HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

COMMODE

LIVRE UNIQUE

 

 

FASTES DU RÈGNE DE COMMODE.

 

L. FULVIUS BRUTIUS PRÆSENS II. - SEXTUS QUINTILIUS CONDIANUS. AN R. 931. DE J.-C. 180.

Commode fait la paix avec les Barbares voisins du Danube, contre l'avis des sages ministres que son père lui avait laissés, et revient jouir des délices de Rome. Il triomphe pour la seconde fois.

Il prend le titre de Pius.

COMMODUS AUGUSTUS III. ..... BURRUS. AN R. 932. DE J.-C. 181.

On croit que Burrus, consul cette année, était un des gendres de Marc Aurèle, beaux-frères de Commode.

On trouve sur une médaille de Commode de cette année le titre de Felix. Ce prince est le premier qui ait pris les titres de Pius, Felix, très-communs sur les médailles des empereurs suivants.

..... MAMERTINUS. - ..... RUFUS. AN R. 933. DE J.-C. 182.

Il parait que Mamertinus était aussi un des gendres de Marc Aurèle.

On peut rapporter à cette année une guerre contre les Daces ou contre les Sarmates, dans laquelle Albin et Niger s'acquirent de la gloire.

COMMODUS AUGUSTUS IV. - M. AUFIDIUS VICTORINUS II. AN R. 934. DE J.-C. 183.

Guerre dans la Grande-Bretagne. Ulpius Marcellus y remporte plusieurs avantages sur les Barbares. Commode prend le surnom de Britannicus.

Conjuration de Lucilie contre l'empereur son frère ; Elle est enfermée dans l'ile de Caprée, et mise à mort.

L'impératrice Crispine, peu de temps après, a le même sort.

Marcia devient concubine de Commode.

Tarruntius Paternus, préfet du prétoire, qui avait eu part à la conjuration de Lucilie, est accusé d'en avoir formé une nouvelle. II est condamné à mourir, aussi bien que Salvius Julianus, les deux Quintiles, et Sex. Condianus, fils de l'un, neveu de l'autre. Didius Julianus, depuis empereur, est impliqué dans cette affaire, et s'en tire heureusement.

M. EGGIUS MARULLUS. - CN. PAPIRIUS ÆLIANUS. AN R. 935. DE J.-C. 184.

Pérennis, demeuré seul préfet du prétoire par la disgrâce et la ruine de Paternus, prend un crédit énorme, Commode négligeant entièrement les affaires pour se livrer à ses plaisirs.

Pertinax relégué dans la Ligurie, où il était né.

..... MATERNUS. - ..... BRADUA. AN R. 936. DE J.-C. 185.

COMMODUS AUGUSTUS V. - M. ACILIUS GLABRIO II. AN R. 937. DE J.-C. 186.

Chute de Pérennis, qui avait conspiré contre son maître. Il périt avec toute sa famille.

Commode parait vouloir se réformer, et s'appliquer aux affaires. Mais sa bonne résolution ne dure que trente jours, au bout desquels l'affranchi Cléandre prend sur lui le même ascendant qu'avait en Pérennis.

Pertinax est rappelé d'exil, et envoyé dans la Grande-Bretagne, où il tient les peuples et les soldats dans la soumission.

Antistius Burrus, beau-frère de l'empereur, est mis à mort par les intrigues de Cléandre.

Cléandre se fait préfet du prétoire avec deux antres.

..... CRISPINUS. - ..... ÆLIANUS. AN R. 938. DE J.-C. 187.

Révolte et mort de Maternus, chef de déserteurs et de brigands.

Commencement d'une peste, qui affligea longtemps Rome et l'Italie. Commode se retire à Laurentum.

C. ALLIUS FUSCIANUS II. - DULLIUS SILANUS II. AN R. 939. DE J.-C. 188.

Commode feint de vouloir faire un voyage en

que, et il exige de l'argent sous ce prétexte.

Incendie causé par le tonnerre.

DUO SILANI. AN R. 940. DE J.-C. 189.

Vingt-cinq consuls dans le cours de cette année.

Sévère fut du sombre.

Famine.

Desseins ambitieux de Cléandre, qui projette de s'élever à la souveraine puissance. Le peuple se soulève contre lui. Commode le fait tuer.

Il ôte la tête du colosse du soleil, et y fait mettre la sienne.

COMMODUS AUGUSTUS VI. - PETRONIUS SEPTIMIANUS. AN R. 941. DE J.-C. 190.

Continuation de la peste. Aiguilles empoisonnées.

Commode devient défiant et plus cruel que jamais. Six consulaires à la fois condamnés à mort. Il fait aussi mourir Pétronius Mamertins son beau-frère, Antonin fils de Pétronius, Anna Faustina cousine germaine de son père, et plusieurs autres personnes illustres.

Mort de Jule Alexandre.

CASSIUS APRONIANUS. - MAURICUS BRADUA. AN R. 942. DE J.-C. 191.

Incendie qui consume le temple de la Paix, la partie du palais impérial où l'on gardait les archives, le temple de Vesta, etc. Les Vestales ont bien de la peine à sauver le Palladium.

COMMODUS AUGUSTUS VII. - P. HELVIDIUS PERTINAX. AN R. 943. DE J.-C. 192.

Jeux à la fin de décembre, dans lesquels Commode se donne en spectacle, avec moins de pudeur que jamais, combattant contre les bêtes et contre les gladiateurs.

Marcia sa concubine, Lætus son préfet du prétoire, Électus son chambellan, sachant qu'il devait les faire  mourir la nuit du dernier décembre au premier janvier, le préviennent, en lui donnant du poison, et ensuite le faisant étrangler.

On emporte furtivement son cadavre hors du palais, et on le met dans le tombeau de ses pères.

Sa mémoire est détestée.

 

Dion, en passant du règne de Marc Aurèle à ce lei de Commode, dit qu'il tombe du siècle d'or dans L siècle de fer. En effet, rien n'est plus opposé que le gouvernement du fils à celui du père. Mais de plus le mal introduit par Commode dans l'état fut un mal de durée et qui influa sur toute la suite des événements. Nous avons vu que les bons princes s'étaient attachés depuis un long espace de temps à relever l'autorité du sénat, et à contenir les troupes dans l'obéissance et dans la soumission qui sont leur apanage. Commode, devenu par sa mauvaise conduite l'objet de la haine du sénat et des gens de bien, se tourna vers les soldats. Il abaissa la puissance civile, il accrut la licence des gens de guerre ; et comme il mourut sans héritier, il laissa l'empire à leur discrétion. Cette position des choses, toute semblable à celle qui avait suivi la mort de Néron, produisit les mêmes effets : catastrophes sanglantes d'empereurs massacrés, révolutions amenées coup sur coup, guerres civiles entre plusieurs contes-dents à l'empire.

Mais une triste différence, c'est que le calme ne vint point après la tempête. Rome n'eut point dans les circonstances dont je parle, le bonheur qui l'avait sauvée après les orages occasionnés par la mort de Biron. Elle ne trouva point un Vespasien, dont la sagesse lui servit de port, ni une suite de bons princes tels que ceux qui la gouvernèrent après Domitien. Nous ne verrons que très-peu d'empereurs dignes de notre estime ; et s'il s'en trouva quelqu'un de ce caractère, les soldats ne purent le souffrir. Tels furent les funestes effets du trop grand pouvoir que prirent les troupes dans l'empire romain, et d'une succession incertaine et abandonnée au caprice et au sort des armes ; en sorte que celui qui était le plus fort avait toujours le plus de droit.

C'était un vice radical, comme je l'ai observé ailleurs, dans la monarchie des Césars, qui avait été fondée par la violence et par la guerre. Mais l'impression en fut suspendue, d'abord par le respect pour les droits de la maison fondatrice du nouveau gouvernement, et ensuite par la sagesse et la bonne administration des empereurs. Ce dernier frein était moins puissant fa le premier ; et Commode en ayant délivré les gens de guerre, ils sentirent alors toute leur force qui leur avait été de prouvée à eux-mêmes par des expériences réitérées : leur audace prit un plein essor que rien ne fut plus capable de retenir, et elle changea l'empire romain en un grand brigandage.

Commode était bien digne de donner le signal d'un pareil changement, prince sans esprit, méchant et débauché brutalement, livré à l'indolence, et en conséquence de sa paresse et de son incapacité, gouverné par d'indignes ministres.

Il ne fut besoin d'aucun cérémonial préliminaire, ni du vœu des soldats, ni de la délibération du sénat, pour l'installer dans la dignité impériale à laquelle il avait été associé pat son père. Commode entra tout d'un coup en exercice de la souveraine puissance ; et il ne tarda pas à faire voir ce qu'on devait attendre de lui, par la précipitation avec laquelle il prit le parti.de retourner à Rome contre le sentiment de tons les amis de son père, laissait l'entreprise de la guerre imparfaite.

Marc Aurèle lui avait formé un conseil composé des meilleures et des plus sages têtes du sénat qui l'avaient accompagné dans son expédition. Le jeune empereur écouta leur avis pendant quelques jours ; et après les premiers soins donnés aux obsèques de sou père, il eut la docilité de prononcer devant l'armée assemblée par son ordre le discours qu'ils lui avaient dressé, et qu'Hérodien rapporte en ces termes :

Braves camarades, nous venons de faire une perte commune, et je suis intimement persuadé que douleur égale la mienne ; car du vivant de mon père, je n'avais sur vous aucun avantage auprès de lui. Il nous aimait tous comme un seul ; et il se plaisait à m'appeler plutôt son camarade de guerre que son fils, préférant une société de vertu à la liaison de la nature. Souvent, dans mon enfance, il me prenait entre ses bras pour me recommander à votre fidélité. Je puis donc compter sur votre affection à bien des titres. Les vieux soldats me regarderont comme leur nourrisson, et je me ferai un plaisir de traiter ceux de mon âge comme les compagnons de mes travaux militaires.

Je n'arrive point au rang suprême, comme mes prédécesseurs, en vertu d'un droit acquis par dis circonstances étrangères. Seul de tous ceux qui vois ont jamais commandés, je suis né dans le palais d'un père empereur : les langes de mon enfance ont été la pourpre impériale ; et le soleil m'a vu destiné à l'empire au même moment où j'ai aperçu sa lumière. Comment donc n'aimeriez-vous pas avec tendresse celui qui n'a pas été établi, mais qui est né votre prince ?

C'est ce que mon père attend de vous. Élevé maintenant au ciel, il partage le sort et la gloire des dieux, et il nous a laissé le soin des choses humaines. Votre devoir est d'achever son ouvrage, en terminant tout ce qui reste de la guerre et en étendant la puissance du nom romain jusqu'à la mer qui baigne les côtes septentrionales de la Germanie. Vous trouverez votre gloire dans l'exécution de ce plan ; et en même temps vous témoignerez votre reconnaissance à la mémoire de notre père commun, qui du haut des cieux entend ce que nous disons, voit ce que me faisons. Quel bonheur pour nous d'avoir un si respectable témoin de nos faits glorieux ! Les succès que vous avez remportés sous son commandement étaient attribués à sa sagesse et aux ordres par lesquels il dirigeait vos bras. Il n'en sera pas de même de ce que vous ferez avec moi, jeune et nouvel empereur : tout l'honneur en sera pour vous ; tout sera dû à votre fidélité et à votre courage. Vous couvrirez ma jeunesse de gloire et de majesté par les exploits de votre bravoure ; et les Barbares vaincus dans les commencements d'un nouvel empire, apprendront à quitter pour le présent la fausse confiance que leur inspire la faiblesse de mon âge, et à craindre pour l'avenir par l'expérience du passé.

À ce discours flatteur, Commode ajouta les largesses qui étaient d'usage au commencement d'un nouveau règne, et il les fit avec magnificence.

Jusque là tout était louable. Ceux que son père lui avait donnés pour conseillers, et en quelque façon pour tuteurs, gouvernaient l'empire sous son autorité et en son nom. Ils ne le quittaient point : ils l'accoutumaient à prendre connaissance des affaires, et ils distribuaient sa journée de manière, qu'une grande partie fût remplie d'occupations sérieuses, lui laissant néanmoins un temps convenable pour les délassements nécessaires à un jeune prince.

