HISTOIRE DES EMPEREURS ROMAINS

 

MARC AURÈLE

LIVRE UNIQUE

§ II. Idée générale de la guerre des Marcomans.

 

 

La guerre des Marcomans, dans le récit de laquelle je dois maintenant entrer, est ainsi appelée, non que les Marcomans l'aient seuls entreprise et soutenue contre les Romains, mais parce qu'ils sont les plus célèbres des peuples qui y prirent part. Dans les récits tronqués et morcelés que nous en avons, il est fait mention des Jazyges[1], des Quades, et de plusieurs autres nations germaniques, dont on peut trouver les noms dans Capitolin et dans Dion, et qui, tantôt alliées entre elles, tantôt ennemies, réunissaient souvent leurs forces contre les Romains, et dans d'autres occasions se faisaient mutuellement la guerre avec haine et acharnement. Une telle complication de faits et d'intérêts devient un chaos par l'obscurité et la brièveté des monuments qui nous restent. Je n'entreprendrai donc point d'en donner une histoire suivie et liée, mais simplement une idée générale avec quelques-unes des circonstances les plus importantes.

La guerre dont il s'agit occupa Marc Aurèle pendant presque tout son règne, ne lui laissant que d'assez courts intervalles de repos, parce que les Barbares qu'il avait à combattre, inquiets par caractère, et incapables, soit de constance dans les disgrâces, soit de tranquillité si la nécessité ne les y forçait, étaient toujours prêts à demander la paix lorsqu'ils se sentaient pressés, et toujours prêts à reprendre les armes dès que le danger n'était plus.

Je distingue dans la guerre des Marcomans trois époques, dont l'une nous conduit jusqu'à la mort de L. Vérus ; l'autre, jusqu'à la rébellion de Cassius en Syrie ; et la troisième se termine avec la vie et le règne de Marc Aurèle.

La guerre des Cattes, dont j'ai déjà dit un mot, avait comme préludé à celle des Marcomans. Les Cattes pénétrèrent dans la Rhétie, et ils menaçaient' l'Italie d'une irruption ; ils furent repoussés et vaincus. Didius Julianus, qui fut dans la suite empereur, acheva de les subjuguer ; et depuis ce temps il n'est plus guère parlé des Cattes dans l'histoire. Leur nom s'est perdu dans celui des Francs, de la ligue desquels ils firent partie.

Les mouvements des Marcomans suivirent de près la guerre des Cattes, et commencèrent dès le temps que les principales forces des Romains étaient occupées contre les Parthes en Orient. Les Marcomans, puissants par eux-mêmes, étaient soutenus des Victovales, et, comme je l'ai dit, de plusieurs autres nations qui, chassées de leur pays par des peuples plus septentrionaux, étaient devenues fugitives et errantes, et se cherchaient un établissement sur les terres de l'empire. C'était du côté du Danube et de la Pannonie que tournaient leurs efforts. Marc Aurèle crut avec raison devoir éviter d'avoir à la fois deux grandes guerres sur les bras. Il amusa les Marcomans, et en temporisant sagement il arrêta leur activité jusqu'à la paix conclue avec les Parthes. Mais d'un autre côté, ces délais donnèrent le temps aux Barbares d'augmenter leurs forces : et lorsque après le triomphe sur les Parthes Mare Aurèle se trouva en liberté d'agir contre les Germains, la guerre était devenue très-considérable, et capable d'alarmer sur le sort de l'empire, d'autant plus qu'elle concourait avec les ravages de la peste, qui emporta une multitude infinie de citoyens et de soldats.

Il fallut donc recourir à des remèdes extraordinaires. Dans une guerre qui paraissait aussi importante que l'avait été celle d'Annibal, on imita ce qui s'était pratiqué après la bataille de Cannes. On arma des escla.ves de bonne volonté, qui ne s'enrôlant que de leur plein gré furent appelés volontaires, à la différence des soldats de condition libre, qui par la loi de l'état étaient obligés de servir. On résolut d'employer les gladiateurs, dont la ville de Rome et l'Italie étaient pleines, au service de la guerre. On forma des corps de troupes légères. On ramassa dans la Dalmatie et dans la Dardanie des brigands accoutumés aux courses et aux coups de main, et on les enrégimenta. Enfin, on acheta des troupes auxiliaires de Germains pour combattre contre des nations germaniques.

À ces précautions de prudence humaine Marc Aurèle joignit le soin de se rendre les dieux favorables par toutes les cérémonies que sa religion autorisait. Il manda de toutes parts des prêtres et des sacrificateurs ; il immola un nombre prodigieux de victimes ; il expia Rome par toute sorte de purifications et de lustrations. Il remplit même la ville de rites étrangers, contre les anciennes maximes de la politique romaine. Sa philosophie, plus discrète que celle d'Adrien, l'avait prémuni contre la magie et contre les opérations où l'on invoquait les démons : mais à cela près, elle l'avait laissé engagé dans toutes les superstitions du culte idolâtrique.

Tous les préparatifs étant faits, il déclara dans le sénat qu'il était nécessaire que les deux empereurs allassent en personne commander leurs armées. Il n'avait pas été assez content de la conduite de Vérus dans la guerre contre les Parthes, pour l'envoyer seul à celle des Marcomans, et il était encore moins disposé à le laisser dans Rome pendant qu'il s'en éloignerait lui-même. il craignait non seulement que Vérus ne se livrât sans aucune retenue en son absence aux délices et à la débauche, mais qu'il ne cabalât contre lui ; car il s'en défiait, et peut-être non sans quelque fondement, quoiqu'il affectât de cacher ses soupçons et de conserver tous les dehors d'une parfaite union avec son frère.

Les deux empereurs partirent de Rome la même année qu'ils avaient triomphé des Parthes, c'est-à-dire l'an de J.-C. 166, et ils vinrent passer l'hiver à Aquilée, pour entrer de bonne heure en campagne l'année suivante. Il parait qu'effectivement ils se transportèrent en Pannonie l'an de J.-C. 167 ; mais nous ne pouvons donner aucun détail sur ce qu'ils y firent, tant nos mémoires sont mutilés, imparfaits, sans ordre, sans date, remplis d'obscurités et de transpositions de faits. Tout ce que nous croyons pouvoir assurer, c'est que dans l'espace qui s'écoula depuis 166 jusqu'en 169 il se donna un grand nombre de combats, dans l'un desquels Furius Victorinus, préfet du prétoire, fut vaincu et tué, mais dont la plupart eurent un succès avantageux pour les Romains ; qu'il y eut encore plus (le négociations, parce que les Barbares effrayés de leurs disgrâces ne cherchaient qu'à entrer en traité, mais de mauvaise foi, et avec une intention frauduleuse ; que Marc Aurèle ne laissa pas de prêter l'oreille à leurs propositions, fatigué peut-être des dégoûts que lui donnait L. Vérus, qui ne l'accompagnait que de mauvaise grâce et avec une répugnance marquée, qui s'ennuyait beaucoup de la guerre, qui regrettait sans cesse les plaisirs de Rome, et à qui toute raison semblait bonne pour y revenir. Le principal bien qui résulta de ces expéditions de Marc Aurèle, c'est que les frontières de l'Italie et de l'Illyrie furent mieux fortifiées qu'auparavant, et mises à l'abri des insultes des Barbares.

Les choses étant en cet état, L. Vérus voulut déterminément retourner d'Aquilée à Rome, et il fallut bien que son frère y consentît. Mais enfin une mort prompte et imprévue délivra Marc Aurèle d'un collègue qui lui était si fort à charge. Pendant qu'ils étaient ensemble en marche, et dans la même voiture, Vérus fut attaqué d'une apoplexie violente : on le saigna sur-le-champ, on le transporta à Altinum, qui n'était pas loin. Il vécut seulement trois jours, au bout desquels il mourut sans avoir recouvré l'usage de la parole, âgé de trente-neuf ans, dont il avait régné près de neuf avec Marc Aurèle.

