Q. SOSIUS FALCO. - C. JULIUS ERUCIUS CLARUS. AN R. 945. DE J.-C. 193.Les soldats, après la mort de Commode, avaient disposé de l'empire en arbitres et en maîtres ; après la mort de Pertinax, ils le vendirent. Le crime qu'ils avaient commis les rendant timides, ils se renfermèrent dans leur camp, laissant le peuple et le sénat exhaler, soit leur indignation, soit leur douleur, par des plaintes aussi amères qu'impuissantes. Pour eux, insultant au malheur public, dont ils étaient la cause, et ne songeant qu'à le tourner au profit de leur avidité, ils firent monter sur le mur du camp ceux d'entre eux qui avaient la voix la plus forte, afin qu'ils proclamassent l'empire à vendre au plus offrant, et à celui qui leur promettrait une plus grande largesse. Ils avaient au milieu d'eux Flavius Sulpicianus, préfet de la ville, beau-père de Pertinax, sénateur jusque-là estimé, mais qui fit en cette occasion un indigne personnage. Il avait été envoyé par son gendre dans le camp des prétoriens, au premier bruit de leur mouvement séditieux, pour tâcher de les apaiser. Pendant qu'il était dans le camp, Pertinax fut tué, et Sulpicianus n'eut pas honte de vouloir en recueillir la dépouille sanglante. Il fit donc son offre ; mais bientôt il lui survint un concurrent. La nouvelle de la proclamation des soldats s'étant répandue dans la ville, les honnêtes gens en eurent horreur. Ils jugeaient que c'était le dernier degré de l'opprobre pour le nom romain, que l'empire de Rome fût mis à l'encan, comme les choses qui se vendent au marché ; et que les assassins d'un empereur chéri et respecté, loin de subir la peine de leur abominable attentat, vendissent la succession à l'empire comme leur proie. Didius Julianus pensa autrement. C'était un homme d'une naissance distinguée, surtout du côté maternel, puisque sa mère avait pour aïeul le fameux jurisconsulte Salvius Julianus, auteur de l'Édit perpétuel sous Adrien : son père Pétronius Didius était originaire de Milan. Didius Julianus fut élevé dans la maison et sous les yeux de Domitia Lucilla mère de Marc Aurèle. Il obtint successivement toutes les charges, et parvint au consulat qu'il géra avec Pertinax. Il lui succéda aussi dans le proconsulat d'Afrique, et il eut encore divers autres emplois dans lesquels il s'acquit quelque réputation. J'ai remarqué, lorsque l'occasion s'en est présentée, ce qu'il y fit de plus digne de mémoire. Sa vie ne se passa pas sans traverses. On a vu qu'il fut impliqué dans l'accusation sous laquelle succomba son oncle maternel Salvius Julianus ; mais il en sortit à son avantage, Commode, si nous en croyons Spartien, ayant déjà tant versé de sang illustre qu'il en était las, et craignait de se rendre trop odieux. Didius fut néanmoins relégué à Milan, origine de sa famille, soit pour cette affaire, soit pour quelque autre de même genre ; et suivant Dion, il méritait bien l'exil par son ambition inquiète et avide de nouveautés. Il possédait de grandes richesses, et il en amassait tous les jours par toutes sortes de voies. Dion prétend l'avoir souvent convaincu d'injustice dans des procès qu'il plaida pour ceux que Didius fatiguait par ses vexations. Pour ce qui est de ses mœurs, je ne sais pas trop à quoi m'en tenir entre les témoignages absolument contraires de Dion et d'Hérodien d'une part, et de l'autre de Spartien. Les deux premiers, ses contemporains, l'accusent de débauches, de luxe, d'intempérance, sans aucun égard aux bienséances les plus indispensables. Spartien tient un langage tout opposé. Il traite de calomnies les bruits répandus à ce sujet, et il assure que la table de Didius était frugale jusqu'à une épargne qui peut paraître sordide. S'il fallait me