Adrien voyagea par goût, par curiosité, ayant peine à fixer en un seul endroit son génie inquiet, et désirant voir par ses yeux tout ce qu'il avait lu dans les livres touchant les lieux célèbres de l'univers. Il est remarquable que s'étant porté dans toutes les provinces de l'empire, il ne visita point la ville d'Italica, d'où il était originaire. Peut-être craignait-il d'y trouver des proches, de qui la condition médiocre ou même obscure fit honte à la pourpre impériale dont il était revêtu. Il ne fut pourtant point ingrat envers sa patrie, et il la décora de plusieurs beaux privilèges. Il commença ses voyages dès la troisième ou quatrième année de son règne[1], et il vint d'abord dans les Gaules, où il fit de grandes libéralités. De là il était naturel qu'il passât en Germanie, où les Romains tenaient sur le Rhin le plus grand corps d'armée qui fût dans leur empire. Adrien y réforma ou maintint la discipline, avec cette supériorité de talents et de vigueur que j'ai eu soin de remarquer en un autre lieu. Des bords du Rhin il se transporta dans la Grande-Bretagne, non pour y faire des conquêtes : il était plus curieux de conserver que d'acquérir. Il ne se proposa pas même de rétablir les choses dans l'état où les avait laissées Agricola en sortant de l'ile. Ce général avait pénétré presque jusqu'à l'extrémité septentrionale ; mais depuis son départ, il paraît que les Barbares s'étaient remis en possession d'une grande partie du terrain qu'il leur avait fait perdre. Adrien ne songea qu'à s'assurer la possession de la partie méridionale de l'île : et pour mettre la province romaine à l'abri des courses des Barbares, il bâtit un mur[2] ou un rempart avec fossé et parapets dans un espace de quatre-vingts milles, depuis l'embouchure de la Tine près Newcastle jusqu'au golfe de Solwai. Ce mur ou rempart, qui barrait toute la largeur de l'île, fit la division entre la Bretagne romaine et la Bretagne barbare. Adrien usa d'une semblable précaution en plusieurs autres pays, où, au défaut de barrières naturelles qui séparassent les terres romaines de celles des Barbares, il tira des lignes bordées d'un rempart, dans lequel on enfonçait de grosses branches d'arbres, dont les rameaux s'entrelaçaient les uns dans les autres. De retour en Gaule, Adrien apprit la nouvelle de troubles survenus en Égypte au sujet du bœuf Apis. Ce prétendu dieu, la honte de la sagesse humaine, ne se rendait toujours pas présent aux vœux de ses adorateurs. Il devait avoir des marques très-singulières[3] : et souvent, lorsque Apis était mort, on passait un temps considérable à lui chercher un successeur. On en avait enfin trouvé un après plusieurs années au temps dont je parle : et les villes d'Égypte se disputaient avec fureur les unes aux autres l'honneur de loger cette ridicule divinité. Les mouvements ne se portèrent pas néanmoins à de grands excès, et on doit juger qu'ils s'apaisèrent assez promptement, puisqu'ils n'interrompirent point le cours des voyages d'Adrien, qui alla passer l'hiver en Espagne à Tarragone. Il y tint l'assemblée générale des députés de toute la province, et il termina par sa prudence et par son habileté les difficultés qui naissaient de la levée des troupes, charge onéreuse, à laquelle les peuples ne se prêtaient qu'avec beaucoup de répugnance. On remarque aussi qu'il rétablit à ses frais dans Tarragone le temple qui y avait été bâti sous Tibère en l'honneur d'Auguste[4], et qui tombait en ruine. On peut croire qu'il passa d'Espagne en Mauritanie, où Spartien nous apprend qu'il calma quelques mouvements de guerre, et qu'en conséquence le sénat ordonna des supplications ou actions de grâces solennelles aux dieux en son nom. Cet honneur et le titre d'imperator sont les seuls honneurs militaires dont ce prince ait été décoré. Il n'est pas aisé de suivre Adrien pas à pas dans