FASTES DU RÈGNE DE MARC AURÈLE. M. AURELIUS CÆSAR III. - L. AURELIUS COMMODUS II. AN R. 912. DE J.-C. 161.Marc Aurèle est reconnu et déclaré empereur. Il associe à l'empire son frère adoptif L. Commodus, lui fait prendre le nom de Vérus, et lui promet sa fille Lucilie en mariage. Consulat des deux Augustes. Naissance de Commodus, fils de Marc Aurèle, le 31 août. Divers mouvements de guerre. Vologèse, roi des Parthes, attaque l'Arménie et la Syrie en même temps. L'oracle du faux devin Alexandre était déjà célèbre. Q. JUNIUS RUSTICUS. - C. VETTIUS AQUILINUS. AN R. 913. DE J.-C. 162.Débordement du Tibre. L. Vérus part pour la guerre contre les Parthes. Trois généraux romains se signalent surtout dans cette guerre, Avidius Cassius, Martius Vécus et Statius Priscus. La guerre dura quatre ans. Les Romains y remportèrent plusieurs grands avantages, dont il est impossible de marquer la date précise. Durant le cours de cette guerre s'accomplit le mariage de L. Vérus avec Lucille. ..... LÆLIANUS. - ..... PASTOR. AN R. 914. DE J.-C. 163.M. NONIUS MACRINUS. - ...... CELSUS. AN R. 915. DE J.-C. 164.M. GAVIUS ORFITUS. - L. ARRIUS PUDENS. AN R. 916. DE J.-C. 165.Paix conclue avec les Parthes. Grande peste qui se répand de l'Orient dans toute l'étendue de l'empire, et dure plusieurs années. Mort de Pérégrinus. ...... SERVILIUS PUDENS. - L. FUFIDIUS POLLIO. AN R. 917. DE J.-C. 166.Triomphe de Marc Aurèle et de L. Vérus. Ils reçoivent tous deux le nom de Père de la patrie. Les fils de Marc Aurèle (il en avait deux alors) soit appelés Césars. Commencement de la guerre contre les Marcomans et autres nations germaniques. Les deux empereurs viennent passer l'hiver à Aquilée, pour être à portée d'entrer de bonne heure en campagne l'année suivante. Martyre de saint Polycarpe. L. AURELIUS VERUS AUGUSTUS. - ..... QUADRATUS. AN R. 918. DE J.-C. 167.Faits d'armes et négociations avec les Barbares pendant cette année et la suivante. Martyre de saint Justin. ..... APRONIANUS II. - ..... PAULUS II. AN R. 919. DE J.-C. 168.Q. SOSIUS PRISCUS. - P. CŒLIUS APOLLINARIS. AN R. 920. DE J.-C. 169.L. Vérus meurt d'apoplexie en revenant d'Aquilée à Rome. Il est mis au rang des dieux. M. CORNELIUS CETHEGUS. - C. ÉRUCIUS CLARUS. AN R. 921. DE J.-C. 170.Marc Aurèle part de Rome pour retourner en Pannonie, et pousse avec beaucoup de vivacité la guerre contre les Marcomans. Avant que de repartir il avait remarié sa fille Lucilie à Pompéien, fils d'un simple chevalier romain, mais homme de mérite. Rufus Baséus, Pompéien et Pertinax, se distinguent dans la guerre contre les Marcomans. L. SEPTIMIUS SEVERUS II. - L. ALFIDIUS HERENNIANUS. AN R. 922. DE J.-C. 171.Solennité célébrée pour la dixième année du règne de Marc Aurèle. ..... MAXIMUS. - ..... ORFITUS. AN R. 923. DE J.-C. 172.M. AURELIUS SEVERUS II. - T. CLAUDIUS POMPEIANUS. AN R. 924. DE J.-C. 173...... GALLUS. - ..... FLACCUS. AN R. 925. DE J.-C. 174.Marc Aurèle, qui depuis son départ, marqué sous l'an 921, n'était point revenu à Rome, toujours occupé de commander en personne la guerre contre la Marcomans, se trouve enfermé avec son armée dans le pays des Quades, et court un extrême danger, dont il est tiré par une pluie miraculeuse qu'obtiennent les prières des chrétiens. Il défend sous peine de la vie d'accuser les chrétiens, sans les exempter de la mort lorsqu'ils seraient poursuivis devant les juges. ..... PISO. - ..... JULIANUS. AN R. 926. DE J.-C. 175.Il fait la paix ou du moins suspend la guerre avec les nations germaniques, à cause de la révolte d'Avidius Cassius en Orient. Avidius, grand homme de guerre, célèbre par plusieurs exploits, qui avait réprimé les Bucoles soulevés en Égypte, pendant que Marc Aurèle faisait la guerre aux Marcomans, se révolte et se fait proclamer empereur. Marc Aurèle fait venir à l'armée son fils Commode, et lui donne la robe virile le 7 juillet. Il se prépare à marcher contre Cassius, qui est tué trois mois après avoir pris la pourpre impériale. Aucun chrétien ne prit part à cette rébellion. Clémence de Marc Aurèle envers la famille et les complices d'Avidius. Puissance du tribunat donnée à Commode. Voyage de Marc Aurèle en Orient. Mort de Faustine, qui est mise au rang des divinités. Marc Aurèle prend une concubine. T. VITRASIUS POLLIO II. - FLAVIUS APER II. AN R. 927. DE J.-C. 176.Marc Aurèle visite la Syrie et l'Égypte, vient à Athènes, où il se fait initier aux mystères de Cérès. Privilèges accordés par lui aux Athéniens. Professeurs établis dans leur ville. De retour à Rome, il triomphe des Marcomans, des Quades et autres peuples germains, avec son fils Commode, le a3 décembre. L. AURELIUS COMMODUS CÆSAR. - ..... QUINTILLUS. AN R. 928. DE J.-C. 177.Remise accordée par Marc Aurèle de tout ce qui était dû au fisc et au trésor public dans un espace de quarante-six ans. Il égale son fils à lui, en le faisant Auguste et Père de la patrie. Martyrs de Lyon. La ville de Smyrne ravagée par un tremblement de terre, et rétablie par les libéralités de Marc Aurèle. ..... GAVIUS ORFITUS. - ..... JULIANUS RUFUS. AN R. 929. DE J.-C. 178.Marc Aurèle, après avoir marié Commode à Crispine, fille de Bruttius Præsens, l'amène avec lui à la guerre contre les Marcomans, qui n'avait été que suspendue, ou qui du moins avait recommencé peu de temps après que l'empereur s'était éloigné de la Germanie. Sénatus-consulte orfitien. COMMODUS AUGUSTUS II. - T. ANNIUS AURELIUS VERUS II. AN R. 930. DE J.-C. 179.Marc Aurèle prend le titre d'Imperator pour la dixième et dernière fois. L. FULVIUS BRUTTIUS PRÆSENS II. - SEX. QUINTILLUS CONDIANUS. AN R. 931. DE J.-C. 180.Mort de Marc Aurèle, à Vienne sur le Danube, le 17 mars. On lui décerne toutes sortes d'honneurs divins et humains. Marc Aurèle était appelé seul à l'empire par le choix d'Antonin, comme je l'ai déjà observé plus d'une fois. Le sénat entra dans les mêmes vues, et déféra à Marc Aurèle seul tous les titres de la souveraine puissance, dont une partie lui était déjà communiquée. Il ne parait point que Commodus ni personne pour lui réclamât les droits que pouvait lui donner au trôné la qualité de fils adoptif de l'empereur qui venait de mourir. Marc Aurèle, par une générosité dont l'exemple est unique dans l'histoire, voulut prouver que le rang suprême n'est point, comme on se l'imagine communément, incapable de souffrir le partage, et il demanda que son frère fût associé à l'empire. Nos auteurs ne nous apprennent point quelle impression fit sur les esprits des sénateurs une proposition si nouvelle et si contraire aux intérêts de celui qui la faisait ; nous savons seulement qu'elle passa. Commodus reçut dans le moment même les titres de César et d'Auguste, la puissance tribunitienne, la puissance proconsulaire : il fut reconnu et déclaré empereur, et égalé en tout à Marc Aurèle, à la seule différence près de la dignité de grand-pontife, que celui-ci se réserva. Marc Aurèle, pour s'unir plus étroitement son collègue, le fit son gendre, et lui promit solennellement sa fille en mariage ; et en même temps, comme s'il l'eût adopté, il lui fit prendre le nom de Vérus, qui était le sien : et c'est ainsi que nous nommerons dorénavant le prince que nous avons appelé jusqu'ici Commodus. Le nom d'Antonin leur appartenait à l'un et à l'autre, comme étant celui de leur père adoptif. Ils se trouvaient tous deux consuls ; et le consulat des deux Augustes fait une époque dans les fastes. Ce qui était nouveau alors et singulier devint assez commun dans la suite, et ne fin plus remarqué. Il est nécessaire d'observer que les deux Augustes ne partagèrent point entre eux les provinces de l'empire, comme avaient fait autrefois Octavien et Antoine. Ils les gouvernèrent en commun, de la même manière que deux frères dans une condition privée régiraient une succession qu'ils posséderaient par indivis : mais comme dans une société de puissance la balance néanmoins ne peut ni ne doit pas être absolument égale, Marc Aurèle avait sur son frère la prééminence que donne la supériorité de l'âge et du mérite malgré l'égalité du pouvoir. Cette première action de Marc Aurèle parvenu au rang suprême est comme l'échantillon de tout son règne, et elle nous donne d'avance l'idée de toute sa conduite. Nous y verrons briller toujours la bonté, l'équité, la générosité, mais non pas peut-être renfermées dans la juste mesure qui doit régler l'exercice même des vertus. On ne peut sans doute refuser des louanges à la magnanimité qu'il témoigna en partageant avec son frère un titre que ceux qui le possèdent sont si jaloux de réserver pour eux seuls : mais cette magnanimité était-elle dirigée par la prudence ? Vérus n'avait aucune des qualités qui concourent à former un bon et grand prince. Il n'est connu dans l'histoire que par son goût pour l'indolence et les voluptés. Il devint, et Marc Aurèle devait le prévoir, un empêchement au bien que son frère pouvait et voulait faire dans le gouvernement de l'empire ; et, s'il eût vécu plus longtemps, qui sait s'il ne se serait pas lassé d'une déférence et d'un respect qui commençaient à le gêner ? D'ailleurs Marc