FASTES DU RÈGNE DE SÉVÈRE. Q. SOSIUS FALCO. - C. JULIUS ERUCIUS CLARUS. AN R. 945. DE J.-C. 193.Pescennius Niger est proclamé empereur à Antioche, et reconnu dans tout l'Orient. Sévère proclamé empereur en Illyrie sur la fin d'avril, ou au commencement de mai, marché aussitôt vers Rome. Didius tué le 2 juin : Sévère reconnu dans Rome. Il casse les prétoriens, et fait son entrée dans Rome. Funérailles solennelles et apothéose de Pertinax. Nouveaux prétoriens, dont le nombre devint quadruple de celui des anciens. Avant que de partir pour aller faire la guerre à Niger, il s'accommode avec Albin, commandant de la Grande-Bretagne, qu'il craignait d'avoir pour rival, et il lui donne le titre de César. Premier acte d'hostilité entre Niger et Sévère près de Périnthe, dans la Thrace. Niger est déclaré par le sénat ennemi public. L. SEPTIMIUS SEVERUS AUGUSTUS II. - D. CLODIUS ALBINUS CÆSAR II. AN R. 945. DE J.-C. 194.Combat près de Cyzique, où Émilien, général de Niger, est défait. Commencement du siège de Byzance. Seconde bataille entre Nicée et Cius, où Niger, commandant ses troupes en personne, est vaincu par Candide, général de Sévère. Il s'enfuit en Syrie, et fortifie le passage du mont Taurus, qui arrête pendant un temps l'armée victorieuse. Après avoir enfin forcé ce passage, l'armée de Sévère entre en Cilicie. Troisième et dernière bataille près d'Issus, où Niger est vaincu sans ressource. Il veut s'enfuir au-delà de l'Euphrate. Il est pris et tué. Rapines et cruautés exercées par Sévère sur le parti vaincu. SCAPULA TERTULLUS. – TINEIUS CLEMENS. AN R. 946. DE J.-C. 195.Expédition de Sévère dans la Mésopotamie et les pays voisins. La possession de Nisibe assurée aux Romains. DOMITIUS DEXTER II. - L. VALERIUS MESSALA. THRASEA PRISCUS. AN R. 947. DE J.-C. 196.Prise de Byzance, après un siège de trois ans. Rupture entre Sévère et Albin, qui se fait proclamer Auguste. Albin passe dans les Gaules. Sévère revenu d'Orient, et arrivé à Viminacium sur le Danube, déclare César Bassianus son fils aîné, et lui fait prendre les noms de Marc Aurèle Antonin. Nous le nommons Caracalla. ..... LATERANUS. - ..... RUFINUS. AN R. 948. DE J.-C. 197.Bataille entre Sévère et Albin près de Lyon, le 19 février. Sévère demeure victorieux. Albin se tue lui-même, ou se fait tuer par un de ses esclaves. Sévère se montre plus cruel encore après cette victoire, qu'il n'avait fait après avoir vaincu Niger. Ses emportements contre le sénat, dont plusieurs membres avaient paru pencher pour Albin. Il met Commode au rang des dieux ; se dit son frère et fils de Marc Aurèle. Vingt-neuf, ou même quarante-un sénateurs mis à mort. Il retourne en Orient pour faire la guerre aux Parthes. TI. SATURNINUS. - C. GALLUS. AN R. 949. DE J.-C. 198.Il entre sur les terres des Parthes, et prend Babylone, Séleucie et Ctésiphon. Il déclare Caracalla Auguste, et Geta son second fils, César, lui faisant prendre aussi le nom d'Antonin. Guerre de peu d'importance contre les Juifs. Vers ce même temps, Lupus achète la paix des Méates dans la Grande-Bretagne. P. CORNELIUS ANULLINUS II. - M. AUFIDIUS FRONTO. AN R. 950. DE J.-C. 199.La ville d'Atra deux fois assiégée inutilement par Sévère. TH. CLAUDIUS SEVERUS II. - C. AUFIDIUS VICTORINUS. AN R. 951. DE J.-C. 200.Nouvelles cruautés de Sévère, même contre les siens. Mort de Crispus et de Lattis. L. ANNIUS FABIANUS. - M. NONIUS MUCIANUS. AN R. 952. DE J.-C. 201.Sévère donne la robe virile à Caracalla son fils aîné, et le désigne consul avec lui. L. SEPTIMUS SEV. III. - M. AURELIUS ANT. (AUGG.) AN R. 953. DE J.-C. 202.Édit de persécution contre l'Église. Sévère passe en Égypte, et visite tout le pays. SEPTIMIUS GETA. - FULVIUS PLAUTIANUS II. AN R. 954. DE J.-C. 203.Le premier de ces deux consuls était le frère de Sévère, et l'autre son ministre. Sévère revient à Rome, et il y célèbre, par des jeux et des spectacles magnifiques, ses victoires, son retour, et la dixième année de son règne. Il donne la robe virile à son second fils Geta César. Il fait épouser à son fils aîné Plautilla, fille de Plautien. L. FABIUS SEPTIMUS CILO II. ..... LIBO. AN R. 955. DE J.-C. 204.Éruption du Vésuve. Disgrâce et mort de Plautien. Son fils et sa fille exilés à Lipari. Jeux séculaires. M. ANTONINUS AUGUSTUS II. P. SEPTIMIUS GETA CÆSAR. AN R. 956. DE J.-C. 205.Consulat des deux frères. Leur implacable inimitié. NUMMIUS ALBINUS. - FULVIUS ÆMILIANUS. AN R. 957. DE J.-C. 206.Condamnation et mort de plusieurs sénateurs. ..... APER. - ..... MAXIMUS. AN R. 958. DE J.-C. 207.Mouvements des Calédoniens et des Méates dans la Grande-Bretagne. Sévère prend la résolution de se transporter sur les lieux. Bulla Félix, voleur renommé, est pris. M. ANTONINUS AUGUSTUS III. - P. SEPTIMIUS GETA CÆSAR II. AN R. 960. DE J.-C. 209.Sévère passe dans la Grande-Bretagne avec ses deux fils. Geta est déclaré Auguste. ..... POMPEIANUS. - ..... AVITUS. AN R. 960. DE J.-C. 209.Expédition de Sévère dans le nord de la Grande-Bretagne. Il accorde la paix aux Barbares. MAN ACILIUS FAUSTINUS. - TRIARIUS RUFINUS. AN R. 961. DE J.-C. 210.Mur de Sévère entre les golfes de Clyd et de Forth. Caracalla entreprend de tuer son père. ..... GENTIANUS. - ..... BASSUS. AN R. 962. DE J.-C. 211.Maladie de Sévère. Les Barbares reprennent les armes. Sévère meurt à Yorck le 4 février. Ses fils célèbrent sur le lieu ses funérailles, et portent à Rome l'urne qui contenait ses cendres. Nous venons de voir trois princes tués dans l'espace de cinq mois : ici s'ouvre une nouvelle scène, plus tragique encore et plus sanglante. Les guerres civiles, calmées depuis la victoire de Vespasien, ou qui du moins ne s'étaient fait sentir que par quelques nuages légers aussitôt disparus que formés, se ranimèrent avec fureur dans les temps dont j'ai à parler, et aux massacres des princes elles joignirent le carnage des batailles. Ces malheurs étaient la suite inévitable de la licence que s'arrogeaient les troupes de disposer de l'empire à leur volonté. Les prétoriens n'y avaient pas plus de droit que les armées des provinces ; et dans le dernier choix ils avaient poussé l'abus à un tel excès d'insolence, qu'il n'était pas possible que les chefs des légions et les légions elles - mêmes se laissassent donner des maîtres par de si indignes électeurs. J'ai dit que, dans le moment même où Didius se mettait en possession de l'empire qu'il avait acheté, le peuple, outré de colère, invoqua à cris redoublés Pescennius Niger, actuellement gouverneur de Syrie, et l'invita à laver l'opprobre du nom romain en. se plaçant lui-même sur le trône des Césars, dont un vil marchand s'était honteusement emparé. Niger méritait à bien des égards l'estime que le peuple lui témoignait avec tant d'éclat. Il ne dut point son élévation à sa naissance, qui était honnête, mais médiocre. Sorti d'une famille de chevaliers romains, né probablement à Aquinum, où son grand-père exerça l'emploi d'intendant des Césars, après avoir pris dans sa jeunesse quelque teinture des lettres, se sentant plus de courage et d'ambition que de fortune, il se jeta dans le service ; et il se conduisit, dans les différents degrés de la milice par lesquels il passa, de manière à s'attirer les éloges de Marc Aurèle. Sous Commode, il se signala dans une guerre contre les Barbares voisins du Danube. Il fut aussi employé dans la guerre des déserteurs qui avaient inondé les Gaules ; et il y réussit si bien que Sévère, alors gouverneur de la Lyonnaise, lui rendit auprès de l'empereur le plus glorieux témoignage, l'appelant un homme nécessaire à la république. Il parvint au consulat par une voie bien honorable, c'est-à-dire sur la recommandation des officiers qui servaient sous ses ordres ; et Commode, à qui cette preuve d'estime et d'affection donnée par des gens de guerre à leur général faisait ombrage, n'osa néanmoins s'y refuser. Niger fut consul la même année que Sévère, et il eut rang avant lui. Enfin il obtint le gouvernement de Syrie ; et il fut redevable de cette place, Tune des plus importantes de l'état, au crédit de Narcisse, ce même athlète qui peu de temps après étrangla Commode. C'étaient de pareilles protections qui disposaient de toutes les faveurs. Entre ses qualités militaires on a loué surtout sa fermeté à maintenir la discipline, que Sévère lui-même, son ennemi cruel et son vainqueur, citait pour modèle à ceux à qui il donnait le commandement des troupes. Jamais un soldat de Niger n'exigea d'un sujet de l'empire ni bois, ni huile, ni corvée ; ou si quelques-uns violèrent en ce point les défenses de leur général, ils en furent sévèrement punis. Ainsi il ordonna que l'on tranchât la tête à dix soldats qui avaient mangé une poule volée par l'un d'eux ; et ayant été arrêté par les murmures de l'armée, qui se porta presque à une sédition, il voulut du moins que les coupables rendissent chacun dix poules pour celle qui avait été enlevée ; et de plus il les condamna à ne point faire de feu de toute la campagne, à ne manger rien de chaud, et à se contenter d'eau et de nourritures froides, et il leur donna des surveillants qui les obligeassent à observer la loi qu'il leur imposait. Il se montrait ennemi déclaré de tout ce qui ressentait le luxe et la mollesse dans une armée. Ayant remarqué des soldats qui, pendant qu'on était en marche pour aller à l'ennemi, buvaient dans une tasse d'argent, il interdit l'usage de toute pièce d'argenterie dans le camp, disant que la vaisselle de bois devait suffire, et qu'il ne fallait pas que les Barbares, s'ils venaient à s'emparer des bagages, pussent tirer vanité d'une argenterie conquise sur les Romains. Il ne souffrait point de boulangers dans l'armée durant les expéditions, et il réduisait au biscuit et les soldats et les officiers. Il proscrivit pareillement le vin, voulant qu'on se contentât de vinaigre mêlé avec de l'eau, suivant l'ancien usage. On peut juger qu'une telle réforme déplaisait beaucoup aux troupes, mais Niger tint ferme ; et des soldats qui gardaient les frontières de l'Égypte lui ayant demandé du vin : Que dites vous ? leur répondit-il ; vous avez le Nil, et le vin vous est nécessaire ! Dans une autre occasion, des troupes qui avaient été battues par les Sarrasins prétendirent s'excuser sur l'épuisement de leurs forces. Nous n'avons point de vin, crièrent-elles avec insolence, nous ne pouvons pas combattre ! Niger leur