le reste de ses voyages, ni d'en fixer la date année par année. Nous nous contenterons de dire qu'il les reprit à deux fois ; qu'au sortir de la Mauritanie, d'où on peut supposer qu'il partit l'an de Rome 873, il alla aux extrémités de l'empire du côté de l'Orient ; qu'il en revint par l'Asie, dont il parcourut toutes les différentes provinces ; qu'il se rendit par mer en Grèce, et passa un hiver à Athènes ; qu'il visita ensuite la Sicile, et eut la curiosité de monter au sommet de l'Etna, pour voir, dit-on, de dessus cette montagne te soleil se lever avec les couleurs de l'Iris ; et qu'enfin il retourna à Rome sous l'an 877, la septième année depuis qu'il en était sorti. nie. Après une si longue absence, son séjour néanmoins dans sa capitale ne fut pas fort long. Il y demeura un peu plus de deux ans, au bout desquels il reprit son essor, et recommença ses courses. Il passa d'abord en Afrique, l'an de Rome 880, et il répandit beaucoup de bienfaits sur les peuples. Une circonstance fortuite rendit encore plus vive leur affection pour lui. Depuis cinq ans il n'avait point plu dans le pays, et la terre était desséchée et stérile. À son arrivée, la pluie tomba en abondance : bienfait du ciel, dont l'empereur eut l'honneur auprès de la multitude. Il revint l'année même à Rome, et repartit sur-le-champ pour l'Orient. Il traversa de nouveau l'Asie, vint en Syrie, 'visita l'Arabie et la Palestine, d'où il passa en Égypte l'an de Rome 883. C'est pendant le séjour qu'il fit en ce pays, qu'arriva la mort d'Antinoüs, dont nous avons parlé plus haut. Il fut peu content des mœurs et du caractère des Égyptiens, et en particulier des habitants d'Alexandrie, qui véritablement ont mauvaise renommée dans toute l'antiquité grecque et romaine. L'écrivain Vopiscus nous a conservé une lettre d'Adrien à Servien son beau-frère[5], où sont dépeints d'une manière vive et énergique les vices de cette nation. Les chrétiens y sont aussi fort maltraités : mais les imputations dont Adrien les charge, sont trop bien démenties par nos annales, pour faire aucune impression Relieuse : et comme d'ailleurs la lettre dont il s'agit contient des détails curieux, je vais l'insérer ici tout entière. Adrien empereur à Servien consul,
salut. Vous me faisiez de grands éloges de l'Égypte, mon cher Servien. Je
l'ai étudiée ; je la sais par cœur : et je n'y ai trouvé que légèreté, inconstance,
caprice volage, et toujours prêt à changer de forme au premier souffle de
vent. Les adorateurs de Sérapis sont chrétiens, et ceux qui se disent évêques
de Christ adorent Sérapis. Il n'y a pas un chef de synagogue judaïque, un
samaritain, un prêtre chrétien, qui ne soit en même temps astrologue, aruspice,
et charlatan en médecine. Le patriarche même des Juifs, lorsqu'il vient en
Égypte, est forcé par les uns d'offrir sou encens à Christ, et par les autres
à Sérapis. C'est une race séditieuse à l'excès, inconsidérée, outrageuse. La
ville d'Alexandrie est riche, puissante, d'un grand commerce qui y amène
l'abondance : personne n'y vit oisif. Les uns soufflent le verre, d'autres
font du papier ; le lin et la fabrique des toiles en occupent plusieurs :
tous ont quelque métier. Il n'est pas jusqu'aux goutteux, soit des pieds,
soit même des mains, jusqu'aux aveugles, à qui l'on ne procure un genre de
travail proportionné à leur état. Tous, soit chrétiens, soit juifs, ne connaissent
qu'un dieu, qui est leur intérêt. Je voudrais bien que cette ville, digne par
sa grandeur et par son opulence de tenir le premier rang entre toutes celles
de l'Égypte, eût des habitants d'un meilleur génie. Rien n'égale leur
ingratitude : je leur ai accordé tout ce qu'ils pouvaient désirer ; j'ai
rétabli leurs anciens privilèges ; je leur en ai ajouté de nouveaux : en
conséquence ils m'ont rendu des actions de graves pendant que j'étais présent.