Aurèle, en le laissant dans la condition privée, ne lui eût fait aucune injustice : il se serait simplement conformé à l'exemple et aux dispositions de leur père commun. Sa bonté nuisit à son jugement ; et il faut convenir qu'ici et en plusieurs autres occasions elle devint vraie faiblesse. À l'amour du bien il mêlait l'amour de la gloire et de l'estime publique, qui l'amollissait et partageait ses idées et son cœur. C'est par cette raison que, malgré les éloges dont il a été comblé, il semble que l'on doive lui préférer le caractère d'Antonin, plus net, plus ferme, plus décidé. Du sénat, où avaient été pris et autorisés par les suffrages de la compagnie les arrangements importants dont je viens de parler, les deux empereurs se transportèrent au camp des prétoriens. Ainsi les gens de guerre n'eurent que le second rang, le sénat ayant recouvré, sous cette suite de bons princes que nous avons vus depuis Nerva, la prééminence qui lui appartenait. Marc Aurèle porta la parole, comme le plus âgé, et parce qu'il avait plus de talent et de facilité pour s'énoncer ; car Vérus, par le défaut d'un génie peu heureux, et qu'il avait laissé encore s'engourdir dans la paresse, ne savait pas se tirer avec honneur d'un discours public ; et même l'organe était embarrassé chez lui, et la-prononciation mal articulée. Vingt mille sesterces[1] par tête furent promis aux soldats ; largesse énorme, mais tellement établie par l'usage, qu'aucun empereur n'osa jamais s'en dispenser. Afin que le peuple prît part aussi à la joie de leur avènement, les nouveaux empereurs augmentèrent les distributions gratuites de blé, et ils y appelèrent un plus grand nombre d'enfants de l'un et de l'autre sexe. Après ces premiers soins, qui ne pouvaient se différer, ils célébrèrent avec pompe les funérailles de son père et prédécesseur. J'ai déjà dit qu'ils prononcèrent l'un et l'autre son oraison funèbre. Vérus, quoique mauvais orateur, ne put se dispenser de ce devoir, et il lui était aisé de se faire aider. Dans les commencements de leur empire, leur union fut parfaite. Vérus agissait moins en collègue qu'en lieutenant de Marc Aurèle, et il témoignait même vouloir imiter la sagesse et la retenue de sa conduite[2]. En ce qui regarde le gouvernement, ils prirent l'un et l'autre pour modèle Antonin, dont on n'eut pas lieu de regretter la douceur et la bonté. Ils jouirent d'abord de quelque calme, dont Marc Aurèle profita pour continuer de satisfaire l'attrait qui le portait à orner son esprit par la philosophie et par les belles connaissances. Tout empereur qu'il était, il ne rougissait pas d'aller prendre les leçons de Sextus de Chéronée, philosophe stoïcien, neveu de Plutarque, et il fréquentait l'école d'Hermogène, ce rhéteur fameux par la brillante réputation de sa jeunesse et la décadence de son esprit dans l'âge mûr. La joie publique fut augmentée par la naissance de deux fils jumeaux de Marc Aurèle, qui vinrent au monde le 31 d'août de la première année du règne de leur père[3]. Cet événement fut regardé comme singulièrement heureux, non seulement en lui-même et par la circonstance de deux fils jumeaux, ce qui est rare, mais encore plus parce que l'histoire ne fournissait jusque là qu'un seul exemple d'un héritier né à un empereur régnant : Britannicus est ce premier exemple, Commode et Antoninus Geminus sont le second. Et il n'est peut-être pas inutile d'observer à ce sujet combien les joies humaines, qui paraissent même les mieux fondées, sont incertaines et sujettes à être démenties par le succès. Britannicus ne régna point, et devint la victime des jalousies d'un frère cruel ; Antoninus Geminus mourut en bas âge ; Commode parvint à la souveraine puissance, mais pour être le fléau du genre humain, et s'attirer à lui-même, au bout de peu d'années, une mort funeste et justement méritée. Un furieux débordement du Tibre changea bientôt la face de la ville, et fit succéder à l'allégresse les plaintes et les gémissements. Le ravage fut affreux, grand nombre d'édifices détruits, de bestiaux noyés, de provisions gâtées et submergées, et en conséquence la disette et la famine. Les empereurs apportèrent à ces maux tous les remèdes qui étaient en leur pouvoir ; et aux secours effectifs leur bonté compatissante ajoutait un sentiment qui fut une douce consolation pour les malheureux. On apprit vers le même temps divers mouvements de guerre en Germanie, dans la Grande-Bretagne, du côté des Parthes. La guerre des Cattes en Germanie et celle des Bretons furent des objets de peu d'importance ; mais les Parthes, qui n'avaient point remué depuis Trajan, attaquèrent les Romains avec des forces &aiches et des courages irrités, et ils leur causèrent d'abord des pertes considérables. Vologèse, roi des Parthes, se préparait à la guerre ; comme je l'ai dit, dès le temps d'Antonin. Nous ne savons point et il est inutile de chercher quel motif le détermina à prendre les armes : il est aisé de croire qu'il souhaitait de venger l'honneur de sa nation, si fort maltraitée et humiliée par Trajan, et que l'âge avancé et le caractère pacifique d'Antonin, et ensuite la circonstance d'un nouveau règne, lui parurent des occasions favorables qu'il ne devait pas laisser échapper. L'Arménie, qui de tout temps avait été une semence de discorde entre les deux empires, lui fournit le prétexte qu'il cherchait. Les Romains s'étaient mis en possession de donner des rois à ce grand pays, et Soème y régnait alors sous leur autorité. Vologèse, profitant des troubles qui s'y étaient élevés, entreprit de faire revivre les prétentions de ses prédécesseurs sur cette couronne ; et on conjecture qu'il voulut la faire passer sur la tête d'Osroès, qui pouvait être son frère ou l'un des princes de son sang. Au bruit de l'invasion des Parthes, Sévérien, peut-être gouverneur de Cappadoce, se disposa à entrer en Arménie pour s'opposer à leurs progrès. Avant que de partir, il eut la simplicité d'aller consulter sur le succès de son entreprise le fameux imposteur Alexandre, dont nous pourrons parler dans la suite plus en détail, et il en reçut un oracle qui lui promettait une éclatante victoire et un retour triomphant. L'événement fut bien contraire : Sévérien étant venu camper près d'Élégie, ville d'Arménie, y fut investi par l'armée des Parthes que commandait Osroès. Il y souffrit lui et ses gens, pendant trois jours, les horreurs d'une faim cruelle ; et, ne voulant point se rendre, il fut taillé en pièces avec toutes les troupes qu'il avait amenées. Il est à croire que c'est en conséquence de cette victoire des Parthes que Soème détrôné vint se réfugier à Rome, où il devint sénateur et même consul. Cependant Vologèse, d'une autre part, faisait irruption à main armée dans la Syrie, et il mit en fuite Atidius Cornélianus, gouverneur de cette province ; en sorte que les Syriens alarmés se préparaient déjà à changer de maître et à subir la loi du plus fort. Ces événements doivent se rapporter à la première année du règne de Marc Aurèle et de L. Vérus. Une guerre si importante, et dont les commencements désavantageux faisaient craindre des suites encore plus fâcheuses, leur parut mériter que l'un d'eux se transportât sur les lieux pour la conduire en personne. Les occupations paisibles convenaient mieux au génie de Marc Aurèle, quoiqu'il ait su, lorsque le besoin l'exigeait, se prêter aux circonstances, et paraître dignement à la tête des armées. Vérus avait une santé plus robuste et plus capable de résister aux fatigues. D'ailleurs, comme il était noyé dans la mollesse et dans la débauche, Marc Aurèle espérait que les soins de la guerre pourraient le retirer du vice ; ou du moins c'était une consolation pour lui de ne point voir son frère et son collègue se déshonorer à ses yeux, et donner ses désordres en spectacle à la capitale de l'empire. Il fut donc résolu que Vérus partirait pour la guerre contre les Parthes. Les espérances de Marc Aurèle furent bien trompées. Vérus, avant que de sortir de l'Italie, montra quelle étrange espèce de général il serait, et combien les plaisirs l'occuperaient plus que les affaires. À peine se vit-il débarrassé de la présence importune d'un frère trop sage que, se livrant aux excès de la table dans toutes les maisons de campagne qu'il trouvait sur sa route, il s'attira une maladie qui le retint à Canuse. Marc Aurèle, attentif à remplir tous les devoirs, se rendit auprès de son frère malade, fit des vœux solennels pour obtenir des dieux qu'ils le rétablissent en santé. Vérus guérit, mais il ne se corrigea point. Les nouvelles les plus fâcheuses, qui venaient coup sur coup d'Orient, ne purent hâter sa marche voluptueuse. Après avoir passé un temps considérable à s'amuser à la chasse dans l'Apulie, il s'embarqua ; mais il séjourna à Corinthe et à Athènes, faisant des parties de musique et de symphonie sur la mer. Il s'arrêta dans toutes les villes maritimes de l'Asie mineure, de la Lycie et de la Pamphylie, pour jouir des fêtes et des divertissements par lesquels on y célébrait son arrivée. Enfin il vint à Antioche, ville de délices, et il s'y fixa