La calomnie épargne si peu les princes, même les plus vertueux, qu'il se trouva des gens qui osèrent accuser Marc Aurèle d'avoir causé la mort de son frère, soit en l'empoisonnant, soit en le faisant saigner mal-à-propos après l'accident qui lui était survenu. D'autres ont attribué cette mort à Faustine, qui ayant eu pour son gendre les complaisances les plus criminelles, et sachant qu'il en avait révélé l'horrible mystère, se vengea par le poison. Selon une troisième leçon, Faustine avait eu un autre motif. Vérus, disait-on, était mieux avec Fabia sa sœur qu'il ne convient à un frère, et ils formèrent ensemble le dessein de faire périr Marc Aurèle. Ce noir complot vint à la connaissance de Faustine, qui en empêcha l'effet en prévenant Vérus.

La seule diversité de ces bruits contradictoires suffirait pour leur ôter toute créance. D'ailleurs on connaît sur ce point la manie des hommes, qui ne veulent point que les princes meurent comme d'autres de mort naturelle. Mais surtout il faudrait être souverainement injuste, et même insensé pour mettre un pareil crime sur le compte de Marc Aurèle ; et ce serait un sacrilège[2], selon l'expression de son historien, que d'outrager sa vertu par un tel soupçon.

Il n'aimait pas Vérus sans doute, et il ne pouvait pas l'aimer. Outre la contrariété universelle de leurs caractères et de leurs mœurs, Capitolin nous administre un fait particulier, qui dut indisposer beaucoup l'esprit de Marc Aurèle. Annius Libo son parent, servant en Syrie comme lieutenant-général sous Vérus, manqua de déférence pour ce prince ; et au lieu de prendre ses ordres, il déclarait que dans les doutes qu'il pourrait avoir il écrirait à Rome. Il mourut subitement, et il parut sur son corps des marques, de poison ; en sorte que tout le monde demeura persuadé que Vérus était l'auteur de cette mort. Marc Aurèle, si nous nous en rapportons à Capitolin, ne crut point son frère coupable ; et il est vrai qu'il ne lui donna aucune marque de mécontentement. Il souffrit même que Vérus mariât la veuve de Libo à Agaclytus, l'un de ses affranchis ; et il poussa la complaisance jusqu'à assister à ces noces. Mais tout ce qu'on peut conclure de là, c'est l'extrême patience de Marc Aurèle ; et il n'en résulte en aucune façon qu'il fût persuadé de l'innocence de Vérus. Si l'on ajoute les soupçons et les inquiétudes sur les mauvais desseins tramés contre lui-même, il sera aisé de croire que Marc Aurèle ne fut pas fort affligé de la mort de son frère ; mais la malignité la plus outrée ne pourra jamais se persuader qu'il y ait eu part.

 Ce qu'on peut blâmer en lui, c'est l'excès des honneurs qu'il rendit à la mémoire d'un prince si peu digne d'être honoré par Marc Aurèle. Je ne parle point des obsèques magnifiques qu'il lui célébra, et de la pompe avec laquelle il fit porter son corps au mausolée d'Adrien. Mais il mit au rang des dieux celui qui, à la cruauté près, était, comme je l'ai déjà dit, un second Néron. Il lui établit un culte, des sacrifices, un prêtre, un collège d'adorateurs consacrés à sou nom : impiété aussi comique et aussi ridicule devant les hommes, qu'injurieuse à la majesté du seul Dieu véritable.

 Marc Aurèle a usé de la même affectation dans l'ouvrage que nous avons de lui. Écrivant pour la postérité, il n'a point eu honte de remercier les dieux de lui avoir donné un frère, qui véritablement par ses mœurs devenait pour lui un aiguillon de vigilance et d'attention sur lui-même, mais par lequel il avait eu la douce consolation de se voir honoré et chéri.

Il parla plus franchement dans le sénat. En remerciant cette compagnie d'avoir décerné les honneurs divins à Vérus, il déclara qu'il datait en quelque façon le ce jour le commencement de son empire, n'ayant plus un collègue dont la négligence nuisait aux affaires. Il fit même entendre que c'était à ses conseils, et non aux soins de Vérus, que la république était redevable de l'heureux succès de la guerre contre les Parthes. En un mot, le sens de tout son discours ; et l'impression qui en résultat dans l'esprit des sénateurs, furent que la mort de Vérus le délivrait d'un poids qu'il lui avait été très-difficile et très-pénible de porter.

Toute cette conduite n'est point droite ; et Vérus, à peu capable de soutenir dans tout le reste la comparaison avec Marc Aurèle, lui était préférable pour sa franchise ; car ce prince, tout vicieux qu'il était, avait au moins des mœurs simples et ennemies de la feinte et de la dissimulation.

C'est à regret, et par l'obligation de suivre la loi n en use le l'histoire, que je fais remarquer ces taches dans la vie de Marc Aurèle, et j'aime bien mieux avoir à rapporter les attentions de bienveillance qu'il eut pour les sœurs et les tantes de son frère. Il les fit jouir des honneurs dus à leur rang, et il leur assigna des pensions pour les aider à en soutenir la splendeur. Il est encore digne d'éloges pour la conduite qu'il tint à l'égard des affranchis de Vécus, qui avaient pris trop ascendant sur l'esprit de ce prince, et en avaient Abusé. Marc Aurèle les congédia tous, et il ne garda dans le palais que le seul Éclectus, qui ne valait pas mieux que les autres, mais que la providence destinait à délivrer l'univers des fureurs de Commode.

Il ne parait point que Vérus ait eu d'enfants de sa femme Lucille, fille de Marc Aurèle. Elle fut remariée par son père à Pompéien, homme de mérite, mais d'un âge peu proportionné à celui de l'épouse qu'of lui donnait ; et qui d'ailleurs, étant fils d'un simple chevalier romain d'Antioche, ne paraissait pas être né pour devenir le mari de la fille de l'empereur. Aussi ce mariage ne fut-il du goût ni de la princesse, ni de sa mère ; mais Marc Aurèle donnait tout à la vertu.

Durant qu'il était occupé de ces différents soins dans Rome, il ne perdait point de vue la guerre contre les Marcomans, qui de leur côté ne se laissèrent point oublier ; car c'est probablement à ce temps-ci que l'on doit rapporter la grande victoire qu'ils remportèrent sur Vindex, préfet du prétoire, et qui parait être la même dans laquelle Lucien dit qu'ils tuèrent vingt mille hommes aux Romains. Les vainqueurs, profitant leur avantage, s'avancèrent vers l'Italie, pénétrèrent jusqu'à Aquilée, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent cette ville. Le danger fut capable d'alarmer ; et c'est peut-être à cette même occasion que Marc Aurèle fit les grands et extraordinaires préparatifs que j'ai placés dès le commencement de la guerre. Tous ces faits ne sont point datés dans les originaux : ce qui est certain, c'est que Marc Aurèle poussa alors la guerre avec une vivacité et une persévérance tout autres qu'il n'avait pu faire du vivant de Vérus.

Il partit de Rome pour la Pannonie, l'année[3] même qui suivit la mort de son collègue, et pendant cinq années consécutives il demeura sur les lieux, supportant des fatigues incroyables avec un courage qui suppléait à la faiblesse de son corps et de sa santé, et imposant aux autres par son exemple la nécessité d'une vie dure e pénible, qui fit souvent murmurer contre la sévérité des maximes de la philosophie. Il eut de grands succès, il souffrit aussi quelques pertes ; mais les succès l'encouragèrent, et les pertes furent pour lui une raison de s'opiniâtrer à les réparer. Il n'écouta point les représentations de ses amis, qui voulaient l'engager à laisser une guerre si remplie de travaux et de dangers. Son plan était de ne point revenir à Rome, qu'il n'eût réduit les Barbares à se soumettre pleinement.

Nous devrions avoir ici à raconter beaucoup de faits d'armes ; mais je n'en trouve que deux un peu circonstanciés.