imposa silence par cette grave réprimande : Rougissez de votre mollesse, leur dit-il ; vos vainqueurs ne boivent que de l'eau ! Les Sarrasins, par disette et par rusticité, observaient alors l'abstinence du vin, dont leur faux prophète leur a fait longtemps après un point de religion. Si Niger fut un général sévère à l'égard des soldats, il se rendit d'un autre côté leur protecteur contre l'injustice. Les soldats romains étaient en quelque façon tributaires de ceux qui les commandaient, et l'usage s'était introduit qu'ils payassent certains droits prétendus qui dégénéraient en vexations. Il supprima ces exactions dans les armées dont il eut le commandement ; il défendit aux officiers de rien recevoir de leurs soldats, et il en fit lapider deux qui s'étaient rendus coupables de cette sorte de concussion contre sa défense. Il avait souvent dans la bouche, à ce sujet, un fort beau mot cité dans une lettre de Sévère : il disait qu'un officier[1] doit se faire craindre et respecter de ses soldats, et qu'il ne peut y réussir s'il n'est sans tache et sans reproche en ce qui regarde l'intérêt. Il montrait l'exemple, et jamais il ne souffrit que les soldats lui payassent aucune de ces redevances abusives qu'il interdisait aux autres. En général, il ne prescrivait rien à ceux qui lui obéissaient qu'il ne pratiquât lui-même. Quand il était en campagne, il faisait dresser sa table, frugalement servie, à l'entrée de sa tente en dehors, sans chercher aucun abri ni contre le soleil, ni contre la pluie. Dans les marches, où le soldat romain, comme tout le monde sait, était extrêmement chargé, portant non seulement le poids de ses armes, mais des provisions pour plusieurs jours, Niger avait l'attention de charger encore plus ses esclaves, afin de consoler les troupes et de ne leur pas donner lieu de se plaindre que leur condition fût pire que celle des derniers des hommes. En tout il se traitait comme le soldat ; et il ne craignait pas de protester avec serment, en pleine assemblée, que jamais il ne s'était distingué en rien de ceux qui occupaient le plus bas rang de la milice, et que, tant qu'il serait à la tête des armées, il tiendrait constamment la même conduite. Ce fut un vrai guerrier : Marius, Camille, Coriolan, Annibal, faisaient l'objet perpétuel de son admiration et de ses entretiens. Les Scipions ne le satisfaisaient pas, parce qu'ayant mêlé l'aménité et les grâces aux vertus militaires, ils ne pouvaient plaire à un homme livré de toutes les puissances de son âme au métier des armes. La qualité de ses mœurs est un problème. Spartien se contredit sur cet article. Dans un endroit, il assure que Niger donnait pleine licence à toutes ses passions ; et dans un autre, il le représente comme un modèle de chasteté, à qui, du consentement public, fut déféré l'honneur de présider à des mystères réservés par la loi et par l'usage à ceux dont la vie ne connaissait aucune souillure. Je compte pour rien le témoignage d'un ennemi tel que Sévère, qui accusait Niger de corruption dans ses mœurs. Il lui reprochait aussi la fourberie et l'ambition, lui qui était le plus fourbe et le plus ambitieux des hommes. Il paraît que Niger se piquait d'avoir des vues par rapport au gouvernement ; et il était assez autorisé pour oser donner des conseils en ce genre, non seulement à Marc Aurèle, prince aussi bon qu'il était sage, mais au brutal et sanguinaire Commode. La pensée qu'il avait sur les commandements, soit militaires, soit civils, dans les provinces, dont il voulait que la durée fût étendue jusqu'à cinq ans, a deux faces. Il alléguait pour l'appuyer le tort que faisait manifestement aux provinces le fréquent changement de gouverneurs et de magistrats ; et il disait que ceux à qui l'on confiait l'autorité se voyaient obligés de la quitter avant que d'avoir appris à en faire usage. Ces raisons ont de la force ; mais dans un état aussi chancelant que l'empire romain, où la première place était proposée comme un prix au plus audacieux, les commandements de longue durée pouvaient aisément devenir dangereux pour le prince. Ses autres plans, rapportés par Spartien, sont incontestablement judicieux et bien entendus. Il souhaitait que l'on ne confiât point les emplois importants à des hommes qui fussent tout neufs[2] et sans expérience ; que les magistrats suprêmes dans chaque province fussent tirés du nombre de ceux qui y avaient servi comme assesseurs ; que personne ne fût assesseur dans la province dont il était natif, et qu'au contraire dans Rome, à cause de l'éminente dignité de la capitale, l'administration de l'autorité publique ne fût donnée qu'à des Romains d'origine. Enfin il assigna des gages aux conseillers qui composaient les tribunaux, au lieu de les laisser à la charge des proconsuls ou gouverneurs, se fondant sur cette belle maxime, qu'un juge ne doit ni donner ni recevoir. Tel était Niger ; et l'on voit, par ce précis de son caractère et de sa conduite, que le peuple et le sénat avaient raison de l'estimer et de le désirer, pour empereur. Il se prêta à un vœu si flatteur ; et ayant sondé les principaux officiers et même plusieurs soldats de son armée, qu'il trouva favorablement disposés ; sachant d'ailleurs qu'il était aimé des peuples de Syrie, pour qui ce général, si sévère à l'égard des troupes, n'avait montré que de l'indulgence et de la douceur, il convoqua une assemblée de ses légions près d'Antioche pour leur proposer ou plutôt pour consommer tout d'un coup, par leurs promptes acclamations, cette grande affaire. Là, monté sur son tribunal, il représenta ana soldats l'état déplorable de l'empire, indignement mis à prix et acheté par un homme sans mérite et sans talents ; la douleur amère du peuple romain, qui appelait à grands cris un vengeur, et qui désignait nominément leur chef comme sa ressource et son espérance. Après quoi il ajouta : Je vous propose une grande entreprise ; mais s'il faut convenir qu'il y aurait de l'audace et de la témérité à la tenter sans motif et sans cause, d'un autre côté il n'est pas moins certain que de nous refuser aux prières de ceux qui nous implorent, ce serait lâcheté et trahison. Il m'a donc paru nécessaire de vous consulter, et de savoir votre sentiment sur ce qu'il convient de faire en pareille circonstance. Je me déciderai par votre avis, et vous partagerez ma fortune ; car, si le succès nous favorise, vous jouirez en commun avec moi du bonheur et de la gloire qui en résulteront. A ce discours de Niger, les soldats et la multitude des citoyens d'Antioche, qui s'étaient mêlés parmi eux, répondirent par mille acclamations : tous le saluèrent sur-le-champ empereur et Auguste, et le revêtirent de la pourpre et des autres ornements de la dignité impériale, en la manière dont le permettait une élection subite, et qui n'avait été précédée d'aucuns préparatifs. Le nouvel empereur alla en pompe rendre ses actions de grâces aux dieux dans les principaux temples de la ville ; et il fut reconduit avec le même cortège à sa maison, que l'on décora de branches de lauriers, de couronnes civiques, et de tout l'appareil extérieur qui annonçait et faisait respecter la demeure des Césars. Cet heureux commencement eut d'abord les suites les plus brillantes. Toutes les provinces de l'Asie mineure jusqu'à la mer Égée approuvèrent le choix des légions de Syrie ; les princes et les satrapes au-delà de l'Euphrate et du Tigre félicitèrent Niger, et lui offrirent leurs secours. Des deux parts se rendaient à Antioche de continuelles ambassades des rois et des peuples, qui venaient faire hommage à leur protecteur et à leur maître. Niger reçut les respects, se comptant solidement établi, et ne doutant point qu'il ne fût bientôt reconnu de tout l'empire, sans avoir besoin de tirer l'épée. Cette sécurité fut la cause de sa ruine. Il aurait dû assembler sur-le-champ toutes ses forces, entrer en marche, aller à Rome, et mettre le sénat et le peuple en liberté de déployer leurs sentiments à son égard, et de consolider par une délibération solennelle et authentique ce que l'inclination secrète des uns, les mouvements tumultueux des autres avaient seulement ébauché. Au lieu d'user de cette diligence, absolument nécessaire dans le cas où il se trouvait, Niger, par une faute inexcusable dans un chef de parti que l'on représente d'ailleurs comme homme de tête et d'expérience, s'endormit dans l'inaction, et s'amusa à célébrer des jeux et des fêtes avec les habitants d'Antioche, qui étaient fous de spectacles et de divertissements. Nous en serions moins surpris si nous nous en tenions au jugement de Dion, qui traite Niger d'esprit peu élevé et peu solide, que la prospérité enivra, en sorte qu'il se laissait donner le nom de nouvel Alexandre, et se vantait de porter son droit à la pointe de son épée ; mais j'ai déjà observé que Dion n'est point un écrivain sur l'impartialité duquel on puisse compter. Quoi qu'il en soit, par cette négligence, Niger donna moyen à un rival actif et vigilant de le prévenir, et ensuite de le détruire. Ce rival était Sévère, que je dois maintenant faire connaître. L. Septimius Sévérus, que nous appellerons simple- commencement Sévère, naquit dans la ville de Leptis en Afrique, le 11 avril de l'année de Rome 897, de J.-C. 146. Son père se nommait M. Septimius Geta, et était d'une famille de chevaliers romains : ses deux oncles paternels, M. Agrippa et Septimius Sévérus, furent consuls. Sévère fut élevé avec soin, et il acquit une grande connaissance des lettres latines et grecques. A Pige de dix-huit ans, il fit preuve de ses progrès dans les études par des déclamations publiques ; mais bientôt d'autres soins l'occupèrent, et les lettres furent sacrifiées à l'ambition et à l'amour du plaisir. Il vint à Rome sous l'empire de Marc Aurèle, qui le fit d'abord avocat du fisc, et ensuite sénateur. Sa jeunesse fut licencieuse, et même remplie de crimes. On intenta contre lui une accusation d'adultère, dont il se tira plus heureusement sans doute qu'il ne méritait ; et il fut redevable du bon succès de son affaire au président du tribunal, Didius Julianus, qu'il priva dans la suite de l'empire et de la vie. Il obtint successivement du même empereur Marc Aurèle les
charges de questeur, de tribun du peuple, et de préteur ; et il s'en montra
digne par une grande activité et par une attention exacte à tous ses devoirs.
