir à être reconnu seul empereur au préjudice de son frère, qu'il ne regardait que comme un rival odieux. Il osait même attaquer indirectement son père ; et les soldats, animés par ses secrètes instigations, murmuraient de ce qu'un chef âgé et goutteux retardait leur victoire. Sévère fit pourtant alors une action de vigueur. S'étant fait porter sur son tribunal au milieu de l'armée, il ordonna que l'on citât à comparaître en sa présence le prince son fils, et tous ceux qui, gagnés par lui, étaient entrés dans le complot ; et il les condamna tous à mort, excepté le jeune empereur. Les coupables se prosternèrent devant Sévère, et 'demandèrent grâce avec larmes. Il tint ferme pendant quelque temps ; et résolu néanmoins de leur pardonner, il porta la main à sa tête, et dit à haute voix : Sentez-vous maintenant que c'est la tête qui commande, et non les pieds ? Cet avertissement, loin de corriger Caracalla, ne fit que le porter au dernier excès de fureur. Il tenta d'abord d'exciter une sédition dans l'armée. Après avoir arrangé son plan avec quelques soldats dont il s'assura, tout d'un coup il sort de sa tente en criant de toute sa force qu'il était insulté et maltraité par Castor. C'était le plus honnête homme de tous les affranchis de l'empereur, et celui qui avait le plus de part en la confiance de son maître. Les soldats qui étaient prévenus s'attroupèrent autour de Caracalla ; et déjà l'aventure commençait à faire du bruit dans le camp lorsque Sévère parut, et par le supplice des plus criminels rétablit l'ordre et la tranquillité. Caracalla ayant manqué son coup, la fureur l'aveugla au
point de lui faire concevoir le projet d'un détestable parricide, qu'il se
proposa d'exécuter de sa propre main. Sévère se trouvant assez bien pour
pouvoir monter à cheval, marchait suivi de son fils, aussi à cheval, à la
tête de son armée, et l'on apercevait à quelque distance celle des ennemis.
Ce malheureux fils laissa prendre les devants à son père, et il tira son épée
pour le frapper par derrière. Tous ceux qui accompagnaient les deux empereurs
jettent un grand cri, qui déconcerta le parricide. Sévère se retourna, et
voyant l'épée nue, il fut assez maître de lui pour ne pas dire une seule
parole. Il continua sa marche, acheva ce qu'il avait à faire ; après quoi
étant rentré dans sa tente, et s'étant couché sur son lit, il manda son fils,
Papinien, préfet du prétoire, et l'affranchi Castor. Il parla au coupable
d'un grand sang-froid, Il lui mit sous les yeux l'énormité de son crime, insistant
particulièrement sur la témérité d'un si affreux attentat, entrepris en plein
jour et à la vise de deuil armées. Si vous voulez me
tuer, ajouta-t-il, prenez cette épée (il en avait fait mettre une à côté de lui), exécutez ici votre dessein. Vous êtes jeune et vigoureux,
et moi je suis un vieillard infirme, actuellement couché sur un lit. La chose
vous est aisée. Ou si la honte retient votre main, ordonnez à Papinien ici
présent de vous défaire de moi : il vous obéira, puisque vous êtes son
empereur. Sévère s'en tint là : bien crédule, s'il se flattait que des
paroles pussent faire impression sur un cœur horriblement endurci. Il blâmait
souvent dans ses discours l'indulgence excessive de Marc Aurèle, qui avait
laissé vivre un fils si indigne de lui : et il imitait cette indulgence à
l'égard de Caracalla, plus criminel sans comparaison que Commode. Quelques-uns
ont dit néanmoins qu'il eut dessein de punir de mort le crime de son fils, et
qu'il en fut détourné par ses préfets du prétoire. Mais l'autre récit, qui