Le premier est un combat contre les Jazyges sur le Danube glacé. Ces peuples ayant été vaincus non loin du fleuve prirent la fuite, et ils se crurent en sûreté lorsqu'ils se virent sur la glace. Poursuivis néanmoins par les Romains, ils s'arrêtèrent et firent ferme, comptant avoir un grand avantage contre eux en un pareil champ de bataille ; car leurs chevaux étaient accoutumés à courir sur la glace comme sur la terre, au lieu que le pied glissait aux Romains, et ils avaient peine à se soutenir. L'événement montra aux Jazyges qu'ils se trompaient, et que la valeur et la présence d'esprit dans des troupes bien disciplinées triomphent de tous les obstacles. Les Romains, attaqués en front et par les flancs, se rangèrent de manière à faire face de tous les côtés. Pour affermir leurs pas, ils jetèrent bas leurs boucliers, et mirent le pied dessus. En cet état ils reçurent les ennemis, et se battirent contre eux corps à corps, comme dans une espèce de lutte. Ils les renversaient hommes et chevaux, et si le Barbare avait le temps de se relever, le Romain le saisissait, et Les deux combattants glissant l'un et l'autre ne pouvaient guère éviter de tomber. Mais de quelque façon qu'ils tombassent, le Romain ne manquait pas de prendre la supériorité : même lorsqu'il se trouvait couché sur le dos, et ayant sou ennemi sur lui, d'un coup de pied lancé avec roideur il le jetait de l'autre côté ; et se remettant en pied par un mouvement également agile et vigoureux, il se portait ensuite sur le Barbare, et s'en rendait le maître. Les Jazyges, qui ne connaissaient pas cette façon de combattre, et dont toute la force, comme il a été observé ailleurs, consistait dans l'usage qu'ils savaient faire de leurs chevaux, furent entièrement déconcertés, perdirent courage, et se laissèrent tuer presque sans résistance ; en sorte que d'un très-grand nombre qu'ils étaient, il ne s'en sauva que très-peu.

La suite de cette victoire des Romains, et de plusieurs autres remportées sur les Marcomans et les Jazyges, fut que ces peuples se soumirent ; et Marc Aurèle. vainqueur prit le nom de Germanique.

Le second fait que j'ai annoncé se passa dans le pays des Quades ; et il est tout autrement important, soit en lui-même, soit par le rapport qu'il a avec la gloire de notre religion. C'est la pluie miraculeuse qui, obtenue par les prières des chrétiens, sauva l'empereur et son armée d'un grand péril. Voici de quelle manière Dion raconte cet événement :

Marc Aurèle remporta sur les Quades une victoire merveilleuse dans ses circonstances, ou plutôt elle lui fut donnée de Dieu ; car les Romains couraient un extrême danger, et la divinité les en tira par une merveille étonnante. Les Quades les avaient enveloppés dans un lieu où ils avaient tout l'avantage. Cependant les Romains, ayant formé de leurs boucliers une tortue, se préparaient à les bien recevoir ; mais les Barbares voulurent vaincre sans tirer l'épée, espérant faire périr toute l'armée ennemie par l'excès du chaud et par la soif : et comme ils l'emportaient beaucoup pour le nombre, ils enfermèrent tellement lés Romains, qu'ils leur ôtaient tout moyen d'avoir de l'eau. C'était après un combat que les Romains se trouvaient dans une position si fâcheuse ; en sorte que la fatigue i les blessures que plusieurs avaient reçues, l'ardeur du soleil, la soif, se réunissaient pour les accabler ; et il ne leur restait pas même la ressource de mourir en braves gens l'épée à la main, parce que les Barbares occupant des postes inaccessibles s'y tenaient tranquilles et refusaient de combattre. Tout d'un coup les nuées se rassemblent, elles s'épaississent, et il en tombe, non sans une protection particulière de Dieu, une pluie abondante : ce bienfait du ciel rendit la vie aux Romains. D'abord ils lèvent en haut la tête et le visage, et veulent recevoir l'eau dans leurs bouches ; ensuite ils prennent leurs casques et les présentent à la pluie, et lorsqu'ils les ont remplis, ils boivent avidement, et donnent à boire à leurs chevaux. Les Barbares crurent ce moment favorable pour les attaquer, et pendant qu'ils les voient occupés du soin de désaltérer une soif longtemps soufferte, ils se préparent à fondre sur eux. Mais le ciel, armé contre les ennemis des Romains, lance sur les Quades une grosse grêle et des tonnerres, qui les dissipent, qui les brûlent, pendant que les troupes de Marc Aurèle étaient arrosées d'une pluie douce et salutaire. Ce double prodige rendit les Romains vainqueurs. Les Barbares jetèrent leurs armes, et vinrent chercher un asile au milieu de, leurs ennemis, pour se mettre à l'abri des foudres dont ils étaient écrasés. Marc Aurèle y consentit, accorda la vie sauve aux Quades, et fut proclamé par ses soldats imperator, ou général victorieux, pour la septième fois.

Un poète païen a rendu témoignage à cette même merveille. Claudien, parlant de la victoire de Marc Aurèle sur les Quades, dit : Que l'honneur ne doit point en être attribué aux généraux ; car, ajoute-t-il, une pluie de feu tomba sur l'ennemi. Le coursier environné de flammes agite et secoue son cavalier tremblant ; le soldat sentait son casque se fondre ; il voyait le fer de sa pique et son épée se convertir en des ruisseaux de métal devenu fluide et coulant. Dans ce combat le ciel agit seul, et les armes des mortels n'eurent rien à faire.

La colonne Antonine, monument contemporain, qui subsiste encore aujourd'hui dans Rome, atteste aussi le prodige dont nous parlons. Il y est représenté en bas-relief avec les autres exploits de Marc Aurèle contre les Germains.

Le fait doit donc passer pour constant : il ne s'agit que d'en assigner la cause. Dion a recours à une opération magique : il nous débite qu'un certain Arnuphis, égyptien savant dans la magie, invoqua Mercure aérien et en obtint la pluie souhaitée. Cette idée frivole et absurde n'a pas besoin d'être réfutée : et Marc Aurèle nous apprend lui-même qu'il ne croyait pas à la magie. Capitolin et Claudien font honneur du prodige à la vertu de l'empereur, qui lui mérita cette insigne faveur du ciel. On sent assez que la religion et la vérité ne nous permettent point d'adopter ce dénouement : les chrétiens seuls nous ont donné la cause que nous cherchons.

Nous apprenons d'Eusèbe que dans l'armée romaine était la légion Mélitène, dont les soldats étaient chrétiens ; que ces pieux soldats, dans une si grande détresse, mettant les genoux en terre, adressèrent leurs prières et leurs vœux au Dieu vivant et véritable, qui envoya cet orage miraculeux, salutaire aux Romains, funeste à leurs ennemis. Saint Apollinaire d'Hiéraple ; qui vivait dans le temps même, avait rendu témoignage à ce fait. Tertullien cite une lettre de l'empereur, qui, en rendant compte au sénat de la merveille dont il s'agit, reconnaissait en être redevable aux prières des soldats chrétiens. Il serait à souhaiter que cette lettre se fût conservée jusqu'à nous ; mais quoiqu'elle soit perdue, il ne doit pas moins demeurer pour constant qu'un événement regardé unanimement comme miraculeux ne peut avoir pour auteur et pour cause que Dieu seul, fléchi par la piété de ses fidèles adorateurs. La date de ce prodige[4], si glorieux pour les chrétiens, est fixée par M. de Tillemont à l'an de Jésus-Christ 174.

Je ne sais si c'est en cette occasion qu'Ariogèse, roi des Quades, fut pris par les Romains ; mais je ne dois pas omettre que ce prince barbare est un grand exemple de la clémence de Marc Aurèle. Les Quades l'avaient établi leur roi, sans le consentement, et même comme coutre le gré de l'empereur, qui en fut tellement irrité, qu'il mit sa tête à prix, promettant cinq cents pièces d'or à quiconque le tuerait, et mille à celui qui le lui amènerait vivant. Ariogèse fut fait prisonnier, et Marc Aurèle se contenta de le reléguer à Alexandrie.

Les victoires de Marc Aurèle contraignirent les différents peuples germains à qui il faisait la guerre de lui demander la paix, non pas tous ensemble, mais tantôt les uns, tantôt les autres, selon la diversité des intérêts et des circonstances. Il serait inutile et peut-être fastidieux de donner ici les détails imparfaits que nous offrent sur ce sujet les extraits tronqués et confus de Dion. Voici ce que j'y trouve de plus digne de mémoire.