Une telle vie parut bientôt à Commode trop gênante et trop tendue. Il se lassa d'écouter des conseillers si sévères, et il prêta des oreilles avides à des flatteurs, à des valets de cour auxquels, dès son enfance, il n'avait donné que trop de crédit sur son esprit : gens sans honneur et sans aucun sentiment, qui mesuraient la félicité sur les occasions que l'on peut avoir d'assouvir la gourmandise et les plus honteux désirs, et qui lui rappelaient le souvenir des délices de Rome, des spectacles, des concerts et de l'abondance de tous les plaisirs qu'offrait cette grande ville. Que faites-vous ici, lui disaient-ils, sur les bords du Danube, dans un climat de brouillards et de frimas, dans une terre ingrate et stérile ? Jusqu'à quand boirez-vous de l'eau glacée, qu'il faut fendre à coups de hache et vous apporter en masse solide ; pendant que vos heureux sujets jouissent des bains chauds, des eaux courantes, de la douce température et de la fertilité de l'Italie ?

Ces discours étaient trop bien assortis au génie de Commode pour ne pas faire une profonde impression sur lui. Il assemble son conseil, et cachant les vrais motifs de sa détermination, il déclare que l'amour de la patrie le rappelle à Rome ; que d'ailleurs ri/stéra de sa sûreté demande son retour, et qu'il est à craindre que quelqu'un des grands ne profite de son absence pour s'emparer du palais et de l'empire, et ne trouve dans cette multitude immense qui habite la capitale des forces suffisantes pour se faire redouter.

Aucun de ceux qui étaient présents ne fut la dupe des prétextes grossiers qu'alléguait le jeune empereur. Tous virent du premier coup-d'œil les vraies raisons guerre' qui le décidaient, et ils en demeurèrent consternes, immobiles, baissant les yeux en terre, et témoignait leur improbation par la tristesse qui paraissait sr leur visage. Pompéien, gendre de Marc Aurèle et beau-frère de Commode, d'ailleurs vénérable par son âge, prit la parole pour exprimer ce que tous les autres pensaient sans oser le dire.

Mon fils et mon maître, dit-il, je conçois qu'il est tout naturel que vous souhaitiez de revoir votre patrie. Nous-mêmes nous sommes affectés d'un semblable sentiment ; mais les affaires de ce pays-ci, plus importantes et plus pressées, sont un obstacle qui nous arrête. Vous aurez tout le temps, seigneur, de jouir de ce qui vous fait regretter Rome. Vous ne courez aucun risque à différer votre départ ; au contraire, abandonner la guerre commencée, c'est un parti peu honorable et tout ensemble périlleux. Il est à craindre que nous n'inspirions de la confiance aux Barbares, qui regarderaient notre retraite non comme l'effet du désir de retourner en Italie, mais comme une fuite et une preuve de timidité. Combien vous est-il plus glorieux de subjuguer vos ennemis, de reculer les bornes de l'empire jusqu'à l'Océan, et de revenir ensuite triomphant et amenant chargés de chaînes les rois et les princes barbares qui osent vous résister ? C'est ainsi que les anciens Romains se sont fait un nom immortel. Du reste, vous n'avez pas eu de craindre qu'il se forme un parti contre vous dans Rome. Vous avez avec vous les premières têtes du sénat : les plus puissantes forces de l'empire vous environnent et vous défendent ; votre trésor vous accompagne ; et la mémoire de votre père vous garantit la fidélité et l'attachement de tous ceux qui doivent vous obéir.

La remontrance de Pompéien embarrassa Commode. Il respectait l'âge et la vertu de son beau-frère ; il ne pouvait rien opposer de raisonnable à son discours, et il n'avait pas encore appris à braver la raison et l'autorité réunies ensemble. D'un autre coté, il ne voulait pas renoncer à un parti dicté par l'amour du plaisir. Il répondit donc qu'il penserait à ce qu'on venait de lui représenter.

Les flatteurs revinrent à la charge ; ils l'enhardirent se mettre au-dessus de ces maîtres orgueilleux qui voulaient le dominer ; et Commode, sans en rien communiquer à son conseil, se prépara au départ.

Il conclut des traités avec les Barbares qu'il lui était aisé de subjuguer. Les Marcomans manquaient et de vivres et de troupes. Les pertes qu'ils venaient de faire dans plusieurs combats et les ravages exercés sur leurs terres, les avaient réduits à une faiblesse qui ne leur permettait plus de soutenir la guerre et qui ne leur laissait de ressource que dans la paix. Commode la leur accorda aux mêmes conditions à peu près qui leur avaient été autrefois imposées par son père. Il exigea qu'ils donnassent des étages, qu'ils rendissent les prisonniers, qu'ils payassent tous les ans un tribut en blé, dont la quantité fut fixée, qu'ils lui fournissent un certain nombre de troupes auxiliaires. Il leur interdit toute assemblée, si ce n'est une fois le mois, en us lieu marqué et en présence d'un centurion romain. Il leur défendit de faire la guerre aux Jazyges et au Vandales. À ces conditions, il abandonna les fats construits dans leur pays et en retira les garnisons Ainsi il renonçait à une conquête bien avancée ; il privait les Romains de la gloire infiniment précieux pour eux d'étendre leur empire ; et ce qui mettait le sceau de l'ignominie à cette paix, c'est qu'il rachetait par d'abondantes distributions d'argent faites à da peuples près de subir le joug.

Il négocia pareillement et dans le même esprit avec les Bures qui habitaient vers les sources de l'Oder et de la Vistule. Une clause remarquable du traité qu'il fit avec ceux-ci, c'est qu'il exigea qu'ils laissassent entre eux et la Dace quarante stades de pays désert, sans habitation et sans culture.

Enfin un corps de douze mille Daces, qui, chassés de leur pays, pouvaient devenir un renfort considérable pour les nations voisines, supposé qu'elles voulussent tenter une révolte, furent engagés par Sabinien, l'un des généraux en qui Commode avait confiance, à se soumettre à l'empire, moyennant des terres qui leur furent données dans la Dace romaine.

Toutes ces différentes négociations ayant été réglées en peu de temps, Commode, libre de tout soin et comptant avoir pacifié et assuré la rive du Danube, ne songea plus qu'à un prompt retour, et, sans demander avis à personne, il annonça publiquement son départ. Cet ordre causa un mouvement dans l'année. L'exemple du prince fit naître dans le cœur des soldats le désir de s'éloigner comme lui d'un climat rigoureux et d'aller chercher le repos et les plaisirs en Italie. Hérodien, qui nous instruit de cette disposition des esprits, ne nous apprend pas quelles en furent les suites. Mais il fallut bien sans doute que les légions destinées à la garde de la Pannonie et des provinces voisines restassent sur les lieux. Commode n'emmena avec lui que les prétoriens et les troupes qui avaient suivi son père pour la guerre.

Quoique ce départ fût précipité, indécent, résolu contre l'avis des têtes les plus sages, cependant la faveur d'un jeune prince est telle, que, partout sur son passage, Commode fut reçu avec des applaudissements et des acclamations vives et sincères. On aimait le fils de Marc Aurèle, on s'en promettait mille biens et la continuation de la félicité publique. Quand il approcha de Rome, le sénat en corps et toute la multitude des habitants allèrent bien loin au-devant de lui, portant des branches de laurier, couronnées de Meurs. Toutes sortes de motifs extérieurs concouraient à lui gagner les cœurs : sa noblesse, avantage rare parmi les empereurs romains, les grâces de l'âge, sa bonne mine. Il était bien fait de sa personne, un visage charmant, des yeux pleins de feu, une belle chevelure. Chacun donc vantait à l'envi un prince né dans la pourpre, fils et petit-fils d'empereurs, dont la jeunesse aimable semblait n'annoncer que les ris et les jeux. On faisait des vœux ardents pour sa prospérité, on le couvrait de fleurs et de guirlandes. Ce fut au milieu de ces témoignages d'une joie universelle que Commode entra dans Rome.

Cette joie était bien vaine, et toute la conduite précédente du prince suffisait pour en prévenir l'erreur. Il fit voir dans son triomphe qu'il n'était point changé, car il triompha des Germains, quoiqu'il n'eût guère mérité cet honneur ; et dans une pompe si auguste il plaça sur son char un vil et misérable compagnon de ses honteuses débauches, nommé Saotérus, vers lequel il se retournait sans cesse pour le baiser à la bouche. Il monta ainsi au Capitole ; il visita quelques autres temples, et ensuite il rendit grâces au sénat et aux troupes restées dans la ville de la fidélité qu'on lui avait gardée en son absence. Dans la harangue qu'il fit au sénat, il manifesta son peu de génie par les puérilités et par les basses fanfaronnades dont il la remplit. Il cita en particulier comme un grand exploit le secours qu'il avait donné à son père pour se tirer d'un amas de boue dans lequel il le voyait s'enfoncer. La cérémonie de ce triomphe s'exécuta le 22 octobre.

Hérodien témoigne que Commode, revenu à Rome, laissa encore pendant un petit nombre d'années le gouvernement de l'état entre les mains du conseil que son père lui avait donné. C'est sans doute à ce temps qu'il faut rapporter la seule bonne action que l'histoire attribue à Commode. Un certain Manilius, qui avait été secrétaire du rebelle Cassius, ayant été pris, promettait de découvrir bien des choses, de donner bien des lumières, de fournir des mémoires qui serviraient à la conviction de plusieurs coupables : Commode ne l'écouta point, et fit jeter au feu tous ses papiers. À ce trait de clémence il est aisé de reconnaître l'esprit de Marc Aurèle, vivant encore dans ses amis après sa mort. Commode n'y eut probablement de part qu'à raison de l'indolence qui le portait à abandonner à son conseil la décision de toutes les affaires ; car pour lui, je ne dirai pas le plaisir, mais la licence des plus horribles débauches l'occupait tout entier. Le lecteur sage me dispensera aisément de lui tracer des images qui révolteraient sa pudeur : seulement, pour satisfaire à la loi de l'histoire, je dirai que Commode abusa de toutes ses sœurs ; qu'il passa sa vie dans un sérail de six cents victimes de prostitution, de l'un et de l'autre sexe ; et qu'il n'est point de si monstrueuse débauche dont il ne tînt à honneur de se souiller.

Son avidité pour répandre le sang ne laissait pas de paraître au milieu de ses voluptueuses infamies. Il se faisait un plaisir d'égorger des victimes, en prenant l'habillement des bas officiers que l'usage destinait à ces sortes de fonctions. Il combattait contre les gladiateurs ; et, aussi lâche que cruel, il employait dans ces combats une épée bien acérée, pendant que ses adversaires n'avaient que des fleurets garnis de plomb à la pointe.

Une conduite si basse ne pouvait que lui attirer le mépris de tout ce qu'il y avait de gens d'honneur dans Rome ; et il prit soin d'y ajouter la haine, en se livrant aux mauvais conseils d'un flatteur intéressé et ambitieux, qui voulait élever sa fortune sur la ruine des vrais amis que Marc Aurèle avait laissés à son fils.

Pérennis, c'était le nom de ce favori, né en Italie, et s'étant acquis quelque réputation dans le service, avait été fait par Commode préfet du prétoire, et donné pour collègue à Tarruntius Paternus, qui tenait la même charge par le choix de Marc Aurèle. Le nouveau préfet du prétoire s'étudia à flatter la pente violente qu'il connaissait au jeune prince pour le plaisir : il le débarrassait du soin fastidieux des affaires ; il se chargeait de tout le poids du gouvernement. Il gagna ainsi la confiance de Commode, et, sans perdre de temps, il travailla tout de suite à lui rendre suspecte et odieuse la sévérité des anciens ministres, qui l'exhortaient sans cesse à prendre par lui-même connaissance de ses affaires, et à s'occuper de soins dignes d'un empereur. Il réussit sans peine auprès d'un prince facile et paresseux : bientôt lui seul eut du crédit, et l'on s'aperçut que son plan allait jusqu'à faire périr ceux i qui il avait ôté l'amitié du prince, et qu'aussi avide de richesse que de pouvoir et d'honneurs, il se proposait, en les soumettant à des condamnations injustes, de profiter de leurs dépouilles.

Toute la vieille cour fut alarmée ; et Lucille, sœur de Commode, vint joindre des piques et des intrigues de femme au mécontentement général contre le mauvais gouvernement.