pendant les quatre ans que dura la guerre, menant une vie conforme aux mœurs des habitants et à la mollesse du climat : le jeu, le vin, la bonne chère, les débordements de toutes les espèces, sans en excepter la plus criminelle, remplissaient tout son temps, et il laissait à ses lieutenants le soin de faire la guerre. Il en avait de fort habiles, qui réunissaient la bravoure à la science militaire et au zèle pour l'exacte observation de la discipline. L'histoire en nomme trois principaux, Statius Priscus, Avidius Cassius, qui se révolta dans la suite, et dont par cette raison nous aurons lieu de parler plus amplement, et Martius Vérus, de qui Dion[4] trace ainsi le caractère. Ce ne fut pas seulement un homme capable de vaincre les ennemis par la force des armes, de les prévenir par sa diligence, de les tromper par la ruse : à ces talents, qui constituent le mérite d'un général, il joignait ceux d'un habile négociateur. Éloquent et persuasif, libéral et magnifique, adroit à amorcer les esprits par les plus flatteuses espérances, il faisait aimer sa société, les grâces régnaient dans toutes ses actions et dans toutes ses paroles. Nul ressentiment ne pouvait résister à ses douces insinuations : il savait présenter sous le plus beau jour tout ce qui tendait à augmenter la confiance ; en sorte que les Barbares, trouvant en lui un redoutable guerrier et un homme aimable, craignaient de l'avoir pouf ennemi et recherchaient son amitié. Les trois commandants que je viens de nommer firent de grandes choses ; mais les monuments qui nous restent ne nous en apprennent point le détail. Nous ne devons pas regretter les histoires composées dans le temps même par des écrivains malhabiles et sans goût, dont Lucien nous a laissé une sage et ingénieuse critique. Il serait à souhaiter que ce censeur délicat et éclairé ne se fût pas contenté de relever les défauts des autres, et qu'il eût voulu, en traitant une si belle matière, nous donner un modèle d'une histoire judicieusement et agréablement écrite. Mais il ne l'a pas fait, et nous sommes réduits à rassembler quelques parcelles répandues çà et là, et présentées d'une façon louche par de maladroits abréviateurs. Les Romains dans cette guerre avaient à défendre la Syrie, et à revendiquer leurs droits sur l'Arménie, en chassant le roi que Vologèse y avait mis. Pour remplir ces deux objets, il paraît qu'ils assemblèrent deux armées ; qu'Avidius Cassius eut le commandement de celle de Syrie, et que Statius Priscus et Martius Vérus agirent du côté de l'Arménie. De part et d'autre le succès fut favorable aux Romains. Ils remportèrent de grandes et de continuelles victoires, dont la plus célèbre et la plus signalée est celle dans laquelle Cassius défit entièrement les Parthes près d'Europus, ville de Syrie. Comme il était guerrier actif et ardent, il ne se borna pas à chasser les Parthes de la province romaine. Il profita de sa victoire, il jeta un pont sur l'Euphrate, malgré la résistance des ennemis qui occupaient l'autre rive, et étant entré dans la Mésopotamie il la traversa tout entière, et vint à Séleucie sur le Tigre, qu'il ravagea et brûla quoiqu'il y eût d'abord été reçu comme ami : sur quoi quelques-uns l'ont accusé de perfidie, d'autres ont prétendu que les Séleuciens avaient les premiers rompu l'accord. Il força aussi Ctésiphon, et il y ruina le palais royal de Vologèse. On ajoute qu'il s'avança jusqu'à Babylone, qui n'est pas loin des deux villes que je viens de nommer. Son retour ne fut pas aussi heureux : invincible vis-à-vis des Parthes, il eut beaucoup à souffrir de la faim et de la maladie. Il lui périt un grand nombre de soldats par ces deux fléaux, et il ramena en Syrie ses légions victorieuses, mais considérablement affaiblies. En Arménie Statius Priscus prit Artaxates, et mit garnison dans Cænépolis. Martius Vérus retint dans le devoir cette dernière ville, où les esprits fermentaient et se disposaient à la révolte. Il se rendit maître de la personne du satrape Tiridate qui, après avoir eu grande part aux troubles de l'Arménie, après avoir tué le roi des Hénioques, allié des Romains, à ce qu'il paraît, repris de ces excès par Martius, avait osé tirer l'épée contre lui. Les armes des vainqueurs pénétrèrent jusque dans la Médie, c'est-à-dire apparemment dans l'Atropatène, voisine de l'Arménie. Voilà tout ce que nous savons de détail sur les exploits des Romains dans cette guerre, qui dura quatre ans. Le succès général fut tel qu'ils pouvaient le souhaiter : et il faut bien que les Parthes aient été entièrement chassés de l'Arménie, puisque Soème fut remis par Martius Vérus en possession de cette couronne. Nos auteurs ne nous apprennent point comment la guerre fut terminée. Il est plus que vraisemblable qu'il y eut un traité conclu entre les deux nations, et M. de Tillemont conjecture même que les Parthes cédèrent aux Romains la Mésopotamie. La paix dura trente ans. L'empereur Vérus n'avait pas vu la guerre. Seulement il s'approcha deux fois des bords de l'Euphrate à la sollicitation de ceux que Marc Aurèle lui avait donnés pour ministres et pour conseils. Du reste, il passa l'hiver à Laodicée de Syrie, l'été à Daphné, faubourg d'Antioche, lieu le plus décrié de l'univers, le printemps et l'automne dans la ville même d'Antioche ; et dans ces différents séjours il s'occupa uniquement de spectacles, de parties de chasse, de toutes sortes de divertissements et de débauches, où il se plongeait sans aucune réserve, pendant que Marc Aurèle, qui était à Rome, avait de si loin l'œil toujours attentif sur les opérations de la guerre, donnait des ordres et envoyait les provisions. Vérus, par une conduite si basse, se fit mépriser des Syriens qui, nés moqueurs, ne lui épargnèrent pas les railleries et l'en saluèrent souvent en plein théâtre. Quoiqu'il eût eu si peu de part à la victoire, les soldats ne laissèrent pas de le proclamer imperator jusqu'à trois fois, et ils lui déférèrent les noms d'Arméniaque, de Parthique, de Médique. Ces mêmes noms furent communiqués à son collègue, et confirmés à l'un et à l'autre par l'autorité du sénat. Mais Marc Aurèle, peu curieux d'une gloire à laquelle il ne croyait pas avoir beaucoup de droit, ne les accepta que par complaisance pour son frère et comme un signe d'union avec lui il en usa sobrement, et il cessa absolument de les employer après la mort de Vérus. Ce fut pendant le cours de la guerre des Parthes que s'accomplit le mariage de Vérus avec Lucilie, fille de Marc Aurèle. Nous ne savons pas en quelle année précisément s'en fit la célébration. La princesse devait avoir quinze ans au commencement de cette guerre. Il parait que son père eut dessein de la mener lui-même à son époux. La vue de Marc Aurèle était probablement d'essayer si sa présence imposerait à Vérin et ne lui ferait pas quelque honte de ses dérèglements. Il conduisit en effet sa fille jusqu'à Brindes ; mais, avant appris qu'on le soupçonnait de vouloir s'approprier l'honneur de la victoire sur les Parthes, comme il était jaloux de sa réputation à l'excès, et même plus timide sur cet article qu'il ne convenait à une âme aussi sûre de sa vertu, il changea de résolution et revint à Rome, laissant sa fille entre les mains d'Annia Cornificia sa sœur, et accompagnée de Civica, oncle de Vérus. Lucilie avait d'ailleurs un très-grand cortège, et elle voyageait avec la magnificence qu'exigeait son rang. Mais Marc Aurèle, qui savait combien ces passages sont onéreux aux provinces et aux magistrats qui les gouvernent, écrivit aux proconsuls pour leur défendre de faire aucune réception à sa fille. Vérus vint au-devant d'elle jusqu'à Éphèse, bien charmé du scrupule qui avait retenu Marc Aurèle en Italie, et se sachant bon gré de n'avoir pas un tel témoin de sa conduite honteuse. Quand la guerre fut finie, ii donna des états à plusieurs princes alliés de l'empire, et des gouvernements de provinces aux sénateurs qui l'avaient accompagné : et ayant réglé toutes les affaires de l'Orient, il quitta à regret le séjour délicieux de la Syrie pour aller retrouver Rome et Marc Aurèle. En partant il emmena avec lui pour trophées de sa victoire, non comme les anciens généraux romains des rois captifs, mais des comédiens, des farceurs, et toute la troupe des arts enfants de la mollesse et nés pour l'entretenir et pour l'accroître. Le sénat décerna le triomphe aux deux empereurs. Ils reçurent aussi alors le nom de père de la patrie, déjà plusieurs fois inutilement offert à Marc Aurèle, qui n'avait jamais voulu consentir à le prendre en l'absence de son frère. Vérus demanda pour les fils de Marc Aurèle le nom de César. L'union était parfaite, au moins pour les dehors, et elle fit le principal ornement du triomphe qu'ils célébrèrent ensemble, portés sur le même char, et ayant avec eux tous les enfants de Marc Aurèle de l'un et de l'autre sexe, dont la plupart étaient en bas âge. M. de Tillemont rapporte la date de ce triomphe à l'année de Jésus-Christ 166, que nous comptons pour la neuf cent dix-septième de Rome. La victoire sur les Parthes ne fut pas aussi avantageuse