Mais à peine ai-je été dehors, qu'ils ont attaqué insolemment mon fils Vérus
; et je crois que vous savez ce qu'ils ont dit contre Antonin. Je leur
souhaite, pour toute vengeance, de se nourrir de leurs poulets, qu'ils font
éclore[6]
d'une façon que j'ai honte de vous décrire. Je vous
envoie des verres de couleur changeante, que le prêtre d'un de leurs temples
m'a donnés pour vous et pour ma sœur. Servez-vous-en aux jours de fêtes ;
seulement je vous conseille de prendre garde que notre ami Africanus ne soit
tenté par leur beauté d'en faire trop souvent usage. Adrien ne se contenta pas de connaître la basse Égypte : il visita la Thébaïde, où mourut Antinoüs, et il voulut voir aussi la Libye Cyrénaïque. Il revint ensuite en Syrie, d'où reprenant sa route vers l'Occident, il passa encore à Athènes, et se rendit à Rome sous l'an 886, ayant employé près de sept ans à son second voyage, comme au premier. Il me paraît singulier que le monarque d'un si grand état ait pu s'éloigner sans crainte, pour des espaces de temps aussi considérables, du siège de son empire, passant des années entières, tantôt sur les bords de l'Océan, tantôt dans le voisinage du Nil ou de l'Euphrate. C'est assurément une preuve de la sagesse et de l'habileté d'Adrien dans le gouvernement, que de si longues absences n'aient donné lieu à aucun trouble domestique, à aucune sédition dans les armées. Dans le cours de ses voyages Adrien fit plusieurs choses mémorables, tant au dedans qu'au dehors de l'empire. Voici le peu qui nous en a été conservé. Il combla les Athéniens de ses faveurs, largesses en argent, provisions annuelles de blé, embellissements ajoutés à leur ville, qui en firent une ville nouvelle ; en sorte qu'une ancienne inscription, rapportée par Scaliger, déclarait qu'Athènes n'était plus la ville de Thésée, mais la ville d'Adrien ; et en effet un quartier d'Athènes prit le nom de cet empereur. Il donna aussi aux Athéniens toute Pile de Céphalonie, et de ses libéralités les Athéniens bâtirent dans l'île de Délos une petite colonie qu'ils appelèrent la nouvelle Athènes d'Adrien. Ils payaient ainsi ses bienfaits en honorant son nom, et ils établirent une nouvelle tribu Adrianide, à l'exemple de celle qu'ils avaient autrefois créée en l'honneur d'Attale[7], roi de Pergame. Ils lui demandèrent la réforme de leurs lois, et il leur dressa un nouveau code, qui était un choix des meilleures lois de Dracon, de Solon, leurs anciens législateurs, et de quelques autres sages de l'antiquité. Par un des articles de cette ordonnance, il était défendu aux sénateurs d'Athènes de prendre à ferme, soit par eux-mêmes, soit par personnes interposées, aucune partie des revenus publics. J'ai dit que dans la visite qu'il faisait des provinces il signala sa munificence par des secours de toute espèce, et par la construction d'ouvrages utiles pour le public. Il n'y signala pas moins la sévérité de sa justice contre les intendants qui abusaient de leur pouvoir. Il se faisait rendre un compte exact de leur conduite, comme je l'ai déjà observé ; et s'il les trouvait en faute, il les punissait sans miséricorde. Quelques-uns ont soupçonné qu'il allait jusqu'à susciter lui-même contre eux des accusateurs ; pratique qui serait indigne de l'équité d'un bon prince, mais dont n'était peut-être pas incapable un caractère tel que celui d'Adrien. Se conduite Ses attentions par rapport aux rois et aux peuples pacifique à l'égard des étrangers eurent toujours pour objet d'entretenir la paix avec eux, d'éviter les guerres, ou, si on ne pouvait les prévenir, de les terminer par la voie la plus prompte. Chosroès, roi des Parthes, qui se souvenait de ce avait souffert de la part des Romains, voulut s'en venger, et fit des préparatifs de guerre ; mais Adrien, qui lui avait déjà abandonné toutes les conquêtes de Trajan, acheva de le calmer en lui renvoyant sa fille, qui était restée