Elle avait été mariée, comme on l'a vu, en premières noces à L. Vérus ; et quoique son second mari, Pompéien, fût d'un rang bien inférieur, elle avait conservé, par une concession expresse de son père, tous les honneurs de la dignité impériale. Elle garda le titre d'Augusta ; on portait le feu[1] devant elle : après la mort de Faustine sa mère, elle fut pendant quelque temps la première princesse de la cour. Le mariage de Commode la fit déchoir : il fallut qu'elle cédât le pas à Crispine, impératrice régnante, et ce fut pour elle un levain d'aigreur et d'animosité contre son frère. Pour venger cette injure prétendue elle ne s'adressa pas à Pompéien son mari, qu'elle n'aimait pas, et qu'elle savait être fidèle à Commode : elle confia ses douleurs à un jeune sénateur d'illustre naissance et fort riche, nommé Quadratus, avec lequel elle avait d'ailleurs des liaisons très-suspectes ; car, digne fille de Faustine, elle marchait sur les pas de sa mère. Quadratus se laissa éblouir par l'espérance de la première place : il trouva plusieurs sénateurs disposés à entrer dans ses vues, et à délivrer l'empire de l'indigne joug de Commode. Le préfet du prétoire, Tarruntius Paternus, fortifia la conjuration du pouvoir que lui donnait sa charge ; et Quintianus[2], jeune sénateur, qui avait ses accès très-libres auprès de la personne du prince, parce qu'il était de ses plaisirs, se chargea de l'exécution. Quadratus comptait, lorsque Commode serait tué, se montrer, et mettre à fin l'entreprise par ses largesses.

Il s'en fallut peu que le complot ne réussit ; et s'il manqua, ce ne fut que par l'indiscrétion de celui qui devait porter le premier coup. Lorsque Commode entrait au théâtre par une allée obscure, Quintianus s'approche, tire son poignard, et lui crie : Voilà ce que le sénat t'envoie ! Cette menace avertissait le prince de se précautionner, et les gardes dont il était accompagné saisissent Quintianus, te désarment, l'emmènent prisonnier.

Pérennis, aux vues duquel cet événement était si favorable, se chargea avec joie d'informer de la conjuration. Les chefs furent tout d'un coup découverts. Quadratus paya de sa tâte ses folles espérances ; Quintianus ne pouvait être épargné ; Lucilie fut reléguée dans Ille de Caprée, et peu après mise à mort. La plupart de leurs complices eurent le même sort, et subirent la juste peine d'un attentat aussi téméraire que criminel. Mais ce qu'il y eut de fâcheux, c'est que le mot de Quintianus resta profondément gravé dans la mémoire de Commode et laissa dans son cœur une plaie qui ne se ferma jamais. Toujours il regarda le sénat comme ennemi de sa personne et de sa vie ; et cette persuasion funeste, aidée et aigrie par les instigations de Pérennis, lui fit verser des flots de sang illustre et innocent.

Paternus n'avait point été nommé parmi les complices de la conjuration, et Commode ignora pendant quelque temps la part que ce préfet du prétoire y avait prise. Un coup hardi que le même Paternus osa faire, dans une si périlleuse circonstance, amena sa ruine. Il ne pouvait supporter le crédit que l'infâme Saotérus, dont j'ai déjà parlé, s'était acquis sur l'esprit du prince par les voies les plus honteuses, et il fit assassiner ce misérable par la main de l'affranchi Cléandre, qui devint dans la suite encore plus puissant et bien plus pernicieux à l'empire que Saotérus. Commode en fut outré ; le complot formé contre sa personne ne l'avait pas irrité plus vivement. Se croyant néanmoins obligé de ménager Paternus, il déguisa son projet de vengeance sous le désir apparent de l'honorer davantage. Il le fit sénateur et lui donna les ornements consulaires, pour avoir un prétexte de lui ôter la charge de préfet du prétoire, qui ne pouvait être possédée que par un chevalier romain. Les ennemis de Paternus, le voyant dans la disgrâce, profitèrent de l'occasion pour achever de le perdre. Ils recueillirent tous les indices qui le rendaient légitimement suspect d'être entré dans la conjuration de Lucilie, et d'avoir ensuite employé le pouvoir que lui donnait sa charge pour sauver plusieurs de ses complices.

Commode, résolu de l'immoler à son ressentiment, ne fut pas content d'une seule victime : il voulut abattre d'un même coup plusieurs têtes illustres, et satisfaire ainsi sa haine sanguinaire contre le sénat. Paternus fut accusé d'une nouvelle conspiration tramée avec Salvius Julianus, petit-fils de l'auteur de l'édit perpétuel, dont il a été fait mention sous Adrien ; homme recommandable par son mérite et par sa doctrine, d qui, ayant passé par les plus hautes dignités et s'étant vu à la tête d'une grande et puissante armée lorsque arriva la mort de Marc Aurèle, n'avait rien attenté contre son devoir et contre la fidélité envers son prince. Il y avait un projet de mariage entre le fils de Salvius et la fille de Paternus, et l'on prétendit que cette alliance cachait le dessein d'élever Salvius à l'empire. Ils succombèrent tous deux sous cette fausse accusation, et perdirent la vie.

Comme une conspiration ne se forme point sans le concours de plusieurs, on leur donna des complices, tous grands et renommés personnages, et quelques dames des plus qualifiées de Rome. Presque tous périrent par le fer ou furent envoyés en exil. Parmi les exilés, je remarque les deux consuls en charge, mais subrogés[3], Émilius Junctus et Atilius Sévérus. Entre ceux à qui il en coûta la vie, les plus dignes de mémoire sont les deux frères Quintilles, dont j'ai déjà parlé sons le règne de Marc Aurèle. Comme ils avaient été parfaitement unis pendant leur vie, ils le furent aussi par la mort qu'ils souffrirent ensemble, ayant tous deux été étranglés en même temps. Sextus Condianus, fils de l'un, neveu de l'autre, était en Syrie lorsqu'il apprit l'arrêt de mort prononcé pareillement contre lui. Il se cacha, il erra longtemps, et, poursuivi dans ses diverses retraites, il occasionna la perte de plusieurs de ceux qui lui avaient offert un asile : enfin il périt lui-même, sans qu'on sache de quelle manière, mais on ne le revit plus ; et un fourbe, qui aussitôt après la mort de Commode voulut usurper le nom de Condianus pour se mettre en possession de ses grands biens, fut convaincu d'imposture.

Didius Julianus, neveu de Salvius, fut impliqué dans la cause de son oncle, mais en un temps où l'affaire languissait déjà, et où Commode, las de meurtres, commençait même à craindre la haine qui en résultait contre lui. Il fut absous, et son accusateur condamné : Didius aurait été heureux, si le danger qu'il courut alors l'eût guéri pour toujours de l'ambition de régner.

Vers le même temps l'impératrice Crispine, s'étant rendue coupable d'adultère, fut transportée dans l'île de Caprée, et bientôt après tuée par ordre de Commode.

Ce prince prit une concubine dans une maison ennemie. Mercie, qu'avait entretenue Quadratus, passa sur le même pied au palais impérial ; et elle se maintint en faveur jusqu'à la mort de Commode, à laquelle elle eut grande part. Xiphilin témoigne qu'elle protégea les chrétiens, qui réellement jouirent d'une grande paix pendant tout ce règne. Il ne nous a point instruit des motifs qui pouvaient déterminer une femme de cette espèce à employer son crédit pour des personnes qui lui ressemblaient si peu.

Pérennis, resté seul préfet du prétoire par la mort de Paternus, et ayant affaire à un prince qui craignait le travail et ne respirait que le plaisir, réunissait en lui seul toute l'autorité du gouvernement, et il le fit dégénérer en une horrible tyrannie. Il renversa toutes les lois ; il se défit de tous ceux qui lui faisaient ombrage, tuant les uns, exilant les autres, et s'appropriant la dépouille de tous. Aucun ordre, aucune condition n'était à l'abri de sa cruelle avarice. Non seulement les sénateurs, mais les riches provinciaux, les femmes même dont l'opulence tentait son avidité, périssaient sous de fausses accusations ; et, ce qui paraîtrait incroyable si la tyrannie connaissait des bornes, les personnes contre lesquelles on ne pouvait rien imaginer qui les rendît coupables, on les persécutait comme ayant eu la volonté de nommer Commode leur héritier, et lui faisant attendre trop longtemps leur succession. Surtout Pérennis s'attachait à exterminer les anciens amis de Marc Aurèle, ou du moins à les éloigner de la cour. Pertinax fut du nombre de ces derniers, et, relégué en Ligurie, il y passa trois ans entiers dus la petite métairie de son père.

 Commode, ainsi privé par son perfide ministre de tous ses bons et fidèles serviteurs, de tous ceux qui étaient capables d'une sincère affection pour lui, devenait une proie sans défense ; et Pérennis, dont l'ambition aspirait au trône, croyait n'avoir plus qu'un par à faire pour y monter. Pendant qu'il disposait de tout dans Rome avec un pouvoir absolu, qu'il s'y faisait des créatures par ses largesses, qu'il y réduisait au silence par la terreur tous ceux qu'il ne pouvait gagner, il avait revêtu son fils[4], encore très-jeune, du commandement des armées d'Illyrie ; et il comptait qu'après qu'il aurait ôté la vie à Commode, ce qui lui paraissait fort aisé, les troupes commandées par son fils l'établiraient en pleine et solide possession de la souveraine puissance.

Ses desseins criminels furent mis au jour par une voie bien singulière. Pendant que l'empereur assistait aux jeux capitolins, établis, comme je l'ai rapporté, par Domitien, un philosophe cynique, avec le bâton et la besace, se présente au milieu de l'assemblée, monte sur le théâtre, et, d'un geste de la main, imposant silence à la multitude des spectateurs, il adresse ces paroles à Commode : Ce n'est pas ici le temps pour vous de vous amuser à des jeux, ni de célébrer des fêtes. L'épée de Pérennis menace votre tête ; et si vous ne vous précautionnez contre un danger qui n'est pas prochain, mais présent, vous périrez, au moment où vous vous y attendrez le moins. Pérennis assemble ici des forces et fait des amas d'argent contre vous ; son fils séduit les armées d'Illyrie, dont il a le commandement si vous ne les prévenez vous êtes mort. Commode fut troublé ; les assistants, qui trouvaient ce discours très-vraisemblable, feignirent pourtant de n'en rien croire. Pérennis, qui était présent, paya d'audace ; et, traitant de fou ce philosophe, il le fit prendre et brûler vif. Telle fut la récompense que reçut le malheureux cynique pour un avis fidèle, mais inconsidérément hasardé.

Cependant le coup était porté. Quoique Commode n'eût point empêché le supplice de celui qui avait voulu lui inspirer des soupçons contre son ministre, il lui en était resté quelques nuages dans l'esprit. Les ennemis de Pérennis s'en aperçurent, et vinrent à l'appui. Il en avait beaucoup. Orgueilleux et insolent, comme le sont d'ordinaire les favoris, il s'était rendu odieux à toute la cour. Le prince, ébranlé par les discours qui retentissaient de toutes parts à ses oreilles, reçut dans le même temps des preuves palpables et sensibles de l'infidélité du préfet du prétoire. Quelques soldats de l'armée d'Illyrie, s'étant échappés du camp, lui apportèrent des monnaies frappées par l'ordre du fils de Pérennis avec l'empreinte de son visage et de son nom.

C'en était sans doute assez pour le perdre : une députation militaire envoyée contre lui acheva sa ruine. Quinze cents soldats arrivèrent à Rome, chargés par l'armée de la Grande-Bretagne, dont ils faisaient partie, de se plaindre de la tyrannie que Pérennis exerçai sur les troupes, de l'accuser d'intrigues tramées par lui pour faire son fils empereur, et en conséquence ck demander son supplice et sa mort. Commode ouvrit enfin les yeux : Pérennis fut déclaré ennemi public, et livré aux soldats, qui l'outragèrent en mille façons et le mirent en pièces. Sa femme, sa sœur, ses deux fils, dont l'un commandait l'armée d'Illyrie et l'autre y avait un emploi important, suivirent son malheureux sort : et cette maison, un peu auparavant si puissante, fut détruite en un instant, sans qu'il en restât de vestige. Pérennis ne peut pas avoir été plus de trois ans préfet du prétoire.