est de Dion, parait préférable. Une nouvelle révolte des peuples bretons qui venaient, comme je l'ai dit, de se soumettre, irrita étrangement Sévère. Dans la colère qu'il en conçut, il exhorta ses soldats assemblés à ne faire aucun quartier aux rebelles, empruntant les expressions barbares d'Agamemnon dans Homère[15] : Qu'aucun n'évite la mort, qu'aucun n'échappe à votre épée, non pas même l'enfant caché dans le sein de sa mère. La maladie et la mort l'empêchèrent d'accomplir sa vengeance. Tourmenté cruellement de la goutte depuis longtemps, les chagrins violents et continuels que lui donnait son fils aigrirent considérablement le mal. On ajoute même que ce fils dénaturé entreprit de corrompre les médecins de son père afin qu'ils hâtassent une mort qui, prochaine et inévitable, tardait-néanmoins trop au gré de ses vœux parricides ; et qu'il réussit auprès de quelques-uns. Dans cette dernière maladie Sévère avait près de lui ses deux fils. Il les exhorta à la concorde, et il leur fit lire dans cette vue l'excellent discours que Micipsa mourant tient dans Salluste à ses fils et à Jugurtha. Il en était lui-même fort plein, et il en transporta quelques paroles dans une petite récapitulation qu'il se faisait à lui-même de ses exploits et de ses succès. J'ai trouvé, dit-il, la république dans le désordre et dans le trouble : je la laisse tranquille au dedans et au dehors. L'Orient et le Nord sont pacifiés par mes soins. Je remets à mes fils un empire puissant et durable, s'ils sont gens de bien ; faible et caduc, s'ils aiment mieux être vicieux. A ces idées de triomphe en succédèrent d'autres plus convenables à sa situation actuelle. Il sentit le néant d'une grandeur qui lui échappait. J'ai été tout, dit-il, et il ne m'en reste aucun fruit. Il se fit apporter l'urne où l'on devait mettre ses cendres ; et l'ayant considérée et maniée, il lui adressa ces paroles : Tu renfermeras celui que n'a pu contenir l'univers. L'activité, qui faisait le fond de son caractère, se manifesta jusque dans ses derniers moments. Déjà presque expirant, il donna pour mot à l'officier qui le lui demandait : Travaillons ; et il disait à ceux qui environnaient son lit : Voyons, qu'avons-nous à faire ? Son intention était que ses deux fils lui succédassent avec égalité de pouvoir : et conformément à ce plan, il avait souhaité, quelque temps avant sa mort, que l'on doublât la statue d'or de la Fortune qui avait coutume d'être placée dans la chambre de l'empereur, afin que ses fils eussent chemin la leur. L'ouvrage n'ayant pas pu être fait assez tôt, il ordonna que lorsqu'il ne serait plus là Fortune impériale changeât chaque jour de demeure, et fût portée alternativement chez les deux Augustes. Mais Caracalla n'eut aucun égard à cet arrangement : il s'empara seul de la statue, sans vouloir en faire part à son frère. Sévère souffrait des douleurs cruelles ; et si nous en croyons l'Épitomé de Victor, il souhaita de les terminer par le poison. Il éprouva ainsi l'effet de l'imprécation de Quintillus mourant, car on lui refusa ce secours funeste. Il prit le parti de charger à dessein son estomac de beaucoup de nourriture, et il se procura par ce moyen une indigestion qui l'emporta. Il mourut à Yorck l'an de Rome 960, de J.