prisonnière entre les mains des Romains. Il promit aussi de lui rendre le trône d'or enlevé par Trajan aux Parthes ; et quoique cette promesse n'ait point eu d'exécution, la paix n'en subsista pas moins entre les deux empires. Les Alains, peuple scythe, après avoir ravagé la Médie et l'Arménie, s'étaient jetés sur la Cappadoce. Ils trouvèrent Arrien, gouverneur de cette province, eu état de les bien recevoir. Ils furent effrayés de la force, du bon ordre et du courage de l'armée romaine qu'ils se voyaient en tête ; et, sans oser hasarder une bataille, ils se retirèrent, et leurs menaces s'en allèrent en fumée. Les autres nations et rois barbares qui bordaient la lisière de l'empire vers l'Euphrate, le Pont-Euxin et la mer Caspienne, vécurent toujours en bonne intelligence avec Adrien. Il leur faisait des présents, et en recevait de leur part. Quelques-uns de ces rois étaient dépendants de l'empire romain, et l'histoire en nomme plusieurs établis par l'autorité d'Adrien sur la côte du Pont-Euxin. D'autres plus puissants, tels que ceux d'Ibérie et d'Albanie, cultivaient l'amitié de l'empereur. Pharasmane l'Ibérien, qui avait pris d'abord des manières assez hautes, changea de conduite, et vint à Rome rendre des respects à Adrien ; Vologèse, qui parait avoir été roi d'Arménie, le prit pour arbitre de ses différends avec Pharasmane ; les rois des Bactriens lui envoyèrent des ambassadeurs. Du côté du Danube, les Sarmates Jazyges demandèrent à serrer les nœuds de leur alliance avec les Romains. Ainsi quoique la politique d'Adrien fût faible vis-à-vis de l'étranger, la grandeur romaine se soutenait par elle-même, et ne laissait pas de se faire respecter sous un prince peu propre à en faire valoir les droits et la dignité. J'observerai en passant,- par rapport aux ambassades de Vologèse et des Jazyges, un vestige bien marqué de la forme républicaine subsistante encore alors dans le gouvernement romain. Ces ambassades furent introduites par Adrien dans le sénat, et il fut chargé par délibération de la compagnie de leur donner les réponses convenables. Il s'ensuit de tout ce qui vient d'être dit, que la paix de l'empire ne fut véritablement troublée sous Adrien, que par la révolte des Juifs, dont je dois maintenant rendre compte à mes lecteurs. Nous avons vu que ce peuple, indocile et inquiet, avait déjà, sur la fin du règne de Trajan, fait de grands mouvements, qui ne furent bien étouffés que dans la première ou la seconde année d'Adrien. Réprimés, et non domptés, les Juifs conservaient toujours un penchant violent à la révolte. L'espérance d'un Messie qui les délivrât de la servitude des Romains, vivait encore dans leur cœur, après même que tous les temps marqués dans les prophètes pour la venue du Christ étaient expirés ; et la vue des saints lieux profanés par une colonie romaine qu'Adrien commença d'y établir, porta leur impatience et leur indignation jusqu'à la fureur. On ne peut pas douter qu'un grand nombre de Juifs n'eussent repeuplé les ruines de Jérusalem. Leur attachement pour cette ville, la gloire de leur nation et le centre de leur culte, était extrême, et les démolitions des maisons, des murailles et du temple, leur fournissaient abondance de matériaux pour bâtir. Ces nouvelles habitations furent peut-être l'occasion qui fit naître dans l'esprit d'Adrien la pensée d'y envoyer une colonie, pour tenir les Juifs en respect et assurer la tranquillité du pays. Par cet établissement, il abolissait jusqu'au nom de Jérusalem. Il appelait la ville Ælia Capitolina, afin qu'elle portât le nom de sa famille, et le surnom de Jupiter, auquel il élevait un temple dans le lieu même où avait été celui du vrai Dieu. Il fit travailler à ces ouvrages durant le temps qu'il passa en Égypte, et ensuite en Syrie. Une telle profanation remplit les Juifs d'horreur ; néanmoins ils dissimulèrent tant qu'ils virent l'empereur dans