Il fut lieutenant du proconsul d'Afrique après sa questure, et dans cet
emploi il parut bien jaloux de son rang ; car un de ses compatriotes, homme
du peuple, l'ayant rencontré précédé de ses licteurs, et étant venu
l'embrasser comme un ancien camarade, Sévère le fit battre de verges, et
ordonna au crieur public de lui reprocher son audace en ces termes : Souvenez-vous de la modestie qui convient à ce que vous
êtes, et n'ayez pas la témérité d'embrasser un lieutenant du peuple romain. Après sa préture, il fut envoyé en Espagne, et ensuite établi commandant d'une légion : il quitta cet emploi pour aller à Athènes, afin, dit l'historien, de s'y perfectionner dans les lettres, de visiter les antiquités dont cette ville était remplie, et de se faire initier aux mystères de Cérès. Ce voyage pourrait bien cacher une disgrâce, dans laquelle Sévère aura été enveloppé sous Commode avec tous ceux qui avaient eu part à l'estime de Marc Aurèle. Dans le séjour qu'il fit à Athènes, il éprouva ce qui arrive à ceux qui sont mal en cour : il fut négligé, et reçut même quelques injures des Athéniens. Il sut bien s'en venger lorsqu'il se vit empereur, en diminuant leurs privilèges, trait remarquable de son caractère vindicatif et dangereux. Comme il avait beaucoup de ruse et d'intrigue, il vint à bout de reprendre faveur. Il était gouverneur de la Lyonnaise pendant la guerre des déserteurs ; et l'on dit même que dans cette place il se fit aimer des peuples confiés à ses soins. Il s'éleva ensuite au consulat, et parvint, par le crédit du préfet du prétoire Lotus, à Fui des plus beaux commandements de l'empire. Il fut mis à la tête des légions qui gardaient contre les Barbares la rive du Danube en Pannonie : et telle était sa position lorsque arriva la mort de Commode, et les révolutions qui la suivirent. Il reconnut Pertinax ; mais lorsqu'il vit l'empire déshonoré par le honteux marché de Didius Julianus, et l'indignation publique allumée en conséquence, il crut que le moment était venu de satisfaire l'ambition qu'il avait toujours nourrie dans son cœur : car de tout temps il avait aspiré au trône, et les écrits des historiens sont remplis des prétendus présages de son élévation future, c'est-à-dire des preuves de ses désirs et de ses espérances. Je me contenterai d'en rapporter un seul trait. Sévère étant devenu veuf de Marcia, qu'il avait épousée en premières noces, alla chercher une femme jusque dans la Syrie, et il épousa la célèbre Julie, par la raison que l'horoscope de cette dame lui promettait, disait-on, le rang suprême. Sévère, voyant donc arrivée l'occasion qu'il attendait depuis si longtemps, résolut de ne la pas laisser échapper. Il avait tout ce qui est nécessaire pour mener à fin une grande entreprise, audacieux et rusé tout ensemble, endurci à la fatigue, et supportant sans peine le froid, la faim et les plus rudes travaux : ajoutez un coup-d'œil perçant, et, pour exécuter ce qu'il avait conçu, une activité que l'on peut comparer presque à celle de César. Dans le fait dont il s'agit, il saisit tout d'un coup la face la plus avantageuse par laquelle il pouvait se présenter. La mémoire de Pertinax était partout respectée et chérie, et singulièrement parmi les légions d'Illyrie, au milieu desquelles il s'était signalé sous le règne de Marc Aurèle par de glorieux exploits et par toutes sortes de vertus guerrières et morales. Sévère, qui commandait actuellement ces mêmes légions, comprit que la plus favorable entrée qu'il pût se ménager auprès d'elles, c'était de témoigner un grand désir de venger la mort de Pertinax, qui avait excité dans leurs esprits l'indignation et l'horreur. Ce fut suivant ce plan qu'il parla aux premiers officiers, sans témoigner en aucune façon qu'il pensât à s'élever à l'empire : ceux-ci gagnés communiquèrent les mêmes impressions à leurs subalternes et aux soldats. Tous entrèrent avec joie dans un si beau dessein, et ils tirèrent aisément la conséquence, que pour mettre leur chef en état de venger Pertinax il fallait le faire empereur. Les hommes de ce climat, dit l'historien, sont aussi épais d'esprit que de corps, grands de taille, robustes, excellents pour combattre, mais peu capables de démêler les ruses et les artifices. Sévère, au contraire, était le plus fin et le plus délié des mortels, insinuant, beau parleur, et ayant dans la bouche souvent tout le contraire de ce qu'il pensait au fond de l'âme, ne ménageant ni les promesses ni les serments, sauf à les tenir ou à les violer, selon que son intérêt le demanderait. Il n'avait pas besoin de toute son habileté pour amener à son but les légions et les peuples d'Illyrie. Leur empressement fut extrême à proclamer empereur le vengeur de Pertinax ; et Sévère, pour les mieux persuader de la sincérité de ses intentions, prit le nom de celui qu'il s'engageait à venger. Il savait que ce nom lui serait une aussi favorable recommandation dans Rome qu'auprès de son armée : ce fut à Carnunte[3], ou à Sabaria, qu'il fut déclaré empereur sur la fin d'avril, ou au commencement de mai. Les gouverneurs et les troupes des provinces voisines jusqu'au Rhin suivirent l'exemple de l'Illyrie. Sévère leur avait dépêché des courriers et des négociateurs pour se les concilier ; mais son plus puissant appui fut la diligence de sa marche et la rapidité de ses succès. Car, dès qu'il se vit élu, il prit la résolution de partir sur-le-champ pour aller à la tête de son armée se faire reconnaître dans Rome ; et ayant assemblé les soldats, il leur parla en ces termes : L'indignation qui vous anime contre l'attentat commis dans Rome par d'indignes soldats, qui n'en méritent pas le nom, est la preuve de votre fidélité pour vos empereurs, et de votre religieux respect pour le serment que vous leur prêtez : j'ai toujours fait profession des mêmes sentiments. Vous le savez : attaché et soumis aux chefs de l'empire, je n'avais jamais pensé à l'élévation où vous m'avez placé par vos suffrages ; et maintenant je n'ai point de plus ardent désir que celui d'achever promptement une vengeance aussi légitime qu'elle vous sera agréable. L'honneur de l'empire est pour
nous un nouvel aiguillon. Il ne nous est pas permis de le laisser sous l'opprobre
dont il est actuellement couvert. Autrefois gouverné par de grands et sages
princes, la majesté en était respectée dans tout l'univers. Sous Commode
même, la noblesse du prince et la mémoire de son père amortissaient l'impression
des fautes que la jeunesse lui faisait commettre : nous avions plus de
compassion pour lui que de haine, et nous aimions à nous en prendre à ses
ministres, et aux mauvais conseils, de tout ce que nous blâmions dans sa
conduite. Des mains de Commode l'empire a passé en celles d'un vieillard
vénérable, dont la vertu et les hauts faits sont intimement gravés dans vos
cœurs : et c'est un tel prince que les prétoriens n'ont pu souffrir, et dont
ils ont eu hâte de se défaire par un meurtre digne des plus grands supplices. Celui qui a été assez insensé
pour acheter cette place sublime, ne sera pas assurément capable de vous
résister, homme sans autre mérite que celui de son argent, haï du peuple, et
n'ayant pour toute défense que des soldats liés avec lui par le crime,
énervés par les délices de la ville, et que vous surpassez également en
nombre et en valeur. Marchons donc avec confiance :
allons délivrer Rome du joug honteux qui la dégrade, et maîtres une fois de
la capitale et du sanctuaire de l'empire, nous entraînerons sans peine tout
le reste de l'univers. Ce discours fut reçu avec de grands applaudissements. Les soldats, donnant à leur chef les noms d'Auguste et de Pertinax, se déclarèrent disposés à le suivre. Sévère ne laissa pas refroidir leur bonne volonté, et il fit sur-le-champ les préparatifs du départ. Après avoir distribué des vivres et des provisions pour plusieurs jours, il mit son armée en mouvement, marchant lui-même à la tête, et se faisant accompagner d'une garde fidèle de six cents hommes d'élite, qui ne le perdaient point de vue, et qui ne quittèrent la cuirasse que lorsqu'ils furent arrivés à Rome. Sa diligence et son activité se seraient reproché un moment perdu. Il ne séjournait nulle part : à peine accordait-il aux troupes quelques baltes, quelques intervalles d'un ver pos absolument indispensable ; et elles supportaient avec joie toutes les fatigues, parce qu'il leur en donnait l'exemple. Il ne se distinguait en rien du commun des soldats ; il mettait la main le premier à tout ce qu'il y avait de plus pénible ; sa tente était simple et sans ornements, sa table servie des mets les plus vulgaires : le soldat ainsi gouverné est capable de tout. Sévère eut bientôt traversé la Pannonie et franchi les Alpes, et prévenant la renommée il parut en Italie avant que l'on y eût reçu la nouvelle de sa marche. L'Italie était alors un pays tout ouvert. Depuis qu'Auguste avait changé la constitution de l'état, toutes les forces de l'empire étaient distribuées dans les provinces frontières ; et l'Italie au centre, jouissant d'un plein repos et d'une continuelle tranquillité, avait désappris la guerre et le métier des armes. Sévère, en y entrant, n'y trouva donc aucune résistance. La terreur saisit et les villes et les peuples ; et d'ailleurs la couleur qu'il avait su donner à son entreprise lui gagnait les cœurs : on était charmé de voir arriver celui qui devait venger Pertinax. Ainsi il fut reçu partout avec joie, et les habitants des villes sortaient couronnés de fleurs. Ravenne en particulier lui ouvrit ses portes, et le mit en possession de la flotte que l'on entretenait dans son port. Didius, à qui la révolte de Niger avait causé beaucoup d'effroi, fut encore plus alarmé lorsqu'il apprit la proclamation de Sévère, de qui il ne se défiait pas. Il prévit même tout d'un coup l'événement, si nous en croyons Spartien ; et il dit qu'il ne serait donné ni à lui, ni à Niger, de régner longtemps ; que le vainqueur serait Sévère, qui mériterait bien mieux que ni l'un ni l'autre la haine du sénat et de tous les ordres de l'empire. Cependant, résolu de se défendre jusqu'à l'extrémité, il se fortifia d'abord de l'autorité du sénat, dont il était le maître, et il fit déclarer par délibération de cette compagnie Sévère ennemi public. Par le même arrêt, on prescrivit aux soldats qui le suivaient un terme au-delà duquel, s'ils restaient dans ce parti ils seraient traités en ennemis. Pour les déterminer à abandonner un chef rebelle, et à reconnaître l'empereur qui avait pour lui les suffrages du sénat, on leur envoya une députation solennelle toute composée de personnages consulaires. On nomma un successeur à Sévère, comme s'il eût été aussi aisé de le dépouiller du commandement que de l'en déclarer déchu. Enfin, outre ces démarches publiques, Didius tenta la voie de l'assassinat, et il fit partir furtivement, pour tuer son rival, un centurion nommé Aquilius, qui avait déjà fait ses preuves par le meurtre de plusieurs sénateurs. Ii n'avait point d'autres troupes à ses ordres que les prétoriens, et peut-être les cohortes de la ville, dont pourtant les historiens ne font ici aucune mention, apparemment parce qu'elles suivaient les impressions des prétoriens, supérieurs en nombre et par la dignité de leur corps. On doit y joindre encore les soldats de la flotte de Misène, qui, n'étant point accoutumés à combattre sur terre, ne pouvaient pas rendre de grands services. Il n'était donc guère possible à Didius de tenir la campagne contre l'armée de Sévère, et je ne vois pas qu'il y ait raison de lui reprocher comme une lâcheté la résolution qu'il prit de se renfermer dans }a ville, ll travailla à la mettre en état de défense ; il en répara les fortifications ; il commença à dresser un camp dans l'un des faubourgs ; il entoura même le palais de tranchées et de barricades, voulant s'en faire, une dernière retraite en cas de disgrâce, et éviter de tomber dans le même malheur que Pertinax, qui n'avait péri que parce que les assassins avaient trouvé toutes les entrées libres pour arriver jusqu'à lui. Didius prétendit aussi tirer parti des éléphants amenés à Rome pour les spectacles, et il les arma en guerre, se flattant que leur forme insolite et leur odeur jetteraient le trouble parmi la cavalerie de ses ennemis. Ces faibles ressources apprêtaient à rire au peuple et au sénat, qui en remarquaient avec plaisir l'inutilité. Mais c'était surtout quelque chose de risible, que de voir faire l'exercice aux pitoyables troupes qui fondaient toute l'espérance de Didius. La mauvaise discipline et l'oisiveté avaient entièrement fait oublier aux prétoriens les opérations de la milice, et si on les commandait pour quelques travaux, aussi mous qu'ignorants. Ils se faisaient suppléer par des hommes à gages. Les soldats de marine transportés sur un autre élément, ne pouvaient faire un métier qu'ils n'avaient jamais appris. Cependant tout était en mouvement dans Rome, qui prit la face d'une ville de guerre : chevaux, éléphants, armes, soldats, de différents corps et de différentes espèces ; beaucoup de