J'observe d'abord qu'il faut que les Romains, dans ces guerres de Germanie, aient souffert de grandes pertes, puisqu'il est fait mention de plus de cent mille prisonniers qui leur furent rendus en vertu des traités de paix.

En second lieu, il est important de remarquer, pour la suite, que Marc Aurèle se rendit assez facile à accorder des établissements sur les terres de l'empire aux terres Barbares vaincus, qui obtinrent ainsi de lui, au moins en partie, ce qui avait fait le sujet de la guerre. Il en reçut des colonies dans la Dace, dans la Pannonie, dans les deux Germanies, sur le Rhin, et même en Italie et à Ravenne. Mais ceux qu'il avait établis dans cette dernière ville, ayant tramé un complot pour s'en emparer, il sentit le danger de prendre trop de confiance en ces hôtes violents et toujours avides de manier les armes. Il les chassa d'Italie, et ne voulut plus y admettre aucune peuplade barbare.

Parmi les généraux qui se signalèrent sous les ordres de Marc Aurèle dans la guerre des Marcomans, l'histoire nomme Rufus Baséus, parvenu du plus bas degré de la milice au rang de préfet du prétoire. Il était né pauvre paysan, et il retint toute sa vie la grossièreté de son premier état, parlant si mal qu'à peine pouvait-on l'entendre. Il ne laissa pas de devenir un excellent officier, et il est une preuve que la nature toute seule, lorsqu'elle est forte et vigoureuse, se suffit à elle-même pour former, sans le secours de l'éducation, des hommes de mérite.

Pompéien, gendre de l'empereur, acquit aussi beaucoup de gloire en divers commandements importants qu'il exerça dans cette guerre. Mais ce qui lui fait plus d'honneur encore que ses exploits, dont nous ignorons d'ailleurs le détail, c'est la justice qu'il sut rendre au mérite opprimé en la personne de Pertinax, et le soin qu'il eut de le produire et de lui procurer de l'emploi.

Pertinax, qui fut empereur après Commode, n'était point né pour une si haute fortune. Fils d'un affranchi, qui exerçait une profession mécanique dans la petite ville d'Alba[5] Pompéia en Ligurie, et qui lui laissa pour principal patrimoine une éducation honnête, il tint d'abord école et donna des leçons de grammaire. Un emploi si borné ne satisfaisant pas son ambition, il prit le parti des armes, et il obtint une compagnie par le crédit de Lollianus Avitus, personnage consulaire, patron de son père. Il servit en Syrie sous le règne de Tite Antonin, et dans la guerre contre les Parthes sous les ordres de L. Vérus, et il s'acquit la réputation de brave et habile officier. Il s'éleva ainsi par degrés, se montrant toujours supérieur aux postes qu'il occupait actuellement, et il était devenu intendant de la Dace, lorsqu'une intrigue de cour se forma contre lui. Marc Aurèle, tout sage qu'il était, se laissa prévenir par des rapports que dictaient l'envie et la malignité, et il révoqua Pertinax. Pompéien osa se déclarer pour un homme disgracié par l'empereur soi beau-père, et il donna de l'emploi à Pertinax dans le corps de troupes qu'il commandait. Celui-ci s'en acquitta avec sa vigueur et son activité ordinaires : il réussit, il se signala. Alors la fraude tramée contre lui fut approfondie et pleinement découverte. Marc Aurèle ne rougit point d'avouer qu'il avait fait injustice à un homme de bien ; et pour réparer son tort, il combla Pertinax de ses faveurs : il lui donna entrée an sénat ; il le mit au rang des anciens préteurs ; il lui confia le commandement d'une légion. Il n'eut pas lieu de s'en repentir : il tira de lui de grands services dans la guerre de Germanie, et il l'en récompensa par le consulat. Cette élévation suprême irrita de nouveau l'envie. Bien des gens regardèrent la gloire du consulat comme avilie et souillée par la naissance obscure de celui qui venait d'y parvenir. Marc Aurèle prit hautement la défense de son choix. Dans un discours, que cite et qu'avait vu Capitolin, l'empereur loua beaucoup Pertinax, et raconta tout ce que cet illustre guerrier avait fait et souffert ; et en plusieurs autres occasions il le combla d'éloges, soit devant les soldats, soit dans le sénat, témoignant son regret de ne pouvoir, à cause de sa dignité de sénateur, le faire préfet du prétoire. Car cette charge, dont le pouvoir était alors très-grand, et qui était devenue la plus importante de l'état, ne pouvait régulièrement être possédée que par un chevalier romain.

Marc Aurèle, qui se plaisait à honorer la vertu, parce qu'il en avait beaucoup lui-même, dressa des statues dans la place de Trajan à tous les personnages illustres qui avaient perdu la vie dans la guerre des Marcomans.

Le fruit qu'il retira de cette guerre et des victoires qu'il y remporta, fut la délivrance de la Pannonie, qui avait été envahie par les Barbares, et la sûreté des provinces frontières. Il eût souhaité conquérir la Marcomanie et la Sarmatie, c'est-à-dire le pays habité par les Sarmates Jazyges. La révolte d'Avidius Cassius l'empêcha d'exécuter son projet, et l'obligea de laisser, au moins pour un temps, les Barbares en paix.

J'ai déjà eu occasion de parler d'Avidius Cassius, qui eut plus de part qu'aucun autre général romain au succès de la guerre contre les Parthes : c'est ici le lieu de le faire connaître plus particulièrement.

Nous ne pouvons rien apporter de certain sur son origine. Dion le fait Syrien de naissance, natif de la ville de Cyr, et fils du rhéteur Héliodore, qui est sans doute le même dont j'ai fait mention sous l'empire d'Adrien, et qui, ayant acquis un grand crédit auprès de cet empereur, devint préfet d'Égypte. Vulcatius Gallicanus, dont le texte est fort confus et peut-être altéré, semble lui donner pour père Avidius Sévérus, qui du grade de centurion s'éleva aux plus éminentes dignités ; homme de mérite, dit-on, et qui fut extrêmement considéré de Marc Aurèle. Ce qui est constant, c'est que le nom de Cassius, que portait celui dont nous parlons, ne doit point en imposer ni le faire regarder comme descendant de ces anciens Cassius, célèbres au temps de la république, et en particulier du fatum meurtrier de César ; mais il en avait toute la fierté, toute l'audace, toute l'antipathie contre le gouvernement monarchique. Ce qui rendait en lui ces qualités plus dangereuses, c'est qu'elles étaient soutenues de l'habileté dans le métier des armes, et du talent de se faire craindre et obéir du soldat.

Rigide exacteur de la discipline, il rappelait dans Ifs armées dont il avait le commandement la sévérité antique. Il en bannissait absolument tout ce qui sentait le luxe et les délices, et il ne souffrait point que le soldat portât d'autres provisions en temps de guerre que du lard, du biscuit et du vinaigre, qui, mêlé avec l'eau, servait de boisson. Marc Aurèle, qui le connaissait de ce caractère, lui donna à réformer les légions de Syrie ; et voici comment il s'en expliquait dans une lettre à l'intendant de cette armée : J'ai confié à Avidius Cassius les légions de Syrie, qui sont noyées dans les délices, qui prennent journellement les bains chauds, en un mot qui vivent à la mode d'Antioche, et non selon les règles de la discipline romaine. Vous louerez mon choix, si vous connaissez bien Cassius, qui renouvelle de nos jours la sévérité de ceux dont il porte le nom ; car on ne peut gouverner les troupes que par l'ancienne discipline. Vous savez ce vers d'Ennius, qui est dans la bouche de tout le monde : C'est par les mœurs antiques, et par les hommes qui en conservent l'esprit, que se maintient la république romaine. Pour vous, ayez soin seulement de fournir abondamment aux légions les provisions et les vivres ; Avidius, si je me suis fait de lui une juste idée, nous en rendra bon compte. Vulcatius nous a transmis la réponse de l'intendant, qui ne contient rien de remarquable sur l'article de Cassius, mais qui est terminée par une judicieuse réflexion : Tout ce qui est nécessaire pour l'approvisionnement de l'armée, dit cet intendant, est prêt de ma part ; et la chose n'est pas difficile sous un bon général, car alors et les besoins et les dépenses sont beaucoup moindres[6].