leur voisinage ; seulement ils usèrent de ruse pour se fournir des armes. On leur ordonnait d'en fabriquer pour le service des Romains, et ils les faisaient mauvaises de dessein prémédité, afin que rebutées elles leur restassent. Dès qu'Adrien se fut éloigné pour retourner à Rome, ils éclatèrent et se révoltèrent ouvertement. Ils n'eurent pas d'abord d'assez grandes forces pour tenir la campagne et former des camps et des armées ; mais ils se cantonnèrent dans les postes les plus avantageux du pays, bâtissant des forts, et creusant des souterrains qui se communiquaient les uns aux autres, et qui étaient percés de distance en distance par des ouvertures, pour recevoir l'air et le jour. Ils sortaient de ces tanières comme des bêtes furieuses, pour enlever leur proie, désoler les campagnes, couper la gorge à ceux des Romains qu'ils pouvaient surprendre, et ensuite ils se retiraient dans leurs asiles ténébreux. Ces premières entreprises furtives ayant réussi, le nombre des rebelles s'accrut, et bientôt toute la Judée se mit en armes. À la tête de ces forcenés était un digne chef, Barcochébas, voleur et brigand de profession, qui se donnait pour le Messie, sans autre titre que l'interprétation de son nom. Ce nom signifie fils de l'étoile, et il prétendait que la prophétie de Balaam avait en lui taon accomplissement. Ce fourbe, pour mieux abuser de la crédulité de ses compatriotes, renouvelait l'artifice employé autrefois par Eunus[8], chef des esclaves révoltés en Sicile ; et se mettant des étoupes enflammées dans la bouche, il paraissait vomir le feu. Il rassembla sous ses enseignes de grandes troupes, et ravagea la Judée et même la Syrie, cruel envers tous, 'mais particulièrement contre les chrétiens, qui refusaient également soit de renoncer Jésus-Christ, soit de se révolter contre le prince auquel la providence les avait soumis. Déjà la contagion du mal se répandait au loin. Tous les Juifs dispersés dans l'univers s'ébranlèrent : des étrangers même, amorcés par l'espoir du gain et du pillage, se joignirent à eux ; et le feu de la révolte allumé dans la Judée, devenait un embrasement universel qui menaçait tout l'empire. Les Romains avaient négligé les premiers mouvements des Juifs, comme un objet de peu de conséquence. Le danger qu'ils avaient laissé croître les réveilla. Adrien donna de si bons ordres dans tontes les provinces, qu'il n'y eut point de rébellion ouverte ailleurs que dans la Judée ; et, pour étouffer le mal dans son centre, il se hâta d'envoyer à Tinnius Rufus, qui commandait en Judée, un renfort de troupes : et il tira de la Grande-Bretagne Julius Sévérus, grand capitaine, qu'il chargea du commandement général de la guerre. Les forces des rebelles étaient si redoutables, et leur courage si furieux, que Sévérus ne jugea pas qu'il fût prudent de leur livrer bataille : il aima mieux aller moins vite, et marcher plus sûrement. Il répandit ses troupes, qui étaient nombreuses, dans tout le pays ; et ayant ainsi obligé les ennemis de se partager eux-mêmes en plusieurs corps, il les attaquait par pelotons, leur enlevait des partis, leur coupait les vivres, les enfermait dans leurs châteaux, qu'il assiégeait ensuite et emportait de vive force, ne faisant quartier à personne, et exterminant tout, hommes, femmes et enfants. Il prit ainsi sur eux et détruisit cinquante places fortifiées et neuf cent quatre-vingt-cinq villes ou bourgades considérables. C'est un problème entre les savants[9] si Jérusalem fut du nombre des villes prises alors, et si elle a subi une nouvelle et dernière catastrophe sous Adrien. Ce qui parait certain, c'est que démantelée absolument par Tite, et ne faisant que commencer à se rétablir lorsque la révolte des Juifs éclata, elle était encore une place tout ouverte, et n'a pas pu par conséquent figurer beaucoup dans cette guerre. Aussi n'en est-il fait aucune mention dans certains