fracas, et peu d'effet. Didius sentait lui-même l'étrange inégalité de ses forces comparées à celles de son adversaire : et pour comble de malheur, il comptait peu sur la fidélité des prétoriens, quoiqu'il leur prodiguât les largesses, et que, pour tâcher de contenter leur avidité, il dépouillât jusqu'aux temples. Il crut aussi leur faire un sacrifice agréable, en mettant à mort Lætus et Mercie, principaux auteurs du meurtre de Commode. Il imputa à Lætus des intelligences avec Sévère, qui pouvaient être réelles ; et il pensa en conséquence être dégagé de la reconnaissance qu'il lui devait pour avoir autrefois évité par son crédit sous Commode le danger d'une accusation de lèse-majesté. Mais quoiqu'il n'épargnât rien pour s'assurer de l'affection des prétoriens, il éprouva que la société du crime ne fait que des liaisons infidèles, et il fut abandonné, comme nous le verrons, de ceux dont il avait acheté si chèrement la faveur. Les députés du sénat, envoyés vers l'armée de Sévère, donnèrent le signal de la désertion, en passant dans le parti de celui contre lequel ils devaient agir. Didius, ne pouvant se résoudre à renoncer à une fortune qui visiblement lui échappait, se tourna en toutes sortes de formes. Il recourut aux impiétés de la magie, et il immola des enfants pour se rendre propices les dieux des enfers. Il proposa au sénat d'envoyer au-devant de son ennemi les Vestales et les collèges des prêtres de Rome. C'eût été une faible barrière pour arrêter des soldats plus barbares que romains. Encore ne lui fut-il pas permis d'en faire usage ; et l'un des augurés, personnage consulaire, osa lui dire en fade : Que celui qui ne pouvait pas résister par les armes à son concurrent, ne devait pas être empereur. Didius, dans un premier mouvement de colère, eut, dit-on, la pensée de faire massacrer le sénat entier, qui avait paru approuver cette hardie remontrance. Mais, toute réflexion faite, il aima mieux entrer en négociation avec Sévère, et lui proposer de l'associer à l'empire. Je ne puis omettre ici une rencontre assez singulière, qui fut remarquée comme un présage. L'un des noms de Didius était Sévérus ; et lorsqu'il fut proclamé empereur, le héraut l'appelant simplement Didius Julianus, il voulut être nommé complètement, et il lui dit : Ajoutez encore Sévère. Ce mot revint à la pensée des sénateurs, quand ils l'entendirent demander qu'on lui donnât Sévère pour collègue, et ils crurent que leur délibération actuelle en était l'accomplissement. On sent combien cette observation est frivole ; mais elle paraissait sérieuse à ceux qui la faisaient. Le sénat déclara donc Sévère empereur conjointement avec Didius, qui sur-le-champ chargea Tullius Crispinus, l'un de ses préfets du prétoire, d'en porter le décret à son rival devenu son collègue ; et en même temps il reconnut pour troisième préfet du prétoire celui que Sévère avait nommé à cette charge. Un tel accord ne pouvait avoir lieu. Sévère prétendait régner seul, et une association n'était nullement de son goût. Il consulta ses soldats, bien sûr de leur suffrage ; et par leur avis, il répondit qu'il serait toujours l'ennemi de Didius, et jamais son compagnon. Il crut même, ou voulut croire, que la proposition couvrait un piège, et que Crispinus était envoyé à mauvaise intention ; et, pour trouver l'occasion de l'assassiner sur ce soupçon, bien ou mal fondé, il le fit tuer. Cependant il approchait de Rome, et semblable à Sylla, qui, renard et lion tout ensemble[4], était encore plus redoutable par la ruse que par la force, il attaqua son adversaire par les sourdes intrigues, et entreprit de corrompre la fidélité des prétoriens, qui tenait à peu de chose, pour parvenir à les réduire eux-mêmes sans combat sous sa puissance. Car son artifice était double, et dirigé d'une part contre Didius, qu'il voulait dépouiller, et de l'autre contre les prétoriens, qu'il se proposait de punir. Dans ces vues, il détacha plusieurs de ses soldats, qui se partageant entrèrent dans Rome par différents chemins et par différentes portes, cachant leurs armes et en habit de paix. C'étaient autant d'émissaires, qui avaient ordre de promettre de la part de Sévère aux prétoriens que, pourvu qu'ils lui livrassent les meurtriers de Pertinax, il ferait bonne composition à tout le corps. Ils s'acquittèrent habilement de leur commission ; et les prétoriens, gagnés par leurs discours, saisirent ceux qui avaient tué Pertinax, les constituèrent prisonniers, et en donnèrent avis à Silius Messala, alors consul. Didius dans ce péril extrême fit encore quelques misérables tentatives. Il convoqua le sénat duquel à ne reçut aucune réponse ; il voulut armer en guerre Ken de iules gladiateurs que l'on dressait à Capoue ; il invita à revendiquer l'empire le sage Pompéien qui n'eut garde de prêter l'oreille à une semblable proposition ; enfin, relu rien ne lui réussissant, il s'enferma dans son palais avec sou préfet du prétoire et au gendre, las de lutter contre sa mauvaise fortune et remettant à la volonté d'autrui la décision de sou sort. Le sénat, qui l'avait toujours haï, voyant qu'abandonné de tous il s'abandonnait aussi lui-même, s'assembla sur la convocation des consuls, et d'un vœu unanime il déclara Didius déchu de l'empire, le condamna à la mort, reconnut Sévère pour empereur, et par le même arrêt décerna les honneurs divins à Pertinax. J'ai dit ailleurs comment Didius périt. Ainsi Sévère, vainqueur sans avoir tiré l'épée, fut proclamé empereur dans Rome, lorsqu'il en était encore à nue assez grande distance. Quoique l'on témoignât dans la ville beaucoup de zèle pour honorer Sévère et pour célébrer son avènement à l'empire, au fond l'inquiétude était plus vive que la joie. Tous les ordres pouvaient craindre sa colère. Le sénat peu auparavant avait rendu contre lui un arrêt sanglant ; l'inclination du peuple s'était déclarée pour Niger ; les prétoriens se sentaient coupables des plus grands crimes. Et Sévère de son côté ne se conduisait pas de manière à diminuer les craintes, faisant avancer toutes ses troupes vers Rome et continuant, même depuis que Didius n'était plus, à marcher comme en pays ennemi. Le sénat lui envoya une députation solennelle- de cent sénateurs pour lui porter le décret de son élection à l'empire. Ils le trouvèrent à Interamna[5], et la réception qu'il leur fit fut mêlée de témoignages de bonté et de rigueur ; car, d'une part, il voulut qu'ils fussent fouillés avant que de se présenter devant lui ; il leur donna audience au milieu de ses gardes en armes, étant lui-même armé ; de l'autre, il leur distribua à chacun soixante-quinze pièces d'or, et, en les congédiant, il permit à ceux d'entre eux qui le voudraient de rester auprès de sa personne. Pour ce qui est des prétoriens, il résolut d'en faire justice avant que d'entrer dans la ville. Il commença par envoyer au supplice tous ceux qui avaient trempé leurs mains dans le sang de Pertinax. Ensuite il employa la ruse pour avoir tout le corps sous sa puissance et pour s'en rendre l'arbitre et le maître sans qu'aucun osât résister. Il feignit d'avoir intention de les conserver et d'agréer leur service, et ordonner qu'ils vinssent sans leurs armes lui prêter serment. L'usage de la discipline romaine n'avinait le soldat que dans les occasions où les armes étaient nécessaires. Ainsi l'ordre de venir sans armes n'avait rien d'extraordinaire pour les prétoriens, ni qui fût capable de les inquiéter. Ils obéirent, et lorsqu'ils se furent rangés en face du tribunal de l'empereur, les légions d'Illyrie bien armées les environnèrent, et ils se trouvèrent pris comme au filet. Alors Sévère, d'un visage menaçant, d'un ton de fierté, leur reprocha tous leurs crimes, le meurtre de Pertinax, la vente de l'empire, la lâcheté même avec laquelle ils avaient abandonné et trahi Didius. Il conclut qu'il n'était point de supplice dont ils ne se fussent rendus dignes par ces forfaits, et que c'était par pure clémence qu'il leur accordait la vie : mais il les cassa ignominieusement ; il leur ordonna de s'éloigner pour jamais de Rome, avec défense, sous peine de la vie, d'en approcher de plus près que la distance de cent milles. Les prétoriens furent frappés comme d'un coup de foudre, et se trouvant dans une impuissance absolue de résister, ils se laissèrent dépouiller par les soldats de l'armée d'Illyrie qui leur ôtèrent sur-le-champ leurs baudriers et leurs épées, et tout ce qui pouvait leur rester de marques et d'ornements militaires ; et ils s'en allèrent couverts de honte et à demi-nus. Sévère pensait à tout. Il avait prévu qu'il pourrait arriver que les prétoriens irrités voulussent retourner dans leur camp et reprendre leurs armes. Il fit occuper ce camp par des troupes d'élite, qui y entrèrent dès que les prétoriens en furent sortis, et qui les privèrent ainsi de cette ressource, s'ils eussent eu dessein de le tenter. Après cet acte de justice et de politique en mémé temps, Sévère fit son entrée dans Rome avec un appareil bien propre à inspirer la terreur. Il est vrai qu'il quitta l'habit de guerre aux portes de la ville, et que descendant de cheval, ii prit la toge et marcha à pied : mais sou année l'accompagnait en ordre de bataille et enseignes déployées, comme s'il eût été question d'entrer dans une ville prise de force. Dion, qui était présent, assure n'avoir jamais vu un plus beau spectacle. Les rues étaient tapissées magnifiquement et jonchées de fleurs : des illuminations, des cassolettes de parfums ; les citoyens habillés de blanc faisaient retentir les airs de mille cris de joie et des vœux qu'ils adressaient au ciel pour le nouvel empereur : l'armée marchait en un très-bel ordre et portait renversés lès drapeaux enlevés aux prétoriens. Les sénateurs, revêtus des ornements de leur dignité, environnaient le prince : de toutes parts les regards avides d'une multitude infinie se fixaient sur lui seul. On se le montrait réciproquement ; on examinait si la fortune n'avait rien changé dans ses procédés et dans son maintien ; on louait en lui l'activité, la noble confiance et le bonheur singulier d'avoir fait de si grandes choses salis être obligé de tirer l'épée. Tout cela formait sans doute une pompe brillante. Mais ce sont de terribles hôtes que soixante mille soldats — car l'armée de Sévère devait aller au moins à ce nombre — qui prenaient sans payer tout ce qui se trouvait à leur bienséance, et qui, si on leur résistait, menaçaient de piller la ville. Sévère ainsi accompagné monta au Capitole, visita quelques autres temples, et enfin vint prendre possession du palais. Les soldats se logèrent dans les temples, dans les portiques, surtout aux environs du quartier où habitait l'empereur. Le lendemain, Sévère se rendit au sénat environné non seulement de ses gardes, mais d'une escorte d'amis qu'il avait fait armer et qui entrèrent avec lui. Son discours n'eut rien qui se ressentit de cet appareil de terreur. Il rendit compte des motifs qui l'avaient, disait-il, déterminé à se charger du soin de l'empire, et il allégua le désir de venger Pertinax et la nécessité de mettre sa propre personne en sûreté contre les assassins apostés par Didius. Il annonça son plan de gouvernement sous les idées les plus flatteuses, promettant de consulter en tout la compagnie et de ramener les choses à la forme aristocratique. Marc Aurèle devait être son modèle, et il se proposait de renouveler non seulement le nom, mais la conduite sage et modeste de Pertinax. Il témoigna surtout un grand éloignement pour les condamnations arbitraires et tyranniques. Il protesta qu'il n'écouterait point les délateurs, et que même il les punirait. Il s'engagea par serment à respecter la vie des sénateurs ; et comme s'il eût prétendu se lier les mains sur un sujet si important, il fit rendre sur la réquisition de Julius Solo, dont il a été parlé ailleurs, un arrêt par lequel il fut dit qu'il n'était point permis à l'empereur de mettre à mort un sénateur sans le consentement de la compagnie ; et l'arrêt ajoutait qu'en cas de contravention, et l'empereur, et ceux qui lui auraient piété leur ministère, seraient traités, eux et leurs enfants, en ennemis publics. C'était en dire et en faire trop pour être cru. Aussi Hérodien remarque-t-il que les anciens et ceux qui connaissaient Sévère de longue main, ne se fiaient point à ses belles promesses, sachant combien il était dissimulé, fourbe et habile à prendre dans chaque occasion le masque le plus conforme à ses intérêts ; et les effets vérifièrent leurs craintes. Nul empereur n'a fait mourir un plus grand nombre de sénateurs que Sévère ; et en particulier ce même Julius Solo, qui lui avait servi d'interprète pour provoquer l'arrêt si favorable à la sûreté de la vie des sénateurs, fut tué par ses ordres. Un de ses premiers soins fut d'honorer la mémoire de Pertinax. Il s'était fait gloire de s'en déclarer le vengeur ; et ses démonstrations de zèle pour une si belle cause avaient beaucoup contribué à lui frayer le chemin à l'empire. Devenu empereur, il suivit le même plan. Il fit exécuter le décret