Dans ce que j'ai rapporté de sa conduite, j'ai préféré l'autorité d'Hérodien suivi de Lampride à celle de Dion. Ce dernier comble d'éloges le favori, que les autres peignent avec de si noires couleurs. Il ne lui reproche que d'avoir causé le désastre de Paternus, son collègue, pour demeurer seul en possession de la charge de préfet du prétoire. Du reste il le loue comme un ministre désintéressé et incorruptible, comme n'ayant jamais rien fait pour ses intérêts, comme s'étant rendu le soutien de son prince et de l'état, et il blâme Commode de l'avoir lâchement abandonné aux clameurs séditieuses des soldats. Il est pourtant difficile de supposer qu'Hérodien ait inventé les faits qu'il allègue, et Dion pourrait avoir eu quelque raison particulière de flatter la mémoire de Pérennis. Quoi qu'il en soit du motif, son témoignage n'a point paru à M. de Tillemont, qui le suit pourtant volontiers, devoir ici emporter la balance.

Le danger que Commode avait couru par l'entreprise ambitieuse de Pérennis, le tira un peu de sa léthargie. Car, tant qu'avait duré le ministère de ce favori, le prince se reposait de tout sur lui, ne voyant que par les yeux de Pérennis, et ne prenant connaissance d'aucune affaire qu'autant qu'il plaisait au préfet du prétoire de l'en instruire. Il paraissait même peu en public, depuis l'attentat de Quintianus sur sa personne. Renfermé dans le palais, il partageait tout son temps entre la débauche, et les méprisables combats auxquels il s'exerçait contre des gladiateurs et contre des bêtes. Il y réussissait, joignant la force du corps à l'adresse. On rapporte qu'il tua cinq hippopotames à la fois, deux éléphants en deux jours différents, un rhinocéros, un animal mêlé de la forme de chameau et de panthère. Il tirait avec tant de justesse et de dextérité, qu'un jour dans un spectacle voyant une panthère qui s'élançait sur un malheureux destiné à combattre contre elle, d'une flèche lancée subitement il abattit la bête sans toucher à l'homme. C'était par ces indignes exploits qu'il se plaisait à briller, et il en tirait vanité comme d'un héroïsme qui l'eût égalé à Hercule et à César. Pérennis entretenu dans ce goût, très-favorable à l'ambition d'un ministre qui considère ses intérêts plus que la gloire de son maître.

L'éclat que firent les projets audacieux de ce préfet du prétoire rompit pour quelques moments le charme, comme je viens de le dire. Commode parut sortir de son ivresse : il témoigna vouloir s'appliquer aux affaires ; il répara plusieurs des injustices commises par Pérennis. Il résolut de ne plus donner la charge de préfet du prétoire à un seul, et de la partager entre deux collègues, pour l'affaiblir et la rendre moins redoutable. Mais ce n'étaient là que les efforts impuissants d'un homme dompté par le sommeil, et qui après quelques légères secousses qu'il s'est données se laisse vaincre et se rendort. La résipiscence de Commode ne dura que, trente jours, au bout desquels il retourna dans sa mollesse, et laissa Cléandre simple affranchi prendre sur lui le même ascendant qu'avait eu Pérennis.

Pendant l'intervalle lucide que la frénésie avait laissé à Commode, ce prince rendit justice à Pertinax : il le tira de l'exil où Pérennis l'avait tenu pendant trois ans, et l'envoya commander les légions de la Grande-Bretagne. Pertinax avait passé le temps de son loisir à bâtir dans le lieu de sa naissance ; et ne rougissant point de la médiocrité de sa première fortune, au milieu des grands édifices qu'il éleva, il avait conservé la petite cabane de son père, telle qu'elle était, sans aucun changement. Rappelé aux affaires, il alla rétablir la tranquillité dans une province troublée par l'esprit séditieux qui agitait l'armée romaine.

Ces troubles avaient été précédés de mouvements de la part des Barbares. La guerre s'était allumée dans la Grande-Bretagne dès le commencement de Commode, et elle est la plus importante qui se soit faite sous son règne. Nous en connaissons peu les détails : l'abréviateur de Dion nous apprend seulement que les Bretons franchirent le mur qui traversait l'île d'une nier à l'autre ?qu'ils firent le dégât dans la province romaine ; qu'ils vainquirent un général romain qui marcha à leur rencontre, et taillèrent en pièces son armée. Ulpius Marcellus fut envoyé de Rome pour réprimer les courses des Barbares, et il y réussit, et mâta leur fierté par les avantages multipliés qu'il remporta sur eux. C'est tout ce que nous savons de ses exploits. Son caractère nous est plus connu.

Ce guerrier, formé à l'école de Marc Aurèle, en imitait et en surpassait même la simplicité, la frugalité et la sévère discipline. Il s'était persuadé qu'à peine était-il permis à un général de dormir. Il donnait donc très-peu de temps au sommeil, et il tenait tous ses subalternes éveillés et alertes, en leur distribuant sur le soir des ordres pour toutes les différentes heures de la nuit. Il ne mangeait précisément que pour vivre et ce que Dion raconte de son austérité sur ce point paraîtra sans doute incroyable à plusieurs. Ulpius, au rapport de l'historien, étant dans la Grande-Bretagne, prenait la précaution de faire venir son pain de Rome, non qu'il ne pût manger de celui qui se faisait dans la province, mais afin de l'avoir si dur qu'il se trouvât forcé de se renfermer dans les bornes de l'exacte nécessité. Si ce fait n'est pas vrai, au moins suppose-t-il dans celui à qui on l'attribue une singulière sévérité de mœurs. En déclarant la guerre â mollesse et aux délices, Ulpius avait coupé la ratine du désir des grandes richesses : aussi était-il parfaitement désintéressé et d'une intégrité incorruptible. Nais il.se montrait dur aux autres comme à lui-même, et conséquemment peu capable de se faire aimer.

L'état n'en fut pas moins bien servi par lui, et l'éclat de ses succès et de sa vertu lui attira la haine de Commode. Pour récompense de ses services, il se vit en danger de périr sur de fausses accusations. Il échappa néanmoins, sans que nous puissions dire par pal moyen, et on lui permit de vivre.

Ulpius avait donc réduit au devoir les Barbares septentrionaux, et rendu le calme à la province de la part des ennemis. Il aurait aussi maintenu l'obéissance parmi les troupes, s'il fût demeuré en place. Mais après qu'il eut été rappelé, la tranquillité, rétablit au dehors par ses soins, fut suivie de troubles et w séditions au dedans. Nous avons vu jusqu'où les légions de la Grande-Bretagne avaient porté la hardiesse contre Pérennis. La mort de ce ministre n'apaisa point leurs murmures : le gouvernement était méprisé et haï ; et Pertinax, envoyé pour remédier au mal, trouva les esprits dans une grande fermentation. Les soldats voulaient un changement d'empereur, et si leur nouveau commandant avait consenti à se prêter à leurs vœux, il eût été proclamé Auguste. Pertinax garda fidélité à son prince. Il arrêta les séditions, au risque même de sa vie : car il y en eut une si furieuse, que plusieurs furent tués, et lui-même resta pour mort sur la place. Il revint à lui, reprit son autorité, et châtia sévèrement les coupables. Mais las d'un emploi si périlleux, et voyant qu'il n'était pas possible de ramener à l'ancienne discipline des troupes corrompues par l'orgueil et par l'insolence, il demanda son rappel et l'obtint ; et de retour en Italie, il fut chargé de la surintendance des vivres.

L'insolence des gens de guerre était sans doute occasions par les vices du gouvernement ; car Cléandre, qui succéda, comme je l'ai dit, à la puissance de Pérennis, et qui même avait beaucoup contribué à la ruine de ce ministre, était encore plus vicieux que celui qu'il avait détruit. Il est un exemple fameux de ce qu'on appelle les jeux de la fortune.

Phrygien de naissance, et esclave, il fut vendu dans son pays, et transporté à Rome pour y remplir les plus vils ministères. Étant entré dans le palais, et devenu esclave de l'empereur, il plut à Commode encore enfant par la société des mêmes inclinations. Il nourrit soigneusement ce commencement.de faveur : et le jeune prince, après la mort de son père, l'affranchit, le prit pour son premier chambellan, et lui fit épouser l'une de ses concubines, nommée Damostratia. Cléandre était de tous les plaisirs, ou, pour parler plus juste, de toutes les débauches de Commode ; et ayant ainsi gagné sa confiance, il fut pendant quelque temps le rival de Pérennis, et enfin appuyé de la faction des affranchis du palais, dont il était le chef, il parvint à le perdre. Héritier de son pouvoir, il en abusa avec toute l'indignité d'une âme basse, et il porta dans le ministère tous les vices de la condition servile. Tout était à vendre auprès de lui, les places de sénateurs, les commandements des armées, les gouvernements de provinces, les intendances ; et il se faisait payer fort cher. Il y eut des acheteurs que la fureur de l'ambition engagea à se dépouiller de tout ce qu'ils possédaient pour devenir sénateurs. De ce nombre fut Julius Solo, homme inconnu, de qui l'on disait que par la confiscation de ses biens il était parvenu à se faire reléguer dans le sénat. Ni le mérite, ni la naissance n'étaient comptés pour rien. Des affranchis furent faits sénateurs, et même mis au rang des patriciens, titre jusqu'alors réservé aux premières maisons de tome. Cléandre, pour multiplier ses gains, multipliait les charges, et il nomma, ce qui ne s'était jamais vu, vingt-cinq consuls pour une seule année. Il ne respectait ni les lois, ni les choses jugées. Quiconque avait de l'argent à donner était sûr d'être absous, quelque crime qu'il eût commis ; ou réintégré, s'il avait subi précédemment la condamnation, et souvent même avec en accroissement de dignité et de splendeur. Nul citoyen ne pouvait se promettre de conserver ni ses biens, ni sa vie même, s'il avait un ennemi riche qui voulut donner de l'argent pour le perdre. Condamnation à l'exil, à la mort, à divers genres de supplices, conte-cation, privation de sépulture, tout s'achetait : il ne s'agissait que du prix. Le favori amassa, par ces cruels et abominables trafics, des trésors immenses ; et pour s'assurer la possession de la plus grande partie de sa proie, il la partageait avec les concubines du prince, et avec le prince lui-même. Au reste, il usait magnifiquement de ses richesses : somptueux en bâtiments, non seulement pour son usage, mais pour la commodité et la décoration de plusieurs villes, il bâtit dans Rome des Thermes, qu'il appela Commodiennes du nom de son maître.

Il ne prit pas d'abord la charge de préfet du prétoire, trop disproportionnée à la bassesse de sa condition ; mais il s'y fraya les voies en la dégradant et l'avilissant par de fréquentes mutations. Il faisait et défaisait les préfets du prétoire à sa volonté. Il y en eut un de cinq jours, un autre de six heures. Enfin, lorsque Cléandre crut avoir mis cette puissante charge à sa portée, il s'en revêtit, en se donnant deux collègues qui étaient ses créatures, et entièrement dans sa dépendance : alors on vit pour la première fois trois préfets du prétoire.

Avant que Cléandre fût parvenu à ce haut grade, un des premiers sénateurs, beau-frère de Commode, Antistius Burrus osa élever sa voix contre les excès énormes de l'insolent affranchi, et porter ses plaintes à l'empereur de l'abus que l'on faisait de son autorité et de son nom. Cléandre retourna l'attaque contre son agresseur : il l'accusa de projets ambitieux, de dessein formé d'usurper le trône. Antistius succomba, fut mis à mort, et entraîna dans son infortune ceux qui eurent le courage de prendre sa défense. Une autre victime non moins illustre de la tyrannie de Cléandre fut Arrius Antoninus[5], dont le nom semble annoncer une liaison de parenté avec Commode. Il fut sacrifié par le préfet du prétoire à la vengeance d'un certain Attale, qu'il avait condamné étant proconsul d'Asie.

Je suis fâché de trouver dans Capitolin[6], que Pertinax fut soupçonné d'avoir trempé dans les odieuses affaires suscitées contre ces deux sénateurs, aussi recommandables par leur vertu que-par la splendeur de leur rang. Mais ce ne sont que des soupçons, et il est permis de les croire mal fondés.