auteurs, et une bien légère et bien peu circonstanciée dans d'autres. L'exploit le plus renommé de toute la guerre fut le siège de Bitther, qu'Eusèbe date de la dix-huitième année du règne d'Adrien. Bitther était une ville très-forte, à peu de distance de Jérusalem ; et les rebelles, chassés de leurs autres retraites, s'étaient renfermés dans celle-ci. Ils s'y défendirent en désespérés ; ils souffrirent les dernières extrémités de la faim et de la soif. Il n'est point dit que leurs misères les aient réduits à se rendre, et il est plus probable que la rage, qui les possédait, les détermina à pousser la résistance jusqu'à se faire prendre de force. Il parait que Barcochébas y périt, soit en combattant, soit par le supplice, supposé qu'il soit tombé vivant au pouvoir des vainqueurs. La prise de Bitther mit fin à la guerre, ou du moins priva les Juifs de leur dernière ressource, et donna moyen aux Romains d'achever sans peine et sans effort leur victoire par la désolation entière du pays. Dans cette guerre, qui peut avoir duré près de trois ans, savoir, depuis l'an 885 de Rome jusqu'en 887, cinq cent quatre-vingt mille Juifs périrent par le fer ; il n'est pas possible de nombrer ceux dont la faim ; ou la maladie, ou le feu termina les malheureux jours : toute la multitude qui avait échappé à un affreux désastre, fut vendue comme captive et emmenée en terre étrangère ; en sorte que la Judée demeura presque entièrement déserte. Les Romains perdirent aussi beaucoup de monde dans les différentes opérations de cette guerre ; et il faut que la victoire ait été achetée bien chèrement, s'il est vrai, comme Dion le rapporte, qu'Adrien, en écrivant an sénat, s'abstint de la formule usitée dans les lettres des empereurs : SI VOUS ET VOS ENFANTS VOUS PORTEZ BIEN, JE VOUS EN FÉLICITE ; MOI ET LES ARMÉES NOUS SOMMES EN BON ÉTAT. La désolation des Juifs, sous Adrien, fut complète. Non seulement ils ne s'en relevèrent point, mais ils ne firent plus, pour secouer le joug de la domination romaine, que de légers efforts et qui n'eurent aucune suite. Adrien prit une sage précaution pour prévenir leurs révoltes : ce fut de leur interdire jusqu'à la vue de Jérusalem, où il ne leur était point permis d'entrer, si ce n'est un seul jour de l'année, qui était l'anniversaire de la destruction de la ville. Saint Jérôme décrit admirablement leurs concours en ce triste jour, leurs pleurs lamentables, et les rigueurs qu'ils avaient à souffrir de la part des gardes postés à toutes les avenues. Il était témoin oculaire de ces faits, puisqu'il habitait sur les lieux, et voici de quelle façon il s'en explique : Les perfides vignerons, dit-il en faisant allusion à la parabole de l'Évangile[10], après avoir tué les serviteurs et enfin le Fils même de Dieu, sont exclus de la vigne. L'entrée de Jérusalem leur est interdite, si ce n'est en un jour de tristesse et de gémissements. Encore faut-il qu'ils achètent la liberté de pleurer sur les ruines de leur ville ; et de même qu'ils ont acheté autrefois à prix d'argent le sang de Jésus-Christ, ils achètent maintenant leurs propres larmes, et leurs pleurs mêmes ne peuvent couler gratuitement. On voit tous les ans, au jour où leur ville a été prise et détruite par les Romains, accourir un peuple plongé dans le deuil le plus amer, des femmes courbées sous le poids de l'âge, des vieillards accablés d'années et couverts de haillons, qui portent dans leurs personnes et dans tout ce qui les environne, les marques de la colère de Dieu. Pendant que l'instrument du supplice de notre Sauvent brille sur le Calvaire, que l'église, élevée sur le tombeau d'où il est sorti vivant, éclate par l'or et les pierreries, que l'étendard de la croix, planté sur le mont des Oliviers, attire tous les yeux, ce peuple, aussi indigne de compassion qu'il est misérable, déplore la ruine de son temple. Ils n'ont pas encore achevé leurs