-C. 209, ayant vécu soixante-cinq ans, neuf mois et vingt-cinq jours. La durée de son règne fut de dix-sept ans, huit mois et trois jours. Ses fils célébrèrent sur le lieu ses funérailles ; et après que son corps eût été brûlé, ils en recueillirent les cendres dans une urne[16] de porphyre, qu'ils portèrent avec eux à Rome. Spartien témoigne que Sévère fut extrêmement estimé et regretté après sa mort, et que le sénat lui appliqua ce qui a été dit d'Auguste : Qu'il n'eût dû jamais naître ou ne jamais mourir. C'était passer les bornes sans doute ; et Spartien lui-même assigne la cause de ce jugement trop favorable. Sévère dut beaucoup à la comparaison que l'on fit de lui avec ses successeurs, qui pendant un espace de soixante ans furent tous, à l'exception d'Alexandre fils de Maniée, plutôt des brigands que des princes. On doit convenir qu'il fut réellement estimable par certains endroits. Son activité tient du prodige. Il sut maintenir la tranquillité au dedans de l'empire per un gouvernement ferme, vigilant, qui pourvoyait à tout avec une attention infatigable. Il soutint la gloire des armes romaines contre l'étranger, et il les fit respecter aux deux bouts de l'univers. Je ne vois pourtant rien qui lui assure le titre de grand guerrier que lui donnent assez communément les écrivains. J'ai observé que dans la guerre contre Niger, où il s'agissait de sa propre querelle, il ne se trouva à aucun des trois combats qui la décidèrent. Dans la bataille de Lyon, où il commandait ses troupes en personne, la victoire balança beaucoup, et elle paraît avoir été déterminée en sa faveur par un de ses lieutenants. Ses exploits contre les Parthes et contre les Bretons n'ont rien de fort mémorable. Les difficultés qu'il réussit à vaincre n'étaient pas grandes, et il échoua au siège d'Atra. Si le succès général dans ces guerres répondit à ses vœux, il avait des forces tellement supérieures, qu'à le bien prendre les Romains furent vainqueurs plutôt que Sévère. Sa politique dans le gouvernement intérieur des 'affaires mérita souvent le nom de fourberie. Il faisait en plusieurs choses le bien public, mais toujours en vue de ses intérêts particuliers. Je découvre en lui de la finesse et de la ruse ; je n'y vois rien d'élevé, rien de noble, rien de franc, rien de généreux. Il ne paraît occupé que de lui-même et de l'établissement de sa famille. C'est par rapport à cette fin qu'il accrut et fortifia la puissance énorme des gens de guerre qui était la grande plaie de l'empire. Il est inutile de parler de sa cruauté et de ses rapines, qui furent monstrueuses et qui ne souffrent au-curie excuse. Il poussa l'esprit de vengeance jusqu'à vouloir, en haine de Didius Julianus, abolir les décrets de son bisaïeul Salvius Julianus, fameux jurisconsulte et auteur de l'Édit perpétuel sous Adrien ; mais la sagesse et l'équité des décisions de Salvius en maintinrent l'autorité contre toute la puissance de Sévère. C'est encore un trait qui ne lui fait pas d'honneur, que de s'être peu embarrassé des discours que l'on tenait à son sujet. Qui néglige sa réputation, est bien disposé à compter pour peu la vertu. De cette discussion, il résulte que si l'on peut lui donner place à certains égards parmi les grands princes, il n'est pas permis de le mettre au rang des bons. Sa conduite privée ne se présente pas non plus d'une manière avantageuse. Il fut, dit-on, bon ami, ami fidèle ; et l'on cite Latéranus, Cilo, Anulius, Bassius, qu'il aima constamment et qu'il combla de richesses. Mais il pécha par excès en ce genre à l'égard de Plautien pour qui il porta la confiance jusqu'à l'aveuglement. Mari trop indulgent, il garda une épouse qui le déshonorait par ses vices, et qui se rendit même suspecte d'une conspiration contre lui. Père mou, il se laissa donner la loi par ses enfants. Il semble donc moins estimable encore comme homme, que comme prince ; et sous quelque face qu'on le considère, on trouve toujours en lui moins à louer qu'à blâmer. Il fut lettré, ou plutôt amateur des lettres et de la philosophie ; car il n'eut pas le temps de s'y rendre habile, ni de se perfectionner dans l'éloquence grecque et latine. Un auteur témoigne qu'il avait plus en main sa langue maternelle