du sénat qui avait mis Pertinax au rang des dieux. Il lui consacra un temple et un collège de prêtres. Il ordonna que son nom fût récité parmi ceux des princes dont on jurait tous les ans d'observer les actes. Il voulut que sa statue en or fût portée dans le cirque sur un char tiré par des éléphants, et que dans tous les jeux on lui plaçât un trône enrichi d'or. Comme on ne lui avait point rendu solennellement les derniers honneurs, Sévère lui célébra une pompe funèbre dont Dion nous a laissé la description, et qui, semblable au fond à celle d'Auguste que j'ai rapportée sous Tibère, en est néanmoins assez différente pour que le détail que je vais en donner ne soit pas une pure répétition. Dans la place publique de Rome, sur un tribunal de pierre, on en éleva un de bois, et au-dessus une niche en forme de péristyle, ornée d'or et d'ivoire. Dans cette niche fut placé un lit de même goût, environné de têtes d'animaux terrestres et aquatiques, et couvert de tapis de pourpre relevés en broderie d'or. Sur le lit on coucha une représentation de Pertinax en cire, revêtue de la robe triomphale, auprès de laquelle se tenait un enfant, beau de visage, qui, avec un émouchoir formé de plumes de paon, écartait les mouches, comme si le prince n'eût été qu'endormi. Lorsque le simulacre fut exposé, l'empereur arriva suivi des sénateurs et de leurs femmes, tous en habits de deuil. Les dames se placèrent sur des sièges dans les portiques qui régnaient tout autour de la place, et les hommes en plein air. Alors commença la marche ; et d'abord on porta les images de tous les illustres Romains depuis les temps les plus reculés : venaient ensuite des chœurs d'enfants et d'hommes faits qui chantaient des hymnes plaintifs en l'honneur de Pertinax ; après eux parurent les représentations de toutes les nations soumises à l'empire, caractérisées par les habillements propres à chaque peuple ; suivaient tous les corps d'officiers subalternes, tels que les huissiers, les greffiers, les hérauts et crieurs publics. La pompe avait été ouverte, comme je l'ai dit, par les images des rois, des magistrats, des généraux d'armées, des princes : ici on portait celles des hommes qui s'étaient rendus célèbres par quelque endroit que ce pût être, par de belles actions, par des inventions utiles à la société, par leur doctrine ; à la suite marchaient en ordre les troupes de cavalerie et d'infanterie, les chevaux employés dans les jeux du cirque, et toutes les offrandes, soit en aromates, soit en étoffes précieuses, que l'empereur, les sénateurs et leurs femmes, les chevaliers romains d'un rang distingué, les villes et les peuples, et enfin les différents collèges de la ville de Rome, avaient destinées à être consumées sur le bûcher avec le corps du prince ou sa représenta-fion : suivait un autel porté sans doute sur un brancard et où brillait l'or, l'ivoire et les pierreries. Après que toute cette pompe eût traversé la place, Sévère monta sur la tribune aux harangues et lut un éloge funèbre de Pertinax. Il fut souvent interrompu par des cris qui exprimaient soit les louanges du prince mort, soit la douleur et les regrets de sa perte, et qui redoublèrent avec encore plus de force lorsque le discours fut fini ; surtout au moment où l'on commença à remuer le lit funèbre, les pleurs et les plaintes éclatèrent sans mesure. Tout cela était du cérémonial, mais avait dans l'occasion dont il s'agit un objet sérieux. Les pontifes et les magistrats tirèrent le lit de dessus l'estrade et le remirent à des chevaliers romains pour le porter. Les sénateurs marchaient devant le lit, l'empereur le suivait ; et durant la marche un concert de voix et d'instruments faisait entendre des airs tristes, accompagnés des gestes de douleur les plus expressifs. On arriva dans cet ordre au Champ de Mars. Là était dressé un bûcher en forme de tour carrée, décoré de statues et d'ornements d'or et d'ivoire. Au haut du bûcher était posé le char doré dont Pertinax s'était servi pour les cérémonies. Dans ce char, on rangea toutes les offrandes précieuses dont j'ai parlé, et au milieu fut placé le lit funèbre. Sévère y monta avec les parents de Pertinax, et ils baisèrent la représentation. Ensuite l'empereur s'assit sur un tribunal élevé et les sénateurs sur des bancs, à distance commode et néanmoins suffisante pour prévenir tout danger. Les magistrats et les chevaliers romains, dans les habits qui les distinguaient, les gens de guerre, cavalerie et infanterie, exécutèrent autour du bûcher divers mouvements et des danses variées selon la différence des professions ; après quoi les consuls mirent le feu au bûcher, et en même temps on fit partir d'en haut l'aigle qui était supposée porter au ciel l'aine de celui à qui on rendait les derniers honneurs. Sévère ne fit pas un long séjour dans la ville, étant appelé ailleurs par le besoin des affaires et par les soins de la guerre contre Niger. Le peu de temps qu'il passa dans Rome ne fut pas oisif. Il se délivra de la crainte que lui donnaient les amis de Didius, en les faisant proscrire et mettre à mort. Il travailla à se réconcilier le peuple et les troupes par des distributions d'argent. Il prit des mesures efficaces pour l'approvisionnement de la ville qui courait risque de manquer de vivres par la mauvaise administration des temps précédents. Il écouta les plaintes des sujets de l'empire qui avaient été vexés par leurs gouverneurs, et il fit une sévère justice des coupables. Il maria ses filles à Aetius et à Probus, qu'il nomma consuls l'un et l'autre et qu'il combla de richesses. Il choisit parmi ses légions d'Illyrie les plus braves soldats et les plus beaux hommes pour en former de nouvelles cohortes prétoriennes en la place de celles qu'il avait cassées. Il suivait en ce point l'exemple de ce qu'avait fait autrefois Vitellius après sa victoire sur Othon, et l'on sent assez qu'une politique prudente et le motif de récompenser ceux à qui il était redevable de l'empire lui dictaient cet arrangement. Cependant il ne fut pas approuvé, selon le témoignage de Dion. L'usage était établi et avait passé eu loi de n'admettre dans le corps des prétoriens que des sujets nés en Italie, ou en Espagne, ou dans la Macédoine, ou dans le Norique, pays dont les habitants, par leur caractère et même par leur figure, convenaient aux Romains, au lieu que des Pannoniens et des Illyriens demi-barbares épouvantaient la ville par la hauteur démesurée de leur taille, par leurs visages hagards et leurs mœurs féroces. Tout ce que je viens de raconter fut fait promptement par un prince actif et que les circonstances obligeaient de se hâter. Il avait encore une autre précaution très-importante à prendre, avant que de s'engager dans la guerre contre Niger. Il fallait qu'il s'assurât de n'être point inquiété, pendant que ses forces combattraient en Orient, par Albin[6], commandant des légions de la Grande-Bretagne, qui pouvait avoir des vues sur l'empire. Je dois ici donner l'histoire des commencements d'Albin qui jouera un grand rôle dans la suite. Décimus Clodius Albinus était né à Adrumète en Afrique, et il eut pour père Céionius Postumus ou Postumius, homme de mœurs vertueuses, mais fort peu accommodé des biens de la fortune. Il fut nommé Albinus, parce qu'en venant au monde il était plus blanc que ne le sont d'ordinaire les enfants en naissant. Les noms que portait son père et le sien, lui donnèrent lieu de se dire issu de la famille Céionia qui avait produit Vérus César et l'empereur Vérins, collègue de Marc Aurèle ; et même de l'ancienne maison des Postumius Albinus, illustres dès le temps de la république. Il est constant qu'il passait pour homme d'une naissance distinguée. Mais dans les temps dont je fais actuellement l'histoire, il n'était pas besoin, pour être regardé comme fort noble, de remonter bien haut, parce qu'il ne restait presque plus d'ancienne noblesse dans Rome. Albin fut instruit dans les lettres grecques et latines, et il n'y fit pas de grands progrès. Son goût dès l'enfance fut décidé pour les armes. Cependant l'auteur de sa vie cite deux écrits de lui, l'un sur l'agriculture qu'Albin, dit-on, entendait parfaitement ; l'autre était un recueil de contes milésiens, ouvrage licencieux et assorti aux mœurs de l'auteur qui était tout-à-fait adonné à la débauche avec les femmes. Il aima passionnément la guerre, et nul vers de Virgile ne
lui plut autant que celui-ci : Arma amens capio,
nec sat rationis in armis. Je prends les
armes tout hors de moi, et la fureur, plutôt que la raison, gouverne mes
armes. Il répétait sans cesse avec ses camarades d'écol4 la première
partie de ses vers, et dès que l'âge le lui permit, il s'engagea dans la
milice. Il y réussit, et mérita l'estime des Antonins. S'étant élevé par degrés, il commandait les troupes de Bythinie lors de la révolte d'Avidius Cassius contre Marc Aurèle. En cette importante occasion Albin se montra fidèle à son prince, et il empêcha que la contagion du mal ne s'étendît et ne gagnât l'Asie entière. Sous Commode, il se signala dans des combats contre les Barbares et sur le Danube et sur le Rhin, et enfin il fut chargé du commandement des légions de la Grande-Bretagne. Cet emploi, qui ne se donnait guère qu'à. des consulaires, me persuade qu'il avait alors été consul. Il paraît qu'il fit le chemin de la magistrature civile un peu tard, mais rapidement. On le dispensa de la questure : il ne fut édile que dix jours, parce qu'il fallut l'envoyer à l'armée. Sa préture fut illustrée par les jeux et les combats que Commode donna pour lui au peuple. à ne puis dire en quelle année il géra le consulat, mais la suite des faits conduit à croire que ce fut sous quelqu'une des dernières années de Commode. Pendant qu'il gouvernait la Grande-Bretagne, il reçut de Commode, si nous en croyons Capitolin, une faveur bien singulière. Cet empereur lui écrivit de sa propre main une lettre, par laquelle il lui permettait, supposé que la nécessité l'exigeât, de prendre la pourpre et le nom de César. Capitolin rapporte la lettre prétendue originale de Commode, et deux harangues d'Albin à ses soldats, dans lesquelles, ce général fait mention de la permission qui lui avait été accordée, et rend compte des raisons qui l'avaient empêché d'en user. Si ces pièces étaient avérées, l'on ne pourrait s'y refuser, quelque peu vraisemblable que le fait soit en lui-même, et malgré le silence de Dion et d'Hérodien. Mais elles sont liées à tant de faussetés visibles, elles contiennent tant de choses qui ne peuvent se concilier avec l'histoire, qu'elles sont devenues légitimement suspectes à M. de Tillemont. Tout ce qu'on peut supposer de plus avantageux pour elles, et de plus capable d'excuser Capitolin, c'est qu'Albin lui-même, lorsqu'il se vit en guerre avec Sévère, les fabriqua pour rendre sa cause plus favorable, et les répandit dans le public. Mais quiconque étudiera exactement l'histoire des temps dont il s'agit, et se donnera la peine d'en combiner les circonstances, ne pourra douter que ces pièces ne soient l'ouvrage de quelque faussaire. Nous nous contenterons donc de dire avec Dion et Hérodien, que Sévère jugeant de ce que ferait Albin par ce qu'il le voyait en état de faire ; considérant qu'un homme qui savait la guerre, qui était à la tête d'une puissante armée, qui le surpassait par. la naissance et l'égalait par la dignité des emplois, pourrait bien vouloir profiter de l'occasion de s'emparer de la ville de Rome et de l'empire, pendant que lui et Niger se battraient en Orient, il entreprit de le leurrer par une association frauduleuse, et de lui persuader, en le décorant du titre de César, que leurs intérêts étaient communs. Il lui écrivit donc d'un ton d'amitié, le priant de partager avec lui le poids du gouvernement. Il ajoutait qu'étant vieux, fatigué de fréquents accès de goutte, et n'ayant que des enfants en bas âge, il avait besoin d'un appui tel que lui, d'un aide illustre par sa naissance et par ses exploits, dont l'âge encore vigoureux pouvait soutenir les plus grands travaux. Tout ce discours n'était qu'un tissu de fourberies. Il paraît qu'Albin n'était guère moins âgé que Sévère, et celui-ci grossissait l'idée de ses infirmités pour faire plus sûrement tomber sa dupe dans le piège. Albin s'y laissa prendre. Il était simple, crédule, peu défiant. Il se trouva heureux qu'on allât au-devant de ses désirs, et que des offres prévenantes le missent en état de jouir sans peine et sans risque de ce qui, par toute autre voie, lui aurait coûté des combats et de grands périls. Il accepta donc avec joie la proposition de Sévère, qui de son côté n'oublia rien de ce qui pouvait donner une solidité apparente à son bienfait trompeur. Il voulut que l'arrangement pris entre lui et Albin fût ratifié par un décret du sénat : il fit battre de la monnaie avec l'empreinte et le nom du nouveau César ; il le désigna consul avec lui pour l'année suivante ; il lui fit ériger des statues ; en un mot il lui accorda toutes les distinctions honorifiques qui devaient flatter un esprit vain et