Arrius Antoninus était tellement estimé dans Rome, que Lampride attribue[7], à l'indignation que causa sa mort injuste et cruelle, le soulèvement du peuple qui amena la chute de Cléandre. Dion et Hérodien donnent pour cause de ce soulèvement une famine violente, intérêt tout autrement puissant sur les esprits d'une multitude. Ces deux récits peuvent se concilier : il est très-possible que deux motifs différents aient concouru à un même effet.

Quoi qu'il en soit, une maladie contagieuse qui avait précédé et ravagé pendant longtemps Rome et l'Italie, produisit la famine par une suite naturelle, et la malice des hommes augmenta la calamité. Ici nos deux auteurs grecs se partagent. Suivant Dion, ce fat l'intendant des vivres, Papirius Dionysius, qui au lieu de remédier au mal affecta de l'aggraver, dans le dessein de perdre Cléandre en faisant retomber sur lui la haine de la misère publique. Hérodien charge de tout le seul Cléandre. Il dit que ce favori enivré de sa fortune donna l'essor à ses désirs, et ne voyant que l'empereur au-dessus de lui, projeta de le détrôner et d'usurper sa place. Que dans cet esprit, ayant fait de grands amas d'argent et de blé, il accrut à dessein la cherté et la disette, afin que les secours qu'il donnerait ensuite par ses largesses fussent d'autant mieux reçus, et lui gagnassent à l'instant tous les cœurs.

S'il avait cette pensée, elle lui réussit très-mal. Le peuple, qui le haïssait depuis longtemps à cause de son insatiable avidité, s'en prit à lui des maux qu'il souffrait. Dans les théâtres, dans les jeux, il s'éleva des clameurs menaçantes contre le ministre qui affamait la ville de Rome. Dion raconte à ce sujet une scène singulière et qu'il habille presque en merveille, mais dont les ressorts sont bien aisés à deviner. Il nous débite qu'au milieu d'une course de chariots qui s'exécutait dans le cirque, une troupe d'enfants tout d'un coup s'avança, ayant à sa tête une jeune fille d'une grande taille et d'un regard fier et audacieux. On jugea, ajoute-t-il, par l'événement qui suivit, que ce devait être quelque démon, quelque génie. II était bien plus simple de penser, et Dion eût dû le dire, qu'une main habile et intrigante faisait jouer cette machine pour ameuter le peuple déjà très-mécontent et porté à la sédition.

Ce chœur d'enfants élève la voix, pousse des cris, souhaitant mille prospérités à Commode et faisant des imprécations contre Cléandre. Ce fut un signal pour toute l'assemblée : on répète les mêmes cris, on se lève, on quitte le spectacle, on court en foule au lieu Où Commode se tenait renfermé, ne songeant qu'à ses plaisirs pendant que la ville était en feu. C'était une grande et vaste maison dans un des faubourgs de Rome. Il ne fut pas possible à la multitude de pénétrer jusqu'à l'empereur. Cléandre, qui obsédait toutes les avenues, empêcha qu'on ne l'avertit de ce qui se passait ; et il fit sortir sur cette troupe sans armes la cavalerie prétorienne, qui en blessa et en tua plu sieurs, en foula d'autres sous les pieds des chevaux. Le peuple si cruellement maltraité s'enfuit en désordre jusqu'aux portes de la ville, mais ne se rendit pas ; et là ayant reçu un puissant renfort par la jonction des cohortes de la ville qu'une ancienne jalousie disposait à prendre parti contre les prétoriens, il renouvelle le combat, dont la fortune se balance, en sorte qu'il périssait beaucoup de monde de part et d'autre.

Dans un si grand mal, pendant qu'une espèce de guerre civile inondait Rome de sang, personne n'osait en donner avis à Commode, tant le ministre était redouté. Enfin l'extrémité du péril enhardit Fadilla, sœur de Commode, si nous en croyons Hérodien, ou Marcia sa concubine, si nous aimons mieux nous en rapporter à Dion. L'une ou l'autre, ayant les cheveux épars et avec tous les signes de la plus vive consternation, vint se jeter aux pieds de Commode et lui représenta le danger qu'il courait, les vues ambitieuse et criminelles de Cléandre, et la nécessité de sacrifier ce misérable esclave à la haine de la multitude et à sa propre sûreté. Commode était une âme timide sur qui la peur pouvait beaucoup. Effrayé du discours, sait de Fadilla, soit de Marcia, il n'hésita pas, et are mandé Cléandre, il lui fit couper la tête en sa présence. On attacha cette tête au bout d'une pique, et on en donna le doux et agréable spectacle au peuple irrité. Dans le moment tout le tumulte cessa : le peuple était satisfait. Les prétoriens comprirent que Cléandre les avait fait combattre pour sa querelle contre les intentions du maître. Toutes les haines se réunirent contre la famille et les créatures de l'indigne ministre. Deux enfants miles qu'il avait, et dont l'un encore en bas Âge était élevé sur les genoux de Commode, furent massacrés : on extermina tous ses amis, toutes, ses liaisons, et en particulier un grand nombre d'affranchis du palais ; et leurs corps outragés en mille manières, traînés avec des crocs dans les rues, furent jetés dans les égouts. L'intendant des vivres fut tué quelque temps après par ordre de Commode.

Ce prince avait été tellement intimidé par le soulèvement du peuple et sans doute par le sentiment qui lui apprenait combien il méritait peu d'en être aimé, qu'il n'osa, lori même que la sédition fut apaisée, reparaître dans la ville. Il eut besoin d'être encouragé par ceux qui l'approchaient pour prendre la résolu-fion de retourner au palais. Il n'eut pas lieu de s'en repentir : le peuple qui venait d'être délivré d'un ministre odieux, reçut son empereur avec de grandes acclamations de joie, et lui donna tous les témoignages possibles d'attachement et de respect.

Au reste, les alarmes de Commode n'étaient pas sans fondement. Depuis qu'il régnait, if n'avait en, tendu parler que de conjurations. Nous en avons vu trois bien réelles, tramées successivement par Lucille sa sœur,  et pair ses deux ministres, Pérennis et Cléandre, uns compter celles dont on lui avait fait peur à tort. Dans l'intervalle entre les deux dernières, Hérodien places les mouvements d'un chef de bandits qui mit aussi Commode en péril.

Maternus, simple soldat et déserteur, mais d'une audace déterminée à tout entreprendre, assembla d'abord quelques déserteurs comme lui, avec lesquels il fit dans les Gaules le métier de brigand. Ses succès lui attirèrent de nouveaux associés : son peloton grossit peu à peu et devint enfin une armée ; il fallut lui faire la guerre dans les formes, et Niger, qui disputa dans la suite l'empire à Sévère, fut employé à combattre un si misérable ennemi, et s'y comporta en brave et habile capitaine. Cependant Maternus, malgré les pertes qu'il avait souffertes, augmenta ses forces au point d'oser former le projet de tuer Commode et de se faire empereur en sa place.

Il comprit bien qu'il ne réussirait pas dans un pareil dessein, s'il se montrait à découvert ; et comme il n'était pas moins rusé qu'audacieux, il dressa un plan adroitement concerté. Il sépara ses troupes, et leur ordonna de passer en Italie et à Rome par petites bandes, et il s'y rendit lui-même. Son arrangement était de profiter de l'occasion de la fête de Cybèle, qui se célébrait à Rome avec une grande pompe et pendant laquelle chacun avait la liberté de se déguiser. Il résolut donc de prendre lui et les siens l'habillement et l'armure des gardes du prince, de se mêler parmi.eux dans une espèce de procession solennelle à laquelle l'empereur assistait, de s'approcher de sa personne, de l'envelopper et de le massacrer.

Le projet n'avait rien que de très-possible dans l'exécution. Mais quelques-uns de ceux qui y étaient d'abord entrés, conçurent de la jalousie contre leur chef Ils s'étaient regardés jusque là à peu près comme se ; égaux, et ils ne purent se résoudre à le faire leur maître. Ils le décelèrent : Maternus fut arrêté avec un grand nombre de ses complices, et ils furent tous punis de mort.

Tant de dangers, auxquels Commode s'était vu exposé coup sur coup, le rendirent non seulement timide, mais défiant, et, par une conséquence naturelle, cruel envers tous ceux qui eurent le malheur de lui devenir suspects. Il n'avait déjà que trop de pente à ces vices : mais les circonstances les fortifièrent, les accrurent et les portèrent aux derniers excès. Voici le tableau que fait Hérodien de sa conduite en général après la mort de Cléandre. Commode, dit cet historien, depuis ce moment se défia de tout le monde, répandant les flots de sang, ouvrant une oreille facile à toutes les calomnies et ne donnant accès auprès de lui à aucun homme d'estime. Ses cruautés, ajoute Hérodien, ne firent aucune interruption aux plaisirs et aux débauches dont il s'était rendu l'esclave. Tout homme sage, quiconque était même médiocrement initié dans les belles connaissances, devait s'attendre à être chassé de la cour comme un ennemi dangereux. Des farceurs, d'obscènes pantomimes gouvernaient et dominaient le prince, dont toutes les occupations se réduisaient à mener des chars et à combattre contre les bêtes ; et les flatteurs lui exaltaient ces indignes exercices comme de grands et glorieux exploits. Ainsi, cruautés d'une part, infamies, extravagances et indécences de l'autre ; voilà ce qui compose le portrait de Commode et que nous avons à rapporter de lui jusqu'à sa mort, en ménageant toujours la pudeur du lecteur et la nôtre.

Il c réa en la place de Cléandre deux préfets du prétoire, Julianus et Régillus, et peu après il les fit mourir. Il avait pourtant donné de grandes marques de cou sidération à Julianus ; il le baisait à la bouche au lieu de recevoir simplement ses respects, et il l'appelait son père. Mais après l'avoir déshonoré, en le forçant de danser devant ses concubines comme un saltimbanque, en le faisant jeter par manière de jeu dans un vivier, il lui ôta la vie par le fer. En général, aucun de ses préfets du prétoire ne jouit longtemps d'un poste aussi dangereux qu'élevé ; aucun ne demeura en place plus de trois ans, et presque tous perdirent la vie avec leur charge.

Lampride nomme plusieurs autres illustres victimes de la cruauté de Commode, six consulaires à la fois, Pétronius Mamertins beau-frère de l'empereur, et Antonin son neveu, Annie Faustina cousine germaine de son père. Il fit brûler vifs les enfants et descendants d'Avidius Cassius que Marc Aurèle avait épargnés. D'autres fois il employait le poison, lorsqu'il voulait éviter un trop grand éclat ; et ce n'étaient pas seulement des soupçons et des défiances ombrageuse qui le portaient à ces barbaries, l'avidité pour ras gent y avait grande part. Les revenus de l'empire se suffisaient pas à ses folles dépenses ; et pour y fournir, il ordonnait la mort des personnes les plus riches hommes et femmes, afin de s'emparer de leurs biens.

Par quelque endroit que l'on pût lui déplaire, la mort était l'infaillible salaire de tout ce qu'il prenait pour offense. Il condamnait aux bêtes ceux qui faisaient contre lui des plaisanteries. Il punit pareillement de cet affreux supplice la simple lecture de la vie de Caligula écrite par Suétone. Il avait raison de s'intéresser à la réputation d'un prince auquel il ressemblait si fort. Le moindre trait de convenance entre eux est celui qui est cité par Lampride, qu'ils étaient tous deux nés à un pareil jour, le trente-et-un d'août.