Avidius ne trompa pas l'espérance que Marc Aurèle avait conçue de lui. Sur-le-champ il rappela au drapeau tous ceux qui s'en étaient écartés ; et il fit afficher une ordonnance qui portait que tout officier ou soldat trouvé à Daphné[7] serait cassé ignominieusement. Il purgea le camp de tout ce qui est capable d'amollir les courages ; et il déclara aux légions assemblées qu'il leur ferait passer l'hiver sous les toiles, si elles ne corrigeaient leur conduite. Ce n'était pas une menace vaine ; les troupes le savaient bien, et elles en prévinrent l'effet en se réformant. Il eut soin de les tenir en haleine. Chaque septième jour il leur faisait faire l'exercice, et il visitait lui-même leurs armes, leurs habits, leurs chaussures. Cette armée ainsi préparée devint victorieuse des Parthes, et fit en Arménie et en Arabie les grands exploits qui procurèrent une paix glorieuse aux Romains.

La sévérité d'Avidius serait pleinement louable, s'il ne l'eût pas outrée jusqu'à la cruauté ; mais on ne peut s'empêcher de frémir au récit des rigueurs qu'il exerçait sur les malheureux soldats. Quiconque volait le paysan était mis en croix sur le lieu oh il avait commis le délit. Le nombre des coupables n'arrêtait pas la dureté inexorable d'Avidius ; et souvent il en faisait jeter dix à la fois dans la rivière ou dans la mer, aptes les avoir liés par une chaîne commune. Il imagina même un genre de supplice nouveau et inouï. On plantait un mât d'une hauteur démesurée, et il y faisait attacher dans toute sa longueur ceux qu'il avait condamnés à mourir. On allumait au pied de ce mât un grand feu qui brûlait les plus voisins, étouffait les autres par la fumée, ou leur causait la mort par la peur. Ce même général punissait les déserteurs en leur faisant couper ou les mains ou les jarrets. Et ce n'était pas par un sentiment de pitié qu'il leur laissait la vie, mais parce qu'il pensait que la mort anéantissait l'exemple, qui subsistait au contraire dans un criminel vivant misérablement.

Il ne connaissait, comme l'on voit, aucune mesure, aucun de ces tempéraments qui sont nécessaires pour empêcher que ce qui est bon en soi ne devienne vi, cieux par l'excès. Il fut employé par Marc Aurèle dans la guerre contre les Sarmates Jazyges : et pendant qu'il y commandait l'armée romaine, un corps de troupes auxiliaires, conduit par ses centurions, sans attendre l'ordre du général attaqua près du Danube trois mille des ennemis qui ne se tenaient point sur leurs gardes, et, les ayant taillés en pièces, revint au camp avec un grand butin. Les centurions espéraient être bien récompensés pour une action de vigueur couronnée par le succès, et dans laquelle ils avaient suppléé à là négligence de leurs officiers supérieurs, qui laissaient échapper une belle occasion. Cassius en jugea tout autrement. Il les regarda comme des téméraires qui s'étaient exposés à tomber dans une embuscade, dont les exemples étaient fréquents ; comme des infracteurs de la discipline, qui avaient agi de leur chef contre toutes les lois militaires : et en conséquence, ce fut trop peu pour lui de les condamner à la mort, s'il n'y joignait la dernière ignominie et le supplice servile de la croix. Une telle rigueur, à laquelle on n'avait jamais rien vu ni entendu de pareil, excita l'indignation de toute l'armée. Il s'élève des clameurs ; la sédition commence à s'allumer. Avidius, qui actuellement faisait quelqu'un des exercices usités parmi les Romains, arrive presque nu, et, se montrant aux séditieux d'un air intrépide : Frappez, tuez-moi, dit-il, si vous l'osez ; au violement de la discipline ajoutez le meurtre de votre général[8]. Les soldats le craignirent, parce qu'il avait su ne les pas craindre, et tout rentra dans le calme. L'historien ajoute que cet acte de sévérité inouïe porta au plus haut degré l'exactitude de la discipline dans le camp romain, et de plus intimida les Barbares, qui demandèrent la paix à l'empereur. L'effet est bon : la cause qui le produisit ne méritera, je pense, l'approbation d'aucun juge équitable et modéré. Avidius prétendait imiter Marius, dont un des endroits louables avait été la sévérité dans le maintien de la discipline ; mais il outrait son modèle.

Ce qui doit paraître singulier, c'est que ce même homme, rigide jusqu'à la cruauté dans certains cas, se montrait en d'autres indulgent à l'excès. C'était en général un caractère variable, mal décidé, sans principes. On le voyait tantôt respectueux envers la religion, tantôt profane et contempteur des choses saintes : souvent il se montrait avide de vin et de viandes, et dam d'autres occasions il se piquait de supporter la faim et la soif : aujourd'hui amateur de la chasteté, demie plongé dans les plus horribles débauches. Par ces trais si disparates réunis en lui, il paraissait faire revivre Catilina, qui avait rassemblé toutes les apparences de vertus et tous les vices. Il s'en rendit bien digne par le criminel projet qu'il forma d'arracher l'empire et la vie à Marc Aurèle. Il ne craignit point de dire qu'il ne serait un vrai Catilina que lorsqu'il aurait tué le faiseur de Dialogues philosophiques. Il comparait, si je ne me trompe, Marc Aurèle à Cicéron, et ses desseins contre un empereur philosophe avec ceux qu'avait tramés Catilina contre celui qui était le père de la philosophie comme de l'éloquence chez les Romains.

L'attentat contre Marc Aurèle n'était point dans Avidius une résolution subite, mais la suite d'une façon de penser qu'il avait de tout temps nourrie dans son cœur. L'antipathie dont il se parait, comme je l'ai dit, contre la monarchie, n'était en lui que l'ambition de se faire monarque. Il n'avait qu'un zèle faux pour la liberté républicaine, et ses vrais sentiments tendaient à la domination. On rapporte que dès sa première jeunesse il eut l'audacieuse et folle pensée de détrôner Tite Antonin, et que son père, homme sage, arrêta ce projet et en étouffa les indices. Mais l'ambition effrénée d'Avidius n'était point guérie : il continua toujours de se conduire d'une manière au moins suspecte, et voici en quels termes L. Vérus, lorsqu'il commandait en Orient, s'exprimait au sujet de ce général dans une lettre à Marc Aurèle :

Avidius Cassius est avide de l'empire. Je crois en avoir des preuves, et il a déjà donné de justes soupçons contre lui sous Antonin mon père et le vôtre. Je vous conseille de veiller sur ses démarches. Tout ce que nous faisons lui déplaît. Il s'accrédite et se rend puissant ; il tourne en dérision notre goût pour les belles connaissances ; il vous traite de bonne femme livrée aux chimères de la philosophie, et moi de jeune étourdi qui fais un bizarre mélange de l'étude et de la débauche. Voyez quelles mesures vous devez prendre. Je ne hais point Avidius ; mais je doute qu'il convienne à votre sûreté et à celle de vos enfants de mettre à la tête des armées un homme tel que lui capable de se faire écouter des soldats, capable de s'en faire aimer.