aux Romains que les suites leur en devinrent funestes par la peste qu'elle amena. On raconte diversement l'origine de cette peste et avec des circonstances mêlées de fabuleux. Mais il est constant que les Romains la prirent dans le pays ennemi ; et lorsque Vérus revint à Rome, elle le suivit partout et se communiqua à toutes les provinces par lesquelles il passa. Elle entra avec lui dans la capitale, et de là s'étendit jusque dans les Gaules et jusqu'au Rhin ; elle attaqua les peuples et les armées, les villes et les campagnes. En Italie les terres demeurèrent sans culture faute d'hommes qui pussent y travailler. Dans Rome il fallait emporter les corps morts dans des charrettes et des tombereaux ; et le gouvernement fut obligé de faire les frais des sépultures, à cause de la multitude de ceux qui mouraient et de la négligence de leurs proches, souvent infectés du même mal. Ce n'étaient pas seulement les gens du commun que la maladie emportait par milliers, elle fit périr un grand nombre d'illustres personnages, aux principaux desquels Marc Aurèle dressa des statues. Il n'est pas besoin de dire que le cœur paternel de ce prince fut sensiblement touché du mal affreux qui désolait son empire, et qu'il n'épargna ni soins ni dépenses pour y apporter du soulagement. La mollesse de Vérus, qui se corrompait de plus en plus par l'habitude de la volupté et par un goût décidé pour le frivole, ne donne pas lieu de croire qu'il ait pris assez d'intérêt aux misères des peuples pour s'en affliger et y chercher des remèdes. Ses vices s'étaient beaucoup accrus pendant son séjour en Orient : il y avait trouvé tout ce qui pouvait augmenter sa pente au plaisir ; et le respect pour me frère, seul frein capable de le modérer, s'était considérablement affaibli. Accoutumé durant près de cinq ans à jouir de l'indépendance, Vérus, de retour à Rome, ne voulut plus reprendre le joug : il entreprit de disposer de plusieurs choses sans l'avis de Marc Aurèle, et, au lieu de l'écouter et de le consulter, il donna sa confiance à de misérables affranchis, qui étudiaient ses penchants pour les flatter. Les comédiens, les bateleurs, les joueurs d'instruments, qu'il avait, comme je l'ai dit, amenés de Syrie, devinrent sa 'compagnie ordinaire et tous les jours, après avoir soupé avec son frère, il revenait chez lui se dédommager d'un repas modeste et sérieux par un festin de débauche, où il n'avait pour convives que des gens de plaisir, et où ceux qui servaient à table étaient la lie et l'opprobre de la ville et la peste des mœurs. Avec ces indignes sociétés il passait souvent les nuits jusqu'à succomber au sommeil : en sorte qu'il fallait l'emporter entre les bras dans sa chambre et dans son lit. Capitolin nous a conservé le détail d'un de ces festins, dont la profusion fut immense. Ce ne fut pas assez pour Vérus de faire servir tout ce qu'il y avait de plus délicieux et de plus rare en vins et en viandes ; il était lui douzième à table, et il donna à chacun de ses convives le jeune échanson qui leur avait servi à boire, un maître d'hôtel, avec un service de vaisselle complet, les mêmes animaux vivants, soit quadrupèdes, soit oiseaux, dont les chairs avaient paru sur la table. Tous les vases dont on usa pour boire étaient précieux par la matière et par les ornements, or, argent, cristaux, pierreries. On en changea chaque fois que l'on but, et toujours le vase fut donné à celui qui s'en était servi. Il leur donna des couronnes de fleurs qui n'étaient point de la saison, avec des pendants tissus d'or, des vases d'or remplis de parfums les plus exquis ; et, pour les ramener chez eux, il leur donna encore des voitures toutes brillantes d'argent, avec l'attelage de mulets et le muletier pour les conduire la dépense de ce repas fut estimée six millions de sesterces, ou sept cent cinquante mille livres. Lorsque Marc Aurèle en fut instruit, il gémit d'une si folle dissipation. C'est tout ce qu'il pouvait faire, après l'imprudence qu'il avait eue d'élever Vérus à un pouvoir égal au sien. S'étant privé du droit de le reprendre et de le censurer avec autorité, il essayait de l'instruire et de lui donner des leçons par son exemple. Vérus s'était bâti une maison de plaisance sur la voie Clodienne en Étrurie, et il s'y livrait à ses excès accoutumés avec ses affranchis et des amis dignes de lui. Il invita son frère à l'y venir voir : Marc Aurèle né le refusa pas, et il y passa cinq jours, s'occupant des fonctions impériales, tenant conseil, rendant la justice. Mais Vérus n'avait point d'yeux pour voir la beauté d'une conduite vertueuse et la honte de la sienne. Ses divertissements et ses repas de débauche ne souffrirent pas la moindre interruption ; et Marc Aurèle s'en retourna à Rome, espérant moins que jamais de le corriger. Vécus avait appris aussi en Syrie à passer les nuits à jouer. D'autres fois il imitait les indignes passetemps de Néron ; et déguisé, la tête enfoncée dans un capuchon qui lui couvrait une partie du visage, il courait les rues de Rome pendant la nuit, entrait dans les tavernes et dans les lieux de débauche, y prenait querelle avec les gens de néant qu'il y trouvait ; et souvent il remportait au palais les marques des coups qu'il avait reçus dans ces combats indécents. Il aimait à la fureur les spectacles de la course des chariots, et il était fauteur passionné de la faction verte. Il s'intéressait d'une façon si déclarée et si partiale pour les couleurs de cette livrée, que souvent, assis aux jeux du cirque à côté de Marc Aurèle, il s'attira des reproches et des injures de la part des bleus leurs adversaires. Émule des extravagances de Caligula, il affectionna follement un cheval qu'il nommait l'Oiseau. Il lui donnait à manger des raisins secs et des pistaches ; il se le faisait amener dans son palais, couvert d'une housse de pourpre : il voulait que l'on récompensât son agilité à la course par des boisseaux de pièces d'or, et par des marques d'honneur ; et il appela du nom de ce cheval un énorme vase à boire dont il se servait pour les rondes dans ses grandes débauches. Il ne manquait à Vérus aucun vice que la cruauté ; encore est-il incertain s'il n'y avait pas une pente naturelle, qui ne put se développer et s'exercer à cause de l'obstacle qu'y mettait la bonté de Marc Aurèle. Ce qui peut inspirer ce soupçon, c'est que Vérus aimait les combats de gladiateurs : il s'oubliait jusqu'à y prendre part lui-même comme acteur, au moins pendant le séjour qu'il fit en Syrie ; et il se donnait fréquemment ce divertissement inhumain à la suite de ses repas. Qui se plaisait à répandre un sang vil, pouvait bien, s'il eût été pleinement le maître, s'accoutumer à verser le plus illustre. Détournons les yeux de ces tableaux hideux, et occupons-nous d'idées plus satisfaisantes pour les belles âmes, en peignant les vertus de Marc Aurèle. C'était un de ces caractères nés vertueux, qui ne connut jamais le trouble des passions. On remarque que dès son enfance ni la tristesse ni la joie n'altérèrent la sérénité toujours égale de son visage. La grandeur ne fit en lui aucun changement. Adopté par Antonin, devenu César, associé à la puissance tribunitienne, il fut constamment le même. Soumis à son père, affable envers. tous, simple et modeste dans ses procédés, il ne prenait même les marques de sa dignité que dans les occasions d'éclat, et lorsqu'il paraissait en public avec l'empereur. Du reste, vivant et vêtu comme un particulier, il allait écouter les philosophes dans leur école ; il visitait ses amis malades, et il recevait le matin leurs respects sans appareil, sans faste, et dans la chambre où il avait couché. Parvenu à la souveraine puissance, il gouverna de manière qu'il n'est personne qui ne lui ait appliqué le mot célèbre de Platon[5], par lequel est annoncé aux peuples et aux états un bonheur parfait, lorsqu'ils auront des philosophes pour rois, ou que leurs rois seront philosophes. Il porta la déférence pour le sénat plus loin que n'avait jamais fait aucun de ses prédécesseurs. Il remplissait fidèlement le devoir de sénateur, ne manquant aucune assemblée lorsqu'il était à Rome, et revenant souvent de campagne exprès pour y assister. Il y demeurait exactement jusqu'à la fin ; et jamais il ne sortit que le consul n'eût congédié la compagnie par la formule accoutumée. Loin de prendre ombrage de l'autorité du sénat, il l'exaltait en tout, et il s'y soumettait lui-même. En partant pour la guerre contre les Marcomans, dont je parlerai bientôt, il demanda au sénat la permission de prendre dans le trésor public les sommes dont il avait besoin. Car, disait-il[6], tout appartient au sénat et au peuple, nous n'avons rien que nous ne tenions de vous : le palais même où nous habitons est votre bien. Il se dessaisissait souvent des affaires dont il devait connaître lui-même, et, en renvoyait le jugement au sénat. Il se plaisait à donner part dans l'exercice du gouvernement, non seulement aux magistrats actuellement en charge, mais aux anciens préteurs et aux consulaires, à qui il distribuait des départements et des emplois d'importance, les