Dion fait mention d'un certain Jule Alexandre, homme extrêmement robuste et adroit tireur, qui combattit à cheval contre un lion, et le tua à coups de traits. Dès lors Commode regarda ce brave comme un rival qui obscurcissait sa gloire, et il résolut de s'en défaire. Au moins Dion n'allègue aucune autre cause de la mort de Jule Alexandre. Il est vrai que Lampride[8] fait mention de révolte ; mais c'était le prétexte à la mode pour faire périr tous ceux que l'empereur haïssait. Quoi qu'il en puisse être, cet arrêt ne fut pas aussi aisé à exécuter qu'à prononcer. Jule Alexandre était à Émèse sa patrie, lorsqu'il apprit que des soldats avaient été envoyés pour le tuer. Il se tint prêt, il les surprit de nuit dans une embuscade et les massacra tous. Il traita de même les ennemis avait dans la ville ; et aussitôt montant à cheval, il se disposa à s'enfuir chez les Barbares de son voisinage. Sa tendresse criminelle pour un jeune enfant fut cause de sa perte. Il voulut l'emmener avec lui, et comme la faiblesse de cet enfant retardait sa marche, ceux qui le poursuivaient eurent le temps de l'atteindre. À leur approche, voyant la mort inévitable, il commença par tuer son compagnon et se tua ensuite lui-même.

Telles étaient les vengeances sanguinaires que tirait Commode, soit de simples paroles, soit d'actions tout-à-fait innocentes. Il faisait plus : c'était pour lui un jeu, à la lettre, que de tuer et d'estropier les hommes. S'il savait que quelqu'un eût déclaré être las de vivre, il le prenait au mot et le faisait jeter malgré lui dans des précipices. Il fit ouvrir le ventre d'un homme fort gras pour se donner le plaisir de voir ses entrailles se répandre. Par forme d'amusement, il privait les uns d'un œil, les autres d'une jambe, et il en faisait ensuite des railleries. Il se divertissait à abattre avec le rasoir le nez ou les oreilles des malheureux officiers de sa maison qu'il forçait de se prêter à lui, comme s'il eût voulu leur faire la barbe. Quelquefois c'était le ministère de chirurgien qu'il prétendait remplir, et sous le prétexte de faire une saignée et d'ouvrir la veine, il tailladait les bras et épuisait de sang toute la personne.

Je finirai ce détail horrible, et qui ne peut manquer de causer de l'impatience au lecteur, par un dernier trait qui passe tous les autres. Comme il se prétendait le rival d'Hercule, il voulut, ainsi que ce héros, combattre contre des géants et des monstres. Pour cet effet, il rassembla tous ceux qui dans la ville avaient perdu l'usage de leurs jambes par maladie ou autrement, et il les fit envelopper, depuis les genoux, de draps et de linges qui s'étendaient en longueur, figurés en queues de dragons. Il leur donna pour armes des éponges, au lieu de pierres, et ensuite il courut sur eux et les assomma tous à coups de massue. On aurait peine à ajouter foi à ce bizarre mélange d'extravagance et de cruauté, s'il n'était attesté par Dion témoin oculaire. Cet historien observe que lui et tous les spectateurs eurent grande peur, et c'est ce que est aisé de concevoir.

On ne sera pas étonné que l'indigne fils de Marc Aurèle ait fait périr presque tous les amis de son père. De tous les Ce qui a plutôt droit de nous surprendre, c'est qu'il en ait échappé trois à ses fureurs, Pompéien, Pertinax et Victorinus. Dion déclare qu'il ne peut rendre raison pourquoi ceux-ci furent privilégiés. Il est probable que les deux premiers étaient des hommes extrêmement sages, et attentifs à modérer le zèle de la vertu par les tempéraments d'une prudence qui évite d'irriter quoiqu'elle désapprouve. Nous avons vu que Pompéien en particulier chérissait et respectait la mémoire de Marc Aurèle dans son fils. Il tolérait ce qu'il ne pouvait empêcher ; seulement il s'abstenait d'aller aux spectacles dans lesquels l'empereur, son beau-frère, s'avilissait par l'infâme métier de gladiateur : encore y envoyait-il ses enfants. On peut juger que Pertinax se gouverna par de semblables principes. Mais Victorinus brava même la cruauté de Commode et l'orgueil de ses ministres.

C'était un caractère ferme et intrépide ; et comme il courait des bruits dans la ville qui le menaçaient d'une mort prochaine, il vint trouver Pérennis qui était alors en faveur : On m'avertit, dit-il, que l'intention de l'empereur et la vôtre est de m'ôter la vie. Qu'attendez-vous ? Pourquoi différez-vous ? Vous pouvez exécuter dès aujourd'hui le dessein que vous avez dans l'esprit. Cette fierté devait naturellement hâter sa perte. Victorinus était d'ailleurs d'un mérite éminent et capable de faire ombrage. Il avait le talent de la parole et passait pour le meilleur orateur de son siècle. Dion nous a conservé deux traits de sa vigueur dans le commandement. Lorsqu'il était gouverneur de la Germanie, sachant que son lieutenant général était avide et pillard, il commença par le reprendre es particulier et il l'exhorta à se corriger. Ce vice est de ceux qui ne se guérissent point, et les représentations de Victorinus furent infructueuses. Alors il prit son parti, et ayant assemblé l'armée, il se fit d'abord citer lui-même par le héraut, et il jura qu'il n'avait jamais reçu de présents et n'en recevrait jamais. Il ordonna ensuite que son lieutenant fût cité pour prêter le même serment ; et cet officier n'ayant osé commettre un parjure dont il aurait été trop aisément convaincu, fut cassé sur-le-champ. Dans la suite, Victorinus fut proconsul d'Afrique, et dans cet emploi il renouvela le même exemple contre un de ses assesseurs infecté de la même lèpre. Il le fit embarquer sur un vaisseau qui partait des côtes d'Afrique et emmener en Italie. Il exerça aussi la charge de gouverneur de Rome, et il s'y comporta si dignement, que, pour honorer sa vertu, on lui érigea une statue. C'étaient là bien des titres pour mériter la haine de Commode, et cependant Victorinus mourut paisiblement dans son lit.

Pour achever le tableau de Commode, il faut ajouter ici ce qui regarde ses débauches et la honteuse bassesse de sa conduite. J'ai parlé suffisamment du premier article, et il est plus à propos de tirer le rideau sur ces turpitudes que de les dévoiler. Ce que je dois observer, c'est que tout sentiment était tellement éteint en lui, qu'il tirait vanité de son propre déshonneur.

Il avait toujours eu une folle passion de se douar en spectacle, soit menant des chars, soit combattant contre les bêtes ou comme gladiateur. Cependant un reste de pudeur l'engagea d'abord, sinon à s'interdire des exercices si peu dignes de son rang, du moins à les renfermer dans l'enceinte de son palais : Mais enfin il secoua toute retenue, et il rendit les yeux du publie témoins de toute sa honte. Il allait souvent passer un temps considérable dans les écoles où l'on dressait les gladiateurs. Il en sortait avec eux, il paraissait au milieu d'eux sur l'arène, il combattait, il se faisait proclamer vainqueur, il voulait être applaudi par le peuple et par le sénat, et les plus graves sénateurs se prêtaient, quoiqu'à regret, à cette misérable adulation ; il exigeait son salaire, comme gladiateur, si ce n'est qu'il le montait à un plus haut prix que les autres ; et pour comble d'impudence, il travaillait à perpétuer le souvenir de son ignominie. Toutes les fois qu'il faisait quelque chose de bas de honteux, de cruel, quelque acte de gladiateur de maître de débauche, il ordonnait qu'il en fût fait mention dans les registres-journaux que l'on tenait exactement de tout ce qui se passait de mémorable dans la ville. C'est per cette voie que nous savons qu'il a- combattu trois cent soixante-cinq fois du vivant de son père, et sept cent trente-cinq fois depuis sa mort, et qu'il a remporté mille palmes, mille victoires dans ces indignes combats. Il en était si glorieux, que s'étant approprié le colosse du soleil[9], dont il fit ôter la tête pour y mettre la sienne, il voulut que l'on inscrivit sur la base, au lieu des titres de la souveraine puissance, celui de vainqueur de mille gladiateurs.

Par le même goût d'indécence, et non, je pense, par superstition, il se voua aux mystères d'Isis, et il les célébra avec les prêtres de cette divinité égyptienne. Comme eux il se faisait raser la tête, il portait avec eux le simulacre d'Anubis ; et n'oubliant pas même dans cette cérémonie religieuse ses inclinations malfaisantes, il agitait le brancard qui soutenait la statue, de façon que la gueule et les dents de ce dieu chien frappassent de rudes coups sur la tête rase de ses ministres.

Aussi bas dans ses procédés avides pour avoir de  l'argent, que dans tout le reste de sa conduite, Commode, au jour anniversaire de sa naissance, changeait  les présents qu'il était d'usage de lui apporter en contributions fixées et déterminées. Les sénateurs de Rome, leurs femmes et leurs enfants étaient taxés à deux pièces d'or par tête, valant cinquante deniers. Dans les autres villes les sénateurs en étaient quittes pour cinq deniers ou dragmes, qui peuvent s'évaluer à cinquante sols de notre monnaie. Dans une occasion où l'argent lui manquait, il feignit de vouloir aller en Afrique, et il exigea sous ce prétexte les sommes nécessaires pour un grand voyage. Lorsqu'il les eut touchées, il les dissipa en festins de débauche, et ne partit point, supposant que le sénat et le peuple ne pouvaient se résoudre à le voir s'éloigner de Rome.

Avec cette indignité de mœurs qui le couvrait d'opprobre, Commode était plein de vanité, amateur de titres fastueux ; et il en accumulait sur sa tête me multitude qui ne servait qu'à le rendre pleinement ridicule, et qui fait bien sentir le peu de prix de tee ce qui n'est que décoration extérieure, apanage de la fortune, et non du mérite. Voici quelle était la suscription de ses lettres au sénat, telle que Dion la  rapporte : L'EMPEREUR CÉSAR LUCIUS ÉLIUS AURÉLIUS COMMODE AUGUSTE, LE PIEUX, L'HEUREUX, LE SARMATIQUE, LE TRÈS-GRAND GERMANIQUE, LE BRITANNIQUE, LE PACIFICATEUR DE L'UNIVERS, L'INVINCIBLE, L'HERCULE ROMAIN, GRAND PONTIFE, JOUISSANT DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE POUR LA DIX-HUITIÈME FOIS, HUIT FOIS IMPERATOR, SEPT FOIS CONSUL, PÈRE DE LA PATRIE ; AUX CONSULS, AUX PRÉTEURS, AUX TRIBUNS DU PEUPLE, ET À L'HEUREUX SÉNAT COMMODIEN SALUT. Plusieurs de ces titres ont besoin de quelque explication, et il est utile de les bien entendre pour se faire une idée plus juste et plus complète de la vanité absurde qui portait Commode à les rechercher.

Il pouvait s'attribuer le surnom de Pieux comme héréditaire, puisque son aïeul adoptif Tite Antonin l'avait porté. Celui d'Heureux était renouvelé en sa personne d'après l'exemple de Sylla, modèle odieux, et qu'un bon prince ne se serait pas proposé d'imiter. Commode est le premier qui ait réuni ces deux titres, qu'il méritait si peu. Ils furent adoptés par lai plupart de ses successeurs, sur les médailles desquels on les trouve très-communément.

Commode prenait les titres de Sarmatique, de Germanique, de Britannique, pour des victoires assez peu considérables, gagnées par ses lieutenants sur les nations auxquelles ces noms se rapportent. On doit remarquer que celui de Germanique avait été employé par un si grand nombre d'empereurs, que la gloire en paraissait alors usée. Il fallait le relever, et pour ainsi dire le rajeunir par l'épithète très-grand, aussi aisée à copier que le nom même.

Je ne trouve dans le règne de Commode aucun fondement au titre de Pacificateur de l'univers. La paix qu'il avait conclue après la mort de son père avec les Barbares voisins du Danube ne fut pas honorable à l'empire, et elle ne regardait qu'une partie des frontières. Celle dont jouissait l'état au dedans n'était point son ouvrage, mais l'effet de la valeur et de la sagesse de ceux qui l'avaient précédé ; et par ses cruautés il la rendit plus sanglante que la guerre même. Le nom d'ennemi du genre humain lui eût mieux convenu que celui de pacificateur.

Il s'attribuait la qualité d'invincible à raison de ses combats contre les bêtes et contre les gladiateurs. Il n'y réussissait que trop bien ; et rien ne prouve mieux la bassesse de ses sentiments que les trophées qu'il faisait de ces honteuses victoires.