qui était la punique. Il écrivit pourtant en latin des Mémoires de sa vie publique et privée, dont Aurélius Victor loue la fidélité jointe aux ornements du style. Dion n'en pense pas si avantageusement, et il accuse assez clairement Sévère d'avoir peu respecté la vérité dans ses récits : reproche extrêmement vraisemblable en soi, quand il ne serait pas appuyé de l'autorité d'un écrivain contemporain. Sévère prenait grand soin de s'y justifier sar l'article de la cruauté ; et l'on voit par les faits de quelle force et de quelle solidité devait être son apologie. L'impératrice Julie, sa femme, aima aussi les sciences et les savants. J'ai rapporté par quel motif elle se livra à ce genre d'occupation. Elle tenait cercle chez elle, non de dames oisives, mais de philosophes et de gens de lettres. Nous avons vu néanmoins que l'étude ne remplissait pas tout son temps. Ce fut à sa prière que Philostrate écrivit la vie d'Apollonius de Tyane. Si nous jugeons par cet ouvrage du goût qui régnait dans les doctes conversations de l'impératrice, nous penserons qu'on y était bien plus occupé de l'élégance du style et de recherches prétendues curieuses, que de la solidité des choses et de l'amour du vrai. Parmi les savants qui fleurirent sons le règne de Sévère, Philostrate tenait donc un rang distingué : ce qui ne nous donne pas une grande idée des autres. La plupart en effet étaient des sophistes, parmi lesquels Antipater, natif d'Hiérapolis en Phrygie, peut être considéré comme le plus illustre. Ce sophiste réussissait mieux à parler sur-le-champ qu'à composer des discours limés ; et Sévère le plaça selon son talent, en le choisissant pour secrétaire des lettres qu'il fallait écrire en grec. Antipater s'acquittait parfaitement de cet emploi. Habile à se revêtir du caractère qu'il était chargé de soutenir, il faisait parler l'empereur dans ses lettres avec toute la dignité qui convient au rang suprême : clarté dans les expressions, noblesse et élévation dans les sentiments et dans les pensées, élocution coulante et naissante des choses mêmes, nulle affectation d'ornements ni de transitions recherchées. Il eut part à l'éducation des deux princes enfants de Sévère, et il en fut récompensé par le consulat et par le gouvernement de Bithynie. Dans cette dernière charge, il montra trop de rigueur, il versait trop aisément le sang, et pour cette raison il fut révoqué. Après la mort de Geta, tué par Caracalla, sous prétexte d'embûches dressées contre sa vie, il eut le courage d'écrire au farouche meurtrier : C'est une grande douleur pour moi, que deux princes à qui j'avais appris à se servir des armes pour leur défense mutuelle, les aient tournées l'un contre l'autre. Il supposait la vérité du prétexte allégué par Caracalla. Mais avec cet affaiblissement, le reproche ne laisse pas d'avoir encore assez de force pour faire honneur à celui qui osa l'adresser à su si barbare empereur. On rapporte aussi au temps de Sévère, sur des conjectures qui ont quelque probabilité, Diogène de Laërte, écrivain plus nécessaire à ceux qui veulent connexe l'ancienne philosophie, qu'estimable pour ses talents. Nous avons de lui en dix livres les Vies des quatre vingt-deux philosophes, avec l'exposition de leurs dogmes et leurs dits les plus mémorables. On convient que cet auteur entendait assez peu la matière, et que les notions qu'il donne des opinions des philosophes sont trop abrégées, souvent confuses et bien éloignées de la précision qu'exigent singulièrement les sujets qu'il a entrepris de traiter. Avec ce défaut qui est grand, Diogène de Laërte est néanmoins précieux aux savants, qui trouvent dans son ouvrage bien des choses qu'ils