multipliant à dessein, rétablissant ceux qui étaient abolis, en créant de nouveaux, non seulement pour le bien du service, mais afin de pouvoir mettre en place un plus grand nombre de sénateurs. Dans toutes les affaires, soit en guerre, soit en paix, il prenait toujours l'avis des meilleures têtes de cet ordre auguste, et il disait souvent[7] : Il est plus juste que je suive le sentiment de tant d'illustres amis, que de prétendre moi seul faire plier tant d'illustres amis sous mes volontés. Incapable d'aucun soupçon jaloux, il permit même aux premiers citoyens de monter leur maison sur le modèle de la maison impériale, et d'avoir les mêmes officiers que lui. Il se montrait soigneux de maintenir la splendeur du sénat, eu n'y faisant entrer que des sujets bien éprouvés, et qu'il connaissait parfaitement. L'honneur des particuliers mêmes qui composaient la compagnie lui était cher. S'il arrivait qu'un sénateur eût une affaire criminelle, il faisait un examen secret du procès avant que de le laisser éclater dans le public ; et lorsqu'il s'agissait d'en venir au jugement, il voulait que l'accusé ne fût jugé que par ses pairs, et que jamais un sénateur n'eût pour juge aucun chevalier romain. Les plus sages de ses prédécesseurs lui avaient en ce point donné l'exemple ; et il les imitait encore en soulageant par ses libéralités les sénateurs qui, sans qu'il y eût de leur faute, ne se trouvaient pas avoir un bien capable de soutenir leur dignité. Le peuple jouit des droits de la liberté sous l'empire de Marc Aurèle. Ce prince ne gênait les citoyens que pour les empêcher de mal faire : encore s'y prenait-il avec douceur. Il employait plus volontiers les invitations que les menaces, les récompenses que les châtiments. Quoique sans vice, il était très-convaincu de la nécessité de la tolérance à l'égard des vices des autres, pourvu qu'ils ne fussent pas portés aux derniers excès ; et il avait souvent à la bouche ce mot judicieux[8] : Nous ne pouvons pas faire les hommes tels que nous les voudrions ; il faut les supporter tels qu'ils sont, et tirer d'eux le meilleur parti qu'il est possible. Cette modération lui réussit, et il eut la satisfaction, si nous en croyons Capitolin, de voir les méchants devenir bons par ses soins, et les bons croître en vertu ; expression dont la généralité a sans doute besoin d'être limitée, mais qui nous fait comprendre que l'exemple et la sage administration d'un prince vertueux mirent sous son règne la vertu en honneur. Il interdit l'usage des bains communs aux deux sexes ; il réprima par de salutaires règlements la licence des mœurs, la corruption de la jeunesse, les désordres des femmes : plus heureux à réformer la ville et l'état que sa propre maison, couverte d'opprobre par les débordements de Faustine. Il fut très-attentif à ne point fouler les peuples, et le premier moyen dont il usa pour s'en dispenser fut, une prudente économie par rapport aux finances de l'état, qu'il évita d'épuiser par des largesses inconsidérées. Il porta la fermeté sur ce point jusqu'à refuser, après une grande victoire remportée sur les Marcomans, la gratification que demandaient les soldats vainqueurs. Tout ce qu'on vous donnera, leur dit-il[9], au-delà de ce qui vous est dû, il faudra le tirer du sang de vos pères et de vos proches. Dans une extrême détresse, plutôt que de charger les provinces de nouveaux impôts, il aima mieux vendre les meubles et les joyaux de son palais. Il mit en vente les statues et les tableaux précieux qui ornaient ses appartements, sa vaisselle d'or et d'argent, les pierreries qu'Adrien avait amassées à grands frais, et jusqu'à la garde-robe de l'impératrice et aux étoffes d'or et de soie qu'elle portait sur elle. Cette vente dura deux mois, et elle fournit à Marc Aurèle de quoi suffire aux dépenses de la guerre. Après la victoire, il déclara qu'il rachèterait tout ce qu'il avait été obligé de vendre, et qu'il rendrait l'argent à ceux qui voudraient le recevoir. Mais il laissa sur ce point pleine et entière liberté, sans vexer en aucune façon ni ceux qui rapportèrent ce qu'ils avaient acheté, ni ceux qui le gardèrent. Il est peu nécessaire d'observer qu'un prince si plein de bonté ne souffrait point que l'on exigeât rien des peuples au-delà de ce qui était imposé, et qu'il punissait sévèrement les concussionnaires. Il remit même, -dans des circonstances où le besoin d'argent le pressait, ce qui était dû au fisc et au trésor public, lorsqu'il lui parut que la levée en serait trop onéreuse. Dion cite une remise de cette nature accordée par Marc Aurèle, et étendue à un espace de quarante-six ans, précisément lorsque le renouvellement de la guerre des Marcomans exigeait de lui de plus grandes dépenses. Les calamités des peuples et des villes le trouvèrent toujours prêt à les soulager. Dans un temps de famine il distribua en pur don par toute l'Italie des blés étrangers, dont il avait amassé dans Rome d'abondantes provisions. Il rétablit Smyrne, Éphèse, Nicomédie, ruinées par des tremblements de terre, et Carthage, qu'un incendie avait dévastée. Les plaisirs mêmes et les divertissements des spectacles, qu'il croyait nécessaires à la multitude, ne ha parurent pas un objet indigne de ses soins. Il en sentait tout le frivoles et lorsqu'il y assistait, au lieu de repaître ses yeux d'un vain amusement, il s'occupait de choses utiles, il lisait, il apostillait ses lettres, il donnait audience à ceux qui avaient quelques requêtes à lui présenter. Mais son indifférence et son mépris pour les jeux ne l'empêchaient pas de s'accommoder au goût du peuple, qui en était avide. Il les donnait avec magnificence, et en une seule fête il fit paraître cent lions qui furent tués à coups de flèches. Lors même qu'il était éloigné de Rome, il ne voulait point que les plaisirs de la multitude souffrissent de son absence, et il chargeait les plus riches sénateurs d'en faire les frais, suivant l'usage de tout temps observé dans la république. Il se.fit une affaire de réfuter par des 'effets les bruits qui s'étaient répandus à l'occasion du départ des gladiateurs qu'il avait emmenés à la guerre contre les Marcomans. On disait que son intention était de retrancher les divertissements publics et d'astreindre tout le monde à l'austérité de la vie philosophique. Ce fut pour lui un motif de témoigner d'autant plus d'indulgence sur ce point, et il la poussa même à l'excès, puisqu'il permit le spectacle des pantomimes, si ennemi des bonnes mœurs, et banni par quelques-uns de ses prédécesseurs, qui pourtant ne respectaient pas autant que lui la vertu. Seulement il apporta quelque modération aux dépenses des jeux, réduisant le salaire que les comédiens pouvaient demander à cinq pièces d'or[10], et défendant qu'on leur en donnât jamais plus de dix. On voit, par tout ce qui vient d'être rapporté, que la bonté était le fond du caractère de Marc Aurèle. Il chérissait tellement cette vertu, qu'il en fit une divinité, à laquelle il construisit un temple sur le Capitole. Il l'exerçait même à l'égard des coupables, et pour la punition des crimes il se contentait communément de peines plus légères que celles qui étaient prescrites par les lois. Un préteur avait mérité par sa mauvaise conduite d'être destitué de sa charge ; Marc Aurèle lui en laissa le titre, et ne le priva que de l'exercice de ses fonctions, qu'il transporta à un de ses collègues. Il souffrait patiemment la liberté audacieuse de ceux qui ne craignaient point de lui manquer de respect. Un homme de fort mauvaise réputation, et qui s'était déshonoré par l'infâme métier de gladiateur, se présentant pour demander une charge, Marc Aurèle l'avertit de commencer par détruire les idées fâcheuses qu'il avait données de lui dans le public. Je suis dans le cas de bien d'autres, répondit insolemment le candidat ; je vois devenus préteurs plusieurs de mes camarades d'escrime. Cette réponse était un reproche fait au prince même, qui n'y opposa que la douceur. Toujours enclin à pardonner les offenses qui l'attaquaient personnellement, rien ne pouvait faire violence à sa généreuse bonté, ni l'énormité des attentats, ni la crainte que l'impunité n'en provoquât de semblable. Il laissa jouir non seulement de la vie, mais de leur fortune et de leur état, ceux mêmes qui se rendirent coupables d'une rébellion manifeste, et qui prirent les armes contre lui et contre son fils ; et s'il s'en trouve qui aient été mis à mort, ce ne fut point par son ordre. La politique romaine avait toujours traité les princes étrangers à la rigueur, Marc Aurèle ne voulut point que sa clémence se démentît à leur égard. Il se contenta de reléguer dans la Grande-Bretagne le satrape Tiridate, qui avait excité, comme je l'ai dit, les troubles de l'Arménie ; et nous le verrons user de la même douceur par rapport à Ariogèse, roi des Quades. L'effusion du sang, même des personnes les plus viles, lui faisait horreur. Il corrigea l'inhumanité des combats de gladiateurs, en leur donnant des fleurets au lieu d'épées et d'armes tranchantes, afin qu'ils se battissent comme les athlètes