C'était aux mêmes titres qu'il s'appelait l'Hercule romain. Imitateur des travaux d'Hercule, il se croyait eu droit de prendre le nom de ce dieu, et les symboles qui le caractérisaient. Il paraissait souvent revêtu d'une peau de lion, et tenant en main une massue ; ou bien il faisait porter devant lui ces marques glorieuses de sa divinité, et il en était si jaloux que, lors même qu'il n'assistait point aux jeux, il voulait qu'on les plaçât sur le trône qui lui était destiné. Ce qu'il y a de bien singulier, c'est qu'en même temps il s'habillait des étoffes les plus fines et les plus riches ; en sorte qu'il étalait en sa personne un bizarre assemblage de la mollesse des femmes et de la vigueur des héros. Il réunissait aussi quelquefois sur sa personne les attributs de Mercure à ceux d'Hercule : composition doit il n'était pas l'inventeur, et dans laquelle il imitait les Herméraclès[10], que l'on plaçait communément dans les palestres.

Commode, s'étant ainsi fait dieu, voulut être honoré comme tel. Il exigeait les adorations, le culte des sacrifices. Il établit un prêtre consacré à son nom. Il remplit Rome de ses statues ; et portant jusque dans l'exercice de sa vanité sacrilège son caractère cruel et féroce, il se fit dresser, vis-à-vis du lieu où le sénat s'assemblait, une statue dans une attitude menaçante, tenant tut arc bandé et dirigé contre le sénat. On abattit cette statue après sa mort, et l'on y en substitua une de la Liberté.

Ce sénat que Commode haïssait si violemment, il l'avait pourtant appelé de son nom Sénat commodien, comme il paraît par la suscription que j'ai rapportée : tant il y avait d'inconséquence et de contradiction dans les vues, ou plutôt dans les fantaisies de cet empereur insensé. Il voulait voir son nom partout. Le sénat fut donc appelé Commodien ; la ville de Rome, Colonie commodienne ; les légions et les armées, Commodiennes ; le jour où tout cela fut réglé et arrêté, Commodien : enfin le siècle où il vivait, et qu'il prétendait être le siècle d'or, il l'appela Commodien. Il changea les noms des douze mois de l'année, et il leur en assigna de nouveaux, tous tirés des noms qu'il portait lui-même, et des surnoms qu'il s'attribuait. Dion nous en donne la liste. J'y remarquerai seulement celui d'Amazonien, substitué à janvier. Ce nom plaisait par deux endroits à Commode, comme lui rappelant et Hercule vainqueur des Amazones, et Marcia sa concubine, qu'il aimait à faire peindre dans l'habillement de ces femmes guerrières. Lui-même il eut la pensée de paraître sur l'arène de l'amphithéâtre en cet équipage. On ne dit pas si l'exécution suivit ; mais rien n'empêche de le croire, puisqu'il se montrait souvent en public en habit de femme.

Je ne doute pas que le récit de ces extravagances n'ennuie mon lecteur. Je m'ennuie beaucoup moi-même à les rapporter ; mais après tout, ces traits de folie outrée, réunis avec la plus haute fortune, sont nue leçon nécessaire aux hommes pour réformer leurs jugements, et pour les convaincre de l'erreur où ils sont lorsqu'ils regardent comme les plus grands des biens l'autorité, l'affluence des richesses, le rang supra me. Heureux encore, si cette conviction devenait intime et sérieuse, et influait dans la pratique !

Rome, déjà si malheureuse par les vices de son prince, éprouva encore sous ce même règne les accidents les plus funestes, la famine, la peste et des incendies furieux.

J'ai parlé de la famine, qui ne fut point l'effet de la stérilité de la terre, mais de la méchanceté des hommes, et que les remèdes même mal appliqués et mal conduits ne firent qu'aggraver.

La peste, dont je n'ai dit qu'un mot, ravagea toute l'Italie ; mais elle ne se fit sentir nulle part plus violente qu'à Rome. Dion assure qu'il y mourait deux mille personnes par jour. Hérodien rapporte que les bacs comme les hommes souffraient les mortelles atteintes du mal contagieux. L'histoire ne fait mention d'aucune sensibilité que Commode ait montrée, d'aucun soin qu'il ait pris pour soulager ses sujets attaqués d'un si redoutable fléau ; mais elle nous instruit des précautions prudentes dont il usa pour sa sûreté. Il se retira dans la campagne de Laurentum, pays agréable et embaumé par les forêts de lauriers dont il était couvert, et qui par leur odeur salutaire servaient de préservatif contre la corruption de l'air.

Dion joint à la peste des assassinats commis dans tout l'empire par des aiguilles empoisonnées. C'est le second exemple de cette horreur, déjà mise en pratique, comme nous l'avons vu, au temps de Domitien.

Il y eut deux incendies dans Rome sous le règne de Commode : le premier causé par le tonnerre qui, étant tombé sur le Capitole, y mit le feu, et consuma des bibliothèques et plusieurs édifices du voisinage. Nous avons plus de détail sur le second, que Dion et Hérodien décrivent avec quelque étendue. Le feu prit à une maison de particulier, et il gagna le temple de la Paix qui en était proche. Ce temple, bâti par Vespasien, était l'un des plus magnifiques de Rome, et rempli de riches offrandes. On se souvient que Vespasien y avait porté les dépouilles du temple de Jérusalem. D'ailleurs les grands bâtiments qui l'accompagnaient servaient de magasins pour les marchandises précieuses de l'Égypte et de l'Arabie. Tout fut consumé, et non seulement la ville fut privée d'un de ses plus beaux ornements ; mais plusieurs particuliers y perdirent toute leur fortune. Le feu se communiqua ensuite au palais impérial, et il s'attacha au lieu où se gardaient les archives de l'empire, dont il détruisit une grande partie. Le temple de Vesta, qui était le sanctuaire des dieux pénates de la ville de Rome, périt aussi deus ce même incendie. On eut bien de la peine à sauver le palladium : et ce gage sacré, qui n'avait jamais été exposé aux regards d'aucun mortel, parut alors à la vue de tout k monde, porté par les vestales, qui le dérobaient aux flammes et cherchaient à le déposer en lieu de sûreté. Le feu dura dans une grande violence pendant plusieurs jours, et il ne cessa, selon Dion, que faute de nourriture. Hérodien fait venir au secours d'abondantes pluies qui l'éteignirent. C'était une grande calamité, et la superstition en fit un prodige, qui par l'embrasement du temple de la Paix prédisait les guerres civiles, dont la mort de Commode fut suivie.

L'empire romain eut donc à souffrir sous Commode toutes les espèces de malheurs, excepté néanmoins ceux de la guerre. La paix fut peu troublée au dedans : sur les frontières les Barbares furent contenus, non par les exploits du prince, mais par la valeur et l'habileté de ses lieutenants. Il en eut plusieurs d'un mérite distingué dans le métier des armes. J'ai fait mention d'Ulpius Marcellus. Pertinax, Sévère, Albin, Niger, qui tous parvinrent à l'empire, ou le disputèrent, étaient de braves guerriers. Après tout, leurs exploits ne paraissent pas avoir été considérables, sans doute parce que leurs talents n'eurent pas un champ libre pour s'exercer.

Ce que nous savons des guerres faites sous Commode, se réduit donc à très-peu de chose. J'ai pack de ce qui se passa dans la Grande-Bretagne. Lampride témoigne que les armes romaines remportèrent des avantages sur les Maures, sur les Daces, sur les Sarmates. Niger commandant en Orient eut affaire aux Sarrasins, peuple devenu depuis si fameux par ses conquêtes prodigieuses, et qui parait ici pour la première fois dans l'histoire. En conséquence de ces succès, Commode, qui avait pris quatre fois le titre d'imperator avec son père, le prit aussi quatre fois durant le cours de son règne. Et voilà tout ce que les monuments anciens nous apprennent touchant les expéditions militaires faites sous les auspices de cet empereur.

Après l'idée que nous avons donnée du gouvernement de Commode, il est aisé de concevoir jusqu'à quel point il était en même temps méprisé et détesté.

On trouvait en lui l'assemblage de tous les vices, sans mélange d'aucune qualité estimable : nulle règle, nul principe de conduite, non seulement par rapport au bien de l'état, mais en ce qui regardait ses intérêts propres et personnels. Une vie toute de caprice, un attrait insensé pour la débauche la plus honteuse, une prodigalité inouïe, une barbarie qui fait horreur, voilà ce qui composait le caractère de ce prince. Haï des grands et des sénateurs, dont il versait le sang à flots, il n'eut pas même l'attention de se gagner l'affection du peuple. Les citoyens de Rome étaient accoutumés à recevoir des largesses de leurs empereurs. Commode, à qui les revenus de l'empire ne suffisaient pas, et qui était toujours aux expédients pour trouver de l'argent, n'avait point de quoi donner ; et dans les distributions de deniers ou de vivres que l'usage rendait nécessaire, à l'exception d'une seule fois, il se montra toujours avare et sordide. Les sujets de la république dans les provinces, maltraités et vexés, ne demandaient qu'à secouer le joug. Enfin les officiers de sa maison, entre les mains desquels était sa vie, devenaient souvent les victimes de sa cruauté, et il fit mourir un grand nombre de ses chambellans.

Se voyant l'objet d'une haine universelle il comprit le danger ; mais il ne voulait pas y opposer la seule sauvegarde efficace, qui eût été le changement de conduite ; et il recourut à des précautions insuffisantes, se cachant dans ses maisons de plaisance, d'où il sortait rarement, et portant la défiance jusqu'à employer, à l'exemple de Denys le tyran, une flamme légère pour se brûler les poils de la barbe et les extrémités des cheveux, de peur de confier sa tête au rasoir d'un barbier.

Il ne put néanmoins éviter le malheur qu'il s'efforçait de mériter ; et après treize ans de règne, ou plutôt de tyrannie, il trouva enfin parmi ceux qui approchaient le plus de sa personne des ennemis qui vengèrent l'univers.

Il provoqua et hâta sa perte par de nouvelles fureurs, qui enchérirent encore sur les précédentes. Ce fut peu de temps avant sa mort, que pendant une fête qui dura quatorze jours il se donna en spectacle avec moins de pudeur et de retenue que jamais, tuant à coups de flèches et de javelots des bêtes de toute espèce, qu'il avait amassées de toutes les parties de la terre, et combattant contre les gladiateurs.

On l'accablait d'applaudissements : les sénateurs eux-mêmes, comme le témoigne Dion qui était du nombre, répétaient les acclamations qui leur étaient dictées, et tout retentissait de louanges, pendant qu'il n'était aucun des spectateurs qui ne rougit jusqu'au fond de l'âme du déshonneur dont se couvrait le chef de l'empire. Il faut qu'à travers ces applaudissements concertés il ait échappé quelques marques involontaires des sentiments intérieurs qui les démentaient ; car Commode soupçonna que l'on se moquait de lui ; et il en conçut une telle indignation, qu'il fut près de donner ordre à une troupe de soldats de faire main basse sur le peuple. Il voulait aussi mettre le feu à la ville, qu'il regardait comme d'autant plus coupable envers lui, qu'étant sa colonie elle lui devait à ce titre un nouveau degré d'attachement et de respect. Lætus, préfet du prétoire, le détourna de ces desseins furieux ; mais ils transpirèrent dans le public, et il est aisé de juger quel surcroît de haine ils excitèrent contre le prince qui les avait formés.

Commode n'en suivit pas moins ses idées folles et sanguinaires, et le dernier décembre il arrangea un plan digne de lui. Il résolut de faire tuer le lendemain matin les deux consuls qui devaient entrer en charge, Érucius Clarus et Sosius Falco ; de se faire lui-même consul, et de réunir sur sa personne avec les ornements de la dignité consulaire l'équipage de gladiateur. Afin que la scène frit complète, il prétendait aller passer la nuit dans la demeure des gladiateurs, où il avait depuis longtemps une loge, comme l'un d'entre eux : en sorte que, pour prendre possession du consulat, il serait sorti non du palais impérial, mais de cet infatue domicile, gladiateur et consul tout à la fois, et aurait été s'acquitter, ainsi travesti, des augustes cérémonies du premier jour de l'année.