déterminer, je me rangerais volontiers du côté de Spartien. Il est visible que Dion haïssait Didius, et qu'il se plaît à en dire du mal ; et d'ailleurs les excès d'une dépense voluptueuse ne s'allieraient pas aisément avec les trésors immenses qui le mirent en état d'acheter l'empire. Mais s'il n'eut point ce vice, il est blâmable par bien d'autres endroits, et on ne peut le disculper de légèreté, d'avidité, d'ambition inconsidérée, de petitesse d'esprit, et de faiblesse de courage et de tête. Il était à table lorsqu'on vint lui dire que les soldats offraient l'empire à celui qui les paierait le mieux. Son caractère le portait à ouvrir son cœur à cette espérance, et sa femme et sa fille l'y exhortèrent. Il sort, et animé encore par deux officiers qu'il rencontra, il se présente au pied du mur. Il y apprend quelle somme offrait Sulpicianus au-dedans du camp, et sur-le-champ il couvre son offre par une plus forte enchère. Les deux contendants se piquent d'émulation et combattent sans se voir. Avertis de leurs offres respectives par des messagers qui allaient et venaient de l'intérieur du camp à la muraille et de la muraille à l'intérieur du camp, ils enchérissent à l'envi l'un sur l'autre, et enfin Sulpicianus promit aux soldats vingt mille sesterces par tête. Didius fit un effort, et en ajouta tout d'un coup cinq mille. Il l'emporta par cette enchère exhorbitante, aidée de la réflexion qu'il fit faire aux soldats, que Sulpicianus était beau-père de Pertinax, et voudrait sans doute venger sa mort. Pour lui, au contraire, il promit de rétablir la mémoire de Commode, de relever ses statues, de laisser les prétoriens jouir des mêmes droits, c'est-à-dire de la même licence dans laquelle cet empereur les avait entretenus. A ces conditions, il fut reçu dans le camp et proclamé Auguste.par les soldats. Il prit donc possession de l'empire en offrant les sacrifices accoutumés en pareil cas. Il fit ensuite sa harangue de remerciement dans laquelle il ratifia tout ce qu'il avait promis. Il établit préfets du prétoire ceux que la multitude lui désigna elle-même par ses suffrages, savoir Julius Flavius Génialis et Tullius Crispinus ; et il reçut ses prières en faveur de Sulpicianus qui lui avait disputé l'empire. En effet, Didius ne fit aucun mal à son concurrent que de lui ôter la charge de préfet de la ville, dont il revêtit Cornélius Répentinus son gendre. Tout ce que je viens de raconter se passa le jour même de la mort de. Pertinax. Sur le soir, le nouvel empereur partit du camp pour aller au sénat, environné d'un nombreux cortège de troupes armées de toutes piges, et qui marchaient au son des trompettes et enseignes déployées, comme pour une action de guerre. La précaution était placée ; car l'indignation publique ne pouvait être ni plus légitime ni plus vive. On savait. bien que le sénat ne donnerait que par contrainte son consentement à une élection ai vicieuse dans toutes ses circonstances ; et le peuple l'attaquait ouvertement, en sorte que les prétoriens étaient obligés, en traversant la ville, de mettre leurs boucliers sur leurs têtes pour se garantir des tuiles qu'on leur lançait de dessus les toits. La crainte qui, dans ces sortes d'occasions, a toujours
plus de pouvoir sur ceux qui ont plus à perdre, détermina les sénateurs à se rendre
en grand nombre à l'assemblée. Didius ouvrit la séance par un discours des
plus singuliers, et que l'on a peine à croire véritable, même sur la parole
de Dion qui était présent. Je vois, dit-il au
sénat, que vous avez besoin d'un chef, et je suis
plus digne que tout autre de vous commander. Je vous en citerais les preuves,
si vous ne me connaissiez et si je ne pouvais en attester vos consciences.