sans danger pour leur vie. Un enfant qui dansait sur la corde s'étant tué en tombant, Marc Aurèle ordonna que dans la suite on mît des matelas sous les cordes sur lesquelles les voltigeurs exerçaient leur jeu, et cette réforme se soutint. Du temps de Dioclétien l'usage subsistait encore de tendre des filets au-dessous des danseurs de corde Un lion accoutumé à dévorer les hommes fut donné en spectacle au peuple, chez qui une folle curiosité étouffe tout sentiment. Marc Aurèle ne voulut point le voir, et il refusa de donner la liberté au maître de ce lion, quoiqu'il en fût vivement sollicité par les cris de la multitude. Il leur imposa silence, en commandant à un héraut de crier à haute voix de sa part, que cet homme n'avait rien fait qui méritât récompense. Il pécha en ce genre par bonté. La bonté de Marc Aurèle ne se tint pas toujours, comme je l'ai déjà observé, dans les justes bornes, et il ne sut pas garder ce sage milieu, qui en s'éloignant de la dureté évite la faiblesse. Il excéda en indulgence à l'égard de tout ce qui l'approchait. J'ai remarqué l'énorme faute qu'il fit par ce principe, en associant son frère à l'empire. Sa conduite molle par rapport à sa femme et à son fils, nous donnera lieu de répéter la même observation. Il n'aima rien tant que la philosophie, et cet amour si louable devint par sa facilité une occasion de commettre bien des injustices. Comme on savait que la philosophie était la voie pour obtenir la faveur du prince, bien des gens se livraient à. cette étude, non pour se perfectionner l'esprit et le cœur, mais dans la vue de faire fortune. Ils prenaient le masque de philosophe sans en avoir les sentiments, et la bonté de Marc Aurèle était la dupe de leur hypocrisie Ils acquéraient des richesses, ils parvenaient à des emplois, de pouvoir desquels ils abusaient pour faire sen-vent bien du mal et aux particuliers et à la république L'indulgence par rapport aux criminels était portée trop loin par Marc Aurèle. En voici un trait. Un charlatan dans le Champ de Mars haranguant du haut d'un arbre la multitude attroupée, prédit que le feu tomberait du ciel, et que la fin du monde arriverait, lorsqu'il serait lui-même changé en cigogne. Un jour marqué il se laissa glisser le long de l'arbre, et fit partir une cigogne qu'il avait cachée dans son sein. Son projet ne se terminait pas à cette illusion grossière : il tendait à une fin également dangereuse et criminelle. Quelques scélérats de concert avec lui devaient mettre le feu en différentes parties de la ville, et profiter de désordre pour piller. L'imposteur ne put pas exécuter son plan ; il fut arrêté et amené à l'empereur, à qui il avoua tout. Un tel crime ne méritait assurément aucune grâce, et néanmoins Marc Aurèle le pardonna. En outrant ainsi la vertu, ce prince a donné lieu de suspecter sa sincérité et sa franchise. On a cru qu'il entrait de l'affectation dans une douceur poussée au-delà de toute mesure, et que la vanité y avait plus de part que les sentiments du cœur, qui, lorsqu'ils sont vrais, se produisent avec simplicité et sans faste. Dion réfute ce reproche en y opposant la constante égalité de la conduite de Marc Aurèle, qui pendant un si grand nombre d'années, sous Antonin d'abord, et ensuite dans un règne de vingt ans, ne s'est jamais démentie. Il faut avouer que cette preuve est d'une grande force, et il y aurait une manifeste injustice à douter que le cœur de Marc Aurèle fût porté à la bonté. Mais la crainte du blâme et la passion pour les louanges n'ont-elles rien ajouté aux sentiments d'une belle âme et aux lumières d'une raison épurée ? C'est ce qu'il est difficile de se persuader ; et nous rencontrerons dans la suite de son histoire des traits trop chargés pour être aisément crus sincères. Un prince qui recherchait si fort la gloire de la bonté, n'avait garde de manquer à la justice, qui est d'une obligation rigoureuse. Les droits du fisc présentaient toujours occasion aux esprits malfaisants de susciter à des citoyens paisibles de fâcheuses affaires et des chicanes odieuses. Marc Aurèle alla au-devant de cet abus. Il ne méprisa pas seulement les délations qui tendaient à grossir ses revenus, et qui pouvaient opérer des confiscations avantageuses à ses intérêts, mais il renouvela et fit observer les anciennes ordonnances contre les délateurs qui seraient convaincus de faux. En général il faisait rendre la justice, et la rendait lui-même avec une exactitude scrupuleuse. Il blâmait beaucoup la précipitation dans les jugements, et il obligea un préteur de recommencer l'instruction d'une affaire criminelle qui avait été brusquée, et d'écouter de nouveau les accusés. Lui-même il employait quelquefois jusqu'à onze et douze jours à étudier et à discuter un procès d'importance, ne plaignant ni son temps ni sa peine, lorsqu'il s'agissait d'éclaircir la vérité : car il était très-laborieux, ajoute l'historien[11], et il traitait toutes les affaires avec poids et mesure. Il ne disait, if n'écrivait, il ne faisait rien qui ne fût pesé mûrement ; et quelquefois ce qui aurait paru de peu d'importance à d'autres, l'occupait des jours entiers. Il pensait qu'un prince ne doit jamais se déterminer à la légère, parte que la négligence dans les petites choses décrie sa conduite même dans les grandes. Son amour pour le travail et son zèle pour l'expédition d'un procès, dont la longueur est si fatigante et si ruineuse pour les citoyens, rengagèrent à réformer la trop grande multitude de jours de vacations que prenaient les tribunaux de justice. Il porta jusqu'à deux cent trente le nombre des jours d'audience dans l'année. Il s'en faut bien que notre année soit aussi remplie. Marc Aurèle fit plusieurs ordonnances oh brillent l'équité et l'attention vigilante au bien public. La rigueur de l'ancien droit romain était telle, que les seuls parents du côté paternel se succédaient mutuellement ; en sorte que les mères n'héritaient point de leurs enfants ni les enfants de leurs mères. Tite Antonin commença à corriger cette dureté, et par an sénatus-consulte[12] rendu sous son autorité, il donna aux mères infortunées, qui contre l'ordre de la nature verraient mourir leurs enfants avant elles, la faible et triste consolation d'être au moins leurs héritières. Marc Aurèle ajouta à cette disposition un supplément nécessaire, en appelant les enfants à la succession de leur mère. Cette mitigation fut dans la suite étendue plus loin par les empereurs chrétiens. Comme un des objets les plus importants de la police générale de la société est la tutelle des mineurs, Marc Aurèle fit de ce genre d'affaires le département propre et particulier de l'un des préteurs, au lieu qu'auparavant l'usage et la loi en chargeaient les consuls qui, étant partagés par un grand nombre d'autres soins, ne pouvaient pas donner à celui-ci toute l'attention nécessaire. Il porta ses nies sur les causes d'état, toujours infiniment intéressantes, mais surtout parmi les nations qui admettent la plus grande distinction possible entre les hommes, celle de la liberté et de l'esclavage. Afin que chaque citoyen pût aisément fournir la preuve de son état, si on venait à le lui contester, Marc Aurèle renouvela un ancien régiment de Servius Tullius[13], mais aboli par le non usage. Il ordonna que le nom de chaque enfant de condition libre qui naîtrait dans Rome serait porté, dans les trente jours après sa naissance, aux archives du trésor dans le temple de Saturne ; et il établit pour la même fin dans les provinces des registres et des dépôts publics. Cette institution est, comme on le voit, le modèle de l'ordre qui s'observe parmi nous au sujet des registres baptistères, et qui a été encore perfectionné dans ces dernières années par une ordonnance pleine de sagesse. Marc Aurèle étendit à tous les sénateurs l'obligation que Trajan avait imposée à ceux qui aspiraient aux charges, d'avoir une partie considérable de leurs biens placée en fonds dans l'Italie. Cette précaution devenait de plus en plus nécessaire par la facilité qu'il avait de communiquer le droit de bourgeoisie aux villes et ans peuples, et par conséquent d'ouvrir l'entrée du sénat un très-grand nombre de sujets d'origine étrangère ; en sorte qu'il était à craindre que l'Italie, qui était le centre et la tête de l'empire, ne devînt comme jade rente à la plupart de ceux qui composaient le premier ordre de l'état. Tels sont les principaux réglemente émanée de l'autorité de Marc Aurèle : et l'on doit y remarquer non seulement la sagesse des lois en elles-mêmes, mais une attention prudente à ne point innover sans nécessité, à travailler sur les fondements déjà établis, et à aimer mieux rappeler un droit ancien que dise procurer le vain honneur d'en introduire un nouveau. Ce prince s'aidait dans cette opération des lumières des plus savants jurisconsultes, parmi lesquels l'histoire nomme Cerbidius Scévola, maître célèbre d'un disciple encore plus fameux, du grand Papinien. Après ce tableau du gouvernement de Marc Aurèle, il me reste à ajouter un mot sur sa conduite privée. Il est inutile d'en citer la