chercheraient inutilement ailleurs. Son style est sec et sans ornements ; mais peut-être n'en convient-il que mieux à des matières qui veulent être présentées clairement et non pas embellies. Il adresse la parole dans son ouvrage à une dame qu'il ne désigne que par la qualité d'amatrice de Platon. On croit que c'est Arria, dont le goût pour la philosophie et pour les belles connaissances est loué dans le Traité attribué à Gallien sur la thériaque. Le surnom de Laertius que porte l'auteur dont je parle, lui vient apparemment de Laërte, ville de Cilicie, où il aura pris naissance. J'ai déjà dit que Solin, qui nous a laissé une collection de choses mémorables sous le titre de Polyhistor, paraît, à plusieurs être le même que C. Julius Solo, sénateur sous Commode et sous Sévère, et mis à mort par ce dernier. Son ouvrage n'est qu'une simple compilation, dans laquelle il n'a rien mis du sien, et s'est surtout aidé de Pline le naturaliste. Il y eut sous le règne de Sévère, peu avant la chute de Plautien, une éruption du Vésuve, qui alarma la Campanie, sans néanmoins y causer de ravages. Dion fait mention d'un monstre marin d'une grandeur énorme, qui vint échouer dans le port d'Auguste, près de la ville que nous nommons aujourd'hui Porto. On le prit, et on en fit une représentation dans laquelle on garda toutes les dimensions de l'animal. La capacité en fut telle, qu'elle put contenir cinquante ours. Le même auteur cite aussi une comète qui parut au ciel, et qui ne manqua pas d'être regardée comme un présage fatal. |
[1] Si Sévère se fût déclaré en Orient ennemi d'Albin, il n'aurait jamais pu, quelque diligence qu'il fit, prévenir l'entrée de son rival en Italie. C'est ce qui me persuade qu'il différa cette déclaration jusqu'à ce qu'il se vit à portée d'agir efficacement.
[2] Huit millions sept cent cinquante mille livres.
[3] Le texte d'Hérodien est visiblement défectueux dans l'endroit que je cite. Suppléé par Henri Étienne, il présente le sens que j'exprime.
[4] Spartien dit que Sévère donna la robe virile à Geta : ce qui n'était pas possible alors, vu que l'enfant n'avait encore que huit ans et quelques mois. Selon Hérodien, les fils de Sévère furent associés par leur père à l'empire dans le temps dont nous parlons : ce qui n'est vrai tout au plus que de Caracalla, à qui le titre de César fut confirmé par le sénat. Les expressions peu exactes de ces écrivains cachent sans doute quelque prérogative d'honneur accordée à Geta, qu'ils n'auront pas bien rendue.
[5] Il est nommé Artabane par Hérodien.
[6] Pour cette date, je suis l'autorité de Spartien et la vraisemblance historique. On tire des médailles et des inscriptions une date antérieure de plusieurs mois pour l'élévation de Caracalla au rang d'Auguste. Quelque sentiment que l'on embrasse sur ce point, le fond du fait et les principales circonstances restent les mêmes.
[7] VIRGILE, Énéide, XI, 371.
[8] Je rapporte aux jeux dont parle Dion, au commencement de son soixante-seizième livre, cette circonstance qui semble comme égarée à la fin du soixante-quinzième.
[9] Dans le fragment de Dion (ap. Val., p. 737) d'où je tire cette circonstance, celui dont la condamnation par Pertinax est rapportée, se trouve nommé Fulvius. C'est que Plautien se nommait Falvius Plautianus.
[10] Vingt-cinq mille livres.
[11] Voyez l'Antiquité expliquée par le P. Montfaucon, t. V, p. 122.
[12] AURELIUS VICTOR.
[13] Voyez Histoire Romaine, t. X, lib. XLI, p. 257.
[14] Le texte grec porte Παροίκω πολέμω. Il est aisé de faire de Παροίκω, par le changement d'une seule lettre Παρθίκω.
[15] HOMÈRE, Iliade, VI, v. 57.
[16] Selon Hérodien, l'urne était d'albâtre ; selon Spartien, d'or.