C'est ce qui m'a enhardi à me faire accompagner que de peu de troupes, et à
paraître ici seul au milieu de vous pour vous demander la confirmation de ce
qui m'a été donné par les soldats. S'il tint réellement ce langage, il
fallait qu'il eût perdu toute pudeur. Car, remarque l'historien, il se disait seul, pendant que le lieu de l'assemblée
était tout environné de gens en armes et que dans le sénat même il se faisait
garder par des soldats ; et il invoquait en sa faveur la connaissance que
nous avions de lui, qui ne produisait en nous d'autres sentiments que la
crainte et la haine. Il obtint néanmoins un décret tel qu'il pouvait
le souhaiter. On l'agrégea aux familles patriciennes ; on lui déféra tous les
titres de la puissance impériale ; on décora sa femme Manlia Scantilla et
Didia Clara sa fille du nom d'Augusta ; après quoi il congédia l'assemblée et fut
conduit au palais par les prétoriens. Ici nos auteurs se partagent, conséquemment à la diversité de jugements que j'ai déjà observée entre eux eu sujet de Didius. Si Dion doit en être cru, cet empereur de quelques heures trouva trop chétif et trop mesquin le souper qui avait été préparé pour Pertinax, et il y substitua un festin également somptueux et délicat. Il joua aux dés pendant que le cadavre de son prédécesseur était encore dans le palais, et il se donna le divertissement de la comédie, ayant fait appeler des histrions, et entre autres le pantomime Pylade. Spartien réfute ce récit, comme fondé uniquement sur des bruits malignement répandus par les ennemis de Didius. Il soutient que le nouveau prince ne mangea qu'après que le corps de Pertinax eût été enseveli ; que son repas fut fort triste, et qu'il passa la nuit non en veilles de divertissements et de débauches, mais occupé des embarras de la position où il s'était mis, et des mesures qu'il devait prendre dans une conjoncture si difficile. Il faut avouer que cette dernière façon de raconter les choses a bien plus de vraisemblance ; et, Dion, comme je l'ai déjà observé, paraît prévenu de haine contre Didius, avec qui il avait eu des démêlés ; au lieu que Spartien, qui écrivait cent ans après, n'avait aucun intérêt à favoriser ce malheureux prince. Enfin, la circonspection dont usa Didius en ce qui regardait la mémoire de Pertinax, ne porte pas à croire qu'il ait voulu lui insulter le jour même de sa mort. Il se fit une loi de n'en parler jamais en public, soit en bien, soit en mal. La crainte des soldats ne lui permettait pas les éloges. Les censures et les invectivés leur auraient fait plaisir ; et il s'en abstint par respect pour la vertu. Le lendemain du jour où Didius s'était mis en possession de l'empire, les sénateurs et les chevaliers vinrent lui rendre des hommages forcés et d'autant plus empressés. Nous composions nos visages, dit Dion, et nous affections de faire paraître de la joie, pendant que nous portions la tristesse au fond de l'âme. Mais le peuple ne se contraignit point, et il manifesta librement toute son indignation. Lorsque Didius sortit du palais, la multitude l'accabla d'injures ; et pendant qu'il offrait, suivant l'usage, dans le vestibule du sénat un sacrifice à Janus, elle témoigna par ses cris souhaiter qu'il ne trouvât point de présages favorables dans les entrailles des victimes, le traitant d'usurpateur et de parricide. Car on lui imputait sans fondement, à ce qu'il paraît, d'avoir eu part au meurtre de Pertinax ; et quelques écrivains des temps suivants ont consigné ce faux bruit dans leurs ouvrages. Didius voulut apaiser le tumulte par des paroles de douceur, et il promit même une largesse. On lui répondit : Nous n'en voulons point : nous ne recevrons rien. Quelques-uns allèrent jusqu'à lancer des pierres sur lui ; en sorte qu'il se crut obligé d'ordonner à ses gardes de faire usage de leurs armes contre des séditieux. Il y en eut de tués ; mais l'exemple, de leur mort n'arrêta point les autres. Au contraire, le peuple en 'devint plus furieux, et par des clameurs continuelles il regrettait Pertinax, il prodiguait les injures à Didius, il invoquait les dieux vengeurs, il chargeait les soldats d'imprécations. Cependant Didius entra au sénat, et il y parla avec prudence et avec douceur. Il remercia la compagnie des honneurs qu'elle lui avait déférés, aussi bien qu'à sa femme et à sa fille. Il reçut le nom de Père de la patrie, qui lui avait sans doute été offert dès la veille et qu'il n'avait pas voulu admettre dans le moment ; mais il refusa une statue d'argent qu'on proposait de lui dresser. Au sortir du sénat, il dirigea sa marche vers le Capitole. Le peuple en foule se mit de nouveau au-devant de lui pour barrer le chemin ; et il fallut encore employer la force et le fer pour écarter cette multitude irritée. Elle prit les armes, courut au cirque, et