La réponse de Marc Aurèle est très-singulière. Parmi des sentiments et des pensées dignes d'un grand prince, elle mêle les raisonnements d'une fausse philosophie et l'expression d'une douceur et d'une magnanimité qui passent le but, et dont par cette raison la sincérité devient suspecte. J'ai reçu, dit-il, votre lettre, pleine de défiances au-delà de ce qui convient au rang que nous occupons, et à un gouvernement tel que le nôtre. Si les dieux destinent à l'empire celui contre lequel vous m'exhortez à me tenir en garde, nous ne pourrions pas nous en défaire, quand nous le voudrions ; car vous savez le mot de notre aïeul Adrien : Personne n'a jamais tué son successeur. Si au contraire Avidius combat l'ordre des destins, lui-même trouvera sa perte, sans que notre cruauté s'en attire le reproche. Ajoutez que nous ne pouvons point mettre en justice un homme que personne n'accuse, et qui, selon que vous l'observez vous-même, est aimé des soldats. De plus, telle est la nature des crimes d'état, que ceux mêmes que l'on vient à bout d'en convaincre passent toujours pour opprimés. Je vous citerai encore ici l'empereur notre aïeul, qui disait que la condition des princes était bien à plaindre, en ce que les conspirations tramées contre eux n'étaient jamais crues dans le public, s'ils n'y périssaient. Domitien avait dit la même chose avant lui ; mais j'ai mieux aimé vois citer Adrien, parce que les maximes même vraies perdent leur autorité dans la bouche des tyrans. Laissons donc la conduite d'Avidius et ses projets pour ce qu'ils sont, puisque d'ailleurs il est bon et vaillant général, et nécessaire à la république. Car quant à ce que vous dites, qu'il faut par sa mort mettre en sûreté la vie de mes enfants, périssent mes enfants si Avidius mérite mieux qu'eux d'être aimé, et si le bien de la république demande qu'il vive plutôt que les enfants de Marc Aurèle !

Voilà ce que j'ai appelé un héroïsme outré et qui passe le but. Au reste, Marc Aurèle agit à l'égard d'Avidius comme n'ayant de lui nulle défiance. Il continua de l'employer dans la guerre d'Orient, dans la Sarmatie, et contre des rebelles d'Égypte, qui sont appelés dans l'histoire bucoles ou pâtres, et que l'activité de cet habile général réduisit au devoir. Avidius ne les vainquit par la force qu'après avoir semé entre eux la division par la ruse ; et il dissipa ainsi une faction qui avait été assez puissante pour mettre en péril la ville même d'Alexandrie.

Ce ne fut qu'après tous ces exploits, et dans la quinzième année du règne de Marc Aurèle, qu'Avidius exécuta enfin le projet qu'il avait roulé dans son esprit toute sa vie, et se fit proclamer empereur.

On a dit qu'il fut encouragé à se révolter par Faustine, qui voyant la santé de Marc Aurèle toujours chancelante, son fils Commode encore très-jeune, et d'un caractère qui promettait peu, craignit, si elle perdait son époux, de périr elle-même avec toute sa famille ; et par cette raison sollicita l'ambition d'Avidius, qui s'engagea à l'épouser. Ce soupçon odieux n'a rien qui répugne aux mœurs et à la méchanceté connue de Faustine : mais il est peut-être difficile de le concilier avec des lettres que nous avons d'elle, et dans lesquelles elle presse vivement l'empereur son époux de tirer une vengeance sans miséricorde des enfants d'Avidius et de tous les complices de sa rébellion ; à moins que l'on ne dise qu'elle en usait ainsi pour cacher la part qu'elle y avait.

Quoi qu'il en puisse être, il parait qu'Avidius profita de l'occasion d'une maladie de Marc Aurèle pour faire répandre le bruit de sa mort, n'espérant pas sans cette fraude détacher ni les soldats ni les peuples de l'amour d'un si bon prince. On sema même la nouvelle, sans doute de concert avec lui, que l'armée de Pannonie, au milieu de laquelle on supposait que Marc Aurèle était mort, lui avait substitué Avidius. Les légions de Syrie qu'il commandait, préoccupées de ces fausses opinions, le proclamèrent empereur, et un des principaux officiers le revêtit des ornements de la dignité suprême, it en récompense reçut de lui la charge de préfet du prétoire. Avidius, attentif à jouer son personnage, affecta un grand respect pour Marc Aurèle, et le supposant mort il le mit au rang des dieux. Tout l'Orient reconnut le nouvel empereur : Antioche se déclara pour lui avec emportement ; l'Égypte et Alexandrie, gouvernées alors par Flavius Calvisius, se soumirent à ses lois, et il y envoya Mécianus son fils pour s'assurer l'obéissance de cette grande province.

Quoique Avidius témoignât beaucoup de vénération pour la vertu personnelle de Marc Aurèle, il ne laissait pas, selon le style de tous les rebelles, de décrier le gouvernement du prince contre lequel il prenait les armes, et de promettre la réforme des abus. On peut juger des discours qu'il tenait par une lettre à son gendre, dans laquelle levant le masque, et ne supposant plus le faux bruit de la mort de Marc Aurèle, il s'expliqué ainsi : Que la république est malheureuse d'avoir à souffrir des vautours qui la dévorent, et que nulle proie ne peut assouvir ! Marc Aurèle est sans doute homme de bien ; mais pour faire louer sa clémence il laisse vivre des hommes qu'il connaît dignes de mort. Où est l'ancien Cassius, dont jusqu'ici je porte inutilement le nom ? Où est la sévérité de Caton le censeur ? Qu'est devenue toute la discipline de nos ancêtres ? Il y a longtemps qu'elle est perdue. Aujourd'hui on ne songe pas même à la regretter. L'empereur fait le métier de philosophe : il s'occupe à disserter sur le juste et l'injuste, sur la nature de l'âme, sur la clémence, et il ne sait point prendre à cœur les intérêts de la république. Vous voyez qu'il faut donner bien des exemples de sévérité, abattre bien des têtes, pour rétablir le gouvernement dans son ancienne splendeur. Que ne méritent point ces indignes gouverneurs de provinces ? Puis-je regarder comme proconsuls ou propréteurs ceux qui ne se croient mis à la tête des provinces, soit par le sénat, soit par l'empereur, que pour vivre dans les délices et pour s'enrichir ? Vous connaissez le préfet du prétoire de notre philosophe. Trois jours avant que d'être mis en place il n'avait pas de pain, et le voici tout d'un coup devenu riche à millions. Par quelle voie, je vous prie, si ce n'est aux dépens du sang de la république et des dépouilles des provinces ? Qu'ils soient riches, j'y consens ; qu'ils nagent dans l'opulence, leurs confiscations rempliront le trésor public épuisé. Puissent seulement les dieux être favorables au bon parti ! J'agirai eu vrai Cassius, et je rendrai à la république son ancienne autorité.

Ces dernières paroles de la lettre de Cassius n'étaient sans doute qu'un langage bien éloigné de ses vrais sentiments. Mais les menaces de verser bien du sang sont conformes à son caractère, et il les eût probablement réalisées, si ses projets accomplis lui en eussent donné le moyen.

Marc Aurèle reçut la nouvelle de la révolte d'Avidius, étant en Pannonie. H en fut instruit par Martius Vérus, alors gouverneur de la Cappadoce, homme d'un rare mérite, et qui s'était signalé dans la guerre contre les Parthes. La réputation d'Avidius était grande, et l'idée d'avoir à soutenir une guerre contre lui effraya d'abord les troupes de Marc Aurèle. Dans Rome la terreur fut si vive, que l'on s'imaginait le voir incessamment arriver aux portes de la ville.