propre à se laisser éblouir. Au moyen de ces artifices qui lui réussirent, Sévère, libre d'inquiétude de la part d'Albin, et n'ayant plus qu'une seule affaire, tourna toutes ses pensées et tous ses efforts contre Niger. Il avait fait de très-grands préparatifs. Toute l'Italie lui fournit des soldats. Les troupes qui étaient restées en Illyrie eurent ordre de se rendre en Thrace. Les flottes de Ravenne et de Misène furent employées pour transporter les armées d'Italie en Grèce. Des légions furent envoyées en Afrique pour garder le pays, et empêcher que Niger ne s'en emparât en y entrant par l'Égypte et la Cyrénaïque, dont il était maître, et ne se mît ainsi en état d'affamer Rome. Sévère :ne négligea rien, sachant qu'il avait affaire à un ennemi puissant, et qui, s'il s'était d'abord laissé endormir par l'attrait séduisant d'une fortune inespérée, avait- été bientôt tiré de son assoupissement pat le danger, et se disposait à faire la guerre avec autant d'activité que d'intelligence. Ce qui doit paraître singulier, c'est qu'au milieu de ces formidables apprêts contre Niger il ne faisait aucune mention de lui ni dans le sénat, ni devant le peuple. Ce silence était sans doute politique, et affecté par rapport aux circonstances qui lui paraissaient exiger de grands ménagements. Sa conduite à l'égard de la femme et des enfants de son concurrent prouve les mêmes attentions. Il les avait trouvés à Rome, parce que les défiances ombrageuses de Commode engageaient ce prince à tenir comme otages près de sa personne les familles de tous ceux à qui il confiait des commandements importants. Sévère eut grand soin de se rendre maître de la femme et des enfants de Niger : mais il les traita, tant que la guerre dura, avec une extrême distinction. Il avait poussé la feinte jusqu'à vouloir faire croire que, comme ses deux fils étaient extrêmement jeunes, son intention était, si la mort le prévenait, d'avoir pour successeurs Niger et Albin ; et il ne rougit pas de consigner dans sa vie écrite par lui-même ce mensonge grossier. Toute cette modération apparente avait la crainte pour principe. Sévère ne comptait guère sur l'affection des Romains, et il ne s'embarrassait pas beaucoup de la mériter. Il savait que Niger avait été appelé par les vœux du peuple, et il appréhendait que ces mêmes sentiments ne vécussent encore dans les cœurs, d'autant plus que son rival avait pris soin de les entretenir et de les échauffer par des lettres et des édits envoyés à Rome. Il partit donc pour aller attaquer Niger sans avoir notifié ses desseins d'une manière authentique, et sans s'être fait autoriser par le sénat. Son départ doit être fixé au commencement de juillet, car il ne séjourna que trente jours dans la ville. Il n'était encore qu'à neuf milles de Rome lorsque son armée se mutina au sujet du premier campement : c'est l'inconvénient ordinaire des guerres civiles, que les séditions. Sévère en avait déjà éprouvé une à son arrivée dans la capitale. Les troupes qui y entrèrent avec lui prétendirent qu'il leur était dû dix mille sesterces[7] par tête, se fondant sur l'exemple d'une semblable largesse que César Octavien, deux cent quarante ans auparavant, avait faite à celles qui l'introduisirent dans Rome. Il faut peu de chose aux gens de guerre pour établir des prétentions. Sévère ne donna néanmoins à ses soldats que la dixième partie de ce qu'ils demandaient, mille sesterces[8]. Dans l'occasion dont je parle actuellement, on ne nous dit point quel moyen il employa pour apaiser la sédition. Il y a grande apparence qu'il se relâcha en quelque chose des droits du commandement, car sa conduite fut toujours faible et molle à l'égard des gens de guerre. Sévère faisait diligence, comme l'on voit. Son plan de porter tout d'un coup la guerre en Asie : et dans cette vue, avant même que d'être maître de Rome, il avait envoyé Héraclius, l'un de ses lieutenants, pour s'assurer de la Bithynie. Niger ne se laissa point prévenir : il épargna à Sévère la moitié du chemin, et passa lui-même en Europe. Tout l'Orient le reconnaissait, ainsi que je l'ai dit, et il avait à ses ordres toutes les forces romaines de l'Asie mineure, de la Syrie, de l'Égypte. Émilien, proconsul d'Asie, qui l'avait précédé dans le gouvernement de Syrie, homme d'un mérite éprouvé dans les plus grands emplois et les commandements les plus distingués, était le principal de ses lieutenants. Niger, qui d'abord n'avait pas cru avoir besoin de secours étrangers, changea d'avis à l'approche du péril, et il envoya demander des troupes auxiliaires aux rois des Arméniens, des Parthes, et d'Atra, ville de la Mésopotamie autrefois assiégée inutilement par Trajan. L'Arménien le refusa, et déclara nettement que son intention était de demeurer neutre. Le Parthe, qui n'avait point de troupes réglées, répondit qu'il donnerait ordre à ses satrapes de faire des levées et d'assembler des forces chacun dans leurs départements, Le seul Barsémius, roi d'Atra, fournit un secours effectif d'archers, dont le nombre n'est pas exprimé. Niger trouva donc peu de ressources dans les rois qu'il comptait pour amis. Mais les légions romaines, les corps de troupes alliées qui les accompagnaient régulièrement, et les nouvelles levées de la jeunesse d'Antioche et de Syrie, qui s'empressa pour s'enrôler sous ses enseignes, lui suffisaient pour le mettre en état de faire la guerre même offensive : et après avoir donné ses ordres pour la garde et la défense de toutes les avenues et de tous les ports des pays qui lui obéissaient, il se mit en marche et vint à Byzance, où on le reçut avec joie. Il se proposait de faire sa place d'armes de cette ville, dès lors illustre et puissante : et déjà, si nous en croyons l'auteur de sa vie, la Thrace, la Macédoine, et même la Grèce, se soumettaient à ses lois. La vérité est qu'il ne passa pas Périnthe[9], dont il ne put pas même réussir à se rendre maître. Par le mouvement qu'il fit vers cette dernière place, on peut juger que sa vue était de s'emparer de toute la côte européenne de la Propontide, depuis Byzance jusqu'à l'Hellespont, afin d'avoir sous sa puissance les deux détroits qui donnent le plus court trajet d'Europe en Asie. Il manqua son coup. Il rencontra sous Périnthe des troupes de Sévère, qu'il attaqua, mais sans pouvoir les vaincre, en sorte qu'il fut obligé de se retirer à Byzance. Il fit donc ainsi le premier acte d'hostilité : et comme dans le combat quelques personnes de marque avaient perdu la vie, Sévère profita de la circonstance pour faire déclarer par le sénat Niger ennemi public. Malgré une démarche si vive, qui annonçait une rupture ouverte, il se noua une négociation entre les deux contendants, mais avec une inégalité marquée. Niger proposait une association réciproque à l'empire. Sévère gardant le ton de supériorité, n'accordait à son adversaire qu'un exil[10] et sûreté de la vie. Ils n'y allaient vraisemblablement de bonne foi ni l'un ni l'autre. Les armes seules pouvaient décider la querelle. Sévère, arrivé en Thrace avec ses principales forces, ne jugea pas à propos d'aller assiéger son ennemi dans Byzance, place de difficile conquête, et qui pouvait l'arrêter longtemps. Il suivit son premier projet, qui était de faire de l'Asie le siège de la guerre, et il y envoya la meilleure partie de ses troupes, qui abordèrent heureusement près de Cyzique. Là elles trouvèrent Émilien, qui les attendait à la tête d'une nombreuse armée. La bataille se livra, et les généraux de Sévère remportèrent la victoire. L'armée de Niger fut détruite ou dissipée, et Émilien s'enfuit d'abord à Cyzique, ensuite dans une autre ville, où il fut tué par ordre des vainqueurs. Ils étaient autorisés à ne lui point faire de quartier, parce qu'il avait été déclaré ennemi public avec son chef. On ne peut plaindre sa mort, s'if est vrai, comme le bruit en courut, au rapport d'Hérodien, qu'il ait trahi Niger, soit par raison d'intérêt domestique, et pour sauver ses enfants qui étaient à Rome en la puissance de Sévère, soit par un motif de jalousie, et parce qu'il ne s'accoutumait point à recevoir les ordres de celui qu'il avait vu son égal. Ce qui pourrait fortifier ces soupçons, c'est que Dion dit de lui qu'il était enflé de sa grandeur, et d'ailleurs parent d'Albin, qui alors vivait en bonne intelligence avec Sévère. Il paraît que la défaite d'Émilien obligea Niger de quitter Byzance et de repasser le détroit. On peut croire qu'aussitôt Sévère vint assiéger la place abandonnée par son ennemi, et que c'est alors que commença ce siège fameux qui dura trois ans. Niger s'étant mis à la tête des troupes qu'il trouva en Bithynie, chercha à se venger. Il s'engagea une nouvelle bataille dans les défilés entre Nicée et Cius. Candide commandait l'armée de Sévère, et Niger conduisait la sienne en personne. La victoire fut mieux disputée que dans le premier combat. Elle chancela, et parut se déclarer tantôt pour un parti, tantôt pour l'autre : enfin elle se fixa du côté de Sévère ; et Niger vaincu prit la fuite et se retira au-delà du mont Taurus. Il avait eu la précaution de fortifier le passage de cette montagne, qui donne entrée de la Cappadoce en Cilicie, n'épargnant rien pour le mettre en état de ne pouvoir être forcé. Ce passage était difficile par lui- même : le chemin étroit, et fermé d'un côté par un roc qui s'élevait à pic, bordé de l'autre d'un précipice affreux qui servait d'écoulement aux eaux de pluie et aux torrents. A cette difficulté du lieu, Niger en avait ajouté une nouvelle par des ouvrages construits en travers du chemin ; en sorte qu'un petit nombre de soldats pouvaient aisément y arrêter line armée. Comptant donc sur cette barrière, qu'il fit garder avec soin, Niger s'en alla à Antioche pour lever de nouvelles troupes, et se disposer à tenter encore la fortune. Il gagna réellement du temps. L'armée victorieuse ayant parcouru sans coup férir la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce, se trouva arrêtée tout court au pied du mont Taurus. Elle fit de vains efforts pour s'ouvrir le passage. Le grand nombre ne servait de rien dans un chemin où il n'était pas possible de s'étendre en front ; et cette poignée d'hommes qui le défendaient, lançant d'en haut des traits, et roulant de grosses pierres, renversait les assaillants à mesure qu'ils se présentaient. Après plusieurs tentatives inutiles, les gens de Sévère commençaient à désespérer du succès, lorsque tout d'un coup survint pendant la nuit un orage affreux, qui produisit l'effet auquel leurs armes ne pouvaient atteindre. La pluie tombant du haut des montagnes en nappes d'eau sur le chemin, et rencontrant un obstacle dans le mur qui le traversait, forma un torrent qui s'enfla, se grossit, et qui, acquérant de la force à proportion de la résistance qu'il éprouvait, devint enfin victorieux, et emporta le mur et tous les ouvrages. Les gens de Niger, découragés par ce désastre imprévu, perdirent la tête. Ils crurent qu'il ne leur restait plus de ressource, que l'éboulement des terres avait rendu les lieux impraticables, et qu'ils allaient être enveloppés. Ainsi, ne prenant conseil que de la peur, ils abandonnèrent leur poste et s'enfuirent. Au contraire les troupes de Sévère, persuadées que le ciel combattait pour elles, et se chargeait de leur aplanir lui-même les obstacles, reprirent confiance ; et ne trouvant plus le passage gardé, elles défilèrent à l'aise, et entrèrent en Cilicie. A cette nouvelle, Niger accourut avec les nouvelles troupes qu'il avait assemblées, et dans lesquelles s'était enrôlée presque toute la jeunesse d'Antioche. Ces troupes avaient un grand zèle pour 'son service ; mais sans exercice, sans expérience, elles n'étaient nullement comparables à l'armée illyrienne, qui combattait pour Sévère. Niger vint camper près d'Issus, au même endroit où s'était autrefois livrée une bataille entre Darius et Alexandre. Et l'événement fut pareil. Dans l'une et dans l'autre occasion, les Occidentaux triomphèrent des peuples de l'Orient. Je ne donnerai point de détails sur l'action entre Niger d'une part, et les généraux de Sévère de l'autre, Anulin et Valérius : Dion et Hérodien s'accordent peu sur les circonstances ; et en les comparant, il est difficile de ne pas croire que Dion ou son abréviateur a confondu en un seul récit les événements du passage du mont Taurus et de la bataille d'Issus. Nos deux auteurs conviennent qu'elle fut décisive, et très-sanglante. Niger y laissa vingt mille des siens sur la place, et il n'eut d'autre ressource que de s'enfuir à Antioche. Il y trouva l'alarme et la consternation portées à l'extrême ; et sans s'y arrêter, il continua sa route, se proposant d'aller chercher un asile chez les Parthes. Des cavaliers envoyés par les vainqueurs à sa poursuite, l'atteignirent avant qu'il eût passé l'Euphrate, le tuèrent, et lui coupèrent la tête, qu'ils portèrent à Sévère. Il l'envoya devant Byzance, qui tenait encore pour Niger ; et il ordonna que, plantée au bout d'une pique, elle fût montrée aux assiégés, pour abattre leur courage, et les détourner d'une résistance désormais inutile et sans objet. De Byzance elle fut transportée à Rome, comme le gage et le trophée de la victoire de Sévère. Les faits de la guerre entre Sévère et Niger ne sont point datés dans les originaux. Ils se suivirent de près, et ils ne comprennent pas tous ensemble deux années entières. Sévère partit de Rome, comme je l'ai dit, au mois de juillet de l'an de J.-C. 193 ; et il paraît que Niger périt au commencement de l'an 195. Il y a eu beaucoup de variété dans les jugements que l'on a portés du mérite de Niger. Sévère l'accusait d'avoir été avide de gloire, faux dans ses procédés, infâme dans ses mœurs, et livré à une folle ambition qui l'avait porté à aspirer à l'empire lorsque son âge l'avertissait de songer plutôt à la retraite. C'est le témoignage d'un ennemi. Dion et Hérodien parlent du même Niger comme d'un homme médiocre, qui n'avait ni grands vices ni grandes vertus. Spartien lui est plus favorable. Niger, dit-il, ayant passé par tous les degrés de la milice, fut bon soldat, excellent officier, grand général, empereur malheureux. Selon cet écrivain, il eût été du bien de la république que Niger fût demeuré vainqueur. On pouvait attendre de lui la réforme de plusieurs abus que Sévère ne put ou ne voulut pas corriger. Il avait des vues, il avait de la fermeté, qu'il n'outrait pas néanmoins ; il était capable de douceur, non d'une douceur molle et imbécile, mais soutenue et animée par la vigueur du courage. Et est difficile de se refuser entièrement à cette idée, si l'on se souvient que Niger fut en même temps et ferme dans le maintien de la discipline militaire, et doux dans le gouvernement civil, en sorte qu'il se fit craindre des soldats, et beaucoup aimer des peuples qu'il eut sous son autorité. Spartien nous assure encore que Niger respectait et