sobriété, la tempérance, l'éloignement de tout excès. Je me contenterai d'observer que sa vie fut toujours sérieuse, toujours occupée des devoirs du rang suprême. Il mangeait seul communément, et on lui en a fait un reproche. Mais deux raisons l'y déterminaient : il voulait, d'une part, ménager le temps et ne pas perdre dans de longs repas des heures qu'il trouvait bien mieux employées au travail ; de l'autre, il était bien aise de laisser une pleine liberté à ses amis et de ne les pas gêner par la nécessité de se trouver à sa table. Je reprends l'ordre des faits par la guerre des Marcomans, après néanmoins que j'aurai rendu compte de la mort du philosophe Pérégrinus, événement singulier, isolé, et dont la date convient ici. Nous connaissons Pérégrinus, surtout par un écrit que Lucien a composé à l'occasion de sa mort, dont il fut témoin ; et nous en avions besoin pour nous former une juste idée de ce faux philosophe qui, par une hypocrisie audacieuse, en imposait même à des hommes élevés au-dessus du vulgaire, en sorte qu'Aulu-Gelle, qui vivait de son temps, a fait de lui une mention très-honorable. Ce fut néanmoins un fourbe, habile à couvrir du manteau de philosophe, alors respecté, les désordres et les crimes les plus affreux ; et le moindre de ses vices était une vanité folle et un amour extravagant de la gloire, auquel il sacrifia enfin jusqu'à sa vie. Pérégrinus, né à Parium, ville voisine de Lampsaque sur la côte de l'Hellespont, mena une jeunesse très-déréglée, et il s'attira même, par sa mauvaise conduite, de fâcheuses affaires, dont il se tira très-mal, avec beaucoup d'ignominie, et à force d'argent. Ces premiers crimes le conduisirent au parricide. Il trouvait que son père vivait trop longtemps, et, impatient de jouir de sa succession, il l'étouffa. L'éclat que fit parmi ses concitoyens une action si abominable obligea Pérégrinus de prendre la fuite. Il erra en divers pays, et étant venu dans la Palestine, il y embrassa le christianisme comme une ressource dans la détresse où il se voyait. Car je ne puis me persuader qu'il y allât de bonne foi, ni que sa conversion ait été sincère. Il me parait bien plus vraisemblable qu'un homme, couvert de crimes avant et depuis la profession du christianisme, ne fit que se masquer dans l'intervalle, et que les chrétiens, gens simples, incapables d'artifice, pleins d'ingénuité et de candeur, furent trompés par un hypocrite consommé. Il les fascina si bien qu'ils l'élevèrent au saint ministère : et devenu prêtre, ou même évêque, il fut arrêté pour ce sujet et mis en prison au temps de la persécution de Trajan, ou, plus probablement peut-être sous Adrien. Lucien, ennemi déclaré des chrétiens, rend ici, contre son intention, un glorieux témoignage à leur charité et à leur hèle envers ceux qui souffraient pour la cause de leur divin maître. Ils vénéraient Pérégrinus comme un confesseur de Jésus-Christ, et ils n'omirent rien pour parvenir à le tirer des chaînes. N'ayant pu y réussir, ils lui procurèrent tous les soulagements imaginables. Tous les matins on voyait à la porte de la prison, dit Lucien, des vieilles femmes, des veuves, des enfants orphelins. Leurs magistrats (c'est-à-dire apparemment les prêtres et les diacres) gagnaient par argent les geôliers, et entrant dans prison ils y passaient les nuits avec leur confrère, et y faisaient apporter de quoi manger, assaisonnant leurs repas de conversations et de lectures pieuses. C'était en Syrie que. Pérégrinus était retenir prisonnier, et il venait de plusieurs villes de l'Asie mineure des députations de chrétiens chargés d'aumônes. Car il est incroyable, continue le même écrivain, quel empressement et quelle ardeur les chrétiens témoignent dans ces occasions. Ils ont appris de leur maître à se regarder tous comme frères ; et détachés de la vie, flattés de l'idée d'une heureuse immortalité, ils prodiguent leurs biens, dont ils pensent que l'usage appartient à tous en commun. Pérégrinus était disposé à souffrir la mort par vaine gloire, si nous en croyons Lucien : et il n'y a pas d'impossibilité, puisque ce même motif le précipita dans la suite, comme nous le verrons, dans les flammes. Mais Dieu ne permit pas qu'un hypocrite méritât aux yeux des hommes la couronne sacrée du martyre. Le gouverneur de Syrie, qui aimait la philosophie et les lettres, crut devoir user de clémence envers un homme qui se faisait passer pour philosophe ; ou bien il le méprisa trop pour le juger digne d'être donné en spectacle, même par le supplice. Il le renvoya donc et le mit en liberté. Pérégrinus joua encore quelque temps le rôle de chrétien, qu'il alliait, selon le rapport de Lucien qui paraît peu croyable en cette partie, avec l'équipage de cynique, le manteau, la besace et le bâton. Mais enfin, convaincu d'avoir manqué à quelqu'une des observances chrétiennes, c'est-à-dire reconnu par les chrétiens pour un fourbe qui les avait trop longtemps dupés, il fut retranché de leur société, et par conséquent privé des secours qui lui avaient fourni jusque là une ample subsistance. Il se trouva alors dans un extrême besoin, parce qu'il avait abandonné à ses compatriotes la succession de sou père, estimée trente talents[14], pour étouffer les clameurs qui s'élevaient contre lui au sujet du parricide dont il s'était rendu coupable. Quand il eut perdu les aumônes des chrétiens, il voulut revenir contre cette donation ; mais il ne put obtenir la rescision d'un acte qu'il avait fait de sa pleine volonté. Il prit encore une fois le parti de s'éloigner de sa patrie, où il était trop mou, et s'étant retiré en Égypte, il se livra tout-à-fait à l'impudence cynique, et se fit un fonds de l'admiration des sots, qui prenaient son audace pour liberté, et sou effronterie pour vertu. Il est à croire que ce fut alors qu'il se donna le surnom de Protée, dans lequel il se complaisait beaucoup, et qui lui convenait parfaitement, après toutes les vicissitudes d'une vie qui avait pris tant de formes.. Confirmé dans l'exercice de la licence cynique, il voulut faire briller ses talents sur le plus grand théâtre du monde, et vint à Rome. Là il aboyait contre tout le monde, et singulièrement contre l'empereur, dont la bonté et la douceur (il s'agit apparemment de Tite Antonin) lui promettaient l'impunité. Il ne se trompa pas : l'empereur méprisa l'insolence de Pérégrinus, et il eut même quelque considération pour le nom de philosophe dont ce misérable se parait. Néanmoins le préfet de la ville, homme sage, crut devoir prévoir les suites que pouvaient avoir des excès qui trouvaient même des admirateurs ; et il chassa de Rome le dangereux cynique. La gloire de Pérégrinus s'accrut de cette disgrâce, et ses partisans en prirent occasion de le vanter comme un généreux philosophe à qui sa liberté avait attiré le bannissement. Il passa en Grèce, où il continua de se signaler par son audace à tout blâmer. Un homme illustre dans la littérature, et qui tenait un haut rang parmi les Grecs (ces caractères semblent désigner Hérode Atticus), avait à ses frais amené de l'eau à la ville d'Olympia, qui en manquait. Cette magnifique et utile dépense, dont il n'y avait personne qui ne fit l'éloge, devint la matière des invectives de Pérégrinus. Il prétendit que fournir à une ville, où s'assemblait toute la Grèce, un secours aussi nécessaire que celui de l'eau, c'était amollir les Grecs, au lieu qu'il fallait les endurcir en les accoutumant à souffrir la soif. Et lui-même cependant il ne la souffrait pas, et il buvait de cette eau dont l'usage lui paraissait si pernicieux pour les autres. Ses déclamations ne lui réussirent pas pour cette fois. Peu s'en fallut que la multitude indignée ne le lapidât, et il n'évita la mort qu'en se sauvant dans le temple de Jupiter Olympien. Il chanta la palinodie aux jeux Olympiques qui suivirent, et il 'prononça devant la Grèce assemblée le panégyrique de celui à qui elle était redevable de l'eau amenée à Olympia. Cette aventure fut une tache pour sa gloire, qui d'ailleurs, n'étant fondée que sur des fanfaronnades insensées, ne pouvait se soutenir longtemps. Il voyait avec douleur l'admiration se refroidir, et il ne savait par quel moyen la ranimer et lui rendre la vigueur, ayant épuisé tous les stratagèmes que sa vanité démesurée avait pu lui suggérer. Enfin il s'avisa d'un expédient qui ne serait jamais venu dans l'esprit de personne : il déclara solennellement dans la célébrité des jeux Olympiques qui s'exécutèrent l'an de Jésus-Christ 161, qu'à la prochaine olympiade, en présence de toute la Grèce, il se jetterait au milieu des flammes d'un bûcher allumé. Il prenait terme, comme on voit. D'une olympiade à l'autre il devait s'écouler quatre années, et durant cet espace un vieillard, tel qu'il était alors, pouvait espérer qu'une mort plus douce viendrait le dispenser d'exécuter sa parole. S'il se flattait de cette idée, il se trompa. Sa carrière le mena jusqu'aux jeux olympiques de l'an 165, et il fallut remplir son engagement ; car la vanité folle qui le lui avait fait contracter ne lui permit pas de reculer. Il vint donc aux