Marc Aurèle voyant le trouble se répandre parmi ses soldats, les convoqua, et leur tint un discours que je rapporterai ici d'après Dion, comme tout-à-fait propre à faire connaître de plus en plus le caractère de ce prince philosophe ; et comme un exemple singulier, et peut-être unique, de modération en pareille circonstance. Braves camarades, leur dit-il, je ne viens point me livrer ici à des sentiments d'indignation. Est-il permis à un mortel de s'irriter contre l'ordre des destins, qui disposent de tout avec un pouvoir suprême ? Mais le cas où je me trouve autorise la plainte. N'est-ce pas en effet une dure nécessité que de n'avoir pas un moment pour respirer en paix, et de passer continuellement d'une guerre à une autre ? Une guerre civile n'est-elle pas un malheur auquel je ne devais point m'attendre ? Il est quelque chose encore de plus cruel pour moi, c'est de voir qu'il n'y ait aucune fidélité parmi les hommes, c'est d'être attaqué par un ami comblé de mes bienfaits, et d'avoir, sans m'être rendu coupable d'aucune injustice, à combattre pour ma place et pour ma tête. Après l'exemple de ce que je souffre, quelle vertu sera en sûreté ? Sur quelle amitié pourra-t-on fonder ses espérances ? Encore si j'étais seul en danger, je prendrais aisément mon parti, sachant que je ne suis pas né immortel. Mais c'est ici un péril commun, qui intéresse tout l'empire et tous les citoyens : la guerre n'épargne personne. Il y aurait un moyen bien simple pour finir la querelle, et je l'embrasserais volontiers s'il était possible. Je suis très-disposé de ma part à proposer à Cassius un éclaircissement, et à me justifier vis-à-vis de lui, soit devant vous, soit devant le sénat : et je lui céderais l'empire sans tirer l'épée, si l'on jugeait que le bien public l'exigeât ainsi. Car c'est pour le service de l'état que je supporte tant de travaux, que je m'expose à tant de dangers, que dans un âge déjà affaibli, et avec une santé délicate, je me tiens ici constamment loin de l'Italie depuis tant d'année, sans goûter jamais un sommeil tranquille, sans prendre un repas qui ne soit sujet à être troublé. Mais je ne dois pas espérer que Cassius se prête à un accord. Comment se fierait-il à moi, après s'être montré si infidèle à mon égard ? Il faudra en venir aux armes, et le succès n'est pas ce qui m'inquiète. Pouvez-vous, chers camarades, douter de la victoire ? Des Ciliciens, des Syriens, des Juifs, des Égyptiens, ne vous ont jamais résisté et ne vous résisteront jamais, quand même ils vous surpasseraient autant en nombre qu'ils vous sont inférieurs même par cet endroit. Avec de pareils soldats le plus grand général n'est pas plus capable de vaincre qu'un aigle qui conduirait une bande de geais, ou un lion à la tête d'une troupe de daims timides. Je sais que Cassius est un guerrier, et, qu'il s'est acquis beaucoup de gloire dans la guerre contre les Parthes ; mais c'est avec vous qu'il a remporté les victoires qui illustrent son nom. Ici il ne sera pas secondé : et d'ailleurs Martius Vérus, qui nous demeure fidèle, est un général bien capable de le contrebalancer. Peut-être Cassius se repent-il déjà de sa démarche téméraire, depuis qu'il me sait vivant ; car ce n'est que sur les bruits de ma mort qu'il a osé se révolter. Mais quand même il persisterait, au moins est-il certain qu'à notre approche la crainte de votre valeur, la honte de m'avoir offensé, ne peuvent manquer de jeter le trouble dans son âme, et de lui faire abandonner ses projets insensés. Tout ce que je crains, je vous le dirai avec une entière franchise, c'est que le désespoir ne le pont à se tuer lui-même ; ou que quelqu'un, pensant me rendre service, ne se hâte de m'en défaire, et ne me prive du plus grand et du plus doux fruit de la victoire. Oui, le comble de mes vœux serait de pouvoir pardonner à un homme qui m'a offensé, de garder la fidélité à un perfide, de me montrer ami de celui qui a violé à mon égard les droits de l'amitié. Peut-être cette façon de penser vous paraît-elle peu croyable, mais vous ne devez point en suspecter la sincérité. Le genre humain n'est pas entièrement perverti, et il nous reste encore quelques vestiges de la vertu des anciens temps. Que si quelqu'un s'opiniâtrait à me refuser créance, ce serait pour moi un nouvel aiguillon, afin que ce qu'il aurait jugé impossible il le vît accompli. Car l'unique avantage que je me propose de tirer des maux présents, c'est de les terminer d'une manière qui fasse honneur à la vertu, et de donner un exemple qui prouve à l'univers, que même les guerres civiles peuvent avoir une fin heureuse.

Telle était la douceur magnanime de Marc Aurèle. C'est ainsi qu'il s'exprima en parlant à ses soldats ; c'est sur ce même ton qu'il écrivit au sénat. Nulle invective, nul reproche contre Avidius, si ce n'est qu'il le traitait souvent d'ingrat. Avidius de son côté respecta toujours Marc Aurèle, et il ne se permit aucune parole outrageuse contre lui, au moins en public : car nous avons vu que dans le particulier il ne le ménageait pas.

Marc Aurèle, obligé d'interrompre le cours de ses victoires en Germanie, se mit en devoir de marcher contre Avidius. Mais ce qu'il avait prévu arriva : l'affaire fut terminée sans lui par le zèle de quelques officiers qui conspirèrent la mort de l'usurpateur. Dans une marche, Antoine, centurion, se jeta sur lui l'épée à la main, et le blessa au cou. Il ne put redoubler, étant emporté par le mouvement de son cheval, et peu s'en fallut qu'Avidius n'échappât. Mais un décurion[9], qui était du complot, acheva ce que l'antre avait commencé. Le rebelle fut tué sur la place, et les deux officiers lui ayant coupé la tête, la portèrent à l'empereur. Ainsi périt Avidius après un règne de trois mois et six jours, comparé avec raison par Dion à un songe. Il n'est point dit que personne ait pris sa défense contre ceux qui le tuèrent. Son préfet da prétoire fut massacré avec lui ; son fils Macianus eut le même sort à Alexandrie. L'abandon où se trouva le rebelle fut universel. Il paraît que les soldats et les peuples qui l'avaient reconnu, après un moment d'ivresse et d'ensorcèlement, revinrent unanimement à l'affection qu'ils devaient à Marc Aurèle. La fausse idée qu'ils avaient eue de la mort de ce prince les avait seule séduits. Dès qu'ils le surent vivant, l'enchantement cessa ; et tous se réjouirent de la mort de son rival, excepté ceux d'Antioche, que des raisons particulières qui ne sont pas expliquées attachaient à Avidius.

Marc Aurèle, après le péril passé, soutint l'honneur des engagements de clémence qu'il avait pris dans la naissance des troubles. Lorsqu'on lui apporta la tête de son ennemi il ne témoigna aucune joie, et il la fit inhumer honorablement. Ce fut sans son ordre, mais uniquement par l'ardeur impétueuse du soldat, que furent tués le fils et le préfet du prétoire d'Avidius, avec un petit nombre de centurions des plus coupables. Il n'y eut point d'autre sang répandu, et toute l'attention du prince se porta à modérer les peines justement méritées. Le sénat avait déclaré Avidius ennemi public et confisqué tous ses biens ; Marc Aurèle accorda à ses enfants la moitié de la confiscation, et il ne voulut pas même que l'autre moitié entrât dans le fisc impérial : elle fut portée au trésor public. Il excepta encore de la confiscation les bijoux en or, en argent, en pierreries, et il en fit don aux filles du rebelle. Alexandra, l'une d'elles, et Druentianus son mari, eurent la liberté d'aller partout où ils voudraient. Tous les enfants d'Avidius, à l'exception d'Héliodore, qui était apparemment plus coupable que les autres, et qui par cette raison fut enfermé dans une île, vécurent en pleine sûreté, non comme la postérité d'un ennemi public, mais avec toute la splendeur de leur ancienne fortune. Marc Aurèle poussa la bonté jusqu'à les mettre sous la protection du mari de sa tante, jusqu'à défendre qu'on leur reprochât jamais le désastre de leur famille : et il y eut des personnes condamnées en justice pour leur avoir fait insulte. Lès complices de la rébellion éprouvèrent la même clémence du prince qu'ils avaient offensé. Il pria le sénat de ne point les traiter à la rigueur. La plus grande peine à laquelle on les soumit fut l'exil : encore en furent-ils bientôt après rappelés. L'histoire fait mention en particulier de Flavius Calvisius, préfet d'Égypte, qui avait fait révolter sa province, et qui néanmoins ne perdit ni les biens ni la vie, et fut simplement enfermé dans une île : et même l'empereur fit brûler les mémoires qu'il avait reçus contre lui, afin qu'il n'existât aucun vestige d'un crime pardonné.