chérissait la mémoire des grands et bons empereurs, et qu'il se proposait
pour modèles Auguste, Vespasien, Titus, Trajan, Antonin, Marc Aurèle,
traitant les autres d'hommes efféminés ou pernicieux. La fortune ne l'avait
point enivré, si nous en croyons le même Spartien, et il savait dédaigner les
louanges que la flatterie prodigue toujours aux puissants. Lorsqu'il eut été
nommé empereur, un bel esprit du temps composa son panégyrique, et voulut le
lui réciter. Faites nous l'éloge de Marius ou
d'Annibal, répondit Niger, ou de quelque
autre grand homme qui ne vive plus, et dites nous ce qu'ils ont fait, afin
que nous les imitions. Louer les vivants, c'est dérision, surtout les
princes, de qui l'on espère, que l'on craint, qui peuvent donner et citer ;
mettre à mort et proscrire. Pour moi, je veux être aimé pendant ma vie, et
loué après ma mort. Ces sentiments sont très-beaux, et ne laissent rien à désirer, sinon qu'ils eussent été mis à
l'épreuve. Faute de cette condition, on peut douter s'ils auraient tenu
contre la séduction d'une prospérité durable et constante. Une gloire que l'on ne peut se dispenser de lui accorder par préférence sur son rival, c'est d'avoir payé de sa personne dans les combats où il s'agissait de sa querelle, et de ne s'être point reposé sur des lieutenants d'un soin qui le touchait de si près. Dans les batailles de Nicée et d'Issus, il combattit lui-même à la tête de ses armées. Il est assez singulier que Sévère ne se soit trouvé à aucune des trois grandes actions qui décidèrent de son sort, et j'ai peine à concilier cette conduite avec les éloges que l'on a donnés à sa valeur. Pour achever ce que j'ai à dire sur Niger, je vais rendre compte ici de deux traits qui n'ont pu trouver place ailleurs. Domitien avait défendu les dépôts de l'argent des soldats au drapeau, dans la crainte que ces amas ne servissent de fonds aux généraux qui voudraient se révolter. Niger renouvela l'ancien usage, et en fit même une loi, afin que les petites épargnes des soldats ne fussent pas perdues pour leurs familles, s'ils étaient tués dans quelque combat, et qu'elles ne tournassent point au profit des ennemis qui les dépouilleraient. C'était une attention de bonté pour les particuliers, et de zèle pour la gloire et les intérêts de l'état. Mais je ne vois pas qu'il soit possible de louer, ni même
d'excuser la dureté de la réponse qu'il fit aux habitants de la Palestine,
soit qu'il faille entendre par ce nom les Juifs, ou ceux qui les avaient
remplacés. Comme ils étaient accablés du poids des tributs, ils lui demandaient
quelque soulagement. Vous voudriez, leur
répondit-il, que l'on diminuât les impositions dont
vos terres sont chargées ; et moi je souhaiterais pouvoir y soumettre l'air
que vous respirez. Le publicain le plus intraitable ne se serait pas
exprimé autrement. Sévère, qui n'avait pas beaucoup paru dans les opérations de la guerre, se montra terrible après la victoire. Il condamna à l'exil la femme et les enfants de Niger, pour lesquels il avait jusqu'alors témoigné une très-grande considération ; et ce traitement rigoureux n'était que le prélude de la vengeance qu'il méditait. Pour ce qui est des partisans de son ennemi, ceux qui en furent quittes pour la confiscation de leurs biens et l'exil, eurent lieu de se louer de leur sort. Sévère chi-fia par la bourse et les particuliers et les villes, et il taxa au quadruple quiconque avait fourni de l'argent au parti vaincu, soit de gré, soit de force. Ce genre d'accusation était une voie ouverte contre tous ceux que l'on voulait perdre ; et il y eut un grand nombre de personnes vexées sous ce prétexte, quoiqu'elles n'eussent jamais connu Niger, ni pris d'intérêt à ce qui le regardait. Sévère ne s'en tint pas aux peines pécuniaires, selon Spartien, et ii mit à mort tous les sénateurs qui avaient servi comme officiers dans les armées de son rival. Il s'en trouva un néanmoins, qui ayant osé dire ce que tout le monde pensait, fit honte à Sévère par une libre remontrance de tant d'exécutions sanglantes, et le força en quelque façon d'y apporter de la modération. Cassius Clémens, traduit devant le tribunal de cet empereur comme partisan de Niger, se défendit en ces termes. Je ne connaissais, dit-il, ni vous ni Niger. Me trouvant dans les provinces qui se sont déclarées pour celui-ci, je me suis vu contraint de suivre le torrent au milieu duquel j'étais enveloppé, et cela dans un temps où il s'agissait, non de vous faire la guerre, mais de détrôner Didius. Je ne suis donc point jusque là coupable envers vous, puisque je n'avais que les mêmes intentions que vous avez exécutées. Vous ne pouvez pas non plus me faire un crime de n'avoir pas quitté celui auquel à fortune m'avait lié, pour passer dans votre parti : car vous n'eussiez pas voulu, sans doute, que ceux qui sont actuellement assis avec vous pour me juger, vous trahissent pour se donner à votre adversaire. Examinez donc, non pas les personnes, ni les noms, mais la nature de la cause. Quelque condamnation que vous prononciez contre nous, vous la prononcerez en même temps contre vous-même et contre vos amis. Et ne dites pas que vous n'avez point de jugement à appréhender. Le public et la postérité sont des juges auxquels vous ne pouvez vous soustraire, si vous condamnez dans les autres ce que vous avez fait vous-même. L'évidence de cette apologie frappa toute l'assistance, et Sévère fit à l'accusé une demi-justice, en ne lui confisquant que la moitié de ses biens, et lui laissant l'autre partie. Une considération d'intérêt et de politique l'empêcha encore de traiter en ennemis tous ceux qui avaient favorisé Niger. Il lui restait un rival à détruire en la personne d'Albin, et il ne croyait pas devoir, en se rendant odieux, s'exposer à lui donner des partisans. C'est sans doute par cette raison que de tous les sénateurs, qui avaient témoigné de l'inclination pour Niger, sans néanmoins porter les armes et combattre en sa faveur, il n'en fit mourir qu'un seul, qui apparemment s'était déclaré plus hautement que les autres. Sévère n'était rien moins que généreux, et s'il laissa subsister une inscription qui contenait un grand éloge de Niger, et que ses ministres lui conseillaient d'abattre, ce fut par un motif de vanité, comme il s'en expliqua lui-même. Conservons, dit-il, un monument qui fera connaître quel ennemi nous avons vaincu. Les simples soldats mêmes crurent avoir tout à craindre de la cruauté d'un tel vainqueur, et ils prirent le parti de s'enfuir par troupes chez les Parthes. Sévère sentit quel tort leur désertion causait à l'empire, et pour les rappeler il fit publier une amnistie. Il ne laissa pas d'en rester un grand nombre dans le pays des Parthes, qui apprirent d'eux la manière de se servir des armes romaines, et l'art de les fabriquer. Il en résulta un grand avantage pour les peuples d'Orient dans les guerres qu'ils eurent dans la suite avec les Romains, et c'est principalement à cette cause qu'Hérodien attribue les victoires qu'ils remportèrent sur les successeurs de Sévère. Les villes qui avaient signalé leur zèle pour Niger participèrent à son désastre. Plusieurs avaient eu occasion de faire des démarches d'éclat, par une suite de ces anciennes jalousies qui avaient de tous temps agité les petites républiques grecques, et qui les ayant livrées d'abord aux Macédoniens et ensuite aux Romain, n'avaient pu être entièrement guéries par de si fortes leçons. Après la défaite d'Émilien à Cyzique, Nicomédie se déclara pour Sévère ; et Nicée, par antipathie Contre les Nicomédiens, montra une nouvelle chaleur d'affection pour Niger. Il y eut des combats entrez deux villes pour une querelle dans laquelle il leur appartenait si peu de se mêler. Lorsque Niger eût été vaincu lui-même près de Nicée, les villes de Laodicée en Syrie et de Tyr, rivales et ennemies, l'une d'Antioche et l'autre de Béryte, proclamèrent Sévère empereur, et détruisirent les honneurs de Niger. Elles furent bientôt punies ; et Niger, pendant que les armées de son ennemi étaient arrêtées au mont Taurus, envoya dans ces villes des troupes de Maures, qui par son ordre y mirent tout à feu et à sang. Antioche fut à son tour maltraitée par Sévère, devenu pleinement vainqueur, qui la réduisit au titre de simple bourgade, et la soumit à l'autorité de Laodicée. On ne peut en douter, malgré le silence des historiens, qu'il n'ait usé de la même sévérité à l'égard de Béryte et de Nicée. Naplouse dans la Palestine, c'est l'ancienne Sichem, fut privée du droit de ville en punition de son attachement à Niger. Pour affaiblir le gouvernement Syrie, il paraît que Sévère en démembra la Palestine, à laquelle il donna un gouverneur particulier. La ville de Tyr, qui s'était des premières déclarée pour lui, devint la métropole de ce nouveau gouvernement. Et en général Sévère témoigna sa reconnaissance aux villes qui avaient souffert pour sa cause, en assignant de fonds pour les rétablir dans toute leur splendeur. Il imitait Sylla, et se faisait gloire comme lui de savoir, mieux que personne, soit se venger de ses ennemis, soit récompenser ses amis. L'exemple des rigueurs exercées par Sévère sur les villes qui avaient provoqué sa haine, ne put vaincre l'opiniâtreté des Byzantins, même depuis que la mort de Niger dut leur avoir ôté toute espérance. Cet acharnement avait sans doute un motif ; mais nos historiens nous l'ont laissé ignorer. Nous avons vu que Byzance fut assiégée par Sévère, ou par ses généraux, dès que Niger en fut sorti. Probablement le siège ne fut pas pressé bien vivement tant que dura la guerre, et que les armées de part et d'autre tinrent la campagne. Mais lorsque Niger vaincu et tué eut délivré Sévère de toute inquiétude, le soin de réduire Byzance devint l'unique, ou du moins la plus importante affaire du vainqueur, et il y employa toutes les forces navales de l'empire. Il paraît que la ville fut simplement bloquée par terre. Tout le monde connaît la situation avantageuse de Byzance, aujourd'hui Constantinople, sur le Bosphore ou canal par lequel les eaux du Pont-Euxin entrent dans la Propontide. Le courant se porte vers la côte sur laquelle cette ville est bâtie, et qui présente en cet endroit un enfoncement, en sorte qu'une partie des eaux s'y détourne, et y forme un très-beau port, pendant que le reste mit avec rapidité la direction du muai. La violence du courant est telle, que quiconque s'y trouve engagé ne peut éviter de s'approcher de Byzance : ami ou ennemi, il faut passer sous les murs de la ville. Les murs du côté de la mer n'étaient pas fort exhaussés. La mer elle-même et ses rochers opposaient une suffisante barrière. Du côté des terres, on avait pris soin de fortifier la ville de bonnes murailles, hautes et épaisses, construites de grosses pierres de taille unies ensemble par des liens de fer ; et tout le circuit en était flanqué de tours que l'on avait tellement disposées les unes à l'égard des autres, qu'elles se servissent mutuellement de défense. Avant ou pendant le siège, les Byzantins s'étaient munis de machines puissantes, et à différentes portées. Quelques-unes lançaient à une petite distance de gros quartiers de pierres et des poutres. Si l'assaillant était plus éloigné, d'autres machines