jeux, et il y fit les apprêts de la scène avec tout le faste capable d'éblouir les yeux du vulgaire. Nous apprenons de Lucien, témoin oculaire de ce qu'il raconte, qu'un disciple de Pérégrinus, nommé Théagène, harangua la multitude, et fit un éloge pompeux. de son Protée et de la résolution où il était de mourir comme Hercule dans les flammes. Il l'éleva au-dessus de Diogène, d'Antisthène qui avait fondé la secte cynique, de Socrate ; il le mit en parallèle avec Jupiter. Les deux chefs-d'œuvre les plus merveilleux, disait-il, que renferme l'univers sont Jupiter Olympien et Protée. Mais l'un est l'ouvrage de Phidias, et l'autre celui de la nature. Hélas ! ce digne objet de notre vénération va passer du séjour des hommes à celui des dieux, porté par les flammes qui lui serviront de char, et il nous laisse orphelins. En prononçant ces paroles il s'agitait jusqu'à se mettre en sueur, il versait des larmes, il portait la main à ses cheveux comme pour les arracher, prenant garde néanmoins à ne pas tirer trop fort. Les cyniques qui l'avaient accompagné mirent fin à cette comédie en emmenant leur orateur, qu'ils environnaient et qu'ils s'efforçaient de consoler. Ce n'était pas sans nécessité que Pérégrinus Taisait jouer tous ces ressorts. Bien des gens soupçonnaient le vrai motif de sa résolution désespérée, et le taxaient de vaine gloire. On savait qu'il n'était rien moins que brave, et que la mort destituée d'appareil et d'éclat lui avait fait peur plus d'une fois. Lucien rapporte qu'en traversant avec lui dans un même vaisseau la mer Égée, il le vit, dans un mouvement de tempête qui commençait à soulever les flots, oublier toute sa philosophie, et se lamenter avec les femmes. Peu de jours avant sa mort il eut un accès de fièvre, causé vraisemblablement par son intempérance. Le médecin qu'il manda le trouva se roulant par terre, criant qu'il ne pouvait supporter l'ardeur qui le dévorait, et demandant de l'eau froide pour se rafraîchir. Après lui avoir ordonné ce qu'il jugeait à propos, le médecin lui représenta que, puisqu'il souhaitait ai fort de mourir, c'était pour lui une bonne fortune que d'être conduit au tombeau par la fièvre, sans recourir à un bûcher ni au feu. La différence est grande, répondit Pérégrinus : la mort dans mon lit ne serait pas également glorieuse. De pareils traits le décelaient : et d'ailleurs toute sa vie fut décrite et peinte des plus vives couleurs par un homme qui le connaissait bien, et qui, dès que Théagène eut fini son discours, se bâta de le relever, et, sans donner à. l'auditoire le temps de se séparer, traça un tableau de Pérégrinus qui n'était pas propre à lui attirer l'admiration. En effet, plusieurs de ceux qui étaient présents demeurèrent persuadés que ce faux philosophe avait bien raison de vouloir périr par le feu, qui est le supplice dû aux impies et aux parricides. Cependant Pérégrinus ne se déconcerta point ; et comptant sur l'imbécillité du grand nombre, il se flatta que l'extraordinaire de sa mort emporterait les applaudissements qu'il se proposait pour récompense. D'ailleurs il n'était plus tout-à-fait le maître de s'en dédire ; et les cyniques, qui sans faire le même sacrifice que leur chef prétendaient partager sa gloire, le poussaient en avant, et ils ne lui auraient pas permis de revenir sur ses pas. Il fit donc bonne contenance, et il ne s'occupa que de la pensée de donner du relief et de la pompe à l'exécution de ses engagements. Il employa les derniers jours de vie qui lui restaient, à dresser pour toutes les principales villes de l'univers des avis, des leçons et des espèces de testaments politiques et moraux, qu'il leur envoya par quelques-uns de ses disciples, à qui il faisait prendre la qualité de courriers du royaume des morts. Aux approches du jour fatal, il se présenta au milieu de l'assemblée à Olympia, et exposa dans une harangue les motifs de la résolution qu'il avait prise. Après s'être peint lui-même en beau, après avoir vanté les dangers qu'il avait courus, les peines qu'il avait souffertes pour l'avancement de la philosophie, il conclut en disant qu'il voulait couronner une vie toute d'or par une fin qui en fût digne ; qu'après avoir vécu comme Hercule, il prétendait mourir comme Hercule, et comme lui se perdre dans les airs. Je me propose, ajouta-t-il, d'apprendre aux hommes par mon exemple de quelle façon ils doivent mépriser la mort. Ainsi, au lieu qu'Hercule n'a eu pour témoin de sa mort que le seul Philoctète, il faut que tous les hommes soient témoins de la mienne. Lucien conjecture avec beaucoup de probabilité que le plan de Pérégrinus était d'obtenir la gloire d'une mort volontaire, sans passer jusqu'à l'effet. Il espérait que sa constance admirée inspirerait à tous ses auditeurs le désir de le retenir de force et de mettre obstacle à son dessein. Il y eut véritablement quelques dupes qui, versant des larmes, lui crièrent : Conservez-vous pour le bonheur de la Grèce. Mais d'autres, plus résolus et moins aisés à éblouir, poussèrent des dis tout contraires : Qu'il exécute, disaient-ils, ce qu'il a promis. Pérégrinus fut consterné : la pâleur qui paraissait dès auparavant sur son visage, augmenta considérablement ; il trembla de tout le corps ; et, ne pouvant achever son discours, il prit le parti de se retirer. Une multitude immense le reconduisit, spectacle doux pour sa vanité. Il reprit ses esprits et son assurance ; et il regardait avec complaisance cette foule dont il était suivi, ne faisant pas réflexion que les criminels que l'on mène au supplice sont encore mieux accompagnés. Enfle, la célébrité des jeux étant achevée, Pérégrinus annonça pour la nuit suivante la consommation de son œuvre. On avait préparé d'avance le bûcher, et arrangé dans un fossé creux de six pieds une pile de bois le plus sec et le plus aisément inflammable, bordée de broussailles et de sarments. Pérégrinus attendit pour paraître que la lune fût levée ; car il voulait que cet astre éclairât un si beau spectacle, et en fat témoin. Il s'avança alors escorté de ses fidèles cyniques, portant un flambeau à la main, lui et toute sa suite. Arrivés près du bûcher, Pérégrinus s'arrêta vis-à-vis, et ses compagnons y mirent le feu de tous les côtés. La flamme s'étant tout d'un coup élevée, Pérégrinus quitta son manteau, sa besace, et ce bâton rival de la massue d'Hercule, et il parut en chemise fort sale. Il prit de l'encens de la main de l'un de ses ministres, et tourné vers le midi (car cette circonstance était du cérémonial), il jeta l'encens sur le feu. Ensuite il dit ce peu de mots : Génies de mon père et de ma mère, recevez-moi favorablement. On s'étonna qu'il invoquât le génie de son père, à qui il avait ôté la vie. Peut-être son intention était-elle de protester centre les bruits qui couraient sur ce sujet à sa boute. Quoi qu'il en soit, après cette courte invocation il sauta au milieu des flammes ; et on le perdit de vue dans le moment. Lucien qui était présent, trouva dans cette scène tragicomique belle matière à exercer son talent pour la plaisanterie ; et par ses propos malins il irrita tellement les cyniques, qu'il les vit prêts à lever le bâton sur lui. Il se retira, et chemin faisant il rencontra grand nombre de curieux, qui venaient trop tard après la chose faite. Fatigué de leurs interrogations, il s'en vengea en embellissant son récit de merveilles de son invention, et en faisant partir un vautour du milieu des flammes. On l'écouta avidement, et il eut le plaisir de voir son mensonge faire fortune. À quelque distance, il trouva un vieillard à barbe vénérable, qui d'un ton d'enthousiaste racontait à une multitude attroupée qu'il avait vu un vautour partir du bûcher et s'élever dans les airs. Telle fut la fin de l'insensé Pérégrinus, homme qui jamais, dit Lucien, ne s'était proposé le vrai pour but, qui avait toujours rapporté ses actions et ses paroles à la vaine gloire et aux applaudissements du vulgaire ; possédé de cette aveugle manie jusqu'à se jeter dans les flammes pour se procurer des louanges, de la jouissance desquelles il se privait par l'action même dont elles devaient être la récompense. |
[1] Deux mille cinq cents livres.
[2] CAPITOLIN, Marc-Aurèle, 8 et Vérus, 4.
[3] LAMPRIDE, Vie de Commode, 1.
[4] DION CASSIUS ap. SUIDAS, Μάρτιος.
[5] PLATON, République, V.
[6] DION CASSIUS, LXXI, 33.
[7] CAPITOLIN, 22.
[8] DION CASSIUS, LXXI, 34.
[9] DION CASSIUS, LXXI, 3.
[10] Cinq pièces d'or équivalent à cent vingt-cinq deniers, ou soixante deux livres dix sous. Les dix font cent vingt-cinq livres.
[11] DION CASSIUS, LXXI, 6.
[12] Ce sénatus-consulte est appelé dans le droit Tertullien du nom de Tertullus, qui était consul lorsqu'il fut porté. Le texte des Institutes en fait auteur Adrien, soit par erreur, soit en attribuant à Tite Antonin le nom de son père adoptif. Je ne m'étends point sur les dispositions de cette ordonnance, non plus que sur celles du sénatus-consulte Orphitien rendu sous Marc Aurèle. Ces discussions appartiennent aux jurisconsultes.
[13] Voyez Histoire Romaine, t. I, p. 282.
[14] Quatre-vingt dix mille livres.