Ce ne fut pat sans éprouver quelque contradiction que Marc Aurèle tint cette conduite. Plusieurs trouvaient son indulgence excessive ; et il lui en fut même fait des reproches. Si Avidius eût vaincu, lui dit-on, en aurait-il ainsi usé à votre égard ? La réponse de Marc Aurèle est remarquable : Avec la vie que nous menons, dit-il[10], et la profession que nous faisons d'honorer les dieux, nous n'avions pas à craindre d'être vaincus. Il croyait donc que la vertu était une sauvegarde contre les disgrâces ; opinion souvent convaincue de faux par mille expériences contraires. C'était chez lui néanmoins un système réfléchi, et il l'appuyait sur des exemples. Il prétendait qu'aucun empereur romain n'avait eu une fin funeste, qu'il ne l'eût méritée par ses vices, et il citait en preuve Caligula, Néron, Othon, Vitellius et Domitien. Galba l'embarrassait ; mais Marc Aurèle ramenait ce prince au rang des autres sur ce principe, dont la vérité pourrait être aisément contesté, que l'avarice est la plus grande tache qui puisse flétrir la vie d'un souverain. Au contraire, il remarquait que ni aucun de ses quatre derniers prédécesseurs, ni Auguste, le fondateur du gouvernement monarchique, n'avaient succombé, soit à embûches, soit à révoltes ; et que les entreprises formées contre les bons princes avaient toujours échoué et tourné à la perte de leurs auteurs. Mais si ces inductions peuvent opérer une probabilité morale, elles sont bien éloignées de la certitude ; et, à la honte du genre humain, les exceptions n'en sont pas rares.

Marc Aurèle, dans le plan de clémence qu'il suivit à l'égard des rebelles, eut surtout à résister, comme je l'ai déjà observé, aux sollicitations de Faustine. Elle lui avait écrit à ce sujet[11], lui alléguant pour motif la nécessité de pourvoir à la sûreté de sa famille par des exemples de sévérité. Voici la réponse de Marc Aurèle. Ma chère Faustine en me pressant de punir les complices d'Avidius, vous témoignez votre tendresse pour votre mari et pour vos enfants ; mais des principes supérieurs me gouvernent, et je suis résolu de pardonner à la famille et aux complices du rebelle. J'écrirai même au sénat pour le prier de modérer l'ardeur de son zèle dans la punition des coupables. Je sais que rien n'est plus utile que la clémence pour attirer à un empereur romain l'amour des peuples. C'est cette vertu qui a élevé au rang des dieux César et Auguste ; c'est elle qui a mérité particulièrement à votre père le surnom de pieux. En un mot, si la guerre eût été terminée au gré de mes vœux, Avidius lui-même n'aurait point souffert la mort. Soyez tranquille ; je crois pouvoir dire à aussi bon titre que le poète Horace : Les dieux me protègent, ma piété est agréable aux dieux[12].

Marc Aurèle, suivant qu'il l'avait marqué à Faustine, écrivit au sénat en faveur de ceux qui s'étaient montrés ses ennemis. Je vous prie et vous conjure, sénateurs, disait-il dans sa lettre, de ne point chercher à signaler votre justice, mais à conserver l'honneur de ma clémence ou plutôt de la vôtre ; qu'il ne soit point dit que le sénat dans l'affaire présente ait condamné personne à mort. Je vous demande qu'aucun sénateur ne soit puni, que l'on ne verse le sang d'aucun homme de distinction ; que les exilés reviennent, que ceux dont on a confisqué les biens tes recouvrent. Plût aux dieux que je pusse pareillement rendre la vie aux morts ! Car on n'approuve jamais dans un empereur la vengeance qu'il tire des injures qu'il a souffertes[13]. Si on est obligé de convenir qu'elle n'est pas injuste, on la taxe de rigueur. Vous accorderez donc le pardon aux enfants d'Avidius, à son gendre et à sa femme ; que dis-je, le pardon ? ils ne sont point criminels. Qu'ils passent leur vie tranquillement, sachant qu'ils vivent sous l'empire de Marc Aurèle ; qu'ils jouissent d'une partie au moins de leur patrimoine, et de leurs bijoux les plus précieux ; qu'ils soient riches et exempts de toute crainte ; qu'ils aillent partout où il leur plaira de diriger leurs pas, et qu'ils portent chez toutes les nations les preuves de ma douceur et de la vôtre. Après tout, ce n'est pas un grand effort de clémence que d'exempter du supplice la femme et les enfants du chef de la conspiration. Je vous prie d'user de la même indulgence à l'égard de ses complices, qui sont de l'ordre du sénat ou de celui des chevaliers, et de leur épargner la mort, la confiscation, la crainte, la flétrissure, l'infamie, et toute espèce de peine. Je mérite que vous procuriez à mon gouvernement cette gloire unique, que dans une cause de rébellion personne n'ait souffert la mort, si ce n'est dans le tumulte et les armes à la main.

Lorsque cette lettre de Marc Aurèle fut lue dans le sénat, elle excita de très-grands applaudissements. Vulcatius nous a conservé les acclamations qui furent prononcées en cette occasion. Ce que j'y trouve de plus remarquable par rapport à la suite de l'histoire, c'est que le sénat y demande pour Commode la puissance tribunitienne. J'observerai encore que parmi les titres que le zèle et l'affection prodiguent à un empereur si digne d'être aimé, se trouve celui de philosophe, dont Marc Aurèle, au faîte de la grandeur, se sentait flatté.

Sa clémence à l'égard de la famille de son ennemi te fut sujette à aucun retour. Il pardonna de si bonne foi à ceux qui appartenaient à Cassius, qu'il les admit même aux honneurs et aux charges. Une protestation de sa part, rapportée par Dion, dépare un peu la gloire d'une conduite si haute. Marc Aurèle, chez cet historien, en pressant le sénat de faire grâce aux coupables, déclare que s'il n'obtient pas ce qu'il demande, il cherchera les moyens de se procurer une prompte mort : langage outré, et qui serait capable de faire douter de la sincérité des sentiments de celui qui l'emploie, si les effets n'en corrigeaient l'impression.

La révolte de Cassius, Syrien d'origine et gouverneur de Syrie, donna lieu d'observer qu'il était contre la saine politique de confier l'autorité dans un pays à un homme qui pouvait y être déjà puissant par sa parenté et par ses liaisons. Pour prévenir un pareil danger, on fit un règlement qui portait défense de mettre à la tête d'une province quiconque y aurait pris naissante.

Je ne dois pas omettre ici une circonstance des troubles d'Orient, qui est tout-à-fait glorieuse pour notre religion, c'est qu'aucun chrétien ne favorisa les desseins criminels de Cassius. Personne n'était plus fidèle aux empereurs que ceux qu'aucun supplice ne pouvait contraindre à leur rendre les honneurs qui ne sont dus qu'à Dieu.

 

 

 



[1] Les Marcomans habitaient la Bohème. Les Jazyges, dont il s'agit ici, occupaient les bords de la Trisse. Le pays des Quades est la Moravie.

[2] CAPITOLIN, Vérus, 11.

[3] An de Rome 921.

[4] Il reste quelques légères difficultés sur certaines circonstances moins importantes. On peut consulter M. de Tillemont, les Notes de Scaliger sur la Chronique d'Eusèbe, et celles de M. Valois sur l'Histoire ecclésiastique du même auteur.

[5] Albe dans le Montferrat

[6] VULCATIUS, Avidius, 5.

[7] Lien de délices et de débauches près d'Antioche.

[8] VULCATIUS, Avidius, 5.

[9] Ce mot signifie un officier subalterne de cavalerie.

[10] VULCATIUS, Avidius, 8.

[11] M. de Tillemont soupçonne de faux les lettres de Faustine et la réponse de Marc Aurèle, parce qu'il s'y trouve certaines circonstances difficiles à concilier avec l'histoire. Ces lettres cependant ont un air fort naturel, et qui ne ressent nullement la fiction. D'ailleurs nous sommes si peu instruits des détails historiques et des dates précises des faits dont il s'agit, qu'il me parait bien dur de rejeter des pièces anciennes, sans autre raison que des embarras qui peuvent venir uniquement de ce que nous manquons de lumières suffisantes.

[12] HORACE, Odes, I, 17.

[13] VULCATIUS, Avidius, 12.