jetaient des traits de toute espèce et des pierres d'une moindre pesanteur. Des mains de fer, attachées à des chaînes, plongeaient au pied du mur, et enlevaient ce qu'elles avaient accroché. La plupart de ces machines étaient l'ouvrage de Priscus, bithynien de naissance, et fameux ingénieur, à qui son habileté pensa coûter la vie, et la sauva ; car, après la prise de Byzance, ayant été condamné à mort par les généraux de Sévère, il obtint sa grâce de l'empereur qui, le regardant comme un homme précieux, voulut ne s'en pas priver, et en tira effectivement de grands services. L'entrée du port de Byzance était fermée par une chaîne ; et les jetées qui l'embrassaient, et qui avançaient dans la mer en saillie, étaient garnies de tours pour en défendre les approches. Ce port contenait cinq cents petits bâtiments, la plupart armés d'éperons, et quelques-uns avaient double gouvernail, l'un à la poupe, l'autre à la proue, et double équipage : en sorte qu'au premier signal, et sans revirer de bord, ils pouvaient avancer sur l'ennemi, ou reculer, selon que le demandait la circonstance. Pendant un siège de trois ans, il y eut sans doute bien des assauts, bien des sorties, bien des événements de différentes espèces. Mais Dion, ou son abréviateur, n'est entré dans aucun détail, et n'a recueilli que les faits qui lui ont paru avoir quelque chose de singulier, et pouvoir intéresser par une sorte de merveilleux. Dans le récit qu'il nous donne, il n'est question d'aucune action sur terre : nous y voyons seulement que la ville était exactement enfermée par les assiégeants, et privée de toute communication avec les dehors. Sur mer, notre auteur nous rend compte d'une adresse employée avec succès par les Byzantins pour enlever des vaisseaux ennemis jusque dans leur rade. Ils envoyaient des plongeurs, qui sous les eaux allaient couper le 'table de l'ancre, et qui enfonçaient dans le corps du vaisseau un clou attaché à une corde, dont l'autre bout était dans un vaisseau byzantin. Le mouvement de celui-ci faisait démarrer l'autre, qui obéissait et semblait marcher seul sans le secours ni des rames ni des vents. La résistance des assiégés fut portée jusqu'à la plus extrême opiniâtreté. Comme ils perdaient grand nombre de leurs barques, pour en construire de nouvelles ils prenaient les bois des maisons démolies à ce dessein, et les femmes donnaient leurs cheveux pour être employés à faire des cordages. Les provisions de traits et de pierres à lancer furent épuisées par la longueur du siège. Les Byzantins y suppléèrent par les pierres de leurs théâtres, qu'ils détruisirent ; et les statues même de bronze, qui servaient d'ornements à leur ville, ne furent pas épargnées. Ils les mettaient dans leurs machines, et les jetaient sur les ennemis. Il ne fallait pas moins qu'un mal au-dessus de toutes les ressources humaines, pour triompher de leur obstination. La famine les tourmentait ;et quoique la place eût été de temps en temps ravitaillée par l'heureuse témérité de quelques marchan4s, qui, amorcés par l'appât du gain, chargeaient des bâtiments de toutes sortes de provisions, et ensuite se livrant au courant se faisaient prendre exprès par les Byzantins, enfin la disette devint si horrible, que les malheureux habitants étaient réduits à tremper des cuirs pour tacher d'en tirer quelque suc, et se portèrent même jusqu'à cet excès de fureur, que de se manger les uns les autres. Dans une si affreuse extrémité, les assiégés firent encore une dernière tentative. Ce qui restait parmi eux d'hommes forts et vigoureux, ayant observé un temps d'orage, s'embarquèrent, et résolus de périr ou de rapporter des vivres à leurs concitoyens, ils s'exposèrent à la merci des vents et des vagues irritées. Ils firent heureusement le trajet, et étant tombés sur des terres où on ne les attendait point, ils pillèrent et enlevèrent tout ce qui tomba sous leurs mains, et en remplirent leurs bâtiments sans ménagement et sans mesure. Le retour ne fut pas également avantageux. Ils profitèrent du gros temps, qui continuait ou avait recommencé, pour se mettre en mer. Les assiégeants, voyant arriver ces bâtiments prodigieusement chargés, et qui voguaient à grande peine presque à fleur d'eau, conçurent qu'ils en auraient leur marché : il ne fut pas besoin de combat. Quelques vaisseaux de la flotte romaine s'étant détachés vinrent fondre sur les barques byzantines, qu'ils renversaient à coups de perches, ou entrouvraient en les frappant de leurs éperons. Souvent en les heurtant seulement, ils les coulèrent à fond. Le convoi ne fit aucune résistance : chacun cherchait à fuir ; mais les vents et les ennemis réunis firent tout périr sans qu'il se sauvât une seule barque.. Ce fut un douloureux spectacle pour les Byzantins, qui de leurs murs voyaient ruiner leur unique espérance. Le lendemain la mer s'étant calmée, ils reconnurent encore mieux la grandeur du désastre, apercevant toute la surface des eaux couverte de corps morts, que le flot amenait dans leur port, et jetait sur leur rivage. Désespérés, succombant à leur disgrâce, ils prirent enfin le parti d'ouvrir leurs portes à l'ennemi, et ils se rendirent à discrétion : Les vainqueurs usèrent de leur droit sans pitié : ils massacrèrent tous les gens de guerre, tous les magistrats et commandants : et sur le sort de la ville même, ils demandèrent les ordres de l'empereur, qui était alors en Mésopotamie. Sévère reçut la nouvelle de la réduction de Byzance avec des transports de joie. Il assembla sur-le-champ ses soldats, et leur dit : Nous avons enfin pris Byzance. Mais la satisfaction infinie que lui causa ce grand succès ne le rendit pas plus susceptible d'impressions de clémence. Il n'est point de rigueurs qu'il n'exerçât sur cette ville infortunée : il confisqua les biens de ses habitants ; il la priva des droits de ville libre, et même de ville ; et la réduisant à la condition de tributaire et au titre de simple bourgade, il la soumit elle et son territoire à la juridiction des Péristhiens, qui abusèrent de leur pouvoir avec insolence. Ce n'est pas tout encore. Il la démantela, et en ruina entièrement les fortifications ; en quoi, selon le jugement de Dion, il porta un grand préjudice à l'empire qu'il priva d'un de ses plus puissants boulevards, qui tenait en respect toute la Thrace, et qui dominait sur l'Asie et le Pont-Euxin. Je l'ai vue, ajoute cet historien, dans un état de ruine et de délabrement, qui porterait à croire que ce ne sont pas des Romains, mais des Barbares qui en ont fait la conquête. Sévère se laissa néanmoins quelque temps après adoucir à l'égard des Byzantins, et aussi de ceux d'Antioche, par les prières de Caracalla son fils, encore enfant. Il modéra donc en quelque chose les peines qu'il avait d'abord prononcées contre ces deux villes ; mais il ne rétablit point Byzance dans ses anciens droits : au contraire il confirma l'arrangement par lequel il l'avait soumise aux Périnthiens. Et, en effet, nous voyons par l'Histoire ecclésiastique que, jusqu'au temps où Constantin rebâtit Byzance, et lui donna son nom, l'évêque de cette ville reconnaissait celui de Périnthe ou Héraclée pour son métropolitain. Or l'on sait que l'Église, dans la distribution de ses provinces et des métropoles, se conformait à l'ordre civil. J'ai dit que Sévère apprit en Mésopotamie la fin du siège de Byzance. L'amour de la gloire, selon Dion, et le désir de faire des conquêtes l'avait conduit en ce pays pour aller faire la guerre aux Arabes, aux Adiabéniens, aux Osroéniens et même aux Parthes. Il est pourtant vrai qu'il avait un motif plausible d'attaquer ces peuples, dont les uns avaient ou secouru, ou du moins favorisé Niger ; les autres avaient profité des guerres civiles entre les Romains pour entreprendre de leur enlever ce qu'ils possédaient au-delà de l'Euphrate, et étaient venus mettre le siège devant Nisibe. On doit se souvenir que la Mésopotamie, dont Nisibe était nue des villes principales, conquise par Trajan, abandonnée par Adrien, avait été cédée de nouveau aux Romains par le traité conclu entre eux et les. Parthes sous Marc Aurèle et L. Vérus. La guerre de Sévère en Orient ne fut ni longue, ni marquée par de grands exploits. Après une marche laborieuse à travers les plaines sablonneuses de la Mésopotamie, où lui et son armée pensèrent périr de soif, il vint à Nisibe, et s'y arrêta. De là partageant ses troupes sens divers commandants, il les envoya sur les terres ennemies, qu'ils ravagèrent, où ils prirent quelques villes, mais sans faire de conquêtes à demeure. Sévère ne pouvait pas alors s'occuper d'un pareil dessein. Une autre entreprise lui tenait plus au cœur : il s'agissait pour lui de détruire Albin, afin de posséder seul et sans rival toute l'étendue de l'empire. Son but était donc seulement de renouveler dans l'Orient la terreur des armes romaines, que l'on n'y avait point vues depuis trente ans, et d'assurer la tranquillité de cette frontière, pendant qu'il s'en éloignerait pour aller faire la guerre à l'autre extrémité du monde. Il se vantait cependant d'avoir subjugué dans son expédition orientale un grand pays, et en conséquence la flatterie lui prodigua toutes sortes d'honneurs. On lui décerna le triomphe, qu'il refusa pour né pas paraître triompher de Niger son concitoyen : on le décora aussi des titres d'Arabique, d'Adiabénique, de Parthique. Spartien dit que Sévère ne voulut point recevoir ce dernier surnom, de peur d'irriter les Parthes : cependant on le trouve sur des inscriptions dressées dans le temps dont nous parlons. Ce que Sévère fit de plus important dans cette expédition, fut d'assurer aux Romains la possession de Nisibe, place d'une grande conséquence dans ces contrées, et qui servait de barrière contre toutes les nations barbares de l'Orient. Il y laissa une forte garnison, il en confia le commandement à un chevalier romain, il la releva par des titres et des prérogatives. On voit clairement qu'il voulait en faire sa place d'armes pour les guerres auxquelles il se proposait de revenir, lorsqu'il n'aurait plus d'autre soin qui l'inquiétât. Dion blâme la conduite de Sévère en ce point, à cause des dépenses que coûtait l'entretien de Nisibe ; mais la suite prouvera que Sévère était meilleur juge que Dion de l'importance de cette place. Pour ne rien omettre de ce qui nous est administré par cet historien, j'ajouterai ici deux faits qui ne sont pas fort importants en eux-mêmes. Sévère, enflé de ses succès, se regardait comme supérieur à tous les mortels pour le courage et l'habileté ; et il fut joué impunément par un brigand, qui courait la Syrie et la Judée, et que l'on cherchait par cette raison avec un très-grand soin par ordre de l'empereur. Claude (c'était le nom de ce brigand) s'étant déguisé en officier, eut l'audace de venir se présenter à Sévère à la tète d'une troupe de cavaliers il le salua, le baisa, et se retira ensuite tranquille ment sans avoir été découvert. Une armée de Scythes, c'est-à-dire de quelques peuples septentrionaux, se préparait à entrer sur les terres de l'empire, et à faire la guerre aux Romains. Pendant qu'ils étaient assemblés pour délibérer, un orage affreux survint, accompagné d'éclairs et de tonnerres qui tuèrent trois de leurs principaux commandants. La frayeur s'empara des esprits : la superstition leur fit croire qu'un si triste début annonçait le plus funeste succès ; et ils se désistèrent de leur entreprise. |
[1]
SPARTIEN, Niger, 3.
[2] C'est ainsi que je traduis le
mot novi, employé par l'auteur original.
Niger aurait eu mauvaise grâce à prétendre exclure des emplois les hommes
nouveaux, lui dont la naissance était médiocre. Il ne parait pas non plus que
le mot novi tout seul puisse signifier
les nouveaux citoyens.
[3] Cernunte et Sabaria sont des
villes de la Pannonie. La dernière a été la patrie de saint Martin.
[4] C'était ainsi que Carbon
définissait Sylla. Voyez Histoire Romaine, t. VIII, p. 391.
[5] Terni dans le duché de
Spolète.
[6] Dion place la nomination
d'Albin au titre de César dès le temps des premières démarches de Sévère, et
avant qu'il eût encore quitté la Pannonie. Je suis l'ordre d'Hérodien. Il est
aisé de concilier ces deux auteurs, en supposant que la négociation entre
Sévère et Albin fut entamée au temps où Dion en parle, mais qu'elle ne fut
consommée que lorsque Sévère était déjà maître de Rome.
[7] Douze cent cinquante livres.
[8] Cent vingt-cinq livres.
[9] Autrement Héraclée.
[10] Spartien, qui s'explique ainsi dans la vie de Sévère, semble supposer ailleurs (Niger, 6 et 7) qu'il y eut un autre projet d'accord, au moyen duquel Niger aurait été associé à Sévère, mais avec subordination ; et que ce fut à Niger qu'il tint que cet accord ne fût conclu, non qu'il n'y eût inclination, mais parce qu'il écouta les conseils intéressés d'un certain Aurélien, qui trouvait son avantage à l'engager à ne se point relâcher de ses premières prétentions. C'est une contradiction visible dans Spartien, et tout ce récit n'a nulle vraisemblance. C'est pourquoi je n'en ai point fait mention dans le texte.