passa constamment une nuit et un jour sans boire ni manger, appelant au secours de la ville et de l'empire les divers commandants des armées répandues dans les provinces, et surtout Pescennius Niger qui gouvernait la Syrie. Dicline jugea avec raison que si l'on n'aigrissait point ces esprits échauffés et qu'on les laissât à eux-mêmes, ils se rebuteraient enfin ; et en effet le besoin de dormir et de repent les força de se séparer : chacun s'en retourna chez soi, et la tranquillité fut rétablie dans la ville. Ces procédés de Didius ne donneraient pas une mauvaise idée de lui, si le vice de son entrée pouvait se couvrir ; elle était d'autant plus criminelle et plus odieuse, qu'il avait toujours été personnellement considéré de Pertinax, qui l'appelait volontiers son collègue et son successeur, collègue dans le consulat, comme je l'ai dit, successeur dans le proconsulat d'Afrique. L'événement fit tourner en un autre sens ces paroles, qui passèrent pour un présage lorsque l'on vit Didius succéder à Pertinax dans l'empire. Après l'orage des premiers jours, Didius jouit d'un calme de peu de durée qu'il employa tout entier à tâcher de s'affermir. Son premier objet fut de satisfaire les prétoriens, et il surpassa même sa promesse[1]. Au lieu de vingt-cinq mille sesterces, il leur en distribua trente mille par tête. Sachant combien la mémoire de Commode leur était chère, il souffrit qu'ils lui en donnassent le nom : il rétablit plusieurs usages, ou plutôt abus introduits par ce prince et réformés par Pertinax ; enfin, pour mieux ressembler à cet indigne modèle, il ne rougit pas de se déshonorer dans un âge avancé par des combats et des exercices de gladiateur, ce qu'il n'avait jamais fait dans sa jeunesse. Pour regagner, s'il était possible, l'affection du sénat et du commun des citoyens, il affectait des manières extrêmement populaires, se rendant assidu aux spectacles, flattant les puissants, se familiarisant avec les petits, souffrant avec patience les reproches et les injures, admettant les principaux du sénat à son jeu et à se table qui était toujours magnifiquement servie. Mais on ne se laissait point prendre à ses caresses basses et rampantes : car, suivant la remarque de Dion, tout ce qui passe les bornes des convenances, quoique agréable en soi, devient suspect aux personnes sensées. Didius ne réussit donc point à calmer les haines du sénat et du peuple trop justement méritées, et il ne fit qu'y ajouter le mépris par ses bassesses. Cependant ce ne fut point de cette cause que partit sa ruine. Il ne fut point non plus vaincu ni détrôné par Niger, dont le peuple avait dans ses premiers mouvements imploré le secours. Un ennemi plus prochain et plus redoutable le renversa avant qu'il eût le temps de s'établir. Sévère, commandant des légions d'Illyrie, en se déclarant le vengeur de Pertinax, se fit proclamer empereur par ses troupes, et marchant aussitôt vers Rome, il détruisit sans peine la fortune encore chancelante de Didius. Le détail de cette révolution appartient à l'histoire du règne de Sévère qui en fut l'auteur. Je me contenterai donc de marquer ici en peu de mots, que Didius dans le péril ne montra que faiblesse, timidité et irrésolution perpétuelle ; et qu'enfin, abandonné des prétoriens que Sévère avait su gagner, il fut déposé et condamné à mort par le sénat. L'arrêt fut exécuté par un tribun et quelques soldats envoyés pour tuer Dicline dans le palais même oh il se tenait caché. Ce lâche et infortuné vieillard, qui avait acheté si cher une fin si tragique, à la vue du tribun se répandit en plaintes, répétant plusieurs fois d'un ton lamentable : Quel crime ai-je commis ? à qui ai-je ôté la vie ? Ses vaines doléances ne furent point écoutées ; les soldats le massacrèrent, et son corps, avec la permission de Sévère, fut remis à sa femme et à sa fille qui l'inhumèrent dans le tombeau de son bisaïeul. Il périt âgé de cinquante-six ans, ou selon Dion, soixante, n'ayant régné que soixante-six jours. Ainsi sa mort tombe au premier ou au second du mois de juin. Quelque funeste qu'ait été cette mort, on ne peut pas dire qu'elle ne fut pas méritée. L'exemple unique de l'enchère scandaleuse qui lui servit de voie pour parvenir à l'empire, l'insolence des soldats nourrie non seulement par l'impunité, mais par la récompense, voilà des crimes qui noirciront à jamais la mémoire de Didius. Et il ne se rachète par aucun endroit, n'ayant eu aucune qualité personnelle qui soit capable de lui attirer de l'estime. |
[1] Hérodien assure au contraire que Didius ne put point acquitter la promesse qu'il avait faite aux soldats, et que leur espérance frustrée les indisposa contre lui. Comme je ne trouve ailleurs aucune trace de ce refroidissement des prétoriens à l'égard de Didius, j'ai mieux aimé suivre Spartien.