Il communiqua cet horrible dessein à Marcia sa concubine chérie, qui eut assez de sens pour entreprendre de l'en dissuader. Elle employa les prières et les larmes, le conjurant de ne point déshonorer le rang suprême par de semblables excès, et lui représentait quel danger il y avait pour lui à confier sa personne et sa ne à des gladiateurs, à des hommes qui, n'ayant ni éducation ni sentiment, étaient capables de se porter aux plus liches et aux plus noirs attentats. Commode fut si peu touché -de ces remontrances, que sur-le-champ il manda le préfet du prétoire Lætus, et Éclectus son chambellan, et leur donna ordre de faire les préparatifs nécessaires afin qu'il pût aller coucher dans l'école des gladiateurs. Le préfet du prétoire et le chambellan ne furent pas moins étonnés ni moins confus que ne l'avait été Mercie, et ils osèrent témoigner au prince leur improbation. Commode, fatigué de tant de contradictions, renvoya tes importuns censeurs avec hauteur et dureté, et il entra dans sa chambre comme pour faire sa méridienne selon sa coutume. Étant seul il prit des tablettes, sur lesquelles il écrivit les noms de ceux qu'il se proposait de faire tuer la nuit suivante. À la tête était le nom de Marcia, ensuite venaient Lætus et Éclectus : et il y avait joint plusieurs des principaux du sénat, voulant se délivrer une bonne fois de tout ce qui restait encore d'admirateurs zélés de son père, dont la vue le gênait, et partager leurs dépouilles entre les soldats de sa garde et les gladiateurs. Après avoir achevé sa liste, il referma ces funestes tablettes, et par une négligence de prince il les laissa sur un petit lit de repos, pendant qu'il allait prendre le bain.

Un enfant, dont Commode se faisait un jouet, suivant un usage bien peu modeste pratiqué par les Romains voluptueux, qui avaient dans leurs maisons de petits enfants nus, et seulement décorés de colliers et de bracelets où brillaient l'or et les pierreries, un enfant de cette espèce, que Commode aimait tellement qu'il l'appelait Philocommodus, ami de Commode, vint dans la chambre de l'empereur où il avait ses entrées, et ayant trouvé ces tablettes, il les prit par badinage et pour s'en amuser. Comme il sortait, Marcia le rencontra, et, après l'avoir embrassé et caressé, lui voyant en main des tablettes, qu'elle soupçonna pouvoir être quelque pièce d'importance, qu'il ne fallait pas laisser égarer par un enfant, elle les lui ôta. En les ouvrant, elle reconnut l'écriture de Commode, et piquée de curiosité, elle lut, et fut bien étonnée de voir une liste fatale de personnes condamnées à mourir, à la tête desquelles était son nom, avec ceux de Lætus et d'Éclectus. Je te loue, Commode, dit-elle en elle-même. Voilà la digne récompense de ma tendresse pour toi, et de la patience avec laquelle je supporte depuis tant d'années tes brutalités. Mais ivre perpétuellement de vin et de débauche, comme tu fais gloire de l'être, tu ne réussiras pas contre une femme qui a toute sa tête et toute sa raison.

Elle mande aussitôt Éclectus, qu'elle aimait, dit-on, plus que Commode, et lui présentant les tablettes : Voyez, lui dit-elle, quelle fête on nous prépare pour cette nuit. Éclectus était un Égyptien capable de tout oser. Il ne balança pas un moment : il fait avertir Lætus, et tous deux ensemble ils vont tenir conseil chez Mercie, sous prétexte de préparer l'exécution des ordres que l'empereur avait donnés pour la nuit. Le danger pressait : il fallait prévenir Commode, ou périr. Marcia se chargea de l'empoisonner au sortir du bain. La chose était aisée, et pouvait s'exécuter sans donner de soupçon ; car Marcia avait coutume de lui présenter elle-même à boire lorsqu'il rentrait, soit après le bain soit après les exercices violents auxquels il se plaisait.

Le poison fut préparé, mêlé avec un vin exquis, et donné par Marcia à Commode, qui, après le bain, ayant combattu contre des bêtes, revenait fort altéré. Il le prit sans aucune défiance, et peu après il se sentit la tête pesante, et voulut dormir. Lætus et Marcia firent retirer tout le monde, comme pour laisser reposer l'empereur, et on n'en fut point étonné. Commode n'observait aucun ordre dans son régime : il prenait le bain sept à huit fois par jour ; il mangeait à toute heure, dormait de même. Ainsi il ne resta personne auprès de lui que les conjurés, qui se trouvèrent absolument maîtres de sa vie.

Après quelques moments de sommeil, il s'éveilla avec des convulsions et de violentes tranchées. Il vomit beaucoup, et Marcia appréhenda que le poison ou ne sortit tout entier, ou ne testât en si petite quantité dans le corps qu'il ne pût pas produire son effet. Le médecin, qu'elle avait mis dans sa confidence, persuada à l'empereur, que, pour dissiper l'engourdissement qu'il se sentait, il devait prendre l'exercice de la lutte. Ou lui donna pour adversaire l'athlète Narcisse, que l'on avait bien instruit de ce qu'il aurait à faire. Celui-ci, en luttant contre Commode, le saisit à la gorge, et la lui serra tellement qu'il l'étouffa.

Dès que Commode fut mort, les conjurés, qui voulaient dérober aux soldats de la garde la connaissance de ce qui venait d'arriver, enveloppèrent son corps dans quelques méchantes hardes, et ils en chargèrent deux esclaves affidés, comme d'un paquet de choses inutiles qu'il fallait emporter hors du palais. Ce cadavre fut déposé à la hâte dans un lieu[11] inconnu, d'où Pertinax, successeur de Commode, le fit transférer au tombeau de ses ancêtres.

Il y a quelques variations dans les différents historiens sur les circonstances de cet événement tragique. Mais tous conviennent sur le fond, tous rapportent que Commode fut empoisonné et étranglé, et ils assignent pour auteurs de sa mort Marcia, Lætus, et Éclectus. Dans les détails, j'ai suivi principalement le récit d'Hérodien, comme le mieux circonstancié.

Commode périt âgé de trente-et-un ans et quatre mois, ayant régné, depuis la mort de son père, douze ans neuf mois et quelques jours. Quoique ceux qui attentèrent à sa vie aient commis un très-grand crime, il faut convenir d'un autre côté que jamais homme ne mérita mieux une fin funeste. Son malheur fut comme un signal et un présage pour ses successeurs, qui presque tous périrent de mort violente. Il avait anéanti les lois, qui font la sûreté des souverains comme celle des peuples. Il porta le premier la peine de sa folie. Mais le mal se perpétua, comme je l'ai déjà observé ; et le mépris qu'il avait attiré sur sa personne rejaillit sur la majesté impériale, qui ne se releva plus de l'avilissement où il l'avait fait tomber, et qui devint le jouet des gens de guerre, dont il avait nourri la licence.

Sa mémoire fut détestée. Le sénat, dans des acclamations que Lampride rapporte fort au long, lui prodigue les titres les plus injurieux, le traitant d'ennemi des dieux, de parricide, de tyran plus cruel que Domitien, plus impur que Néron. Il demanda que l'on tramât son corps avec le croc dans les rues, qu'un le privât de sépulture ; et après que Pertinax l'eut fait inhumer, le sénat voulait qu'on le déterrât et qu'on jetât ses cendres au vent. On renversa ses statues, on effaça des monuments publics toutes les inscriptions qui pouvaient lui être honorables ; et ou lui rendit ainsi la pareille pour l'ignominie injuste qu'il avait fait subir à un grand nombre d'innocents, dont il était les noms des fastes, après leur avoir ôté la vie. Le peuple entrait avec, transport dans les sentiments du sénat ; les soldats seuls regrettèrent un prince qui les comblait de ses dons, et les laissait vivre dans la mollesse.

Il ne fit aucun ouvrage public pour l'embellissement ou pour l'utilité, soit de Rome, soit des autres villes de l'empire, et il eut l'indécente vanité de faire mettre son nom sur des édifices que d'autres avaient construits.

On lui fait honneur néanmoins d'un établissement dont il fut avantageux pour l'approvisionnement de Rome et de l'Italie. La flotte d'Alexandrie y apportait les blés de l'Égypte. Commode en établit une semblable à Carthage pour le transport des blés de l'Afrique, afin que dans le besoin l'une suppléât à l'autre. Mais il gâta encore cette institution louable par la vanité ridicule qu'il y mêla, en changeant le nom de Carthage en celui d'Alexandrie Commodienne, et en voulant que la flotte fut appelée flotte de Commode Hercule.

Ce prince, si digne de mépris et d'horreur, ne fut point contraire aux chrétiens. L'église jouit de la paix sous son règne, et elle prit de grands accroissements. Commode était trop occupé de ses plaisirs pour être capable d'aucune autre attention. Dieu se sert ainsi des vices mêmes des hommes pour l'accomplissement de ses desseins.

Nous ne pouvons citer aucun écrivain latin du temps de Commode. Les plus célèbres entre les Grecs sont Pollux et Athénée, tous deux grammairiens, tous deux faisant preuve d'érudition et de recherches, l'un par rapport à sa langue, l'autre en ce qui regarde les antiquités historiques. Mais cette élévation, ce génie, ce beau feu, qui caractérisent un mérite supérieur, c'est ce qu'il ne faut pas chercher dans les écrivains du siècle dont je fais l'histoire. Les talents n'étaient pas encouragés par un prince qu'abrutissaient les voluptés, et qui soupçonnait à peine qu'il eût une âme.

Ainsi périssaient les études, qui avaient souffert déjà depuis longtemps de considérables altérations. Nous n'avons point vu chez les Romains d'orateur depuis Pline, d'historien depuis Tacite, de poète depuis Juvénal. À la belle littérature succéda la philosophie, au goût philosophique la barbarie.

 

FIN DU TOME SIXIÈME

 

 

 



[1] Hérodien parle en plus d'un endroit de ce feu porté par honneur devant les empereurs romains et les impératrices. Il y lieu d'être surpris qu'un usage aussi singulier ne soit attesté que par ce seul écrivain. On peut voir ce qu'en dit Juste-Lipse dans son commentaire sur Tacite, Annales, I, 7.

[2] Dion, qui vint à Rome sous le règne de Commode, et qui y était probablement lorsque se passaient les faits dont je rends compte, nomme, au lieu de Quintianus, un Claudius Pompéien, qu'il prétend avoir été gendre de Lucille, et eu commerce incestueux avec elle. Hérodien que j'ai suivi, vivait aussi du même temps. Il est plus aisé de s'étonner de cette contrariété entre deux écrivains contemporains, que de céder auquel des deux on doit donner la préférence. Dion était plus élevé en dignité, et par conséquent plus à portée d'être instruit exactement de la vérité des faits. Mais nous n'avons que des extraits de son histoire, qui peuvent n'avoir pas été faits avec assez d'intelligence et d'attention. Au contraire, l'ouvrage d'Hérodien nous reste en entier. D'ailleurs son récit est plus suivi, mieux lié, plus circonstancié. Ce sont ces considérations qui m'ont déterminé en faveur d'Hérodien, sans prétendre dominer sur le jugement de personne.

[3] Je dis que ces consuls étaient subrogés, et non ordinaires, parce que leurs noms ne se trouvent point dans les fastes.

[4] Hérodien dit ses fils au pluriel ; mais dans la suite il fait mention d'un seul comme commandant en chef. Le plus jeune était vraisemblablement lieutenant de son frère.

[5] Il descendait apparemment, comme l'observe M. de Tillemont, d'Arrius Antonius, aïeul maternel de L. Antonin, qui était grand-père de Commode par adoption.

[6] CAPITOLIN, Pertinax, 3.

[7] LAMPRIDE, Commode, 7.

[8] LAMPRIDE, Commode, 8.

[9] Néron avait fait élever ce colosse pour lui, et Vespasien l'avait consacré au soleil.

[10] C'étaient des statues qui portaient une tête d'Hercule sur une base carrée qui représentait Mercure. On en peut voir la figure dans le tome premier des Antiquités du P. de Montfaucon. Mercure en grec était appelé Hermès, et Hercule Héraclès.

[11] Nous lisons dans Hérodien le mot άρισεΐον, que M. de Tillemont croit pouvoir interpréter tombeau de gens illustres. Je soupçonne quelque altération dans le texte de l'historien grec. Il parait peu vraisemblable que ceux qui voulaient cacher le corps de Commode, l'aient porté dans un monument de héros.