cris lamentables ; les femmes ayant les cheveux épars, se frappent encore le sein à coups redoublés ; et déjà le soldat arrive qui leur demande de l'argent, s'ils veulent qu'il leur soit permis de pleurer plus longtemps. Après la victoire, Adrien reprit son dessein de la reconstruction de Jérusalem, ou plutôt il bâtit une nouvelle ville, comme je l'ai dit, sons le nom d'Ælia Capitolina, dont l'enceinte enferma le Calvaire et le Saint-Sépulcre, non compris dans l'ancienne, et exclut la montagne de Sion. Dans l'exécution de son plan il s'étudia à profaner, par des édifices destinés au culte des idoles, tous les lieux révérés par les Juifs et par les chrétiens. Sur la montagne où avait été le temple de Dieu, il en bâtit un en l'honneur de Jupiter Capitolin. Il plaça sur la porte de la ville qui regardait Bethléem, un pourceau de marbre. Il érigea dans l'endroit où Jésus-Christ est mort, une statue de Vénus, et dans celui où il est ressuscité, une statue de Jupiter. Il établit le culte d'Adonis dans la grotte où notre Sauveur est né à Bethléem. Les efforts de cet empereur réussirent contre les Juifs, que Dieu avait abandonnés. Bannis par lui de Jérusalem, ils n'y sont jamais rentrés, et leur temple n'a pu se relever. La montagne de Sion, rejetée hors de l'enceinte de la ville, n'a plus été habitée, et n'a servi, depuis ce temps, qu'à produire des concombres et d'autres légumes, comme l'avait prédit Isaïe[11]. Mais le christianisme, que Dieu protégeait, se maintint florissant dans la nouvelle ville d'Adrien, avec cette seule différence, qu'au lieu que jusque là l'église chrétienne de Jérusalem n'avait été composée que de Juifs convertis, elle devint une église de gentils, dont Marc fut le premier évêque. Et moins de deux siècles après, les idoles, placées par Adrien dans les endroits où se sont accomplis les principaux mystères de Jésus-Christ, ont été renversées :.la piété des empereurs chrétiens y a substitué des édifices consacrés à perpétuer la mémoire de ces mystères augustes ; et les saints lieux jouissent, jusqu'à nos jours, de la vénération qui leur est due. Il ne me reste plus rien à dire qui ait rapport à la guerre des Juifs, sinon que Julius Sévérus, qui les vainquit, n'était pas moins grand magistrat que grand capitaine. Après avoir pacifié la Judée, il fut envoyé gouverner la Bithynie, et il y administra les affaires publiques et particulières avec une équité et une sagesse, dont cette province, plus de quatre-vingts ans après, conservait encore précieusement le souvenir. C'est le témoignage que lui rend Dion, qui était Bithynien de naissance. |
[1] L'an de Rome 871, de J.-C. 120, concourt avec les troisième et quatrième années du règne d'Adrien. C'est dans cette année 871 de Rome, que ce prince commença ses voyages, selon l'opinion qui a paru la plus probable à M. de Tillemont. Nous suivons l'autorité d'un guide si éclairé.
[2] J'emploie cette alternative, parce que les auteurs varient, et parlent les uns de mur, les autres de rempart. L'ouvrage tenait sans doute de l'un et de l'autre, et il y en avait au moins une partie qui était construite de pierres. Voyez Cellar., Géogr. ant., l. II, c. 4.
[3] Voyez Histoire Ancienne, t. I, p. 62.
[4] TACITE, Annales, I, 78.
[5] VOPISCUS, Vies de Firmus, de Saturnin, de Proculus et de Bonose, VIII. — Cette lettre porte quelques soupçons de supposition, ou au moins d'interpolation. Mais on ne peut douter que ce ne soit une pièce très-ancienne.
[6] Ils les font éclore dans le fumier : secret ingénieux et utile, qui ne mérite pas le dédain exprimé dans cette lettre, et qui commence à réussir parmi nous par les soins d'un des plus fameux naturalistes de nouions.
[7] Histoire Romaine, tome V, p. 62 et suivantes.
[8] Voyez Histoire Romaine, l. XXVII, p. 253.
[9] Scaliger le nie ; M. de Tillemont est pour l'affirmative.
[10] HIERONYMUS, In Sophon., c. 2.
[11] Isaïe, I, 8.